CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans le monde actuel, le contact avec l’« extérieur » se présente comme un impératif à tout pays soucieux de son évolution et de son existence même. Cet article se veut un questionnement sur l’attitude à adopter de la part du Vietnam, « lourd » de son passé colonial, envers soi-même, envers l’Autre et l’autre culture dans l’espace francophone et face à la mondialisation. Il est à noter que ce questionnement se veut d’être une voix parmi d’autres et non la seule voix représentative du Vietnam.

Vivre son identité face à l’Autre

2Si, à une époque récente, les cultures étaient encore présentées selon un modèle mosaïque, où chaque culture était conçue comme une entité stable, indépendante, on reconnaît, de nos jours, qu’aucune culture n’est indépendante des contacts, interactions avec d’autres cultures, et que cela la marque, la structure, la définit, par l’intermédiaire des jeux de représentations réciproques. D’où les notions de culture plurielle et de culture en mutation. Il est aussi unanimement reconnu que chaque individu est un métis culturel et véhicule plusieurs cultures, à des degrés divers, selon son vécu et son histoire personnelle.

3D’autre part, depuis la conquête de l’Amérique par les conquistadores espagnols, la conception de l’Autre et de l’autre culture a pris plusieurs formes aussi dangereuses les unes que les autres : du reniement de l’identité de l’Autre comme être humain à part entière au classement hiérarchique des cultures dans une échelle de valeurs, avec comme repère sa propre culture. Selon que le sujet se situe dans une option universaliste ou relativiste, le rapport à l’Autre met l’accent sur la différence ou la ressemblance, et l’attitude qui en résulte prend des orientations différentes : destruction de l’Autre, reniement de son existence, ou assimilation de l’Autre à soi ou de soi à l’Autre. À une étape donnée de l’histoire de l’humanité, l’idéologie colonialiste l’emportait bien sur l’idéologie esclavagiste, mais, de nos jours, à l’idéologie colonialiste s’oppose ce que T. Todorov (1982, p. 225) appelle « la communication », qui vient la remplacer à l’échelle planétaire. L’Autre y est alter ego, semblable à soi mais différent, dans un effet de miroir permettant à chacun de mieux définir son identité propre. Dès lors, il ne s’agirait plus d’anéantir l’Autre ni de l’assimiler à soi ou de s’assimiler à l’Autre, mais de vivre son identité dans l’altérité et la diversité, face à l’Autre et avec l’Autre, les cultures étant en interaction et en interpénétration.

4Cependant, le danger de retomber dans l’esprit colonialiste reste menaçant, car la tendance à l’égocentrisme et à l’ethnocentrisme reste toujours présente sans qu’on s’en aperçoive. D’autre part, pour les pays de l’Est et du Sud, le danger d’un nouveau malinchismo[1] culturel reste vivace face à l’hémisphère Nord. Jadis, comme de nos jours, le malinchismo culturel pouvait donner lieu non à l’acculturation, mais à une déculturation, voire à une a-culturation.

5C’est en tenant compte de ces écueils reconnus dans les relations interculturelles que je vais examiner le cas du Vietnam et la voie qu’il a pu se frayer et poursuivre, de l’époque coloniale à nos jours.

Le cas du Vietnam, d’hier à aujourd’hui

6Bien que les premiers contacts entre le Vietnam et l’Occident remontent à des époques plus lointaines, c’est avec la colonisation française et la pénétration du christianisme dans le pays que ces contacts se trouvèrent concrétisés. Pourtant, la situation du Vietnam était alors très critique, face à ces invasions étrangères qui le menaçaient tant sur le plan politique que sur le plan culturel.

7Les mesures prises par le Vietnam étaient alors très variées. Face aux missions d’évangélisation mises au service des desseins colonialistes, la première réaction des rois Nguyên a été la fermeture des frontières et une politique anticatholique. De plus, pour préserver la culture nationale et garantir la stabilité politique, ils ont décidé de restaurer le confucianisme comme religion nationale. Cependant, l’intégration du christianisme put se faire au fur et à mesure, grâce à la même attitude d’acceptation qui avait déjà permis le rassemblement au Vietnam de phénomènes culturels importés (confucianisme, taoïsme, bouddhisme) pour former la « triple religion ». Après quatre siècles d’évangélisation, le christianisme a trouvé sa place au Vietnam, avec environ 5 millions de catholiques et près d’un demi-million de protestants.

8Le christianisme a connu de nombreuses difficultés dans son intégration du fait qu’il exigeait l’abandon du culte des ancêtres et le reniement de la « triple religion » qui faisaient déjà partie intégrante de l’identité culturelle des Vietnamiens. Ce n’est qu’avec le concile Vatican II (1962-1965) que l’idée d’alliance des Églises était acceptée et que les différences et nuances culturelles des églises locales se trouvaient respectées. On pourrait remarquer les couleurs locales du christianisme au Vietnam : conception originale des églises, costumes traditionnels pour aller à la messe, bâtonnets d’encens…

9Ainsi, les phénomènes importés de l’étranger, même s’ils viennent de l’« ennemi », ne sont pas à rejeter systématiquement. L’intégration du christianisme dans le pays illustre la souplesse d’esprit des Vietnamiens et, surtout, un esprit analytique qui consiste à discerner, chez l’Autre, ce qui mérite une opposition et ce qui peut être intégré chez soi, à travers un filtre et avec un esprit critique.

10Ce même esprit analytique et de souplesse a conduit Hô Chi Minh à chercher sa voie pour le salut de son peuple en entreprenant un voyage en France, et à trouver ce salut en partie dans la devise de la révolution de 1789 (Liberté, égalité, fraternité), alors que c’est des invasions françaises et du colonialisme français que le peuple vietnamien souffrait.

11Bien que la guerre d’Indochine reste pour nombre de Français une hantise, un « cas de conscience », surtout pour la « génération Vietnam », nous reconnaissons, avec du recul, que la présence française nous a apporté, à côté des ravages et malheurs indéniables, bien d’autres lumières que celle de Ông Nam (ou Alexandre Yersin). Nous lui devons, entre autres, une architecture coloniale avec empreinte vietnamienne, adaptée au climat et au milieu, des costumes à l’européenne, une combinaison entre l’Occident et les traditions vietnamiennes donnant naissance au áo dài, devenu symbole de la femme vietnamienne. Dans le domaine culturel et spirituel, nous devons aux missionnaires français et portugais l’écriture latinisée, le quôc ngu, créée à l’époque pour faciliter leur tâche d’évangélisation, mais qui permet de vulgariser l’éducation et d’élever le niveau intellectuel du peuple. Le contact avec la culture et la langue françaises nous a permis un enrichissement dans plusieurs autres domaines : presse, roman contemporain, poésie nouvelle, théâtre parlé, théâtre rénové, nouvelles techniques de peinture…

12Ce souffle nouveau venu de l’Occident enrichit la culture vietnamienne sans pour autant l’anéantir. En effet, la culture d’un pays, d’une communauté est en quelque sorte constituée de couches, de strates qui ne s’excluent pas ni ne se superposent de manière discontinue, mais qui s’ajoutent, interagissent et s’interpénètrent.

13À côté de cet esprit analytique, l’âme vietnamienne se voit dotée d’un esprit de synthèse qui a conduit le Vietnam, en temps de guerre, à entreprendre une guerre du peuple, selon une stratégie de guérilla et une coordination étroite entre différentes formes de résistance (combat militaire, politique et diplomatique), et qui l’a enfin mené, à chaque fois, à la victoire. Ce même esprit de synthèse a permis au Vietnam de mener, conjointement à l’intégration des idées nouvelles importées, une politique intérieure pour la préservation des valeurs traditionnelles : maintien des manifestations et activités culturelles traditionnnelles, protection et restauration des vestiges et patrimoines culturels. Cela permet la coexistence entre manifestations culturelles importées et tradition culturelle autochtone.

14Pour ce qui est du passé colonial, de nos jours, et en cette occasion où l’on célèbre le cinquantième anniversaire de la bataille de Diên Biên Phu, on peut confirmer que si les Vietnamiens ont mené contre les envahisseurs une longue guerre de résistance, ils ont toujours su témoigner vis-à-vis du peuple français un sentiment de fraternité. En effet, la distinction entre, d’une part, ceux qui soutenaient l’idéologie colonialiste et étaient effectivement envahisseurs, et d’autre part, un peuple « bon vivant », qui aime « la bonne chère », courageux, fraternel leur a toujours paru évidente…

15Dans les rapports entretenus avec ses anciens « ennemis », qu’ils viennent de l’Occident, du « Far West » ou du Nord, pour le Vietnam la page est bien tournée, et une politique d’ouverture lui permet de créer des liens et de les renforcer. Il a pu traverser des étapes difficiles où, par souci d’autodéfense, il a opté pour une prudente politique de fermeture : il l’a enfin remplacée par une politique d’ouverture. Le VIIe sommet de la francophonie (Hanoi, 1997) et les Assises de l’enseignement du et en français (Hué, 2002), les Seagames 22 (2003), le IIIe congrès de l’ASEP [2] (Hué, 2004) en sont des preuves convaincantes. Le Vietnam a par ailleurs entrepris des échanges commerciaux et culturels avec des pays jadis « ennemis ». Le Festival de Hué, organisé tous les deux ans, avec la France comme partenaire et plusieurs autres pays participants, a choisi comme thème de cette année « patrimoine culturel, intégration et développement » ; et un IVe symposium international de sculpture, « Impression de Hué-Vietnam », inauguré un mois avant, verra la participation de 30 sculpteurs venus de 5 continents.

16Pour l’espace francophone, notons que le siège de plusieurs instances de la Francophonie se trouve au Vietnam : le Crefap [3] à Hô Chi Minh-Ville, le bureau Asie-Pacifique de l’AUF [4] et celui de l’AIF [5] à Hanoi… Quant à la langue française, malgré la tendance presque universelle à préférer l’apprentissage de l’anglais, le français connaît différents statuts dans les établissements scolaires du Vietnam. Tous ces efforts contribuent à assurer une certaine promotion de la langue française.

Espace francophone et mondialisation

17Dans ses rapports avec les pays ayant le français en partage, l’attitude à adopter pour le Vietnam serait toujours celle qu’il a eue depuis plusieurs décennies : vivre son identité dans l’altérité et la diversité, tout en accentuant son rôle actif dans la médiation entre l’espace francophone et l’Asie-Pacifique. Il doit par ailleurs se garder de tomber dans un nouveau malinchismo culturel, mettant en position haute la France : nous sommes différents, mais non supérieurs ou inférieurs à l’Autre. Chacun avec sa couleur locale, comme dans une palette de grand maître, contribuerait à diversifier l’espace francophone et à en faire un tableau riche de couleurs, de nuances et d’harmonie.

18Enfin, il serait souhaitable que les pays francophones soient solidaires pour une autre vision de la mondialisation et pour une action en faveur de l’adoption par l’Unesco, en 2005, d’une convention sur la diversité culturelle. Car la mondialisation peut être aussi bien un risque qu’une chance : une intégration pure et dure effacera les différences et anéantira le propre de chacun, mais, effectuée avec prudence et sagesse, dans le respect de la diversité culturelle, elle contribuera à enrichir l’identité de chaque communauté, de chaque pays.

19Je me permets d’emprunter l’expression du poète haïtien René Depestre pour formuler ce voeu : que chaque être humain, francophone ou non, soit un « homme-banian », portant en soi ses racines, et que toute civilisation, d’Europe, d’Asie, d’Amérique, d’Afrique ou d’Océanie, soit une « civilisation-banian », et l’humanité sera un tableau aux mille couleurs, un orchestre constitué d’instruments de toutes origines.

Notes

  • [1]
    Malinchismo : terme utilisé par les Mexicains, à partir du nom de la belle Indienne « la Malinche », de l’époque de la découverte de l’Amérique, pour désigner l’adulation aveugle des valeurs occidentales, et qui caractérise aussi un sentiment d’infériorité face à une autre culture.
  • [2]
    Asian-European Parlementary Participants.
  • [3]
    Centre régional francophone d’Asie-Pacifique.
  • [4]
    Agence universitaire de la Francophonie.
  • [5]
    Agence intergouvernementale de la Francophonie.
Français

Cet article se présente comme un questionnement sur l’attitude à prendre, de la part d’un pays francophone tel que le Vietnam, « lourd » de son passé colonial, et attentif à « rattraper » le train en marche de l’humanité entière, après tant de péripéties et de retard connus durant et à cause de ses temps de guerre. Attitude à adopter envers soi-même, envers l’Autre et l’autre culture. Pour ce, il s’appuie sur les quelques notions de l’interculturel, analyse la façon dont le Vietnam a su gérer ses rapports à soi et à l’Autre, d’hier à aujourd’hui, et propose une attitude à adopter pour chaque pays, dans l’espace francophone et face à la mondialisation.
Ce questionnement se veut d’être une voix parmi d’autres et non la seule voix représentative du Vietnam.

Mots-clés

  • identité
  • altérité
  • diversité
  • culture en mutation
  • métis culturel
  • esprit de synthèse
  • esprit analytique
  • malinchismo culturel
  • espace francophone
  • mondialisation
  • passé colonial

Références bibliographiques

  • Abdallah-Pretceille M., Vers une pédagogie interculturelle, Paris, Anthropos, 1996 (1986).
  • Todorov T., La Conquête de l’Amérique, Paris, Seuil, 1982.
Anh Nga Pham Thi
Anh Nga Pham Thi, formateur et enseignante à l’École normale supérieure de Hué, Vietnam.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/9501
Pour citer cet article
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