CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Une fois encore, une fois de plus, l’Éthiopie est en proie à une grave crise de subsistance. Répétant les catastrophes de 1958-1959, de 1973-1974 et de 1984-1985, en 2008 s’annonce la « première grande famine du XXIe siècle ». Le gouvernement, les organisations humanitaires et les ONG en appellent à la générosité de la communauté internationale tandis que les visages d’Éthiopiens émaciés envahissent journaux et écrans. Mais, cette fois, la crise n’est plus cantonnée à la seule Corne de l’Afrique : elle a pris une dimension planétaire. Des émeutes de la « vie chère » ou de la « faim », provoquées par le renchérissement des denrées agricoles de base, ont éclaté en Asie, en Amérique latine et en Afrique, sauf en Éthiopie. Jusqu’à présent, aucun désordre n’est rapporté par les médias dans ce pays pourtant synonyme de famine pour nos contemporains. Or, depuis le printemps, les Éthiopiens subissent des pénuries alimentaires aggravées par la montée des prix de la nourriture et des carburants. Outre une inflation monétaire, officiellement de 15% au cours des six derniers mois, on constate une augmentation de 100 à 150% du prix moyen des denrées alimentaires de base depuis l’été 2007 [1].

2Mälläs Zénawi, le Premier ministre, a assuré au Parlement et dans les médias que les autorités « contrôlaient » la situation. En avril-mai, dès que le système d’alerte national les a averties du déficit des pluies de printemps (bälg), elles ont appelé à la solidarité et organisé les secours. Elles ont, semble-t-il, rompu avec les errements de Hailé Selassié et de Mängestu, qui ont ignoré les signes prémonitoires de la catastrophe afin d’occulter, en vain, la honteuse nouvelle [Mesfin, 1984; Dawit, 1988]. Le gouvernement actuel encadre toujours l’information, mais, à l’heure d’Internet et du téléphone portable, elle lui échappe désormais. Ses prédécesseurs avaient limité l’accès des régions affectées aux étrangers alors qu’en juillet et août 2008 les étrangers munis d’un visa, randonneurs, humanitaires, touristes, journalistes..., entrent librement en Éthiopie. Hormis en Ogadén, frontalière de la Somalie, toutes les régions sont accessibles sans restriction. Des färänj (étrangers) ont même assisté aux ventes de denrées alimentaires, à la moitié du prix du marché, organisées par les autorités.

CARTE 1

EXTENSION DES FAMINES DE 1973-1974 ET DE 1984-1985 EN ÉTHIOPIE ET ÉRITHRÉE

CARTE 1
CARTE 1 – EXTENSION DES FAMINES DE 1973-1974 ET DE 1984-1985 EN ÉTHIOPIE ET ÉRITHRÉE Mer Rouge YEMEN SOUDAN ERYTHREE TEGRE Mäqälé GONDÄR Gondär WÄLTO DJIBOUTI Golfe d'Aden Dasé GOJJAM Däbrä Marqos WÄLLÄGGA Dirré dawa Näqämté Harär Addis Abäba Awash Qalliti AsallaILU-BABOR Mättu Nazrét HARÄGECHOA ARSIJimma Gobba KÄFA Awasa BALEArba Mench GAMO SIDAMO SOMALIE 0 250 km KENYA Chemin de fer Addis-Abeba-Djibouti Régions touchées par les famines Région KÄFA Capitale Régions non touchées par les famines capitale régionale Ville

EXTENSION DES FAMINES DE 1973-1974 ET DE 1984-1985 EN ÉTHIOPIE ET ÉRITHRÉE

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3Le gouvernement présente, certes, son action sous un jour qui lui est favorable mais il ne tente pas de minimiser l’ampleur de la crise, pour, peut-être, mobiliser les donateurs. On note que les médias étrangers reprennent, sans les mettre en doute, les données des systèmes d’alerte précoce (SPA) éthiopiens d’ailleurs en accord avec les estimations consignées dans les rapports de l’ONU (OCHA), de la FAO (PAM) et de l’USAID (FEW) [2] et des ONG du terrain. En juillet 2008, 7,2 millions d’Éthiopiens (9% de la population totale) ont besoin d’assistance et, parmi eux, 4,6 millions (6% du total) font face à une sévère pénurie. En juin, l’UNICEF estimait que 126000 enfants étaient en danger : effectif ramené à 75000 en juillet. Il manquait entre 369000 et 400000 tonnes de denrées alimentaires pour un montant de 325 millions de $ (soit trois fois plus qu’en 2007). En août, les besoins, jusqu’en novembre, sont estimés à 510000 tonnes et l’Éthiopie n’en dispose, pour le moment, que de 30%. On signale le renchérissement de l’ensemble des céréales et des animaux d’élevage : les prix du sorgho et des chèvres ont été multipliés par trois. Le gouvernement a voulu limiter les effets de la hausse des prix du pétrole en retardant l’augmentation des tarifs intérieurs des carburants. Cette mesure a coûté au budget 366 millions $, soit dix fois le montant des ventes de blé à moitié prix (38 millions $) et presque l’équivalent du budget des forces armées (400 millions $) [3]. Les Éthiopiens se plaignent moins de la pénurie alimentaire que de l’augmentation du prix des denrées de base. Ils déplorent surtout la hausse du gaz et du pétrole lampant qui les oblige à se tourner vers les fagots et le charbon de bois pour préparer leur nourriture. Ils souffrent des effets d’une l’inflation dont ils ne voient pas l’origine et que l’accroissement des salaires ne compense pas. Dans la diaspora, on débat des responsabilités de Mälläs Zénawi, chargé, par les uns, de tous les maux ou, au contraire, loué, par les autres, pour son action : l’unanimité se faisant pour stigmatiser les étrangers qui ne s’intéressent à l’Éthiopie qu’en cas de catastrophe...

4Dans un premier temps, je confronterai mes deux séjours en Éthiopie, en janvier et en juillet-août 2008, et m’interrogerai sur l’étendue et les conséquences immédiates de la nouvelle famine. La seconde partie examinera comment le gouvernement joue son avenir et celui de l’Éthiopie alors que sa population augmentera de 25% dans les prochaines dix-sept années. En 2025, plus de 10 millions d’Éthiopiens souffriront de crises alimentaires graves.

La famine « verte » de 2008 : la famine du siècle ?

Été 2008 : au pays de la famine « verte »

5Fin juillet et début août 2008, j’ai parcouru, avec une vingtaine de touristes, l’Éthiopie, du Tegray, au nord, au Harär, à l’est, et au Rift, au sud, dans des régions où, selon les cartes de l’USAID, les populations dépendent des secours alimentaires. Au Tegray, près d’Adwa, et dans le Rift, non loin de Zeway et d’Arba Mentch, une foule dense se pressait en bon ordre pour acheter des céréales, stockées par le gouvernement, vendues à la moitié du prix du marché. Des files d’hommes et de femmes, d’ânes et de carrioles en revenaient chargés de sacs de grain et les portaient aux moulins dont les moteurs tournaient à plein. Un policier local observait les acheteurs et les employés de l’organisme gouvernemental, qui ont accepté de répondre aux questions des färänj mais refusé d’être photographiés [4]. La boue envahissante de la saison des pluies n’a pas empêché les paysans de converger, nombreux, vers les marchés où j’ai observé autant de denrées sur les étals qu’en saison sèche tant à Lalibäla, à Harär que dans le Rift [5]. L’état sanitaire et alimentaire des populations, qui n’est pas satisfaisant, ne m’a pas semblé en forte dégradation depuis ma mission de janvier 2008. Dans les régions visitées, je n’ai pas rencontré les enfants décharnés dont les images sont parues dans la presse en juin 2008. Ces clichés, dont la localisation est souvent imprécise, ont été pris loin des hautes terres, dans les périphéries basses où la disette règne à l’état endémique. Ils datent de mai-juin alors que les secours se mettaient en place et que les grandes pluies n’avaient pas encore commencé.

6Au printemps 2008, l’absence de la petite saison des pluies a retardé les labours et les bovins, qui tirent les araires, ont manqué de pâturages. La période de la soudure est particulièrement difficile car les variétés hâtives de légumineuses et de céréales de bälg ne sont pas arrivées à maturité. J’ai toutefois observé dans le Rift, entre Shashämäné et Soddo, des champs de teff [6] et, au Gojjam, des blés mûrs, moissonnés à la faucille. En effet, les pluies torrentielles de l’été (kerämt) ont reverdi les campagnes où, à la fin d’août, maïs et millets seront prêts à être consommés : on vend déjà des épis grillés sur les marchés. Les rapports des organismes d’aide qualifient unanimement de famine « verte » la crise de 2008. Cette désignation exprime le contraste entre la situation de pénurie alimentaire et la luxuriance de la couverture végétale régénérée par les précipitations de kerämt. Pour les Éthiopiens comme pour les färänj, le vert des hautes terres, comparées à une « Suisse africaine » (Rimbaud) ou à une « Auvergne africaine » [Gallais, 1989], exprime l’opulence des moissons abondantes. Or les travaux de Sabine Planel sur le Wälayta nous révèlent que dans un pays vert peut vivre une population en profonde détresse. « Famine verte » ne se rapporte pas aux graves épidémies provoquées par la consommation des céréales encore en herbe. Toutefois, quand on lit les rapports des organisations d’aide concernant la situation alimentaire des années précédentes, on remarque que « famine verte » a déjà été utilisé, notamment en 2003, pour qualifier une période de soudure difficile. Or les disettes locales, aussi graves qu’elles aient été, n’ont pas provoqué, comme en 1973-1974 et en 1984-1985, une catastrophe nationale. En 2008, de peur d’être pris de court, le gouvernement, les ONG et les humanitaires en général n’ont-ils pas « anticipé » la gravité de la crise ? En quoi la situation actuelle est-elle particulièrement sérieuse dans un pays où 80% de la population jouent leur existence à chaque saison des pluies ?

Du croissant « aride » à l’anneau puis à l’étau arides

7L’agriculture sèche des hautes terres dépend étroitement du rythme et du volume des précipitations liées aux migrations du front intertropical et, en conséquence, concentrées de juin à septembre. Elles se renforcent avec l’altitude : 80% des 77,1 millions d’Éthiopiens (à 84% ruraux) vivent sur un tiers des 1,1 million de km2 du territoire national, au-dessus de 1800-2000 mètres. Les basses terres périphériques arides, qui subissent une pluviométrie erratique, sont le domaine des éleveurs nomades. Lors des petites pluies de printemps, très irrégulières, on fait pousser les récoltes hâtives de bälg. En même temps, on laboure et on sème les plantes de mähär pour qu’elles sortent de terre avant les déluges de l’été pendant lesquelles elles croissent. Ces céréales et légumineuses mûrissent en saison sèche, d’octobre à janvier, où on les récolte. Pour peu que les averses se décalent – trop précoces, les graines pourrissent, trop tardives, elles grillent – ou qu’elles soient fractionnées et donc inefficaces, les récoltes sont compromises. Ces données climatiques générales se combinent suivant les régions, en fonction de l’étagement, de la latitude et de l’exposition, mais aussi des systèmes agraires et de la pression démographique. Il en résulte une mosaïque de terroirs de plateaux et de versants qui fractionnent hautes et basses terres. Jean Gallais [1989], utilisant les cartes des famines en 1973-1974 et 1984-1985, regroupa dans un « croissant aride » les basses terres de l’Est et du Sud-Est et aussi les hautes terres du Nord et de l’Est. Lors des incidents climatiques majeurs, à partir de poches de disette endémique, la pénurie se répand à la manière des épidémies [Mesfin, 1984]. Depuis des siècles, ce croissant aride est régulièrement submergé par des vagues de famine qui avancent puis se retirent, comme le révèlent les chroniques royales et les vies de saints [Pankhurst, 1985; RRC, 1985].

CARTE 3

RELIEF ET PLUVIOMÉTRIE

CARTE 3
CARTE 3 – RELIEF ET PLUVIOMÉTRIE Altitudes 200 mm 4 000 m 3 000 Mer Rouge 2 000 ÉRYTHRÉE 1 000 Asmära 500 mm Isohyètes Tegray YÉMEN SOUDAN Mäqälé Dashän 4620 m Sämen Wällo GondärLac Tana 1000 mm DJIBOUTI Triangle Afar Gojibouti jjam DDäsé AwashLac AbbéAbbay Amba FaritTchoqé Dirré Nil 3900 m4100 m Dawa SOMALILANDChoaWällägga Tchär TchärHarärgé Addis Abäba Harär Jimma 2000 mm Guragé3721 m Käfa R i f t Arsi B 1000 mm0 mmTchilalo4139 m Omo alé Ogadén Batu 50 200 mm 4307 mGugé Sidamo 4300 m Wabi S Arba Mentch hab eele Gänalé SOMALIE Lac Turkana KENYA Jubba 200 km Source : adapté d’Éloi Ficquet

RELIEF ET PLUVIOMÉTRIE

adapté d’Éloi Ficquet

8En 2008, au nord (Tegray, Wällo) et à l’est (Harär) du croissant aride, les hautes terres, où tombent en moyenne 600 à 800 mm en trois ou quatre mois, endurent une fois encore une crise de subsistance, conséquence d’une saison des pluies insuffisante car écourtée. Au contraire, au sud de Gondär et à l’ouest du rebord du Rift, les plateaux du Gojjam, du Choa, du Wällägga et, à l’est, les montagnes du Balé-Arsi attendent de bonnes récoltes. Toutefois, l’emprise accrue de la crise alimentaire, déjà notée lors des précédentes disettes, sur les régions bordières du Rift dans la région [kellel] Sud est inquiétante [Adhane, 1988; Planel, 2008]. Les cartes des régions où les populations ont aujourd’hui besoin de secours ne coïncident pas exactement avec la localisation des précédentes zones de famine. Certes, des similarités demeurent : les basses terres arides de l’Est subissent les effets des irrégularités pluviométriques et la menace des crues des rivières allogènes comme à chaque crise climatique. Dans les zones du kellel Sud, situées au sud de la capitale, du Guragé, du Silté, du Känbata, du Wälayta, du Sidamo et du Gedäo, où les densités rurales se situent entre 300 et 600 ha/km2, la taille moyenne des exploitations est inférieure à 0,8 ha, la moyenne nationale [Atlas, 2006]. Réputés pour leur opulence, trompeuse selon S. Planel, ces pays « verts », où l’on se nourrissait exclusivement de l’ensät (faux bananier) [7], endurent, depuis vingt-cinq ans, une situation alimentaire de plus en plus critique. Cette grande herbe, toujours verte comme le « vrai » bananier, est supplantée, comme base de l’alimentation, par une variété de maïs amélioré promue par les experts et les autorités, mais qui requiert l’usage d’engrais. Dans le kellel Sud, la céréaliculture peut-elle se substituer à l’ensät complanté avec le café et, de plus en plus, avec le tchat[8], un stupéfiant largement vendu dans la Corne et au Yémen ? Les extrémités du croissant aride s’allongent vers l’ouest et le sud, vers le Rift et Gambéla vers le Soudan. Elles tendent à se rejoindre, enfermant l’Éthiopie humide dans un « anneau aride » qui l’enserre comme un étau. Longtemps préservées des famines par l’ensät, la « plante miracle », ces régions pleines sont la proie de la révolution démographique entamée il y a quarante ans. Peuplée de 25 millions d’habitants en 1970, de 42 millions en 1984 (avec l’Érythrée), l’Éthiopie en avait 53,4 millions en 1994 et 77,1 millions en 2007 (sans l’Érythrée). On attend plus de 80 millions d’Éthiopiens quand le recensement, achevé en juin 2008, sera publié.

Des pluies, de l’électricité, du pétrole pour 100 millions d’Éthiopiens

9Avec l’accroissement brutal de la population et des activités urbaines, le déficit des précipitations n’affecte plus seulement l’alimentation des citadins. Les barrages étant à leur plus bas niveau jusqu’en juillet 2008, les coupures d’électricité et d’eau se sont multipliées dans la capitale (3 à 4 millions d’habitants) et les grandes villes. Longues de plusieurs jours, ces interruptions montrent l’urgence de lancer de grands équipements sur le Nil, le Täkkäzé, le Gibé et le Wabi Shabeele. Dans l’euphorie du bimillénaire [9], on prévoyait d’exporter bientôt du courant dans toute l’Afrique de l’Est. Or ces installations, inachevées ou encore à l’étude, sont à la recherche de financement et manquent aussi de ciment. Le prix élevé du fioul a empêché les centrales d’Awash et de Qalliti, conçues pour écrêter les pics de consommation, de prendre le relais des usines hydroélectriques que le faible débit des rivières a mises en veilleuse. Les industries, et plus particulièrement les bâtiments et travaux publics, ont manqué de combustible, entraînant ainsi des retards importants voire l’arrêt des chantiers de la capitale et donc la recrudescence du chômage. Même si on a trouvé des indices sérieux d’hydrocarbures à Gambéla, à l’Ouest, et en Ogadén, au Sud-Est, les troubles endémiques écartent toute exploitation de ces gisements. La raffinerie d’Asäb – maintenant en Érythrée – qui ravitaillait Addis-Abéba n’a pas été rénovée à cause des hostilités entre les deux États. L’Éthiopie dépend complètement de l’extérieur pour se procurer son énergie, qui vient pour 65% par le port de Djibouti et pour le reste du Soudan et, dans les deux cas, par camion. L’envolée du tarif des carburants se traduit par une hausse importante du prix des animaux de bât, ânes et mulets, qui tendent à se substituer, désormais, au camion, à l’autocar ou au 4 x 4.

10Depuis plus de deux mille ans et pour encore longtemps, la vie des Éthiopiens, citadins ou ruraux, est suspendue aux récoltes de bälg et de mähär. On annonce qu’en 2025 ils seront plus de 100 millions, soit 20 millions en plus en dix-sept ans, qui se nourriront, boiront, se logeront, s’éclaireront, se déplaceront et travailleront : l’Éthiopie n’échappera pas au défi de Malthus. Les jeunes générations scolarisées ont, certes, restreint leur descendance, mais les familles comprennent en moyenne 5,2 membres [Atlas, 2006]. En effet, la population est jeune (43% ont moins de quinze ans) et la mortalité infantile baisse. Peut-on espérer en si peu de temps desserrer l’étau de Malthus, ou alors une famine, encore plus grande, entraînera-t-elle une crise majeure en Éthiopie ? À l’instar d’Andréi Amalrik qui écrivit L’URSS existera-t-elle en 1984 ?, on peut se demander si l’Éthiopie existera encore en 2025. En effet, les deux dernières grandes crises de subsistance du XXe siècle n’ont-elles pas précédé des bouleversements politiques majeurs ? Pour les étrangers, l’Éthiopie apparaît comme un cas d’école du paradigme malthusien exprimé dans la parabole du « banquet de la vie ». Or les dirigeants éthiopiens, de l’Ancien Régime comme de la Révolution, ont assuré qu’avec un système de tenure plus juste et une commercialisation accrue de sa production l’Éthiopie pourrait sans peine nourrir « quatre fois sa population » soit, en 1984,168 millions d’habitants [Dawit, 1988]! Aucun des décideurs actuels n’a, à ma connaissance, abordé la « crise des ciseaux » entre les courbes de croissance de la population et de l’augmentation de la quantité de nourriture disponible par habitant, qui décroît depuis vingt-cinq ans, selon la FAO [Gascon, 2004]. Même si les contraceptifs sont en vente libre depuis quarante ans, la question du contrôle des naissances n’est abordée que dans le cadre de la lutte contre le sida.

Administrer la crise. L’Éthiopie survivra-t-elle en 2025 ?

Du déni à la reconnaissance

11Le coup d’État manqué de 1960 contre Hailé Selassié suivait la famine de 1958-1959. Les militaires du Därg (junte) l’ont déposé, en septembre 1974, après qu’ils eurent révélé son impéritie et son indifférence face à la catastrophe du Tegray et du Wällo (1973-1974). En 1984, les météorologues avaient, très tôt, mesuré le déficit de 30% à 50% des pluies d’été [10] et averti les autorités éthiopiennes de la catastrophe à venir. Mängestu les a délibérément ignorés car il ne voulait pas gâcher le dixième anniversaire de la Révolution et, comme le Négus, il ne s’est jamais remis d’avoir tenté d’occulter la famine [Dawit, 1988]. N’avait-il pas assuré que, éclairé par le socialisme « scientifique » et l’« expérience de pays frères », son régime avait délivré, à jamais, l’Éthiopie de l’opprobre de la famine ? Improvisées dans la hâte, les mesures qui visaient à l’« extinction du mode de production paysan » (sic)[11] achevèrent de détacher la paysannerie d’un régime qui lui avait pourtant donné la terre et réveillèrent, à partir de 1988, les mouvements séparatistes et régionalistes. En 1991, les milices paysannes, qui avaient sauvé le régime de l’agression somalienne en 1977-1978, assistèrent, indifférentes, à la défaite de l’armée éthiopienne devant les assauts des Fronts de libération d’Érythrée et du Tegray.

12Mälläs Zénawi, au pouvoir depuis 1991, n’a pas retardé, au contraire de ses prédécesseurs, l’annonce de la mauvaise nouvelle. En 1973 et 1984, les paysans des hautes terres du Nord avaient quitté, pendant la soudure estivale, leurs terroirs désolés pour se presser le long des routes dans l’espoir d’un secours. Les gouvernements envoyèrent l’armée les disperser et censurèrent les informations puis, trop tard, au printemps suivant appelèrent l’aide internationale. Il faut rappeler, à la décharge des pouvoirs publics, que les nouvelles tardent à venir, perdues dans un lacis de plateaux surmontés de montagnes et coupés de canyons. Depuis vingt ans, le réseau routier s’est ramifié, mais c’est seulement en 2006 que le téléphone cellulaire a couvert le territoire éthiopien. La tendance au déni et à la dissimulation tient aussi à la tradition du secret qui entoure le pouvoir éthiopien, surtout vis-à-vis des étrangers aux intentions, a priori, suspectes. En 1984, des campagnes de la presse internationale ont accusé les autorités, parfois à juste titre, d’instrumentaliser la crise, mais certaines ont nié la réalité indéniable de la sécheresse. Elles ont choqué les Éthiopiens, notamment les membres des organisations de secours officielles, en minimisant leurs efforts, souvent méritoires, face à la détresse de leurs compatriotes [Dawit, 1988]. On a glosé sur la résignation et le fatalisme intrinsèques des Éthiopiens en ignorant (ou en oubliant) qu’ils ont depuis leur enfance l’expérience de la faim, de la malnutrition et des carences. Ils ont vu, plusieurs fois, les épidémies qui assaillent les corps affaiblis, l’exode des réfugiés faméliques et leur refoulement par les autorités de peur du désordre et par les populations craignant l’épuisement de leurs provisions limitées.

13En dépit des progrès de la « laïcisation des catastrophes », la conception de l’origine divine des cataclysmes prévaut encore largement, d’autant que le mythe fondateur salomonien [12] fournit une explication de la répétition des crises. En effet, les Éthiopiens descendent d’Israélites, revenus avec le fils de Salomon et de la reine de Saba, qui ont accueilli l’Évangile et sont devenus chrétiens. Or, l’Éthiopie, Terre sainte, ne nourrit pas régulièrement le Peuple élu. L’explication se trouve dans la Bible : toutes les fois qu’Israël l’a trahi, Dieu lui a envoyé des épreuves afin qu’il se retourne vers Lui. Pourvu que « l’Éthiopie [tende] les mains vers Dieu [13] », Il ne reviendra pas sur sa promesse. On s’est gaussé des prières publiques organisées par l’Église à la demande des autorités pour implorer la miséricorde divine. Or, cette pratique n’implique aucune résignation, mais une répartition des tâches : aux negus le secours à la détresse des corps et aux prêtres le salut des âmes.

Traditions et changements face aux crises

14Depuis des siècles, bien avant la révolution démographique, l’Éthiopie, peuplée de moins de 10 millions d’habitants, a subi la répétition régulière des crises de subsistance [RRC, 1985]. Les mesures du niveau du Nil, effectuées en Égypte depuis l’Antiquité au nilomètre de Philae, confirment les sources écrites éthiopiennes. L’alternance de dix ans de bon et de mauvais Nil correspond aux variations du régime des précipitations dans les montagnes de la Corne de l’Afrique [14]. On observe, en Somalie, la même répétition des crises climatiques qui entraînent les variations du débit du Wabi Shabeele – le Nil de Mogadiscio des géographes arabes –, originaire des montagnes du sud-est de l’Éthiopie. En dépit de ces crises récurrentes, les paysans et les éleveurs ont fait face à l’accroissement démographique en étendant les surfaces cultivées et en augmentant les rendements. Bien des auteurs, qui épinglent régulièrement leur conservatisme et leur esprit de routine, ne le mentionnent pas. Or leurs efforts ont porté leurs fruits : depuis trente ans, les estimations de la proportion d’Éthiopiens qui subissent des difficultés à s’alimenter reste à peu près stable. Mais, comme la population ne cesse de croître, les Éthiopiens à secourir (de 7 à 11% du total) sont de plus en plus nombreux en chiffres absolus. Tous les travaux des agronomes ont pourtant signalé la réactivité aux aléas de la conjoncture et la capacité au changement et à l’adaptation de la paysannerie éthiopienne. On continue toutefois d’écrire qu’ils se cramponnent à des formes communautaires de tenure et à des systèmes de culture et d’élevage obsolètes, uniquement tournés vers l’autarcie. On leur adresse ces critiques, au nom du libéralisme régnant, comme on les accablait des mêmes reproches pendant la dictature « socialiste » et sous l’Ancien Régime.

15En dépit des efforts méritoires des agriculteurs éthiopiens, la production par habitant stagne ou décroît depuis trente ans. Des auteurs, à l’instar de René Lefort, soutiennent que la politique agricole de Mälläs conduit à la paupérisation des agriculteurs. Accablés d’impôts et de taxes qui s’ajoutent aux remboursements des emprunts, leur niveau de vie aurait baissé de façon drastique depuis l’Ancien Régime. Il est difficile de se prononcer aussi nettement tant la condition des paysans diffère d’un canton à l’autre et d’une année sur l’autre. En outre, il y a quarante ans, une part importante du revenu et des échanges échappait à la monnaie alors que son usage a maintenant envahi la vie quotidienne. De plus, de nouveaux services, comme les soins, l’école et l’électricité, ont gagné les campagnes profondes à mesure que le réseau des pistes se ramifiait ainsi que la couverture téléphonique. Et enfin, depuis 1991, la guerre civile a cessé même si le conflit éthio-érythréen (1998-2000) et l’intervention en Somalie (décembre 2006) sont loin d’être réglés et si des accrochages ont lieu avec les maquis du Front islamique de libération d’Ogadén (FILO). Hormis au Sud-Est, les convois de secours ne risquent plus d’être attaqués, comme auparavant, par des fronts irrédentistes ou séparatistes qui accusaient le gouvernement d’affamer les populations du Tegray et d’Érythrée. En dépit des changements de la conjoncture nationale et de l’environnement mondial depuis les deux dernières grandes famines, on peut augurer que le gouvernement éthiopien n’en a pas terminé avec les crises alimentaires.

16Le gouvernement éthiopien n’est plus seul, « en première ligne », pour organiser les secours et subir la pression populaire. Il a dévolu, tout en gardant un œil sur l’utilisation des crédits, une part des pouvoirs de décision économique aux régions-États fédérales, les kellel. Toutefois, l’opinion publique connaît les liens étroits entre le Tegray, base historique et électorale du pouvoir, et le Premier ministre. En conséquence, elle exige l’impartialité dans la distribution des secours entre le kellel de Mälläs et les autres, également affectés par la crise (Sud, Amhara, Oromie, Somalie). Il subsiste cependant de nombreux désaccords entre autorités fédérales et régionales pour l’attribution des aides. Le gouvernement fédéral a suspendu la taxe sur les échanges et sur l’importation des produits alimentaires. Il a puisé dans les stocks d’urgence pour faire baisser les prix des denrées de base et vend les céréales à la moitié du prix du marché, selon les témoignages recueillis au Tegray. Il a retardé aussi longtemps que possible la hausse du prix des carburants [15]; elle a amplifié l’augmentation saisonnière des prix qui culmine au moment de la soudure. Il a, enfin, annoncé des délais pour le règlement de l’impôt foncier. À la fin 2007 et au début 2008, les autorités avaient non seulement incité à la vente du café, des fleurs coupées, des cuirs et peaux – les produits qui procurent habituellement des devises –, mais elles avaient aussi encouragé l’exportation de céréales, d’oléagineux et d’épices, profitant de la conjoncture mondiale haussière. Elles prévoyaient d’acquérir, plus tard, les quantités manquantes à un prix qu’elles espéraient plus bas, en finançant ces achats avec les bénéfices dégagés par l’embellie économique qui a commencé en 2000 ! En janvier 2008, The Reporter, un journal proche du pouvoir, prédisait pour bientôt la fin de la dépendance alimentaire [16]. Or, en août 2008, il manque près de 500000 tonnes de céréales qu’il faut quémander ou acquérir sur un marché international très tendu à cause des besoins croissants des pays émergents.

Réviser la politique de développement national

17Le gouvernement fédéral est contraint de réviser les priorités économiques données à la construction, l’équipement, les services et l’agriculture commerciale. L’augmentation des prix des denrées et des carburants redirige vers ces secteurs une part accrue des disponibilités monétaires. Le coût, en hausse, des transports se répercute sur les échanges intérieurs comme sur les exportations d’un État enclavé dont 90% du commerce extérieur transitent par la route qui le relie au port de Djibouti. Depuis cinq ans, la privatisation du chemin de fer éthio-djiboutien, qui permettrait de substantielles économies sur le transport de produits bruts, est à l’étude. Un consortium international, dirigé par les chemins de fer sud-africains Spoornet, a renoncé à répondre à l’appel d’offres comme, récemment, un homme d’affaires koweïtien. Dubaï World Port, qui exploite le port de Djibouti et a construit l’extension de Doralé, serait sur le point d’en acquérir la concession. L’Union européenne a financé la reconstruction des voies et le ballast submergés entre Awash et Nazrét; les trains circuleront dès octobre 2008. Une tâche difficile attend le concessionnaire qui devra renouveler le matériel roulant et changer les rails. La modernisation de la régulation du trafic conduira au licenciement d’une part importante du personnel. À Dirré Dawa, où sont installés les ateliers, on rappelle que le gouvernement, originaire du Tegray, est proche des entreprises de transports routiers et qu’il est indifférent au sort des cheminots.

18Des auteurs de rapports et d’articles s’interrogent sur les choix et les objectifs de la politique de développement national qui privilégie les investissements dans le BTP et dans l’agriculture spéculative destinée aux marchés extérieurs. Devenue en cinq ans à peine le deuxième poste à l’exportation après le café, la production des fleurs coupées a bouleversé les paysages agraires dans un rayon de 100 km autour de l’aéroport international d’Addis-Abéba. Des milliers de serres couvertes de feuilles de plastique jalonnent les routes, qui rayonnent au départ de la capitale. S’étendant désormais sur 1000 ha, elles refoulent les cultures vivrières. Les agriculteurs, dont les terres ont été concédées aux entreprises, ont été indemnisés et engagés comme ouvriers salariés et les firmes étrangères ont été contraintes à s’associer à des Éthiopiens pour obtenir la terre [17]. Malgré tout, les paysans des alentours s’inquiètent des prélèvements dans les eaux d’irrigation et des conditions sanitaires dans les serres confinées. Cette agriculture de luxe n’est en aucune façon gênée par l’augmentation des tarifs des carburants, des pesticides et des engrais car elle la répercute immédiatement sur le prix de vente des fleurs coupées destinées à l’Europe. Tirant profit de la modicité des salaires locaux et craignant la répétition des troubles au Kenya, les floriculteurs ont fait de l’Éthiopie le deuxième producteur du continent. Il est choquant de constater que les serres s’étendent alors que persiste un déficit de production alimentaire : ce débat a opposé, il y a trente ans, agronomes, humanitaires et journalistes alors que les travaux des chercheurs ont montré, même en Éthiopie, que l’ouverture au marché se traduisait par l’intensification des productions vivrières [Mesfin, 1984]. Ainsi, la détérioration des conditions alimentaires dans le Sud-Ouest a épargné les régions où a progressé de la caféiculture et où, pourtant, les densités brutes dépassent couramment 400 habitants/km2. De même, l’onde de la culture du tchat, partie de l’Est vers l’Ouest, a apporté aux agriculteurs du Harär et du Tchär Tchär des surplus monétaires qu’ils ont investis, par exemple, dans la construction de nouvelles maisons couvertes de tôle [Gascon, 2006]. Les hautes terres du Nord, domaine de la monoculture céréalière exclusive, subissent régulièrement les crises de subsistance les plus graves.

19Sans doute le gouvernement devra-t-il revoir les objectifs de sa politique d’investissement dans le secteur de l’agriculture. Peut-on consentir autant d’avantages à la floriculture [18] face à la persistance des graves pénuries alimentaires ? Les investissements agricoles publics n’ont fait qu’accompagner le secteur vivrier traditionnel. Après 1991, les autorités ont incité, par des prêts, les paysans à cultiver des variétés nouvelles de maïs et encouragé l’usage des engrais artificiels. En dépit de résultats inégaux, dus aux aléas climatiques et à une épidémie de paludisme [19], les organismes officiels ont appliqué aux agriculteurs en retard de paiement les rigueurs de la loi qui, en Éthiopie, sanctionne par l’emprisonnement le débiteur défaillant [Planel, 2008]. Bon gré mal gré, la paysannerie (84% de la population totale) est conviée à financer, par ses impôts et ses taxes, la bulle foncière qui, depuis 2000, a tiré les performances de l’économie éthiopienne, la faisant progresser de plus de 10% par an. Néanmoins, elle n’est pas la seule à apporter sa contribution : l’aide internationale publique et privée, la diaspora aux États-Unis et en Europe et les envois des travailleurs émigrés dans le Golfe la financent également. On ne peut nier que les campagnes bénéficient de l’essor des services sanitaires, sociaux et scolaires, mais moins que les citadins : c’est d’ailleurs l’une des causes principales, avec la pression démographique sur les terres cultivables et le chômage, de l’exode rural. La promesse d’une meilleure accessibilité aux services de l’État et des kellel pour les Éthiopiens sur l’ensemble du territoire est maintenant le principal argument électoral de la coalition au pouvoir.

Conclusion

20De retour d’Éthiopie, il apparaît que les autorités, instruites par les conséquences désastreuses du déni de la catastrophe opposé tant par Hailé Selassié que par Mängestu, ont préféré anticiper l’annonce de la crise alimentaire. Les reportages montrant des camps, des visages amaigris et des enfants au ventre ballonné éveillent la pitié mais donnent une « mauvaise image », non seulement du gouvernement, mais de l’Éthiopie elle-même. Les fonctionnaires nationaux et régionaux coopèrent, dans la « transparence », avec les organisations humanitaires dans une apparente concorde nationale. Mais, en cas de divergence entre les données collectées par les acteurs des SAP, c’est la hiérarchie qui tranche [Enten, 2007]. L’une des faiblesses de la fonction publique demeure son conformisme et son obéissance au pouvoir, qui n’aime pas les mauvaises nouvelles dans un pays où l’État demeure le principal employeur. Les fonctionnaires, mieux formés qu’il y a trente ans, perçoivent des salaires, modestes certes, mais réguliers. En 1970,1984,1994 et 2008, ils ont mené un recensement général de la population, d’un niveau reconnu satisfaisant par les démographes internationaux. La compétence des cadres administratifs a sans doute désarmé le mécontentement et évité la répétition des manifestations violentes qui ont suivi la proclamation des résultats contestés des élections législatives de 2005. Les autorités ont favorisé l’extraordinaire poussée du maïs et l’introduction de la riziculture irriguée sur les rives du lac Tana, mais elles ont été impuissantes à enrayer la progression foudroyante du tchat, un stupéfiant, à l’Est et maintenant vers le Sud-Ouest [Gascon, 2006]. La demande alimentaire est toujours soumise aux calendriers des musulmans et surtout des chrétiens : ces derniers jeûnent deux jours par semaine et avant les grandes fêtes (cinquante jours avant Pâques). Dans l’année, on ne consomme en moyenne pas de viande un jour sur deux. Aux ruptures de jeûne, les Éthiopiens se « rattrapent » au cours d’orgies de viande crue. On ne discerne, même chez les citadins occidentalisés, aucune tendance à rompre avec ces usages qui concentrent la demande sur quelques temps forts et accentuent encore l’irrégularité des prix.

21Le « poids de l’État » pèse sur la Disaster Prevention and Preparedness Commission (DPPC) qui, à partir des évaluations des SAP, planifie les interventions des donateurs. « Le SAP préservait l’équilibre du système institutionnel de la gestion de la précarité par l’aide alimentaire » [Enten, 2007, p. 98]. Cette institutionnalisation, inscrite dans la tradition, n’est-elle pas aussi la garantie que les secours soient parvenus sur le terrain en 2000,2003,2005 et 2008 ? Cette continuité dans l’action tempère ce qu’on lit dans les rapports parus au début de la disette en 2003, puis en 2005. À chaque fois, on la présentait comme : « la première famine du XXIe siècle, une catastrophe sans précédent, qui ravage l’Éthiopie », presque mot pour mot ce qui est écrit en 2008. Or, les crises de subsistance de 2003 et 2005 n’ont pas atteint, heureusement, l’échelle nationale selon le classement de Mesfin. On peut se demander si les organisations humanitaires (et la DPPC), prises par une certaine émulation, n’ont pas forcé le trait. Aucune trace de la détresse n’était plus visible quand, en janvier-février 2004 et 2006, j’ai parcouru les régions sinistrées du Nord et de l’Est. Sans doute était-ce la conséquence heureuse de la bonne organisation des secours, mais était-ce bien la famine catastrophique annoncée ? En Éthiopie, on sait maintenant anticiper et gérer les urgences les plus criantes. Le gouvernement a construit des silos et des entrepôts pour stocker les céréales qui manquent à la soudure, comme le montrent les ventes à moitié prix, et chaque année le réseau des routes et des pistes atteint les régions les plus reculées. On doit certes se procurer 500000 tonnes de céréales alors que l’Égypte, où des troubles ont éclaté, en importe en temps normal près de dix fois plus !

22Les campagnes éthiopiennes, à la suite des villes, sont soumises à des contraintes mondiales beaucoup plus fortes que celles exercées par les variations des cours du café ou des cuirs et peaux. Jusqu’à présent, en ville, on pouvait, en louant à la journée sa force de travail, acheter de quoi se nourrir. Désormais ce n’est plus possible, nous a-t-on assuré. Ce dont les Éthiopiens se plaignaient en août 2008, c’est moins des mauvaises récoltes que de l’envolée générale des prix, entraînée par la dévaluation du berr, la monnaie éthiopienne, précipitée par la baisse du dollar. La crise alimentaire actuelle est plus que le retour d’une période de vaches maigres ou que la première grande famine du XXIe siècle, inauguratrice d’une crise des ciseaux inédite. Elle remet en question les objectifs, les moyens et les crédits des programmes de développement et de réduction de la pauvreté qui ne répondront que partiellement aux besoins de 100 millions d’Éthiopiens en 2025.

23En 2008, le sort de 80 millions d’Éthiopiens dépend d’une noria de camions, gros consommateurs de carburant, qui détériorent les routes péniblement entretenues avec de l’asphalte importé. Peut-on continuer à investir dans les serres et négliger l’agriculture vivrière ? La célébration rituelle de la région Sud comme un « pays de cocagne », Land of Plenty, n’est plus de mise alors que la taille des exploitations y est inférieure à 0,5 ha et que la crise alimentaire s’y aggrave. En 2025, plusieurs millions d’Éthiopiens gagneront des régions moins peuplées (plateaux de l’Ouest, basses terres impaludées) ou déferleront sur les villes. Chaque année, les effectifs des citadins ont crû de 4,38% entre 1995 et 2000 et de 4,10% entre 2000 et 2005 alors que les ruraux ont respectivement augmenté de 2,74% et de 2,57% [Atlas, 2006]. Le gouvernement a lancé la Poverty Reduction Strategy et le Program of Accelerated and Sustained Development to End Poverty (PASDEP) afin de planifier et d’organiser ces migrations. Il se défend d’utiliser la contrainte, mais jusqu’à présent le bilan de ces déplacements encouragés, même à l’intérieur du même kellel, est mitigé [Tesfaye, 2007]. Après que Mängestu les a empêchés de venir dans les villes, depuis 1991 des millions d’Éthiopiens ont déjà quitté les terroirs de leurs parents et l’Éthiopie s’engage dans une période nouvelle de son histoire, une période de migration massive de ses populations.

24Ces mouvements remettent en question moins la solidarité entre régions, toutes affectées, que le découpage ethnofédéral qui, institué en 1991, est la clef de voûte du pouvoir de Mälläs. Le partage territorial, calqué sur les équilibres géopolitiques séculaires entre Nord historique et Sud « réuni » au XIXe siècle, entre Est musulman et Ouest chrétien, entre plateaux et piémonts, entre centre et périphéries, entre villes et campagnes, les fige. L’Éthiopie ne surmontera l’échéance de 2025 qu’au prix de changements profonds qui décideront de son avenir au IIIe millénaire. Oublier Malthus, n’est-ce pas menacer l’unité du vieil empire ?

Notes

  • [*]
    Professeur, Institut français de géopolitique, Université Paris-VIII.
  • [1]
    Les Nouvelles d’Addis, n° 62,15 mars-15 mai 2008 (LNA).
  • [2]
    OCHOA : Office for the Coordination of Humanitarian Affairs. PAM : Programme alimentaire mondial. USAID : United States for International Development. FEW : Famine Early Warning System.
  • [3]
    The Reporter, Addis-Abéba, 12 août 2008.
  • [4]
    Photographier est encore perçu comme un vol de l’image de l’individu.
  • [5]
    Je compare avec mes visites aux marchés de Harär en janvier 2004, de Lalibäla en janvier 2006 et du Rift en janvier 2008 (missions accomplies avec R. Pourtier Parisi).
  • [6]
    Eragrostis tef. Plante cultivée comme céréale en Afrique.
  • [7]
    Ensete ventricosum. La pâte (qotcho), extraite à la râpe du pseudo-tronc, est conservée, fermentée, sept à huit mois dans le sol. « Le cheval de M. Famine [...] s’est cassé les pieds en arrivant au Gouragé [une région d’ensät]» (poème in Strelcyn Stefan, Médecine et plantes d’Éthiopie, II. Enquête sur les noms et l’emploi des plantes en Éthiopie, éditions Herder, 1973).
  • [8]
    Catha edulis Forsk.
  • [9]
    L’Éthiopie fête, en 2008 (en 2000 selon son calendrier), ses deux mille ans d’existence.
  • [10]
    Jamila Mimouni, « Le climat éthiopien et les causes de la famine », maîtrise de géographie, Paris-IV, 1985.
  • [11]
    Collectivisation, villagisation et priorité aux fermes d’État [Tubiana, 1990; Gascon, 2006].
  • [12]
    Compilations de textes circulant au Moyen-Orient, la Gloire des rois [Kebrä Nägäst] rédigée au XIII e siècle, légitimait une nouvelle dynastie qui assurait descendre de Salomon et a régné jusqu’en 1974.
  • [13]
    Psaume 68,32. Bible de Jérusalem.
  • [14]
    Cf. Genèse (17-36): Joseph interprète le songe de Pharaon, qui a vu sept vaches grasses et sept vaches maigres, comme la succession des périodes de bon et de mauvais Nil.
  • [15]
    En janvier 2008, le litre de gazole est passé de 5,35 à 6 berr éthiopiens, puis à 7 berr en août (soit la moitié du prix pratiqué en France). Le berr est coté deux fois mois par rapport à un panier de devises. Il s’est dévalué, plus que le dollar, par rapport à l’euro : en janvier 2008 : 1 € = 13,5 berr; en juillet 2008 : 1 € = 15 berr.
  • [16]
    En 1996, une récolte céréalière abondante et des cours mondiaux élevés du café avaient permis à l’Éthiopie d’équilibrer sa balance commerciale alimentaire (Les Nouvelles d’Addis).
  • [17]
    Depuis la guerre italo-éthiopienne, les étrangers ne peuvent être propriétaires de la terre.
  • [18]
    Début 2008 : 50000 employés (8% de femmes) reçoivent environ 1$ par jour. Pour les entreprises : loyer 18 $ ha/an, exemption des droits de douane sur le matériel importé, de droits sur le rapatriement des capitaux, d’impôts divers (Reuters) et prêts jusqu’à 70% des dépenses d’infrastructure (Reuters).
  • [19]
    Lors de la 16e conférence des études éthiopiennes de Trondheim (juillet 2007), James McCann a montré que la monoculture du maïs à haut rendement, à Buré (Gojjam), y avait favorisé la diffusion du paludisme car les larves de moustique se nourrissent du pollen du maïs qui fleurit au moment où elles grandissent.
Français

L’Éthiopie subit une grave disette due au déficit des petites pluies au printemps 2008. Les grandes pluies d’été ayant fait reverdir les campagnes, le pays subit une famine «verte». Elle n’a pas provoqué de désordre politique car, très tôt, le gouvernement a mobilisé les réserves nationales de nourriture, lancé un appel à la solidarité internationale et travaillé avec les organisations humanitaires pour secourir les sinistrés. En voie de résorption d’après les témoignages, cette crise annonce toute-fois un avenir difficile pour les Éthiopiens qui étaient 25 millions en 1970,77,1 millions en 2007 et seront 100 millions en 2025. Alors que plus de 10% de la population souffrent de sous-alimentation chronique, comment accueillir dans les campagnes et dans les villes 20 millions d’habitants supplémentaires et leur trouver logement, nourriture et travail? Malthus ne va-t-il pas prendre sa revanche?

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Alain Gascon [*]
  • [*]
    Professeur, Institut français de géopolitique, Université Paris-VIII.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/05/2009
https://doi.org/10.3917/her.131.0073
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