CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Toute réflexion sur la francophonie, ses lieux et ses modalités d’expression, la diversité culturelle qu’elle représente dans le contexte contemporain d’uniformisation mondiale, etc., ne peut négliger la prise en compte des conditions sociohistoriques de sa mise en place. En effet, l’influence présente de la langue française à travers le monde résulte de confrontations politiques et culturelles passées entre des modèles français véhiculés dans le cadre d’une expansion coloniale et des situations locales préexistantes à ce « déploiement ». Elle résulte également de dynamiques culturelles complexes élaborées dans des sociétés où les populations, déracinées de leurs terres d’origine, ont dû « composer » avec les modèles français (politique, religieux et linguistique) et reconstituer leur univers social dans des contextes parfois très violents pour certaines franges de la population (cf. l’esclavage et l’engagement de travailleurs prétendument « libres »). Ces diverses situations sociétales engendrent des appréhensions et des usages spécifiques de la langue française dans les sociétés francophones. Menacée ou persistante selon les sociétés où elle est présente aujourd’hui, la francophonie a été – et reste – l’objet de rapports de force dans ces mêmes sociétés. L’analyse de sa pratique met en jeu les questions de cohabitation culturelle, de gestion de l’altérité, de statut des langues employées et, du coup, des statuts associés à l’adoption individuelle de tel ou tel registre linguistique de communication.

2Hors du territoire métropolitain, la langue française est pratiquée dans des sociétés où les modèles culturels sont multiples, voire dans des sociétés où les origines ethniques sont diverses : les sociétés dites « multiculturelles ». Or, ces sociétés sont généralement des sociétés où une culture exhibe et induit un modèle principal. Si les membres de cette culture dominante parlent en principe uniquement la langue officielle de la société, les membres des sous-cultures doivent souvent mettre en œuvre au moins deux langues, notamment lorsque celle qu’ils apprennent et pratiquent dans l’espace domestique est différente de celle de la société globale. La langue peut donc faire l’objet d’usages contextuels selon les situations sociales dans lesquelles les personnes sont impliquées. Dans les sociétés multiculturelles, la langue est plus qu’un outil de communication symbolique : elle révèle (volontairement ou non) des choses sur ceux qui parlent. Associé à l’origine ethnique, à l’éducation et, parfois, à l’engagement politique, l’acte de parole joue un rôle important dans l’organisation du sens au sein de ces sociétés.

3La dialectique continuelle entre langue, culture et société est particulièrement évidente à l’île de la Réunion. Après être passée du statut de colonie française à celui de département « français » en 1946, cette petite société pluriculturelle de l’océan Indien offre un exemple intéressant de complexité culturelle et linguistique mettant en jeu la francophonie. Nous allons le voir plus précisément avec la situation des originaires de l’Inde du Sud dans l’île.

4Pour comprendre la situation linguistique actuelle à la Réunion, il est nécessaire de retracer brièvement « l’histoire de la langue » dans cette société. À la fin du xviie siècle, l’État français décida d’y établir une colonie pour produire du sucre (Legen, 1979). Des esclaves furent importés d’Afrique, notamment du Mozambique et de Madagascar, pour travailler dans les plantations de canne à sucre. La population de la Réunion (alors île Bourbon) était d’abord divisée en deux catégories très différentes : les propriétaires fonciers français d’un côté, les esclaves africains et malgaches de l’autre. Si les maîtres blancs parlaient français, les esclaves perdaient rapidement leur langue originale. Dans des conditions de vie particulièrement dures, ils développèrent dans leurs interactions avec les maîtres et contremaîtres une langue spécifique largement dérivée du français : le créole.

5Le créole est également devenu la langue des Blancs qui sont arrivés trop tard pour acquérir des terres et qui se sont repliés dans les trois cirques intérieurs de l’île avec un statut économique très proche des esclaves. Le français, parlé par une petite portion de la population (les strates supérieures), resta la langue écrite officielle de la société, la langue de la puissance juridique, tandis que le créole devint la langue de la soumission, adoptée par la population subalterne. Le créole était – et est toujours – un dialecte basé en grande partie sur la langue française, produit de l’interaction verbale entre les propriétaires fonciers blancs et leurs esclaves. Cette langue s’est développée sur la base du français qui l’a précédé. Ce fait a toujours des incidences sur la situation linguistique et sociale à la Réunion aujourd’hui, même si le créole possède des mots caractéristiques et parfois une syntaxe spécifique.

6Après l’abolition de l’esclavage, en 1848, la majorité des affranchis cessèrent de travailler pour les propriétaires fonciers blancs et ceux-ci durent trouver une autre main-d’œuvre pour travailler dans leurs plantations. De nombreux Indiens, principalement en provenance de l’Inde du Sud, furent progressivement importés à la Réunion afin de remplacer les esclaves dans les plantations de canne à sucre. La politique française visant à « civiliser » les populations qu’elle contrôlait, les engagés indiens durent peu à peu éviter de trop afficher leur différence. Ils ne purent pas pratiquer librement leurs rituels hindous dans l’île (ce qui était pourtant une des clauses de leur contrat) et furent contraints d’adopter le christianisme, de porter les vêtements occidentaux et de parler la langue associée à leur statut.

7Classés dans les strates inférieures de la population, les engagés indiens durent apprendre le créole. Cette langue, qui n’était pas la langue officielle, était déjà la plus communément parlée dans la colonie. Ce fut la première langue que les nouveaux immigrés d’ascendance indienne devaient apprendre. L’appropriation du créole par cette nouvelle composante de la population enrichit ce dialecte et de nombreux mots de tamoul s’ajoutèrent au lexique créole qui contenait déjà des mots d’origine malgache (Carayol et al., 1984, 1989). Comme le fait de dissimuler des modalités d’être indiennes facilitait l’insertion dans la société, la langue tamoule (qui était parfois simplement interdite par les propriétaires fonciers) fut progressivement perdue, notamment pour les deuxièmes générations issues d’unions mixtes.

8L’emploi du créole et la perte du tamoul par les engagés et leurs descendants constituent un témoignage linguistique des ajustements de cette population dans la structure sociale préexistante de la société coloniale. Ceux qui s’établirent dans l’île après la fin de leur contrat s’insérèrent dans la population générale. À la fin du siècle dernier, les enfants des engagés acquirent automatiquement la citoyenneté française à la Réunion. Comme la majorité de la population de l’île, ils étaient des « Réunionnais citoyens français » parlant le créole comme première langue.

9Du point de vue anthropologique, il est intéressant de constater que la disparition de la langue tamoule dans cette population d’origine indienne n’a pas impliqué la fin des représentations, des formes de pensée et des pratiques tamoules. Médiatisées par le créole et, à un moindre degré, par le français, celles-ci ont persisté dans la sphère privée. Les personnes à l’ascendance ethnique endogame ont conservé de nombreuses manières originelles de penser, notamment à travers des proverbes et des maximes se référant aux aînés et à leurs conseils, ceci dans les deux langues adoptées. Des notions telles que la propreté, la pureté, l’honneur, la protection, la dévotion, le sacrifice, le destin, la distinction et la séparation des choses, la propitiation, le mauvais œil, la dépendance et la hiérarchie sont encore constamment mentionnées ou implicitement présentes dans la vie quotidienne (Ghasarian, 1991). Ceci prouve qu’un système spécifique de valeurs et d’idées peut persister en dehors du contexte de sa langue originelle d’expression. Les sociétés multiculturelles créent souvent ce genre de disjonction entre la langue et la culture.

10À la fin du xviiie siècle et au début du xxe siècle, un certain nombre de Chinois et de Gujaratis musulmans arrivèrent dans l’île pour faire du commerce. Si les circonstances de l’immigration de ces populations diffèrent de celle des Africains, des Malgaches et des Hindous, les Chinois et les Gujaratis durent également parler créole pour s’adapter à leur société d’accueil. Leur arrivée et leur intégration n’a pas changé la stratification linguistique de base de la société coloniale. Tout comme la population hindoue, la deuxième génération, sous la pression culturelle de la société globale, n’a plus parlé la langue maternelle de ses ancêtres. Pour pratiquement tous les immigrés non métropolitains, le créole fut la première langue à apprendre et pratiquer dans l’île. La disparition de la langue originelle parmi les Africains, les Malgaches, les Petits-Blancs, les Tamouls, les Chinois et les Gujaratis est également due aux nombreux inter-mariages qui se sont produits dès le début de l’implantation à la Réunion.

11Historiquement, le français a toujours été la langue officielle employée par l’administration et par l’Église catholique à la Réunion. Depuis 1946, lorsque le statut de l’île est passé de celui de colonie à celui de département et lorsque la plupart des infrastructures de la France commencèrent à y être développées, le français est devenu la langue de l’enseignement général. Cependant, aujourd’hui encore, cette langue n’est pas parlée par la majorité des gens dans la sphère domestique. C’est indéniablement une deuxième langue dont l’apprentissage commence principalement lors de la deuxième socialisation, à l’école (Lauret, 1985). Pour la majeure partie de la population réunionnaise dans l’île, le créole, intériorisé pendant la première socialisation, dans la famille, est la langue maternelle. C’est la langue de l’émotion, employée avec les parents et lors des interactions informelles hors de l’espace domestique.

12Langue officielle de ce département, le français est cependant partout dans la société. Sous sa forme écrite, c’est la langue de la loi et de tout ce qui implique la puissance politique. Il est également parlé dans les sphères administratives, dans les bureaux, à la radio, à la télévision, etc. Principalement appris à l’école, dans une logique longtemps néocoloniale, il l’était de façon autoritaire et avec des sanctions lorsque l’interdit de parler créole dans les murs de l’institution scolaire était enfreint par les enfants. Ces derniers étant inhibés par une double contrainte : ne pas devoir parler créole et ne pas pouvoir parler français. Dans ce champ symbolique (au sens de Bourdieu), la maîtrise du français démontre un « niveau d’éducation », en référence aux modèles français intériorisés. Comme la langue française est dans chaque institution de la société, chacun sur l’île lit et comprend généralement le français de base. Pourtant, seule une fraction de la population peut réellement le parler avec aisance. L’utilisation du français place donc depuis longtemps dans une position valorisée, particulièrement lorsqu’on interagit avec quelqu’un qui ne le maîtrise pas véritablement. L’expression créole faire l’embarras (c’est-à-dire créer une gêne) employée pour stigmatiser les Réunionnais qui s’expriment en français afin de se positionner statutairement vis-à-vis de ceux de leurs congénères qui ne maîtrisent pas cette langue, est à ce sujet significative. La capacité ou l’incapacité de parler français traduit ainsi une certaine stratification dans la société. Les interactions et les conversations quotidiennes fonctionnent avec ce critère implicite. Ce trait linguistique explique pourquoi les Français métropolitains, visitant l’île où y vivant, se placent – et sont placés par la population réunionnaise – dans une position implicite de supériorité, simplement parce qu’ils parlent couramment français. Bien que ce phénomène ne soit pas forcément conscient ni vécu comme tel de part et d’autre, il alimente les distinctions internes entre les habitants de l’île.

13Il y a ainsi deux catégories de population qui utilisent la langue française à la Réunion : une petite proportion de personnes originaires de France métropolitaine (approximativement 5 %) qui parlent « naturellement » le français comme langue maternelle ; et les insulaires qui parlent à peine le français en dehors des contextes formels dans lesquels ils sont impliqués dans la société. Pour cette population générale, le français est bien une deuxième langue qui, bien qu’elle soit présente partout où sont en jeu le pouvoir et le statut dans la société, n’est pas facile à maîtriser parce qu’elle n’est pas pratiquée régulièrement.

14C’est parmi les membres de la population qui peuvent parler le français, notamment en raison d’une bonne formation à l’école, que l’on trouve une fréquente utilisation stratégique du français. Selon ce qui est en jeu dans la situation, les personnes peuvent utiliser cette langue quand elles veulent se placer dans une position de supériorité. Parler français peut ainsi procurer un certain prestige parmi ses congénères, car cela envoie une information implicite sur son éducation et son statut. Ce pattern fonctionne lors de l’interaction entre les insulaires, déjà évoquée plus haut, mais non avec des personnes nées en France (métropolitains ou zoreils en créole). Dans ce dernier cas, la pratique du français ne sous-entend aucune supériorité, car c’est la langue de communication attendue.

15À la Réunion, après quelques mois de résidence, les métropolitains s’habituent peu à peu aux nouveaux sons et à la nouvelle syntaxe et sont en mesure de comprendre le créole dans son ensemble. Cependant, un problème psychologique peut se faire jour quand il s’agit de le parler. En effet, le créole est assez proche du français et un métropolitain qui s’efforce de le parler peut éprouver le sentiment de parler un « petit français », plein « d’erreurs ». En outre, toute la population vivant à la Réunion a ses origines hors de l’île. Ceci explique pourquoi le modèle dominant – celui de la puissance coloniale et post-(ou néo ?) coloniale – est celui qui est le plus valorisé. Une manifestation de la valorisation de la langue française et, implicitement, des manières françaises est illustrée par l’effort que la classe moyenne, à la Réunion, réalise souvent pour encourager ses enfants à parler français à la maison, même si les parents ne parlent eux-mêmes pas très bien cette langue et s’expriment toujours en créole entre eux. Ainsi, pour les personnes qui ont appris le créole lors de leur première socialisation, le français est la langue associée au statut supérieur. Dans la même logique, l’utilisation du créole dans des contextes publics suppose une certaine carence en matière d’éducation chez les personnes concernées.

16En dépit de ce contexte idéologique, depuis les années 1970 quelques intellectuels locaux réclament une identité spécifique et préconisent l’usage du créole au lieu du français dans la vie quotidienne à la Réunion. Ils revalorisent le créole en écrivant sur sa littérature (Armand et Chopinet, 1984) et, pour certains, en l’utilisant dans des lieux publics (à la télévision, à la radio, à l’université, etc.). Auparavant, le seul espace où l’emploi publique du créole n’était pas déprécié était celui des chansons populaires (Séga et Maloya). Ces intellectuels, maîtrisant parfaitement le français et pour la plupart éduqués en France (certains enseignant la littérature française aujourd’hui à l’université de l’île), écrivent également des romans et de la poésie en créole. Leur position idéologique a progressivement justifié et revalorisé l’usage du créole dans le discours politique. Le créole comme langue est également employé pour définir une « identité créole », distincte de l’identité française (Gauvin, 1977). Les leaders intellectuels locaux préconisent également le créole à l’école. Il reste, et c’est un détail intéressant, que la majeure partie des insulaires ne souhaitent pas que leurs enfants reçoivent un enseignement en créole à l’école. Cette position rend compte du décalage qui existe entre une nouvelle génération d’intellectuels et la population globale, conditionnée par l’idéologie dominante qui place le français au-dessus du créole. Pour la plupart des parents, l’utilisation du créole à l’école ne favoriserait pas l’acquisition d’une bonne éducation et, par conséquent, l’obtention d’un statut plus élevé dans la société.

17Il est important de souligner que le débat qui a lieu sur l’île n’oppose pas ceux qui parlent créole à ceux qui parlent français, mais deux catégories de personnes parlant créole : ceux qui maîtrisent le français et préconisent le créole et ceux qui ne parlent généralement pas très bien le français, mais envisagent cette langue comme un moyen pour acquérir un meilleur statut et vivre mieux (au moins pour leurs enfants). Les métropolitains (notamment les personnes éduquées) vivant dans l’île ont une tendance croissante à respecter le créole comme une langue exprimant une « identité spécifique ». Cependant, cette attitude, qui peut même conduire certains d’entre eux à faire l’effort de parler créole lorsqu’ils interagissent avec les insulaires, peut produire des malentendus culturels, notamment parce qu’elle néglige les positions sociales et les motivations des autres lors de l’interaction.

18Les ajustements linguistiques sont une pratique quotidienne commune des personnes utilisant une langue non dominante dans beaucoup de sociétés multiculturelles. À l’heure où la francophonie est en débat, la prise en compte de ces ajustements linguistiques quotidiens dans la société réunionnaise contemporaine permet de garder à l’esprit qu’un certain nombre de dilemmes existentiels sont associés à l’usage du français dans des sociétés où l’histoire n’a pas été des plus heureuses. Le français y cohabite avec une ou plusieurs autres langues et met en jeu des rapports de force, des positionnements individuels, des reformulations identitaires distinctives (plus ou moins mesurées selon les cas) marqués par les dynamiques socioculturelles passées.

Français

Cet article porte sur l’utilisation contextuelle de créole et du français à l’île de la Réunion dans l’Océan Indien. Il montre comment les enjeux situationnels induisent automatiquement l’utilisation de telle ou telle langue pour communiquer. Il souligne également que l’association commune entre langue et culture n’est pas toujours valable. Ceci est particulièrement évident avec l’exemple des personnes d’origine tamoule vivant dans l’île qui, si elles ont une ascendance endogame, véhiculent un système de valeurs très proche de leurs congénères en Inde du sud, même si elles ne pratiquent plus la langue tamoule.

Mots-clés

  • la Réunion
  • langage
  • Créole
  • français
  • ajustements

Références bibliographiques

  • Armand A. et Chopinet G., Anthologie de la littérature réunionnaise d’expression créole, Paris, L’Harmattan, 1984.
  • Carayol M., Chaudenson R. et Barat C., Atlas linguistique et ethnographique de la Réunion, Éd. du CNRS, vol. I et II, 1984 et 1989.
  • Gauvin A., Du créole opprimé au créole libéré. Défense de la langue réunionnaise, Paris, L’Harmattan, 1977.
  • Ghasarian C., Honneur, chance et destin. La culture indienne à la Réunion, Paris, L’Harmattan, 1991.
  • En ligneGhasarian C., « La Réunion : acculturation, créolisation et réinventions culturelles », Ethnologie francaise, Paris, 32(4), 2002.
  • Leguen M., Histoire de l’île de la Réunion, Paris, L’Harmattan, 1979.
Christian Ghasarian
Christian Ghasarian, professeur à l’Institut d’ethnologie, université de Neuchâtel, Suisse.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/9566
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