CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1La mobilité internationale des personnes hautement qualifiées apparaît aujourd’hui comme une question cruciale pour beaucoup de pays, dont la France et bon nombre de ses partenaires. Souvent connoté de façon négative sous les termes de fuite des cerveaux ou d’exode de compétences, parfois perçu comme un échange de talents et une fertilisation croisée, le phénomène se révèle à tous comme un trait marquant de la mondialisation en cours. La circulation accélérée d’élites intellectuelles de plus en plus cosmopolites et transnationales atteint peut-être le point de fusion de la fameuse société globale fondée sur les savoirs... Serait-ce naturellement un point fixé sur un pôle attracteur anglo-saxon et où se dissoudraient les identités nationales et culturelles dans la grande matrice de la metropolis technoscientifique ? Rien n’est moins sûr, car l’émergence récente de diasporas scientifiques – groupes de chercheurs et ingénieurs expatriés œuvrant au développement de leurs pays d’origine – témoigne a contrario d’une projection identitaire dans le futur et dans la dispersion, loin d’un centre unique et d’un repli sur le passé. Le monde francophone, espace de circulation de savoirs et de leurs détenteurs, constitue un milieu propice à ces dynamiques originales.

Flux de compétences et francophonie

2Se faire une idée précise des flux de compétences dans le monde – a fortiori concernant la francophonie en particulier – n’est guère chose aisée. Pourtant, les statistiques les plus récentes de l’Unesco relatives aux étudiants étrangers permettent à ce propos des approximations fort intéressantes. On sait, en effet, de source sûre que la mobilité estudiantine et celle des professionnels sont liées en bien des points. Or, on constate que l’intensité des échanges entre les divers pôles de l’espace francophone et avec la France en particulier est supérieure à celle que connaissent d’autres régions de la planète, et notamment concernant le monde anglophone. Ainsi, le Maroc envoie vers la France, la Belgique et le Canada plus de 25 000 de ses 36 600 étudiants à l’étranger. Les autres pays du Maghreb ont des effectifs moindres, mais une proportion même supérieure : 61 % (5600 personnes) de ceux originaires de la Tunisie sont en France et ce taux pour l’Algérie s’élève à plus de 85 % (17000 personnes). Les chiffres concernant l’Afrique subsaharienne sont de 3 500 étudiants pour les Sénégalais (70 % de ceux à l’étranger), 3 200 pour les Camerounais, 2 200 pour les Congolais (68 %), 2 100 pour les Malgaches (80 %), seulement 900 pour les ressortissants de la RDC (mais 2 500 en Belgique), etc. (Bocquier, 2003). Si l’on rapporte ces chiffres à ceux de pays anglophones comparables, en Afrique, on constate par exemple que le Nigeria, l’Égypte ou l’Afrique du Sud, avec des populations étudiantes numériquement plus importantes que les pays francophones, ont des effectifs relativement modestes aux États-Unis ou au Royaume-Uni (entre 1 700 et 4 600 personnes). De plus, ces groupes traditionnellement anglophones se retrouvent minoritaires en ces lieux, face à l’afflux d’étudiants étrangers de groupes linguistiques différents, chinois pour le premier et européens pour le second.

3En définitive, ces chiffres montrent bien une intensité prononcée de la circulation dans la zone francophone et une homogénéité (toute relative) de ce milieu, comparativement. Les liens étroits entre l’Afrique et la France (et la Belgique dans une moindre mesure) se manifestent sous deux aspects. En France, un peu plus de la moitié des étudiants étrangers proviennent de pays africains tandis que pour ces derniers ils représentent souvent plus des deux tiers, voire les trois quarts de ceux qui s’expatrient. Cette probabilité et cette fréquence de liens entre pays francophones comparées à celles avec des pays tiers – caractérisant la « densité », en théorie des réseaux – se distinguent de l’hétérogénéité relationnelle des grands pays anglo-saxons récepteurs. La langue de ces derniers pays – langue véhiculaire de la science et de la technologie internationales – joue moins le rôle de sélecteur et de vecteur (porteur et orienteur) de ces relations. Les réseaux y sont donc plus ouverts, mais moins denses, sur un plan global. Ils tendent moins à tisser une communauté qu’à conformer une constellation. Considérant les processus de déliaison (Castel, 2002) ou de liquéfaction (Bauman, 2000) œuvrant à tous les niveaux dans les processus de mondialisation, l’option « communautaire » semblerait a priori vouée à une dissolution progressive et à un avenir moins radieux qu’un assemblage modulaire susceptible de recompositions multiples. Pourtant, les faits ne confirment pas cette évolution dans la période récente. Le déplacement des flux des étudiants d’Afrique de l’Ouest vers les États-Unis d’Amérique plutôt que vers la France et l’Europe – tant annoncé depuis la fin des années 1980 – n’a pas (pas encore ?) eu lieu. Les chiffres de la fin de la décennie 1990 exposés ci-dessus le montrent avec précision. Cette résilience de la communauté francophone – entendue comme un treillis réticulaire évolutif, mais relativement stable – atteste d’une certaine vitalité, d’une dynamique qui l’active et joue la coalescence contre les effets dissolvants. Elle témoigne d’une rémanence des liens vécus, parallèlement à des tendances dissipatives, au cœur des processus de mondialisation.

L’émergence des diasporas scientifiques et techniques (DST)

4La constitution récente de groupes de chercheurs et d’ingénieurs expatriés, originaires d’un même pays ou d’une région commune, participe d’un mouvement semblable. Ce sont parfois de véritables diasporas scientifiques et techniques (DST) qui ont émergé à partir des années 1990, réunissant des ressortissants hautement qualifiés de pays du Sud travaillant dans ceux de l’OCDE. Généralement organisées sur une base associative, elles sont souvent animées par un même objectif : contribuer à distance au développement des lieux d’origine. Leurs actions sont multiples et vont de l’échange d’information spécialisée avec les collègues restés au pays, au transfert de technologie, en passant par le tutorat d’étudiants avancés dans les laboratoires du Nord où sont insérés les expatriés, jusqu’à la participation ponctuelle de ces derniers à des sessions de formation dans les universités d’origine ou à la réalisation de projets de recherche ou de développement conjoints, comportant des phases tantôt virtuelles, tantôt concrètes. Plus d’une centaine de ces réseaux scientifiques diasporiques ont été identifiés lors d’un récent état de l’art dont les résultats sont aujourd’hui disponibles (Barré et al., 2003). La taille, l’éventail d’activités, le nombre de pays couverts, l’organisation, la pérennité et les objectifs de ces réseaux varient grandement. Le « réseau Caldas des chercheurs et ingénieurs colombiens à l’étranger » possédait quelques centaines d’inscrits dans plusieurs « nœuds » locaux aux États-Unis et en Europe. Le réseau Sansa (South African Network of Skills Abroad) rassemble plus de 2 500 membres répartis dans 65 pays du monde. Les nombreuses associations indiennes et chinoises regroupant plusieurs milliers de membres (American Society of Engineers of Indian Origin, Chinese Association of Science and Technology-USA, par exemple) sont particulièrement actives aux États-Unis avec la bénédiction et parfois le soutien actif de leur pays d’origine. Les Marocains ou les Tunisiens ont également plusieurs associations d’expatriés hautement qualifiés, certaines francophones et d’autres présentes sur les campus nord-américains (MARS/Morrocan Association of Researchers and Scientists Abroad, Tunisian Scientific Consortium, Association des chercheurs enseignants tunisiens de France). Les biologistes algériens expatriés ont fondé un réseau disciplinaire (Algebio), etc. Toutes ces initiatives sont nées avec l’avènement des réseaux informatiques – Bitnet au tournant des années 1980-1990, puis Internet dans la foulée. Ces nouveaux supports de communication ont, en effet, catalysé des efforts auparavant dispersés. Ils ont à la fois directement permis l’identification, la localisation et la mobilisation des membres potentiels et fourni un espace commun d’échange et de travail. Ils forment le creuset de l’identité du réseau, le seul lieu intégralement partagé, quel que soit l’endroit physique où ils se trouvent, le medium universel des membres aussi bien pour des messages émotionnels et nostalgiques sur le pays que pour des usages instrumentaux et opportunistes quant à des besoins particuliers. Pourtant, ces diasporas ne sont pas le fruit d’un déterminisme technique unilatéral. Outre les réseaux inédits de communication à distance, c’est aussi la co-présence croissante de professionnels du Sud expatriés, de même origine ou très proche, dans les pays hautement industrialisés ainsi que leur prise de conscience du rôle accru des savoirs dans le développement socio-économique qui ont induit les expériences de diasporas intellectuelles contemporaines (Meyer et al., 2001).

Les DST des partenaires de la France

5Chez les partenaires de coopération privilégiée de la France, appartenant à la ZSP – zone de solidarité prioritaire, définie par le ministère français des Affaires étrangères et incluant de nombreux pays francophones –, les expériences sont très disparates. Les expatriés des pays du monde arabe et méditerranéen se sont tôt engagés dans la construction de réseaux DST, à l’instar des scientifiques asiatiques ou latino-américains aux États-Unis. En revanche, le mouvement s’est plus tardivement enclenché en Afrique subsaharienne francophone. Mais il s’est notablement accéléré depuis le début de la décennie avec une incitation très forte de certains États africains ainsi que d’organisations internationales. Surtout, l’activisme des expatriés en faveur du développement de leurs pays d’origine semble particulièrement élevé dans ces réseaux concernant la ZSP, comparativement à ceux visant d’autres régions du monde (Turner et al., 2003). Ces ressortissants professionnels de haut niveau s’y identifient moins par un passé abstrait et lointain que par une action développementale concrète, un projet collectif pour un futur duquel ils se sentent partie prenante de par leurs capacités cognitives, techniques et sociales exprimées par et grâce à la situation d’expatriation (Fibbi et Meyer, 2002). Mus collectivement par le sentiment d’une contribution à l’avenir, à travers les activités de savoir qu’ils exercent, ces expatriés forgent une identité diasporique projective plutôt que rétrospective ou originaire. C’est ainsi que le projet de contribution déborde volontiers le cadre national et qu’il se conçoit, par exemple, dans un espace régional. Les réseaux diasporiques africains transcendent souvent les nationalités d’origine de leurs membres et offrent l’occasion d’un néo-panafricanisme. À la différence des mouvements passés liés à la décolonisation, il est apolitique ou plutôt non institutionnel et vise moins à la libération qu’au développement, dans une approche pragmatique et technique plutôt qu’idéologique (Sall, 2003). La diaspora ne doit ainsi pas être perçue comme un sursaut communautariste, une contraction groupusculaire, mais plutôt comme une récréation identitaire sur une base élargie, inclusive. Les scientifiques latino-américains aux États-Unis démontrent d’ailleurs cela, tout comme les intellectuels africains en France : « À Manhattan, comme scientifiques expatriés et membres du réseau Caldas [cf. supra] nous organisions des campagnes de prévention contre le sida, en espagnol, pour tous les latinos et pas seulement pour la communauté colombienne [1]. » La communauté de langue, associée à la situation d’expatrié, constitue l’occasion d’une ampliation de l’identité, en construction autour d’un projet commun, d’une contribution concrète au développement des régions d’origine.

Les balbutiements d’une nouvelle politique de coopération intellectuelle

6Les DST suscitent aujourd’hui un engouement certain. Elles apparaissent comme un possible antidote à l’exode des compétences de plus en plus prononcé qui accompagne l’avènement d’une division internationale cognitive du travail. Pourtant, elles constituent une option politique exigeante. Le ministère français des Affaires étrangères a choisi – avant tout autre organisme dans le monde – d’explorer cette option de façon systématique en demandant à des experts internationaux de faire le point sur le sujet et de proposer des recommandations ou conseils en vue d’applications. Les conclusions du rapport invitent clairement à développer soigneusement cette option « diaspora », par une politique publique adéquate (Barré et al., 2003). La perspective est celle d’une gouvernance éclairée, où les initiatives de la société civile – en l’occurrence les DST – seraient judicieusement accompagnées, mais non suscitées par l’État. Ce dernier faciliterait, par la création, par exemple, d’un incubateur des diasporas, la mise en réseaux et le lancement de projets entre les chercheurs expatriés et les pays partenaires dont ils sont originaires. Ce dispositif léger d’une coopération scientifique et technique médiatisée par les diasporas – complémentaire et non nécessairement substitutif des programmes existants – requiert une gestion stratégique fine. Après leur inspiration initiale, c’est de celle-ci que les pouvoirs publics doivent maintenant se donner les moyens, s’ils veulent pouvoir réaliser leur objectif de codéveloppement scientifique, technologique et autre avec les partenaires proches de la France et de l’Europe. L’enjeu est de taille : selon une analyse prospective très récente, demain 70 % des étudiants du monde seront asiatiques – dont 50 % d’Indiens et de Chinois (Davis, 2004). La plupart d’entre eux aujourd’hui à l’étranger sont aux États-Unis d’où ils impulsent des projets de recherche et de développement avec des centres d’excellence de leurs pays d’origine pour le plus grand bénéfice des technopoles de Bangalore, Shanghai et… d’entreprises de la Silicon Valley. Il serait historiquement absurde que la Francophonie ne sache pour sa part cultiver et faire fructifier – d’une manière évidemment originale – les liens intellectuels globaux tissés de longue date, dans une perspective renouvelée.

7En effet, la situation est évidemment fort différente pour ce qui concerne les rapports de la France avec l’Afrique, par exemple. Actuellement, les organisations et communautés académiques sub-sahariennes sont exsangues dans une majorité des pays de la zone et leurs capacités de création scientifique et technique extrêmement limitées (Waast, 2003). Les réseaux de la diaspora devraient par conséquent viser à (re)constituer un tissu à partir des lambeaux existants localement ainsi que de nouveaux pôles (centres ou réseaux régionaux, par exemple) et – dans un deuxième temps – élaborer des programmes conjoints plus ambitieux et aux bénéfices partagés. Une telle stratégie requiert une politique volontariste de capacity building à laquelle la diaspora peut activement participer, mais qu’elle ne saurait assumer seule. Des investissements financiers, mais aussi organisationnels et politiques, sont nécessaires tant de la part des pays d’accueil que d’origine.

8Ces efforts ont commencé. Les initiatives de la diaspora africaine hautement qualifiée se font plus nombreuses et parfois même pressantes, en Belgique par exemple. Une intervention organisée des États francophones, soutenant les initiatives de la société civile africaine constituée en diaspora, est souhaitable. Il y a là une différence par rapport au gouvernement fédéral américain dont l’intervention n’est pas nécessaire vis-à-vis des partenaires indiens et chinois. Cette différence de situation ne représente pas seulement une contrainte, mais aussi une opportunité : celle que les actions de la diaspora ne soient pas circonscrites à quelques entreprises bénéficiaires, mais servent à l’intérêt général. En effet, dans les cas asiatiques, les clones des firmes nord-américaines implantées par la diaspora restent des enclaves circonscrites et la polarisation locale subsiste. Les effets diffusants demeurent limités et la population réclame une redistribution des fruits d’un progrès technique jugé trop concentré (Dickson, 2004). À travers l’espace francophone, c’est une approche multilatérale et centrée sur la coopération que les diasporas peuvent servir, plus qu’un marché aux transactions bilatérales. Or, dans une société et une économie mondiales basées sur les savoirs, ces échanges croisés, cette circulation multipolaire sont créateurs des externalités positives indispensables aux milieux innovants où puisent tous les acteurs concernés. Cette approche est donc parfaitement synchrone avec certaines tendances de l’évolution contemporaine dans une vision – plus maussienne que riccardienne – où les retours sont différés et médiatisés et n’en tissent ainsi que mieux le lien social – aujourd’hui plus que jamais – global.

Note

  • [1]
    Interview d’un biologiste colombien expatrié, chercheur de la Rockefeller Foundation, détenteur d’un statut de résident permanent au titre de scientifique de qualité exceptionnelle.
Français

Les diasporas d’intellectuels expatriés qui émergent aujourd’hui en réponse à l’exode de compétences du sud vers le nord constituent une option nouvelle, prometteuse mais exigeante. Le monde francophone, espace de circulation de savoirs et de leurs détenteurs, constitue un milieu propice à ces dynamiques originales. Pour les réaliser, une politique éclairée et une gestion stratégique fine sont requises. La première a débuté avec succès ; la seconde est maintenant indispensable.

Mots-clés

  • diasporas
  • science et technique
  • expatriés
  • identité
  • développement

Références bibliographiques

  • En ligneBarre R., Hernandez V., Meyer J.-B. et Vinck D., Diasporas scientifiques/Scientific Diasporas, Paris, IRD Éditions, 2003.
  • Bauman Z., Liquid Modernity, Blackwell Publishers, Oxford, 2000.
  • En ligneBocquier Ph., « L’importance relative de la fuite des cerveaux : la place de l’Afrique subsaharienne dans le monde », in Barre R. et al., 2003.
  • Castel R., L’Insécurité sociale : qu’est-ce qu’être protégé ?, Paris, Le Seuil, 2003.
  • Davis D., « Global student mobility : forecasts of the global demand for international higher education », IAU Newsletter (Unesco), vol X, n° 1-2, janvier-février 2004, p. 8-9.
  • Dickson D., India’s New Challenges on Technology Policy, 2004, [http:www.scidev.net/editorials].
  • En ligneFibbi R. et Meyer J.-B., « Le lien plus que l’essence », Autrepart, n° 22, p. 5-20.
  • Meyer J.-B., Kaplan D. et Charum J., « Scientific nomadism and the new geopolitics of knowledge », International Social Sciences Journal/Revue internationale des sciences sociales, n° 168, p. 170-185.
  • En ligneSall B., « Formation des diasporas africaines en Europe et relations problématiques avec les pays d’origine », in Barre R. et al., 2003.
  • En ligneTurner W., Henry C. et Gueye M., « Diasporas, Development and ICTs », in Barre R. et al., 2003.
Jean-Baptiste Meyer
Jean-Baptiste Meyer, membre de l’Institut de recherche pour le développement, université de Montpellier I.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/9574
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