CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Au moment de reprendre ces notes écrites à l’occasion du séminaire  [1] organisé autour de l’ouvrage d’Étienne Pataut, il est difficile de ne pas faire état d’un contexte où le débat politique et juridique autour de la nationalité (et les conditions de sa « déchéance ») fait précisément rage. Non pas pour ouvrir ici un nouveau front à cette importante controverse, mais parce que celle-ci vient confirmer l’utilité, voire l’urgence, qu’il y a à lire La nationalité en déclin.

2Dans une littérature historique et philosophique foisonnante, ce livre paru chez Odile Jacob en octobre 2014 frappe en effet par sa singularité. Singularité du style et de l’écriture, d’une grande efficacité et sobriété argumentatives, ce qui détonne dans un ensemble échappant rarement à une pente mi-normative, mi-descriptive. Singularité aussi d’une méthodologie, celle de l’analyse juridique, qui tient à distance ce qui précisément enflamme ailleurs les débats sur la nationalité et confirme ainsi son étonnante capacité de « refroidissement » des problèmes politiques et sociaux. Singularité aussi de la démarche adoptée, qui se refuse d’emblée à entrer sur le terrain des querelles ontologiques quant à ce qu’est ou ce que devrait être la nationalité, pour préférer le regard empirique sur les « fonctions » que cette notion exerce aujourd’hui au concret dans le droit. Ce pas de côté tient du coup de force intellectuel, car il nous arrache d’entrée de jeu au champ des grandes controverses politiques et philosophiques qui organisent le débat sur ce thème depuis plusieurs décennies. Singularité enfin du point de vue qui renoue ici avec le pari durkheimien : l’analyse de la tectonique des plaques juridiques, semble nous dire l’auteur, révèle bien plus fidèlement et efficacement ce qu’il en est aujourd’hui de la nationalité que n’importe quelle analyse conjoncturelle du discours politique ou étude ponctuelle des réformes législatives.

3Les fruits intellectuels d’un tel repositionnement ne se font pas attendre. Parmi eux, l’identification d’un puissant mouvement historique de déclin de la nationalité. Au cours des dernières décennies, la notion aura ainsi perdu son rôle de fondement objectif et central du droit applicable au sein des États-nations, pour être ramenée à celui de « critère », parmi bien d’autres, dans l’établissement des liens changeants entre individus, droits et organisations politiques (qu’elles soient étatiques ou quasi étatiques). On pourra regretter que l’auteur n’en dise pas davantage sur cet « âge d’or », moment historique singulier, et finalement assez court, où la nationalité aura fait figure de base sociale et juridique de l’État-nation et de point d’agrégation d’une multiplicité de notions pénales, fiscales, politiques, familiales. Mais la démonstration est implacable : cet arrangement juridique et politique n’a cessé de se déliter depuis lors. Le recul de l’empire juridique de la nationalité n’est certes pas uniforme (plus marqué par exemple dans le domaine fiscal que dans le domaine pénal), mais il dessine bien un mouvement d’ensemble : d’un pan à l’autre du droit, du statut personnel au rattachement fiscal, de l’infraction pénale aux droits régaliens sur les conditions d’accès et d’exercice de la nationalité, on observe une étonnante convergence qui tend à relativiser le rôle structurant de la nationalité au profit d’autres critères (lieu de résidence, lien d’intégration, droits fondamentaux, etc.). Les causes de cet étonnant alignement des planètes juridiques – qu’elles soient privatistes ou publicistes, civilistes ou pénalistes – sont multiples, et le livre pointe ici, notamment, les conséquences multiformes et souvent inaperçues des processus d’européanisation et de globalisation. Mais elles conduisent toutes à remettre en cause le bel emboîtement des poupées russes au profit d’une situation complexe, où le « rattachement » juridique des individus s’organise désormais selon des arrangements plus ou moins contradictoires et plus ou moins conflictuels les uns avec les autres. Et si le juge et le législateur (national ou européen) ont souvent cherché à accélérer ou à contrôler, à accompagner ou à canaliser ces transformations, tous auront finalement pris part à cette grande transformation.

4Au-delà, la qualité d’un ouvrage se mesure concrètement à sa capacité à rouvrir l’éventail des questions de recherche, singulièrement pour les disciplines adjacentes au droit que sont la science politique ou l’histoire. En pointant cette mutation des fonctions juridiques de la nationalité, l’ouvrage fait en effet apparaître en creux d’intéressants paradoxes. Le premier d’entre eux tient au fait que la nationalité a décliné sans qu’aucune autre notion ne la remplace et n’acquière un rôle structurant du même ordre. Ainsi de la « citoyenneté européenne », si souvent promise aux premiers rôles, mais qui n’en finit pas d’échouer à devenir ce nouveau pôle d’agrégation juridique et politique. Le faible intérêt manifesté par les citoyens de l’Union pour le droit de vote aux élections municipales, tout comme l’échec du projet de constitution européenne qui avait voulu la parer de moult attributs symboliques (hymne, devise, drapeau, etc.) ont confirmé les nombreuses impasses en la matière. Et ce n’est pas le juge européen, pris entre l’opposition politique croissante des États sur le terrain de l’accès aux droits sociaux, d’une part, et la ligne de pente d’une market citizenship propre à un droit européen né sur le terrain des libertés économiques, d’autre part, qui semble ici en position d’apporter un démenti.

5Si la construction européenne n’a pas offert de substitut à la notion de nationalité, c’est aussi qu’elle n’a cessé de s’appuyer à son tour sur cette dernière notion, quitte à en redéfinir très concrètement le sens et la portée. Loin d’être définie contre l’appartenance nationale, l’« européanité » des institutions – ici définie comme la capacité reconnue à incarner un intérêt général européen – s’est définie tout contre elle : ainsi de la Commission, de la Cour de justice et de la Banque centrale qui tirent une part essentielle de leur légitimité européenne du fait qu’elles réunissent bien en leur sein un représentant de chacun des États membres  [2]. Pour le dire autrement, l’Union européenne exalte la nationalité comme point d’accès à l’intérêt commun. Mais, surtout, la dissolution du lien exclusif de la nationalité à l’intérieur de l’Union va de pair avec un renforcement de ses effets à ses frontières, comme si les effets clivants de la nationalité avaient été portés à l’extérieur de l’Union. En somme, tout se passe comme si les fonctions juridiques de la nationalité se déplaçaient de l’« interne » vers l’« externe », ce dont témoigne amplement le développement de l’agence Frontex et des politiques européennes en matière d’immigration et d’asile. Reste que cette mutation ne doit pas occulter un dernier paradoxe : le déclin de la notion juridique de nationalité s’accompagne de l’hypertrophie de son acception politique. Autant elle a perdu sa fonction instituante, autant elle ne cesse d’enfler symboliquement dans le débat public où elle fait désormais figure d’abcès de fixation.

6Mais la richesse de l’ouvrage tient aussi aux pistes de réflexion qu’il permet d’ouvrir. S’il est vrai qu’un nouveau faisceau de critères émerge ainsi, qui associe nationalité, droits fondamentaux, conditions de résidence, indicateurs d’intégration au pays d’accueil, éléments liés à l’appartenance à un groupe (définie sur des bases sexuelles, ethniques, religieuses, etc.), pour déterminer le rattachement juridique des individus, quid alors des contours changeants de leur agencement d’un pays européen à l’autre ? S’il est vrai que cette individualisation du droit de la nationalité fait du juge l’autorité en charge de trancher les multiples hard cases de cette nouvelle situation, qu’en est-il des transformations que recèle cette judiciarisation ? Tout indique qu’il n’y a pas là un simple passage de témoin d’un pouvoir (législatif) à un autre (judiciaire), mais une transformation profonde des modalités de prise en charge de la question : ainsi de l’« arsenal » du juge européen, qui reste bien plus restreint que celui du législateur national, le premier s’appuyant pour l’essentiel sur le socle fondamental des libertés économiques (libertés de circulation et libre concurrence) et peinant, encore aujourd’hui, à se déprendre de son identité historique de bâtisseur du marché.

7Au terme de ce livre éclairant, le lecteur pourra tout de même ressentir une pointe de frustration : non pas celle d’avoir été conduit pas à pas sur cette terra incognita, à bien des égards anomique, où naissent toutes sortes de formes nouvelles – certaines monstrueuses, d’autres plus harmonieuses – d’existence en droit des « individus » (demandeurs d’asile, citoyens européens, « nationaux », etc.) au sein des États membres de l’Union, mais plutôt celle d’y avoir été abandonné trop tôt, sans la boussole normative qui aurait permis d’esquisser un espace des possibles politico-juridiques et de poser quelques jalons pour penser à nouveaux frais les apories contemporaines de l’Union. En particulier la contradiction toujours plus ouverte entre le maintien des droits sociaux et des formes de la solidarité nationale et la perpétuation des acquis d’une citoyenneté juridique transnationale, ou encore entre le respect des droits des migrants et le maintien des politiques nationales en la matière. Ce n’était sans doute pas là l’objet d’un volume déjà riche, mais c’est peut-être alors une invitation à s’engager sur ce terrain, pour combiner la puissance analytique de la méthode juridique aux vertus de l’imagination sociologique et – pourquoi pas ? – philosophique.

Notes

  • [1]
    « L’arsenal du juriste », École des hautes études en sciences sociales (EHESS), 1er juin 2015.
  • [2]
    Sur ce point, on se permet de renvoyer à notre livre Démocratiser l’Europe, Paris, Seuil, 2014.
Antoine Vauchez
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/12/2021
https://doi.org/10.3917/grief.161.0234
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de l'EHESS © Éditions de l'EHESS. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...