CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Une ombre cerne la Francophonie, un spectre hante ses résolutions : le développement partagé, équitable et durable. Le développement – donc l’économie – est dès l’origine désigné comme un élément majeur de l’ensemble francophone. L’Agence de coopération culturelle et technique, fondée en 1970 à Niamey, au Niger, alors déjà un des pays les plus pauvres du monde, en appelle à une « nouvelle solidarité » entre les peuples. Le premier sommet, tenu à Paris en 1986, invoque également la solidarité « en vue d’un développement solidaire », bien avant que les sommets de Hanoi en 1997 et de Moncton en 1999 parlent clairement de coopération économique, de soutien à l’entreprenariat et d’aide au commerce et à l’investissement et qu’une conférence des ministres de l’Économie et des Finances de la Francophonie se tienne à Monaco en avril 1999. Enfin, les travaux préparatoires du Xe sommet, prévu à Ouagadougou en novembre 2005, sur le thème d’« un espace solidaire pour un développement durable », sont scandés par les appels à une meilleure prise en compte des questions de financement du développement et de lutte contre la pauvreté.

2Mais cette volonté francophone n’en finit pas de rencontrer les durs pépins de la réalité. En premier lieu, la Francophonie reste un ensemble hétéroclite, qui ne repose pas, comme le Commonwealth, sur le partage d’une langue de communication et d’une pratique juridique spécifique, la common law, ni sur celui d’une histoire. Il ne s’agit pas plus d’une réalité géographique ou économique. Avant que le sommet de Beyrouth n’adopte des règles pour l’accueil de nouveaux membres, c’est essentiellement l’affichage d’une adhésion à des valeurs culturelles et politiques qui a permis à des pays tels que l’Albanie ou São Tomé de devenir membres de la Francophonie.

3Réunissant d’un côté cinq des pays les plus riches – dont deux membres du G8 –, de l’autre vingt-quatre des pays les moins avancés, membres du groupe Afrique/Caraïbes/Pacifique, la Francophonie ne compte pas encore de pays à revenus intermédiaires et à fort potentiel de développement susceptibles de faire le lien entre ces deux pôles, tels que l’Inde ou la Malaisie. L’évolution du Liban, de l’Égypte, du Maroc et de la Tunisie et l’arrivée toujours attendue de l’Algérie pourraient certes créer ce lien, pour autant que l’apparition d’un espace euro-méditerranéen ne se traduise pas, entre autres, par une aggravation de la fracture saharienne.

4D’autre part, la mondialisation en cours, qui résulte d’une conception essentiellement financière de l’économie, s’inscrit dans des regroupements régionaux, voulus ou subis : les pays de la Francophonie se trouvent engagés dans des processus d’intégration qui encadrent leurs choix politiques et s’imposent à eux. C’est ainsi que, dans les négociations commerciales, la France doit avant tout respecter les règles fixées par l’Union européenne, tandis que les pays africains sont liés aux ACP, à la CEA, à l’UEMOA, à la CEMAC ou au COMESA. La Francophonie favorise bien les rencontres méthodologiques, les échanges d’information et les concertations. Mais, faute de pouvoir s’appuyer sur des structures politiques spécialisées, comparables à la réunion annuelle des ministres de l’Économie et des Finances du Commonwealth et aux différents forums qu’elle développe sur la dette ou sur les matières premières, elle peine à construire et à faire adopter des positions communes. C’est ce que révèle sa grande difficulté à faire respecter par ses membres une position de principe sur le commerce des biens et services culturels, en dépit des engagements solennels qu’ils ont pris à Beyrouth et qu’ils renouvellent régulièrement.

5En matière d’aide, enfin, les objectifs de développement du millénaire servent désormais de référence universelle. Or ils exigent des ressources considérables, à la hauteur des ambitions affichées, d’une démographie toujours forte et des chocs systémiques intervenus dans la période 1980-2000. La Francophonie, fonctionnant à partir des moyens que ses membres lui donnent en plus des engagements bi- et multilatéraux qu’ils ont contractés, ne peut ni lever des fonds de façon autonome, ni effectuer des transferts financiers significatifs, ni appuyer des investissements de premier plan : en un mot, elle n’est pas un bailleur de fonds.

6À cela s’ajoute l’héritage historique : fruit d’une histoire déjà longue et de consensus établis de haute lutte, la Francophonie gère aujourd’hui un dispositif institutionnel inextricable, qui ne contribue ni à la visibilité ni à la lisibilité de ses actions. Ainsi, trois opérateurs et plusieurs instituts se partagent les compétences en matière d’appui au développement, de renforcement des capacités et de soutien à la recherche, tandis que trois « partenaires privilégiés » se consacrent à l’éducation, à la jeunesse et aux affaires. Il reste donc à construire un espace économique francophone, qui offrirait des possibilités nouvelles d’échanges, d’accroissement des investissements et de développement des entreprises et du commerce. Face à la pression croissante de ses membres les moins nantis, la Francophonie a engagé plusieurs démarches qui peuvent y contribuer.

7En premier lieu, le resserrement des activités de coopération économique sur deux thèmes majeurs : l’insertion dans le commerce international et l’appui aux entreprises locales. La Francophonie, qui a toujours affirmé la prééminence du système multilatéral, plaide en faveur d’un renforcement de la présence de ses membres les moins favorisés à l’OMC et dans les institutions similaires, où leurs capacités d’intervention et leurs droits de vote sont stérilisés par l’insuffisance des compétences, le manque de coordination et la difficulté de construire des stratégies de négociation. Et, pour que d’éventuels acquis en matière d’accès aux marchés ne soient pas rendus inutiles par l’absence de produits négociables, elle appuie également l’amélioration de l’environnement juridique et financier des entreprises et les recherches sur l’entreprenariat.

8En deuxième lieu, puisque de tous temps les modalités d’intervention de la Francophonie ont reposé sur le triptyque concertation/information/formation, la mise en place d’un espace virtuel, offrant d’une part de l’information, d’autre part des possibilités d’échanges, est apparue comme la meilleure façon de rendre accessibles aux gouvernements et aux entreprises, d’une part l’information sur les financements extérieurs disponibles, sur les procédures de soumission et sur l’expertise disponible, d’autre part les indications sur les opportunités d’affaires et les partenariats entre opérateurs économiques, enfin les recherches en cours et les coordinations possibles dans ce domaine. En tentant d’unifier une information aujourd’hui dispersée et disparate et d’offrir à un coût minimal un lieu d’échange aux différents agents économiques, alors que, même dans les pays pauvres, les technologies de l’information se démocratisent, la Francophonie, à défaut d’acquérir une cohérence, améliorerait sa transparence et agirait à l’encontre de la dispersion dont elle souffre.

9Enfin, son bras armé privé, le Forum francophone des affaires, conçu sur une base nationale, est vite apparu comme faisant double emploi avec les autres organismes consulaires ou patronaux locaux. Plutôt que de chercher à unir des blocs nationaux, déjà divisés intérieurement et concurrents extérieurement, le FFA, en s’orientant vers une organisation verticale par branche et par métier, veut améliorer la circulation et l’adaptation des savoir-faire dans des secteurs clefs comme la finance, l’agroalimentaire ou l’énergie ; en généralisant le modèle du compagnonnage d’entreprises, qui a déjà donné des résultats, mais est resté accroché au hasard des rencontres personnelles et des relations individuelles, il peut aussi favoriser à la fois le maintien du français comme une des langues de la finance, de l’économie et du commerce et la constitution de réseaux capables de rassembler et de diffuser une information fiable et de réagir rapidement à toute opportunité d’affaires.

10La Francophonie fait-elle de l’économie ? Elle y pense en tout cas sans cesse. Bien qu’elle ne soit pas un bailleur de fonds, même potentiel, elle élargit ainsi, en s’appuyant sur son habitude des réseaux et leur maîtrise, le champ de ses interventions en faveur de ses membres en quête d’un développement enfin partagé et durable.

Français

La Francophonie n’a pas de réalité économique, mais elle affiche une volonté de développement solidaire et durable. En raison de l’accélération de la mondialisation financière et de l’accroissement des inégalités entre pays membres et au sein de ces pays et bien qu’elle ne soit pas un bailleur de fonds, elle sera de plus en plus jugée sur sa capacité à améliorer la situation et à limiter, voire réduire le fossé qui les sépare.

Mots-clés

  • Francophonie
  • développement
  • économie
  • solidarité
  • hétérogénéité
  • information
Hervé Cronel
Hervé Cronel, conseiller « économie et développement » au Secrétariat général de la Francophonie, Paris.
Mis en ligne sur Cairn.info le 02/11/2013
https://doi.org/10.4267/2042/9525
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour CNRS Éditions © CNRS Éditions. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...