CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Comment effectuer la distinction entre frontières culturelles et frontières politiques quand on considère les mouvements migratoires ? La gestion politique des frontières et des identités nationales montre une volonté accrue de maîtriser l’accès des individus à une communauté : quels sont les effets de cette volonté sur la perception des identités culturelles ? Que nous apportent les études culturelles (cultural studies) et postcoloniales pour une meilleure compréhension de ces phénomènes ?

2Les cultural studies se donnent pour objectif d’étudier les pratiques culturelles populaires. Pour leur part, les post-colonial studies explorent les traces du colonialisme une fois celui-ci évincé, les représentations, les images, les mémoires postcoloniales (post-indépendance) qui portent les traces du colonial. Le contact entre les cultures est filtré, modelé, affecté par le colonialisme, vécu comme mission civilisatrice par les colonisateurs et comme vol, prédation, déni d’humanité par les colonisés. Si tout contact passe par une traduction des signes, des gestes, des mots, traduction imparfaite pour les deux partenaires, il serait, dans le cas du contact colonial, toujours inégal, toujours en faveur du colonisateur. Mais les études postcoloniales ne se penchent pas seulement sur le passé. Pour Homi Bhabha, professeur de littérature critique, la « critique postcoloniale témoigne des forces inégales et inégalitaires de représentation culturelle qui sont à l’œuvre dans la contestation de l’autorité politique et sociale au sein de l’ordre mondial moderne ». Le récit national postcolonial a recouvert l’expérience de minorités, a imposé le mythe d’une nation homogène et le nouvel État-nation s’est soumis à la logique économique occidentale. Les chercheurs postcoloniaux critiquent le nativisme (là où le discours national postcolonial rejette l’Europe et invente une tradition qui serait pure et authentique) perçu comme recréant une homogénéité alors que les études sur l’identité ont démontré son aspect fluide et malléable.

3Ces approches peuvent-elles rendre compte de l’accroissement des inégalités et des richesses aujourd’hui, les contacts induits par les nouvelles migrations Sud-Sud et Nord-Sud ? C’est ce dont doutent certains critiques de ces théories. Les conflits, les nouvelles guerres (Afghanistan, Irak), le rôle du capitalisme financier rappellent, pour ces critiques le poids de l’économie et de la géopolitique. Pour Arif Dirlik, « la postcolonialité est la condition de l’intelligentsia du capitalisme global ». La complicité d’une « classe compradore » de chercheurs avec la diversité culturelle telle qu’elle est acceptée par le capitalisme global est, pour ces critiques, constitutive de leur pensée. Pour l’anthropologue Jean-Loup Amselle, les études postcoloniales auraient opposé de manière simplificatrice l’Occident et le reste du monde, ignorant les connections et les interférences réciproques comme les discours européens contre le colonialisme, méconnaissant les controverses venues d’Afrique, d’Asie et d’Amérique Latine et favorisant l’ethnicisation des rapports sociaux.

4La place qu’occupe Frantz Fanon pour les chercheurs postcoloniaux pose alors question, puisque Fanon fut un partisan d’un nationalisme émancipateur. Le nationalisme génère une capacité à imaginer de nouvelles politiques économiques et sociales, et les « espoirs nationalistes fournissent en eux-mêmes une base au renouvellement de la mobilisation sociale » écrit Laura Chrisman. La critique culturelle et féministe du nationalisme ignore à quel point le nationalisme offre aux opprimés des armes culturelles et politiques. Elle méconnaît les travaux de Fanon ou Amilcar Cabral sur les pièges de la conscience nationale bourgeoise. Pour les critiques de la postcolonialité, le nationalisme continue à constituer un terrain de résistance, hier contre l’impérialisme, aujourd’hui contre le capitalisme global. La notion d’identités fluides et hybrides proposée par les chercheurs postcoloniaux peut-elle alors rendre compte de l’expérience de l’individu migrant ? Intègre-t-elle suffisamment la dimension économique, le rapport de forces brutal entre le Nord et le Sud ? La notion de Sud est-elle d’ailleurs toujours pertinente dans l’approche postcoloniale ?

Diversité culturelle et mondialisation

5Il est possible qu’à trop prendre le moment actuel comme unique dans l’histoire induise à donner à certains phénomènes une aura injustifiée. La diversité culturelle n’est pas une chose nouvelle et la comparaison avec des phénomènes précédents permettrait sans doute de redonner au présent à la fois ses singularités et ses similarités avec un processus ancien, celui du contact entre les cultures. Le mouvement et la migration sont des conditions socio-historiques. Stuart Hall rappelle que « les peuples se sont déplacés pour de nombreuses raisons : les catastrophes naturelles, le changement climatique et écologique, la guerre, la conquête, la famine, la pauvreté, l’exploitation, l’esclavage, la colonisation… ». Ces déplacements ont produit de la diversité, des processus de créolisation dont sont issues la culture swahili sur la côte orientale de l’Afrique ou les cultures créoles dans les sociétés esclavagistes des Caraïbes et de l’océan Indien. L’étude de ce dernier offre d’ailleurs l’exemple d’une longue histoire de la diversité culturelle.

6L’océan Indien constitue un espace millénaire d’échanges et de contacts culturels. C’est le plus vieil espace maritime maîtrisé par les êtres humains : les contacts transcontinentaux permanents existent depuis 5 000 ans, quand l’Atlantique (comme espace permanent d’échanges transcontinentaux) a 500 ans et le Pacifique 2 000 ans. L’océan Indien a mis en contact plusieurs mondes : l’Asie du Sud-Est, l’Inde, le monde musulman, l’Afrique, l’Europe et les îles. L’historien Sugata Bose le définit comme un système interrégional c’est-à-dire liant les caractéristiques d’un système monde et celles de diverses grandes régions. Dans cet océan, les échanges entre Chine, Inde et Afrique précèdent l’arrivé de l’islam au viie siècle, qui le transforme profondément car la majorité de la population sur ses rives se convertit à cette religion et une large part du commerce transocéanique va passer aux mains des musulmans.

7Un capitalisme commerçant s’installe avec crédit bancaire, comptabilité, organisation de l’offre et la demande, comptoirs… Des villes cosmopolites se créent. On commerce des esclaves, des épices, des objets manufacturés. Kiri Chaudhuri, le grand historien de l’océan Indien, insiste sur cette longue histoire qui questionne radicalement le récit eurocentrique de la globalisation et du capitalisme : « Le capitalisme comme activité commerciale était universel dans l’océan Indien » et les mouvements migratoires en Inde et en Chine suivaient les évolutions de l’économie. Le va-et-vient entre occupation agricole et activité industrielle était répandu. Pour l’historien malgache Solofo Randrianja, l’océan Indien « abrite plusieurs fuseaux historiques, pour reprendre l’expression de Fernand Braudel qui, à un moment ou à un autre de l’histoire des civilisations riveraines, avaient tenté et réussi à exercer un contrôle de l’océan et de la circulation de marchandises et des hommes, et partant à impulser des éléments décisifs à l’interpénétration des cultures. Un tel processus a conduit à la constitution de réseaux d’échanges qui ont duré plusieurs siècles. Du point de vue historique il faut parler de mondialisations qui ont aussi produit des régionalisations. ».

8L’océan Indien est un carrefour de civilisations, matérialisé par l’existence de ce que l’anthropologue Paul Ottino (1974) a appelé les civilisations de frange qui se sont épanouies dans différents archipels et îles, notion à laquelle fait écho celle de zone de contact. Encore à l’heure actuelle l’océan Indien continue à abriter les plus importantes routes maritimes liant le Moyen-Orient, l’Afrique, l’Asie à l’Europe et à l’Amérique. Par lui transite en particulier une part importante du pétrole brut et de ses dérivés extraits des puits du golfe Persique et de l’Indonésie. L’étude historique de cette zone de contact révèle la permanence d’une régionalisation où, géographie, histoire et culture entrent en interaction pour donner lieu à une conscience et une réalité dont profitent diasporas et institutions. Ces échanges sont soumis à des évolutions internes et externes et l’on peut voir dans ces évolutions la constitution de districts, recomposant dans la globalisation de nouvelles figurations territoriales. Cette région a aussi connu différentes globalisations : celles des empires pré-européens, celle produite par la traite et l’esclavage, celle des empires européens, chacune avec ses formes d’économie informelle.

9Ces dernières années, les échanges transnationaux, transcontinentaux ont connu un renouveau. De nouveaux itinéraires sont venus coexister avec des routes, comme celle de Zanzibar à Singapour, qui n’avaient jamais, selon Rajat Kanta Ray, perdu leur identité. L’émergence de nouvelles villes mondialisées (Dubaï, Johannesburg, Singapour…) fait apparaître de nouvelles zones de contact culturel. L’océan Indien est un espace sans supranationalité ni territorialisation précise. C’est un espace culturel où plusieurs espaces-temps se chevauchent, où les temporalités et les territoires se construisent et se déconstruisent. L’aspect polycentrique du capitalisme actuel a renforcé les échanges informels et la constitution de nouvelles identités diasporiques. La présence accrue de Chinois dans des pays africains soulève des questions : comment se déroule l’échange ? Y a-t-il constitution de pratiques de la diversité ? La spécificité indiano-océanique de la mondialisation ouvre de nouvelles perspectives à l’étude de la diversité culturelle et du vivre ensemble car elle remet en question le récit d’une modernité et d’une globalisation induite essentiellement par l’Occident.

Postcolonialité, migrations et créolisation

10Les migrations et les échanges Sud-Sud qui s’observent dans l’océan Indien dessinent d’autres cartographies des mondialisations, mettant en lumière l’émergence de formes d’hybridité culturelle et de manières de vivre ensemble. Soumise à des reconfigurations, cette hybridité est un « processus de traduction culturelle, agonistique parce que jamais achevé, mais qui repose sur son indécidabilité » précise Stuart Hall.

11Dans une étude que j’ai faite sur les restaurants chinois dans des villes portuaires de l’Afrique de l’Est et du bassin sud-ouest de l’océan Indien, j’ai pu constater à quel point une approche strictement économique ou géopolitique ne pouvait rendre compte de la complexité des échanges. La perception d’un échange qui échappe à la logique de relations héritées du colonialisme européen est fortement présente. Les États africains et la Chine parlent d’un monde afro-asiatique futur qui échapperait à l’hégémonie occidentale. Il ne s’agit cependant pas d’ignorer l’inégalité entre les partenaires car les mouvements migratoires de l’Afrique vers la Chine sont minimes, pratiquement inexistants alors que ceux de la Chine vers l’Afrique s’accélèrent.

12Les études postcoloniales et culturelles nous aident à mieux étudier la rencontre et le contact entre cultures car elles insistent sur l’asymétrie de la rencontre, son opacité, ses processus de traduction, ses capacités de création comme de destruction. À la suite de Stuart Hall, il ne s’agit pas d’ignorer la matérialité du pouvoir et des inégalités mais d’intégrer la force du texte, de la mémoire, du sentiment dans la manière dont le monde est perçu dans l’analyse de la rencontre. La rencontre et le contact entre les cultures se fait toujours de manière asymétrique, ils s’établissent rarement en état d’égalité. Pour autant, cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas échanges, emprunts, traductions. Les productions de ces rencontres sont à la fois permanentes et éphémères, à l’état de palimpsestes, de tradition réinventée ou de révisions dynamiques. La notion de créolisation comprise comme un processus dynamique de pertes et d’emprunts, d’oublis et de remémorations, dans des situations d’inégalité, permet d’observer ces phénomènes où diversité, hybridité, identités et vivre ensemble créent un terrain dynamique. L’Autre représente à la fois un danger et une possibilité : danger de la nouveauté, possibilité de renouvellement. Ces processus peuvent notamment être étudiés dans les îles de l’océan Indien soumises à l’esclavagisme, système qui a forcé des centaines de milliers d’Africains et de Malgaches à l’exil sur de petites îles, créant un brassage des cultures dans des conditions de brutalité extrême, qui ne sont pas sans rappeler certaines des conditions actuelles de migration, et forgeant une éthique du vivre ensemble.

Français

Les questions soulevées par la mondialisation aujourd’hui – migrations, multiculturalisme, différence culturelle, dialogues ou conflits interculturels – peuvent être analysées à la lumière de précédentes mondialisations. Dans cet article, Françoise Vergès évoque les relations Sud-Sud telles qu’elles se sont développées dans la longue durée du monde indiano-océanique pour parler des processus et des pratiques de « créolisation ». La longue histoire des migrations forcées ou provoquées par des bouleversements géopolitiques dans cette partie du monde offre un cadre d’analyse qui interroge les présupposées des cartes mentales forgées par une histoire eurocentrée. Les routes Sud-Nord peuvent alors être comparées aux routes Sud-Sud ou Est-Sud, et les zones de contact qui émergent à celles qui se créent en Europe. Les phénomènes d’hybridité, de métissage, d’interculturalité, de créolisation sont à analyser dans leur évolution, transformation et reconfiguration.

Mots-clés

  • Créolisation
  • monde indiano-océanique
  • zone de contact

Références bibliographiques

  • Amselle, J.-L., L’Occident décroché. Enquête sur les postcolonialismes, Paris, Stock, 2008.
  • Barendse, R. J., The Arabian Seas. The Indian Ocean World of the Seventeenth Century, New York, East Gate Books, 2002.
  • En ligneBose, S., A Hundred Horizons. The Indian Ocean in the Age of Global Empire, Cambridge, Harvard University Press, 2006.
  • Chrisman, L., « Nationalisme et études postcoloniales », in Lazarus, N. (dir.), Penser le postcolonial. Une introduction critique, Paris, Éd. Amsterdam, 2006.
  • En ligneDirlik, A., « The Postcolonial Aura : Third World Criticism in the Age of Global Capitalism », Critical Inquiry, vol. 20, n° 2, 1994, p. 328-356.
  • Gunter, F. A., ReOrient. Global Economy in the Asian Age, Berkeley, California University Press, 1998.
  • Hall, S., Identités et cultures. Politique des « Cultural Studies », chapitre « La question multiculturelle », Paris, Éd. Amsterdam, 2007.
  • En ligneOttino, P., « L’océan Indien comme domaine de recherche », L’Homme, revue française d’anthropologie, vol. 14, n° 3-4, 1974, p. 143-151.
  • En ligneRay, R. K., « Asian Capital in the Age of European Expansion : The Rise of the Bazaar, 1800-1914 », Modern Asian Studies, vol. 29, n° 3, 1995.
  • Randrianja, S., « L’océan Indien », in Vergès, F. (dir.), Mapping a Contact-Zone, Dakar, Codesria, 2000.
Françoise Vergès
Françoise Vergès est Reader au Centre for cultural studies du Goldsmiths College (Londres) et directrice de la programmation scientifique et culturelle de la Maison des civilisations et de l’unité réunionnaise (Saint-Denis de La Réunion). Ses travaux portent sur les études postcoloniales, l’esclavage colonial et ses héritages, les politiques de la mémoire et le musée « sans objets ». Elle a publié de nombreux ouvrages et articles sur ces thèmes en français et en anglais.
Courriel : <f.verges@gold.ac.uk>.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/24172
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...