CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Le Réseau Asie souhaite un enrichissement des savoirs par la représentation de langues multiples dans ses divers niveaux de communication et notamment par la présence des langues de l’Europe du Sud.

2Le Réseau Asie français a été créé en juin 2001 à la Fondation de la Maison des Sciences de l’Homme avec le soutien de nombreux organismes de recherche. Au cœur de cette initiative, l’idée était de connaître le nombre et la diversité des chercheurs et enseignants – chercheurs sur l’Asie en France – afin de contribuer à développer les recherches et les échanges interculturels asiatiques. Il est important d’avoir la meilleure connaissance possible de la richesse et du dynamisme de cette immense partie du monde dont le rôle économique et politique va croissant.

3Mais le Réseau Asie des experts français n’est qu’une étape dans le projet du développement d’autres solidarités au sein des réseaux d’experts tant en Europe que dans le monde.

4Une vaste base de données regroupant tous les chercheurs, les thèmes de recherche, les publications principales est en cours de constitution. Nous savons donc maintenant qu’il y a environ 1500 personnes en France donnant des enseignements ou effectuant des recherches sur l’Asie, qui regroupe selon les choix des chercheurs une cinquantaine d’aires géographiques et culturelles, allant à l’Ouest jusqu’à l’Afghanistan, à l’Est Extrême jusqu’au Japon, au Sud et au Sud-Est jusqu’à l’Indonésie et à l’Océanie et au Nord jusqu’à la Sibérie extrême-orientale.

5Un site [http://www.reseau-asie.com/], sans cesse mis à jour, montre la vitalité et l’importance de cette communauté de chercheurs. La tenue d’un congrès tous les deux ans met en application les principes directeurs du Réseau Asie qui sont ceux de l’interdisciplinarité et de l’interculturalité. Le premier congrès du Réseau Asie s’est tenu en septembre 2003 et a réuni plus de 500 personnes réparties dans 46 ateliers autour de quelques 200 communications. Le second congrès doit se tenir en septembre 2005.

6Le Réseau Asie des francophones se développe. Deux mille personnes au moins appartiennent à cette famille linguistique.

7Le Réseau Asie s’est donné des objectifs simples de repérage d’une communauté dans le but de faciliter les échanges scientifiques. Déjà, des réunions et des échanges se font entre chercheurs francophones, Belges, Québécois, Suisses, Français, Vietnamiens, Japonais, Chinois… Ouvert à tout expert francophone de l’Asie et selon une première estimation rapide, il compte une communauté d’environ deux mille personnes.

8Il faut souligner que le Réseau Asie s’est créé au moment d’un débat animé, lancé par le ministre de l’Éducation Claude Allègre et qui est celui du statut scientifique de la langue française. Pour mémoire, rappelons que, pour Claude Allègre, l’anglais n’est pas une langue étrangère mais une langue de travail et que, de ce fait, tout scientifique digne de ce nom se doit (ou se devrait) d’écrire et de publier ses articles ou ouvrages en anglais. Force est de constater que, pour ce qu’il est convenu d’appeler les sciences dures comme la physique, la chimie, les publications importantes sont en langue anglaise et c’est sur la base de l’acceptation d’un article dans les grandes revues comme « Nature » ou « Science », par exemple, que se fondera l’autorité d’un chercheur. Les congrès auxquels il participe se déroulèrent le plus souvent avec ses pairs du monde entier en langue anglaise.

9Le Réseau Asie n’a pas été créé pour répondre ou se situer face à la remarque de Claude Allègre. Il n’en reste pas moins vrai que la question maintes fois posée par les chercheurs eux-mêmes, entre autres, montre bien qu’il y a là une vraie question sinon un problème.

10L’anglais est une langue scientifique pour les sciences dites exactes, où les mathématiques jouent un rôle important : que ce soit dans les échanges entre chercheurs, dans les revues importantes ou dans les congrès. Et cela, est-il besoin de le rappeler, est utile. Les chercheurs doivent communiquer entre eux le plus facilement possible et l’idiome dominant des scientifiques en sciences exactes est l’anglais, c’est un fait.

11Pour les Sciences sociales et humaines (SHS), l’emploi de plusieurs langues est un enrichissement qu’il est important de conforter, tandis que l’utilisation d’une seule peut apparaître comme un repli, une réduction. Les mathématiques ne sont pas au cœur du processus cognitif des SHS alors que la connaissance et l’emploi de langues asiatiques, occidentales ou autres l’est.

12Mais en est-il de même pour les Sciences sociales et humaines (SHS) ? Des historiens, sociologues, anthropologues, psychologues, linguistes américains ou britanniques font autorité dans leurs domaines et nombre de leurs ouvrages sont traduits en français. De nombreux spécialistes francophones de sciences sociales ont accès aux travaux de ces derniers directement en anglais.

13Les congrès internationaux anglophones rassemblent des centaines de chercheurs d’une discipline et nombreux sont les Français qui y participent. Peut-on, pour autant, dire que l’anglais est une langue de travail totale pour les spécialistes francophones des sciences sociales et humaines et qu’il est plus « savant » et judicieux de publier directement en anglais ? Une autre précision doit être donnée ici. Il s’agit, au sein des sciences sociales et humaines, d’une communauté dont le champ d’étude est l’Asie. Elle est donc composée de personnes dont la mobilité est une dimension importante de leur métier, mobilité en Asie mais aussi dans de nombreux pays anglophones. L’anglais est une langue de communication sinon de travail mais est-elle la seule ?

14Un autre constat doit être fait au sein de l’Union européenne qui conforte le rôle de la langue anglaise comme langue de travail et de communication. Alors que la langue française est aussi une des langues de travail, les débats en anglais des scientifiques en SHS ont de plus en plus tendance à être présentés comme une dimension normale, naturelle, une nécessaire économie d’échelle au nom d’une rationalité budgétaire toujours à l’œuvre dans ces disciplines. On décide de parler anglais et l’important poste budgétaire qui est celui de la traduction peut être réaffecté ailleurs ou supprimé.

15Les rigueurs budgétaires qui frappent souvent les domaines des sciences sociales viennent donc conforter, d’une certaine façon, la position des tenants de l’anglophonie en SHS. Qu’en serait-il si tous les chercheurs dans les sciences sociales et humaines décidaient de publier totalement en anglais que ce soit des résultats de recherches ou des travaux entrant dans le cadre de la vulgarisation ? Les résultats des recherches des scientifiques en SHS doivent-ils être d’abord ou exclusivement mis à la disposition de lecteurs anglophones afin d’asseoir leur autorité au sein de leurs communautés respectives ? Les travaux des chercheurs payés par l’État français doivent-ils d’abord profiter à des personnes lisant la langue française, que ce soit chez des décideurs ou même chez des particuliers qui ont besoin de ces savoirs ?

16L’emploi d’une ou de plusieurs des langues romanes pour les chercheurs en SHS est important. Force est de constater la sous-représentation des langues de l’Europe du sud dans les travaux sur l’Asie.

17Les membres du Réseau Asie en France utilisent pour la plupart la langue anglaise dans leurs recherches, lectures d’ouvrages, d’articles, participations à des colloques et des ouvrages collectifs.

18Cependant, de l’aveu même de la plus grande majorité des chercheurs dont le français est la langue maternelle, il leur est plus malaisé d’exprimer avec précision et nuance, d’employer les concepts et les références liés à la culture française dans un contexte linguistique anglophone. La richesse et l’impact des travaux s’en trouvent diminués. Que cherche-t-on à dire ? Tout d’abord que les chercheurs appartenant aux langues romanes s’expriment avec moins de pertinence dans les langues du nord, dont l’anglais, que ne peut le faire un collègue appartenant à cette famille linguistique. Le lent recul des langues latines dans les pays latins, s’il était stoppé, voire inversé, permettrait sans aucun doute de voir qu’il est plus facile pour un Français de lire et parler italien par exemple qu’anglais ou néerlandais. Les langues sont porteuses de mots et d’expressions partagées qui sont eux-mêmes riches d’une expérience historique et d’une vision du monde et de valeurs communes.

19Dans des domaines scientifiques où les concepts, l’argumentation, les références culturelles au pays d’origine sont nombreuses mais aussi où la beauté et la justesse de la langue jouent un rôle très important, il faut pouvoir donner aux locuteurs latins la possibilité de s’exprimer avec leurs propres outils linguistiques si l’on veut que « l’ouvrage » puisse de bonne foi soutenir la comparaison avec celui qui s’exprime dans sa propre langue, l’anglais, ou dans une langue moins éloignée de l’anglais que ne l’est le portugais, l’espagnol ou le français.

20Il ne s’agit pas ici, de vouloir « bouter » la langue anglaise, dont l’emploi est très important, au profit d’une autre langue, quelle qu’elle soit, mais de permettre la coexistence d’autres systèmes linguistiques dans le domaine des SHS dans les congrès, les écrits, les échanges. Il faut ajouter aussi qu’on rencontre parfois des chercheurs qui défendent l’emploi d’une seule langue dans leurs échanges avec l’Asie parce que bien souvent ils ne parlent pas de langues asiatiques appartenant à des pays où ils prétendent avoir une expertise. Il y a là une autre population de chercheurs à côté de celle pour qui l’apprentissage des langues asiatiques est une condition nécessaire à l’accès d’une certaine expertise. On trouve bien normal qu’un spécialiste vietnamien ou japonais de la France en parle la langue. Il en est de même en sens inverse.

21Une langue n’est pas neutre et ce qui est dit dans l’une ne peut pas tout à fait être retranscrit dans une autre. Tous les Africains ou les Maghrébins qui utilisent parfaitement la langue française, parlent très souvent en outre trois ou quatre autres langues africaines ou l’arabe. L’utilisation des langues ne peut pas être restrictive, et vouloir imposer la langue française parce qu’on ne parlerait que le français est loin d’être un argument recevable. La plupart des chercheurs qui, en France, travaillent sur l’Asie savent bien que la richesse d’une langue est faite de tous les apports, de tous les limons, venus d’autres langues et que c’est grâce à cela qu’elle est vivante et qu’elle se renouvelle. Francophone oui, mais pas monolingue.

22Pour le développement d’une « bio-diversité » culturelle et linguistique dans les échanges entre les chercheurs.

23En reconnaissant la valeur irremplaçable des langues, le Réseau Asie souhaite que l’on puisse s’exprimer aussi dans d’autres langues occidentales que l’anglais, dont le français ou l’espagnol, l’italien, l’allemand mais aussi dans des langues asiatiques. L’emploi d’une seule langue n’est-il pas réducteur ? L’emploi d’une langue implique la prise de conscience de la situation de celle-ci dans l’espace des langues parlées et de son statut global ainsi que la mise en relation avec d’autres langues plus ou moins solidaires ou partenaires. Les langues sont porteuses de valeurs communes, de croyances, de savoirs, de visions du monde et la diversité linguistique de l’Europe, entre autres, devrait également être regardée comme une richesse, un bien commun, une « biodiversité » culturelle qu’il est important de préserver d’une manière vivante. Au cœur de la diversité linguistique au sein de l’Europe se trouvent des gisements heuristiques qu’il s’agit de mettre à jour et non de faire disparaître ou de tenir à l’écart. On ne comprendrait pas que des énergies se mobilisent pour préserver des espèces animales ou forestières et ne trouvent aucun argument pour défendre la diversité des cultures et des langues qui trop souvent disparaissent au profit d’une autre qui, et ce n’est pas un hasard, est parlée par le groupe qui est souvent le plus fort économiquement, technologiquement et militairement.

24Ce plaidoyer pour l’emploi de plusieurs langues dont des langues romanes au sein du monde des experts européens de l’Asie est évident quand on sait les liens fort anciens qu’ont entretenus depuis longtemps marchands, marins et religieux italiens, espagnols, portugais et français en direction de l’Asie. Qu’on songe à Marco Polo, Plan du Carpin, Saint-François Xavier, Matteo Ricci, Lois Frois, Alexandre de Rhodes ou François Pallu pour ne citer que les plus connus. Il y a là une antériorité qu’il paraît légitime de défendre pour que l’Asie qui s’est écrite et pensée dans les langues du sud de l’Europe continue à le faire. Les langues de l’Europe du sud sont légitimes dans le discours et les instances qui ont à faire avec l’Asie. La diversité des langues doit être préservée, quand bien même il n’y aurait que quelques milliers de locuteurs pour un idiome particulier. On sait que des milliers de langues vont disparaître dans les cinquante prochaines années, des langues qui n’ont pas livré tous leurs secrets, toutes leurs beautés, toutes leurs richesses. Toutes les langues européennes doivent pouvoir prendre place au sein de l’Europe. C’est un des défis de l’Europe mais c’est également une richesse importante. L’Europe qui est la patrie de la démocratie doit montrer l’exemple et protéger les minorités linguistiques car « la démocratie, ce n’est pas la loi de la majorité mais la protection de la minorité ». Albert Camus, Carnets.

Jean-François Sabouret
Jean-François Sabouret, directeur de recherche au CNRS, directeur du Réseau Asie, Tokyo.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/9552
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