CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Napoléon Bonaparte disait que « les États font la politique de leur géographie ». La situation géostratégique d’Israël, dans ses frontières minuscules et au sein d’un vaste environnement plus ou moins radicalement hostile, a toujours poussé ses autorités à appliquer cet adage, en particulier par le truchement d’une aviation civile et militaire nombreuse et performante. L’importance fondamentale de l’aviation pour l’État hébreu s’illustre simultanément, depuis sa création en 1948, au niveau stratégique et à celui du symbolique.

Dimension stratégique

2 La configuration géographique et géopolitique d’Israël, au sortir de la guerre d’indépendance de 1948-1949, ne lui laisse guère le choix que de dominer les airs. Sans cette suprématie aérienne, les aviations arabes coalisées pourraient causer des dégâts d’autant plus importants que les zones de forte densité humaine, économique, industrielle et même agricole se concentrent sur l’étroite bande côtière (vallée du Sharon); adossé à la mer, sans hinterland ni voisin allié, l’État hébreu serait menacé dans son existence même. D’autre part, sur le plan offensif, une solide aviation de combat permet de dissuader des offensives ennemies, même de type terrestre.

3 Aussi, dès les premières semaines de guerre (mai/juin 1948), Israël acquiert de vieux chasseurs soviétiques auprès de la Tchécoslovaquie, lesquels pèseront assez peu sur le sort des armes du fait de leur nombre réduit, mais serviront pour l’entraînement et, déjà, la surveillance constante et dissuasive de l’espace aérien; depuis les années 1960,24 heures sur 24, plusieurs chasseurs de Tsahal (et autant d’hélicoptères, le long du rivage méditerranéen) assurent la protection de cet espace aérien. À titre indicatif, notons qu’au cours de la seconde guerre israélo-arabe (campagne de Suez) Tsahal aligne 43 avions à réaction ( 16 Mystère IV, 22 Ouragan, 15 Meteor), 64 appareils à hélices ( 25 Mustang, 17 Harvard, 16 Mosquito, 2 B 17) et 19 avions de transport ( 16 Dakota et 3 Nord-Atlas), contre plus de 600 au total lors de la quatrième guerre dite du Liban en 1982 (dont des Mirage, Skyhawk, Phantom, F15, F16 et Kfir).

4 Reine des batailles dans sa combinaison offensive de type « guerre éclair », notamment lors de la campagne de Suez de 1956 et de la guerre des Six-Jours de 1967, l’aviation de combat permet aussi à Israël d’anéantir les capacités nucléaires irakiennes – 4 chasseurs-bombardiers F 16 anéantissent la centrale d’Osirak, le 7 juin 1981 – ou encore de toucher des cibles militaires au cœur des territoires libanais et syrien et de frapper l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) sur de longues distances; ainsi, en octobre 1985, des F15 et F16 ravitaillés en vol par un Boeing 707-citerne et guidés par des Awacks frappent le quartier général de la centrale palestinienne à Tunis. En outre, si l’on admet les hélicoptères de combat comme partie intégrante des forces aériennes, il convient de mentionner respectivement la capture et l’élimination des chefs islamistes libanais Moustapha Dirani (mai 1994) et palestinien Ahmad Yassine (mars 2004). Dans tous ces cas de figure choisis hors contexte de guerre ouverte avec une puissance étatique tierce, l’aviation était sinon le recours unique, du moins le plus efficace et surtout le moins coûteux en hommes pour atteindre l’objectif choisi.

5 Ajoutons qu’en 1994 le gouvernement Rabin avait obtenu de l’administration Clinton une faveur exceptionnelle : la vente (au prix fort) par Washington, fait militaire sans précédent depuis la création des États-Unis d’Amérique, de matériels stratégiques analogues à ceux employés par l’US Army; en l’espèce, il s’agissait de 12 chasseurs-bombardiers F15 I admis comme les meilleurs appareils de combat au monde et susceptibles d’emporter des charges nucléaires. D’autre part, afin de contourner l’obstacle géographique qui correspond à l’exiguïté du territoire et par conséquent à la difficulté de s’entraîner, Israël a dû négocier la « location » d’autres espaces aériens : celui des États-Unis, mais aussi, depuis février 1996, celui de la Turquie. Le survol – au titre d’entraînement – de l’espace anatolien est même la clause la plus intéressante pour l’État hébreu dans l’accord de coopération militaire israélo-turc, notamment en raison de la proximité immédiate avec les frontières des ennemis syrien, irakien (jusqu’en mars 2003), et surtout iranien.

6 La vente d’appareils est en revanche le talon d’Achille de l’aviation israélienne : trop coûteux à l’achat pour des États aux budgets modestes, trop « polémiques » pour des États plus riches mais soucieux de préserver leurs marchés arabes par ailleurs, les matériels israéliens ne se destinent qu’exceptionnellement à l’exportation. D’où une production limitée, par les sociétés Rafael et Israel Aircraft Industries (IAI), à des pièces et composants spécifiques, fixés après achat sur des appareils de fabrication française jusqu’en 1967, de fabrication américaine depuis. En revanche, un débouché à très haute valeur ajoutée semble se dessiner avec la vente de drones, avions-espions sans pilote très prisés par des États solvables et non sujets à un éventuel boycott arabe, tels que la Chine et l’Inde; en 2003 et 2004, New Delhi a ainsi passé commande de plusieurs de ces appareilsespions pour une valeur globale de 1,9 milliard de dollars !

7 L’autre faiblesse d’Israël en matière d’aviation correspond à l’emplacement du principal aéroport civil (il en existe six autres et une vingtaine d’aérodromes), le seul de gabarit international : Lod/Ben Gourion. Celui-ci se situe en effet à quelques kilomètres seulement de la Ligne verte, et serait à portée de tir de simples missiles sol-air, même vétustes comme ceux de type Strella par exemple, depuis la Cisjordanie. Par contre, les principales bases aériennes de Tsahal se concentrent dans le Néguev, plus éloignées des frontières et/ou zones d’affrontements.

Dimensions symbolique et psychologique

8 On ne peut négliger les dimensions symbolique et psychologique lorsqu’on évoque l’aviation israélienne, civile comme militaire, ainsi que l’espace aérien. Depuis les quelques bombes larguées par des appareils égyptiens dans les tout premiers jours de la guerre de 1948 sur Tel-Aviv, jamais un avion de combat arabe ne pénétrera plus l’espace aérien israélien jusqu’à ce jour, et l’effet psychologique de cette sanctuarisation compte finalement plus encore que sa réalité; le fait que le péril soit pour la première fois venu du ciel, en janvier-février 1991 (les 39 missiles Scud irakiens), aura eu un impact sur le moral des Israéliens plus considérable que celui lié aux dégâts (mineurs) réellement enregistrés au cours de cette attaque balistique. Ajoutons que les pilotes de chasse israéliens, soumis à l’anonymat et à des mesures de protection draconiennes pour eux et leurs proches, jouissent d’un prestige sans égal auprès de l’opinion, et qu’Ezer Weizman, président de l’État entre 1992 et 2000, fut lui-même pilote de chasse et général d’aviation.

9 En outre, c’est par le truchement de l’aviation civile israélienne – via la compagnie nationale El Al – que des centaines de milliers de Juifs ont gagné Israël à partir de 1950-1951, à commencer par les opérations de sauvetage des Juifs du Yémen et d’Irak (opérations « Tapis magique » et « Ali Baba », 1950-1952) ou encore d’Éthiopie (années 1980-1990), ainsi que l’immigration massive des Juifs d’Union soviétique puis de CEI à partir de 1989. C’est encore par les airs que fut emmené en Israël, en mai 1960, le criminel nazi Adolf Otto Eichmann pour y être jugé. En 1937 déjà, déplorant les pogromes et pressentant la Shoah, l’auteur sioniste nationaliste Ouri Zvi Greenberg écrit dans son plus célèbre poème en hébreu : « Et je vois déjà une formation de mes avions/Qui survolent le mont du Temple le jour de fête [...]/Et l’étendard de David du haut de sa Tour » (Le Livre de l’accusation et de la foi). Enfin, en octobre 2004, Israël reçoit l’aval des autorités polonaises pour faire survoler à basse altitude le camp d’extermination d’Auschwitz par des chasseurs de Tsahal pilotés par des petits-fils de déportés.

10 En Israël, l’aviation s’inscrit donc dans des considérations stratégiques mais aussi dans certaines représentations...

Français

L’importance fondamentale de l’aviation pour l’État hébreu s’illustre simultanément, depuis sa création en 1948, aux niveaux stratégique et symbolique.

Frédéric Encel [*]
  • [*]
    Docteur en géopolitique et consultant, enseigne les relations internationales à l’ENA et à l’Institut d’études politiques de Rennes. Il a publié plusieurs ouvrages dont Le Moyen-Orient entre guerre et paix (Flammarion, Paris, 1999,2001) et Géopolitique de l’Apocalypse (Flammarion, Paris, 2002,2003). Il publie avec François Thual, en octobre 2004, Géopolitique d’Israël, dictionnaire pour sortir des fantasmes (Seuil, Paris).
François Thual [**]
  • [**]
    Politologue, spécialiste de géopolitique.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/11/-0001
https://doi.org/10.3917/her.114.0052
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...