CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Les sociétés contemporaines sont irrémédiablement des sociétés de services c’est-à-dire des sociétés où la part des activités servicielles quel que soit le contour qu’on leur donne est devenue dominante tant dans l’emploi que dans la valeur ajoutée. Mais, ces sociétés sont également, et de plus en plus, des sociétés vieillissantes, autrement dit des sociétés où le poids démographique (mais aussi économique) des seniors [1] a tendance à s’accroître d’année en année. Ces perceptions des sociétés contemporaines débouchent sur deux trajectoires dynamiques de recherche qui ont suscité de très nombreux travaux à la fois analytiques et prospectifs (Gadrey, 1996 ; Djellal & Gallouj, 2007 ; Douin, 2008 ; Guérin, 2002 ; Joël & Wittwer, 2005). Néanmoins, ces trajectoires sont restées largement autonomes et exclusives en ce sens qu’à quelques exceptions près, rares sont les chercheurs qui se sont intéressés aux interactions et interrelations qu’elles pouvaient entretenir ; autrement dit à la question du vieillissement dans la société de services.

2 L’objectif de cet article est de passer en revue les différentes conceptions et théories existantes des mutations de nos sociétés contemporaines [2] vers les services (au sens large) au crible du vieillissement. Plus précisément, nous cherchons à revenir sur les différentes approches ou acceptions de la société de services de manière à mettre en évidence ce qu’elles ont à nous dire sur les seniors. Cette contribution se divise en trois parties.

3 Dans la première, nous montrons en quoi la question du vieillissement a été largement occultée dans les modèles fondateurs de la société « post-industrielle » et de la société de « self service ».

4 Dans la deuxième partie, nous revenons sur un vaste ensemble de conceptions relevant de ce que nous appellerons pour simplifier « les nouvelles économies » et qui envisagent les mutations des sociétés contemporaines autour de l’information, de la connaissance et des nouvelles technologies. Nous montrons que ces travaux redonnent une certaine visibilité à la question du vieillissement et des seniors (parfois de manière négative).

5 Dans la troisième partie, nous faisons état de travaux plus récents qui, en mixant économie de la fonctionnalité et développement des services à la personne, tentent de dégager un nouveau modèle de société qualifié cette fois de quaternaire.

DE LA SOCIÉTÉ « POST-INDUSTRIELLE » À LA SOCIÉTÉ DE « SELF SERVICE » : À LA RECHERCHE DES SENIORS

LA SOCIÉTÉ « POST-INDUSTRIELLE »

6 Les tenants de la société post-industrielle considèrent que nos sociétés ne sont plus des sociétés industrielles. Elles sont devenues des sociétés post-industrielles en ce sens que l’industrie n’y est plus l’activité dominante. De ce fait, nos modèles de gestion et d’organisation qui avaient été élaborés pour l’économie et la société industrielles, doivent être fondamentalement repensés et restructurés pour saisir les réalités d’une nouvelle société où les services sont désormais dominants. Il existe de multiples conceptions ou acceptions de la société post-industrielle. Celle proposée par Daniel Bell est sans doute la plus connue et la plus élaborée, mais il en existe d’autres, comme par exemple celle analysée par Michel Gaspard.

LA SOCIÉTÉ POST-INDUSTRIELLE SELON DANIEL BELL

7 Le sociologue Daniel Bell est sans doute l’un des auteurs les plus connus et les plus cités en matière d’économie des services. Dans un célèbre ouvrage publié en 1976 [3], l’auteur annonce l’avènement d’une « société post-industrielle » qui s’inscrirait très nettement dans le prolongement de la société industrielle. Il définit explicitement les contours de cette société post-industrielle comme une société de services, une société d’abondance, une société urbaine, une société du savoir et enfin une société plus juste. Il n’est pas utile de revenir ici en détail sur ces différents contours ou dimensions de la société post-industrielle. Nous en proposons une synthèse dans le tableau 1.

8 La relecture des travaux de Bell montre que paradoxalement, à aucun moment, cet auteur n’intègre la question de l’âge et du vieillissement dans ses réflexions. Néanmoins, il insiste sur l’intervention croissante de l’État dans la société post-industrielle. Pour lui, ce sont les « véritables services », c’est-à-dire les services à caractère collectif (qui s’adressent d’abord aux individus), et qui sont pour l’essentiel associés à l’État Providence, qui devraient prendre le pas sur les autres catégories de services.

Tableau 1
Les cinq caractéristiques de la société post-industrielle selon Daniel Bell
Une société - L’enrichissement croissant de la société conduit à un
de services accroissement de la part des services dans la structure de
consommation des ménages.
- Les services accueillent une part grandissante de la population
active.
Une société - L’industrialisation et la productivité industrielle élevées
d’abondance ont contribué à une grande profusion des biens matériels
et au suréquipement des ménages en « technologies
domestiques ».
Une société - C’est en ville, que l’on peut jouir pleinement de la société
urbaine d’abondance. On assiste dès lors à un dépeuplement graduel
des campagnes.
Une société - La société post-industrielle est centrée sur le savoir scientifique,
du savoir la maîtrise de l’innovation et les technologies à fondement
scientifique.
- La structure sociale et professionnelle se transforme.
- La nature du travail change. Il se fonde de plus en plus sur
des contacts directs entre personnes qui échangent de
l’information et du savoir.
Une société - La société post-industrielle est régie par un mode de jugement
plus juste ou d’évaluation sociologiste (fondé sur l’intérêt général et la
justice sociale) plutôt qu’un mode économiste. De nouveaux
modes de gestion se développent qui supposent des valeurs
moins individualistes que celles qui caractérisent la société
industrielle.
- L’État intervient de manière croissante dans l’économie et la
société. Les services qui se développent (santé, éducation,
recherche, environnement, services publics et administratifs)
ont de fait un caractère plus collectif.
figure im1

9 Pour reprendre les termes de Prosche (1993, p. 28-29), « la société post-industrielle se reconnaîtra à la qualité de vie permise par les commodités et les satisfactions (santé, enseignement, loisirs, culture) qu’il paraît désormais possible et souhaitable d’offrir à chacun ». Ainsi, la société post-industrielle serait une société plus juste qui impliquerait un changement du système de valeurs dominant. Les nouveaux modes de gestion qui caractérisent cette société sont plus socialisés, plus planifiés et concrets. Ils supposent des valeurs moins individualistes que celles qui caractérisaient la société industrielle. Plus généralement, le mode sociologiste qui, dans la société post-industrielle, se substitue au monde économiste traditionnel est fondé sur l’intérêt général et la justice sociale.

10 L’idée du développement des services collectifs associés pour l’essentiel à l’État Providence ou encore celle d’un changement du système de valeurs vers plus de justice sociale et d’équité, laissent clairement entrevoir une société très largement sensible au phénomène du vieillissement et à la question des services aux personnes âgées [4]. Pour autant, si les travaux de Bell peuvent annoncer a priori un avenir prometteur aux seniors, des contributions ultérieures vont nuancer voire contredire cette évolution vers une société plus juste et dont on pouvait penser qu’elle s’annonçait véritablement comme « senior friendly ».

11 Ainsi, Mark Rosenberg (1992) fait explicitement le lien entre la société post-industrielle et la question du vieillissement. Dans un article intitulé : « Post Industrial Society, Economy and the Elderly : Some Thoughts on Canada and Spain », il propose d’analyser d’emblée les conséquences de l’orientation post-industrielle sur la population âgée. L’auteur montre ainsi que contrairement à la vision très positive de Bell, centrée sur une société du savoir et de la connaissance et soutenue par les quatre grands corps scientifiques, technologiques, administratifs et culturels, la trajectoire post-industrialiste suivie par le Canada se développe au travers des emplois précaires et de faibles niveaux de qualification.

12 L’auteur propose ainsi un long argumentaire sur ce qui, selon lui, caractérise la société post-industrielle canadienne : « what may be a better characterization of post-industrial society is low wage-high unemployment where greater numbers of people are unemployed for longer periods of time, permanently unemployed, are working part time or taking more than one job to maintain a minimum standard of living. The implication of these trends is that when these people become elderly, they will have had less opportunity to accumulate assets during their working years, they are less likely to have pension income and more likely to be dependant on transfert income » [5] (p. 281). Rosenberg considère par ailleurs que le problème du manque de ressources à l’âge de la retraite sera encore plus aigu pour les femmes. Bien que ces dernières aient accru fortement leur participation au marché du travail, ce qui devrait améliorer leur situation financière à l’âge de la retraite, il n’en demeure pas moins qu’elles restent concentrées dans des emplois de services à faible rémunération. Ainsi, nul doute que nombre d’entre elles continueront à être dépendantes des revenus de transfert au moment de la retraite.

SOCIÉTÉ POST-INDUSTRIELLE, SERVICES ET EMPLOI

13 Michel Gaspard, dans son ouvrage publié en 1988 « Les services contre le chômage », propose une thèse post-industrialiste qui met principalement l’accent sur les potentiels de création d’emplois liés à l’orientation servicielle de nos économies. Il constate que les pays développés sont, dans leur ensemble, confrontés à une expansion de plus en plus centrée sur la production et les échanges de services. Il considère ainsi que nous assistons à une expansion économique de type post-industrielle. Cependant, sa vision de la société post-industrielle n’a pas la consistance théorique du modèle proposé par Daniel Bell. Gaspard entend simplement par là, une société où les activités de services seraient dominantes et prendraient le pas sur les activités industrielles. Dans son ouvrage, Gaspard, qui figure (avec Rosenberg) parmi les rares auteurs à véritablement faire explicitement un lien entre croissance des services et vieillissement démographique, insiste tout particulièrement sur la croissance des services aux ménages et en particulier sur certains d’entre eux : les services à domicile, les services de santé et les services touristiques.

Les services à domicile

14 Concernant les services à domicile, Gaspard met en évidence l’extrême variété de ces services et l’importance des besoins existants. Il écrit : « L’augmentation de plus en plus sensible du nombre de personnes âgées avec le désir unanime de maintenir celles-ci dans leur cadre familier et d’améliorer leurs conditions de vie, renforce sans cesse le besoin d’une multitude de services à domicile encore dramatiquement insuffisants : ménage, alimentation, entretien, soins médicaux et paramédicaux, prise en charge relationnelle et affective des personnes âgées… Ainsi naît et se développe une énorme demande potentielle, éclatée et omniprésente, pour une infinie variété de services de proximité ou de voisinage » (p. 146-147).

Les services de santé

15 Gaspard considère que la société post-industrielle, du fait du vieillissement de la population, appelle également des besoins accrus en services de santé. Selon lui, les besoins en question se développent non pas tant en raison de l’accroissement du nombre de personnes âgées ou très âgées (habituellement fortement consommatrices de soins), mais plutôt en raison d’un « effet de génération ». En effet, selon lui, les retraités de la société post-industrielle sont et seront plus attentifs et exigeants vis-à-vis de leur bien-être et de leur état de santé objectif ou subjectif.

Les services touristiques

16 Les vacances et les voyages sont pour l’auteur, des sources d’activités de services proliférantes. Les retraités à venir voyageront plus que ceux des générations qui les ont précédés. Ainsi, le vieillissement serait un facteur d’accélération supplémentaire de la demande adressée aux secteurs du tourisme de l’hébergement, de la restauration et des loisirs.

LES CONCEPTIONS ET THÉORIES NÉO-INDUSTRIALISTES[6] ET LA SOCIÉTÉ DE « SELF SERVICE »

17 Les approches néo-industrialistes s’inscrivent pour l’essentiel en réaction à la thèse post-industrielle et tentent de remettre au centre du débat la question industrielle. Ces approches sont à la fois nombreuses et variées. Cependant, elles se présentent souvent comme des idées générales qui sont loin de constituer un tout cohérent et encore moins des théories. Parmi elles, la conception originale élaborée par Jay Gershuny (1978) fait sans doute figure d’exception.

18 En annonçant et analysant l’émergence d’une société ou économie de « self-service », Gershuny abandonne l’idée d’une croissance inexorable de la demande de services liée à la croissance économique globale. Selon lui, plus qu’à une croissance de la demande de services, on assisterait à une croissance de la demande de biens manufacturés. En effet, l’équipement croissant des ménages en biens manufacturés (appareils et équipements électroménager domestiques) contribuerait au remplacement de nombreux services (achetés sur le marché) par des solutions dites de « self-service ».

19 La théorie développée par Gershuny s’organise autour d’un raisonnement micro-économique. Elle définit les contours d’une économie où la tendance est davantage au suréquipement des ménages qu’au développement des services selon une logique post-industrialiste. L’avènement d’une société de service ne serait donc qu’une illusion liée à la montée des emplois tertiaires. Or, ces emplois, tout comme l’ensemble des emplois industriels, sont en réalité tournés vers la conception, la production, et la vente de biens matériels à destination des ménages. Pour Gershuny (1978), l’industrie assure une production croissante de biens matériels, qui sont acquis et utilisés par les ménages pour (auto)-produire, à titre privé, et dans la sphère domestique, les services dont ils ont besoin.

20 En effet, on peut considérer globalement qu’il existe trois manières de réaliser un service : se rendre le service à soi-même en utilisant son propre effort (sans recours à la technologie) ; se rendre service à soi-même en s’appuyant sur un bien, une technologie ; enfin, « externaliser » et obtenir que le service soit réalisé par une tierce personne.

21 Gershuny cherche à montrer que la troisième possibilité perd du terrain au profit des deux premières et principalement de la deuxième (se rendre service à soi-même en s’appuyant sur une technologie). Ainsi, au lieu de consommer directement des services offerts sur le marché (dont on sait que le prix relatif est plus élevé), le consommateur opte rationnellement pour l’achat d’un bien durable qui lui permettra de produire lui-même le service désiré. Dès lors, on assisterait au développement d’une véritable société de self-service.

22 Gershuny, pas plus que Bell, n’accorde de place à la question des seniors. Néanmoins, les éléments qu’il met en avant présentent un intérêt certain pour analyser la place et le rôle des seniors au sein de la société de self service. Deux éléments essentiels sont en effet au cœur de la thèse de Gershuny : le prix relatif des services et le temps disponible des ménages.

Le prix relatif des biens

23 A la suite des travaux de Baumol, Gershuny constate que les prix relatifs des services subissent un renchérissement lié à l’écart de productivité observé entre les secteurs industriels et les secteurs de services. Dans la mesure où l’on observe d’importants progrès techniques dans l’industrie, on assiste à une diminution du prix des biens manufacturés par rapport aux services qui deviennent automatiquement plus onéreux (en raison de progrès de productivité nettement moindres). Dans ces conditions, les consommateurs sont amenés à réduire leurs dépenses en services formels et à accroître leurs achats de biens d’équipements domestiques permettant de produire des services informels équivalents. Cette vision des choses est en partie confirmée lorsqu’on analyse le taux d’équipement des ménages âgés (60 ans et plus) en « machines domestiques » (cf. tableau 2).

Tableau 2
Équipement des ménages en biens durables selon l’âge
et la personne de référence (%)
15-24 25-39 40-59 60 ans Ensem-
Type d’équipement ans ans ans et plus ble
Réfrigérateurs 98,4 100 99,6 99,9 99,8
Congélateurs 62,7 80,0 89,6 86,4 85,2
Four à micro-ondes 93,8 88,9 88,4 70,9 82,3
Lave-linge 73,8 92,1 96,3 94,5 93,9
Lave-vaisselle 12,3 42,9 58,1 44,4 47,8
Téléviseur couleur 91,7 95,4 97,6 98,7 97,3
MouaglencétetousrcDoVpDe 82,8 92,1 91,9 69,0 83,3
Téléphone fixe 51,6 75,7 89,8 95,5 87,1
Téléphone portable 91,2 90,9 88,6 54,8 76,9
M(yiccorom-oprrdisinpaotertuarble) 71,7 81,0 74,0 27,6 58,9
Internet 52,5 67,7 62,7 21,0 48,5
Voiture 71,4 85,6 89,5 71,2 81,3
figure im2

INSEE, Statistiques sur les ressources et les conditions de vie (SRCV) (2007).

24 Le taux d’équipement des plus de 60 ans en « machines domestiques » est élevé et souvent supérieur à la moyenne des autres ménages (réfrigérateurs, congélateurs, lave-linge, télévision, téléphone fixe) ce qui plaide en faveur de la thèse du self-service. Cet argument peut, par ailleurs, être renforcé par les politiques largement développées en France, visant au maintien à domicile des personnes âgées. Ce maintien à domicile serait ainsi de nature à réduire la logique d’externalisation dont nous avons fait état plus haut. On notera pour notre part que les choses sont en réalité beaucoup plus nuancées. En effet, le maintien à domicile n’est pas nécessairement synonyme de développement du self-service. Bien au contraire, on constate que dans la plupart des cas, ce maintien à domicile contribue à accroître très nettement le recours aux services à la personne (Vial, 2008). Par ailleurs, l’équipement des ménages en appareils domestiques peut lui-même être générateur de services en particulier dans le cas des personnes âgées (assurance, entretien, réparation, formation…).

Le temps disponible des ménages L’économie de self-service, qui consiste à se rendre service à soi-même en utilisant des biens, fait nécessairement intervenir le temps domestique dans les calculs effectués par les ménages. Or, on peut supposer que le temps domestique disponible des ménages âgés est important, ce qui est de nature à les inciter à réduire leur recours aux services externes et à contribuer ainsi à l’avènement de l’économie de self-service. Cependant, là encore, certains travaux mettent en garde contre les idées reçues (cf. Vial, 2008).

25 On peut en effet observer que de manière paradoxale, plus le temps libre des personnes âgées (mais également plus généralement) augmente et plus la demande de services de simplification de la vie quotidienne a tendance à augmenter parallèlement [7]. La sociologue américaine Hillary Silver (1990) revient également en détail sur la question du temps disponible des ménages et considère, quant à elle, que le modèle proposé par Gershuny s’appuie sur l’hypothèse de la domination quantitative d’un ménage conventionnel au sein duquel au moins deux personnes mettent en commun des ressources (leur force de travail). Or, selon elle, ce modèle ne résiste pas aux changements démographiques en cours liés, en particulier, à l’accroissement de l’espérance de vie et à l’explosion quantitative des ménages « solos » et monoparentaux (autrement dit à la réduction graduelle de la taille des ménages). L’accroissement de l’espérance de vie contribue en effet à augmenter le nombre de ménages « solos ». Sur cette base, l’auteur considère que ces ménages ont des besoins réels d’accès aux services dans la mesure où leur capacité de production domestique de même que leur productivité auraient tendance à diminuer [8].

26 Les changements démographiques en cours réduisent bien la taille moyenne des ménages et de manière concomitante la capacité productive ou, pour reprendre les termes de Silver, le « labor pool » sur lequel peuvent s’appuyer les seniors. On assiste dès lors à un accroissement de la demande de services, qu’ils relèvent du secteur privé ou du secteur public.

LES SENIORS À L’OMBRE DES « NOUVELLES ÉCONOMIES » ?

27 Depuis les années 90, on a vu se développer de multiples réflexions originales sur la nature et les clés de lecture possibles des mutations socio-économiques contemporaines. La plupart de ces réflexions, que nous regroupons sous les termes de « nouvelles économies » (cf. encadré 1), se situent parfois en complémentarité, parfois en concurrence avec les lectures traditionnelles en termes de société de service. Elles se distinguent néanmoins de ces dernières par leur caractère nettement moins élaboré et souvent descriptif. On a affaire ici non à des thèses et théories, mais à une série de conceptions et de descriptions dont on essaye parfois de faire un système cohérent.

Encadré 1
Les « nouvelles économies » ou les diverses clés de lecture informationnelles des mutations des sociétés contemporaines
La société informationnelle telle qu’elle est abordée dans les travaux fondateurs de Marc Porat ou encore dans les développements proposés par Manuel Castells et Yuko Aoyama (2002) vise à mettre en avant l’expansion continue des métiers liés à l’information (production, diffusion, et traitement…). Les auteurs relevant de ce courant considèrent que l’opposition traditionnelle biens-services a été supplantée par une nouvelle opposition biens-information.
La nouvelle économie reprend en partie les hypothèses de la société informationnelle. Elle désigne à la fois un secteur en forte croissance (le secteur informationnel) et une nouvelle manière d’aborder l’économie et la société dans son ensemble (cf. Gadrey, 2002). Cette nouvelle économie se fonde également en partie sur une expansion des emplois de service, même si le rôle de ces derniers dans cette nouvelle croissance n’est pas toujours clairement explicite.
L’économie ou la société de connaissance (on parle encore d’économie ou de société du savoir ou de l’intelligence, plus récemment encore de société cognitive) renvoie encore une fois à une économie où la part des emplois intensifs en connaissance est élevée, le poids économique des secteurs informationnels devenus prépondérants et la part du capital intellectuel (éducation, formation, etc.) dans le stock de capital réel supérieure à celle du capital tangible.
L’économie et la société de l’immatériel s’appuie quant à elle sur le constat que depuis les année 80, la dynamique de croissance et de création de valeur dans les économies de l’OCDE repose avant tout sur des éléments immatériels (savoirs, connaissances, nouvelles idées, contacts et modalités d’organisation…). Si l’on retrouve ici quelques éléments des thèses précédentes (rôle central de l’innovation et des TIC), cette approche s’en distingue néanmoins par un intérêt plus marqué pour les services et en particulier certains d’entre eux (services culturels et récréatifs).
Source : Djellal & Gallouj (2007).

28 Malgré leur diversité, les différentes approches et conceptions proposées dans l’encadré 1 présentent un certain nombre de points communs : caractère invasif des nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC), emplois hautement qualifiés en grand nombre, rôle central de l’innovation, des connaissances et du savoir. On peut dès lors s’interroger que la place des seniors dans ces nouvelles économies.

29 Paradoxalement, c’est dans le cadre de ces nouvelles approches, en particulier en termes de société informationnelle et immatérielle ou encore de nouvelle économie, que les seniors et les personnes âgées sont réintégrées dans le débat. Cette réintégration s’effectue d’après nous selon trois trajectoires distinctes :

30

  • la première fait état des difficultés d’intégration des seniors dans l’ère l’informationnelle et met en avant la notion de « fracture numérique » qui les caractériserait ;
  • la deuxième considère à l’inverse que les TIC sont et peuvent être une chance pour les personnes âgées. C’est le modèle du « bien vieillir » grâce au numérique ;
  • la troisième enfin revient sur les dynamiques de l’emploi et de création d’emplois (seniors) dans les nouvelles économies.

LES SENIORS ET LA « FRACTURE NUMÉRIQUE »

31 L’analyse des seniors dans la société de l’information est souvent abordée au travers du prisme de la fracture numérique. De nombreuses études et recherches mettent en effet en évidence la faible diffusion des TIC auprès des personnes âgées (Credoc, 2007). Le taux d’équipement en TIC (mais également et surtout le taux d’utilisation d’Internet) décroît avec l’âge de manière quasi linéaire (Eveno & Vidal, 2000, 2002 ; Valenduc, 2005).

32 Un certain nombre de rapports alarmistes mettent par ailleurs en évidence les risques non négligeables d’e-exclusion. Ainsi par exemple, une étude menée par la fondation européenne ECDL (European Computer Driving Licence Foundation) montre que 72% des professionnels de l’informatique pensent que les seniors encourent un plus grand risque d’isolement au fur et à mesure que se développe la société de l’information [9]. Il est vrai que dans le groupe des plus de 60 ans, l’usage des TIC et en particulier d’Internet est inférieur à celui des autres classes d’âge. Cependant, ce n’est pas tant l’usage ou le taux de connexions que les effets discriminatoires induits qui importent ici. En effet, l’e-exclusion se reflète dans l’accès au travail, à la consommation, aux autres ou encore à la citoyenneté. L’imperméabilité aux TIC réduit fortement la capacité d’accès à certains emplois ainsi que le développement professionnel (même si l’on peut supposer que cela a sans doute un peu moins d’importance à partir de 60 ans). Elle constitue également un frein à la consommation et à l’accès aux produits et services (en particulier du fait du caractère invasif des TIC). Elle réduit les possibilités de contact et l’accès aux réseaux de sociabilité existants (cf. l’exclusion progressive des bénévoles des actions lorsqu’ils ne possèdent ni téléphone mobile ou Internet dans certaines associations). Enfin, elle a un impact important sur la citoyenneté et la démocratie dans la mesure où l’essentiel de l’information publique et de l’accès aux services publics locaux ou nationaux passe désormais en ligne.

Figure 1

Taux d’équipement en ordinateur et usage d’Internet

figure im3

Taux d’équipement en ordinateur et usage d’Internet

33 Des analyses plus fines menées par Valenduc (2005) permettent cependant d’apporter quelques nuances. Selon cet auteur, si l’on se concentre sur les utilisateurs d’Internet, on ne constate pas de différences significatives entre les tranches d’âge, pour ce qui est de la fréquence d’utilisation : « quelle que soit la tranche d’âge, on trouve approximativement la même proportion d’utilisateurs réguliers (au moins une fois par semaine) par rapport à l’ensemble des utilisateurs » (p. 1). Autrement dit, les usages d’Internet semblent assez similaires chez les plus de 60 ans et chez les moins de 60 ans. Le même auteur relève cependant quelques différences dans les contenus. Les usages ludiques sont ainsi plus rares chez les seniors qui, à l’inverse, ont un usage beaucoup plus fréquent de l’administration en ligne et des applications financières.

34 Sur longue période, le taux d’utilisation et d’accès des seniors augmente régulièrement mais reste encore loin de ce qui est observé chez les jeunes. Autrement dit, la fracture sera moins importante à l’avenir, mais elle continuera à subsister. On notera enfin à la suite de Paul et Stegbauer (2005), que le discours sur la fracture numérique renvoie aussi au mythe du développement social irrémédiablement tiré par la technologie. Dans un tel cadre, les seniors sont généralement perçus comme un frein au développement d’une société de l’information dont le but serait de lever les barrières sociales afin d’offrir à tous une très large variété de nouveaux services.

LE « BIEN VIEILLIR » ET LA SOCIÉTÉ DE L’INFORMATION

35 Depuis quelques années, certains travaux se développent qui remettent en question le large centrage sur la fracture numérique. Pour ces travaux relativement moins nombreux, le numérique et plus généralement la société de l’information devraient contribuer au « bien vieillir » en améliorant la qualité de vie, l’autonomie et le lien social (Rivière & Brugière, 2010). Il est clair en effet que, du fait de leur caractère invasif, les TIC interviennent ou sont susceptibles d’intervenir à tous les niveaux du « bien vieillir » [10]. Si l’on reprend par exemple les principaux axes et objectifs du plan « bien vieillir » (cf. encadré 2), on constate que les TIC y ont un rôle majeur à jouer (que ce soit au niveau de la prévention, des comportements favorables à la santé, de l’amélioration de l’environnement ou encore du renforcement des liens et des relations sociales).

Encadré 2 Les objectifs du plan « bien vieillir »
Le plan « bien vieillir » a pour objectifs généraux de favoriser :
– des stratégies de prévention des complications des maladies chroniques (hypertension, troubles sensoriels, de la marche, de l’équilibre…) ;
– des comportements favorables à la santé (activités physiques et sportives, nutrition) ;
– l’amélioration de l’environnement individuel et collectif et de la qualité de vie de la personne âgée : logement, aides techniques, aménagement de la cité ;
– le renforcement du rôle social des seniors en favorisant leur participation à la vie sociale, culturelle, artistique, en consolidant les liens entre générations et en promouvant la solidarité intergénérationnelle.
Source : Plan national bien
vieillir : 2007-2009

36 Ces différents points se retrouvent également dans le plan d’action visant la promotion et la coordination du développement des TIC liés aux services aux personnes âgées au sein de l’Union Européenne [11]. Ce plan d’action retient trois objectifs principaux :

37

  • privilégier l’activité professionnelle (tout en assurant un équilibre vie familiale et professionnelle) ;
  • rester socialement actif et créatif au travers d’une communication en réseau et d’un accès aux services publics et commerciaux (de manière à réduire l’isolement social des personnes âgées en particulier dans les zones rurales) ;
  • « bien vieillir » à domicile (les TIC permettant d’améliorer la qualité de vie et l’indépendance).

38 Rivière & Brugière (2010, p. 10-11) considèrent que les technologies sont un facteur de lien, d’information, de communication et d’ouverture ainsi que d’intégration sociale. Elles écrivent : « La vie dans un environnement connecté crée des conditions nouvelles et un potentiel d’innovation capable de transformer les façons de vivre ensemble et de vieillir au quotidien. De nouveaux usages outillés par le numérique modifient la relation à la vie sociale, à l’information, aux liens interpersonnels, aux territoires de proximité, à la mobilité, à la relation de services et à la connaissance. Ils augmentent la capacité de service pour tous et créent de l’innovation sociale. Ces nouvelles pratiques, ancrées dans des territoires de très grande proximité, favorisent des mobilités plus choisies des sociabilités plus ouvertes et plus altruistes, et des expériences partagées entre tous les âges ».

39 Il reste cependant que de manière générale et à ce jour, le marché des services (appuyés sur les TIC) associé au vieillissement reste encore largement fragmenté. Les acteurs concernés et l’ensemble des parties prenantes ne disposent pas d’une vision globale des problèmes existants et des solutions à apporter. Par ailleurs, il existe également de fortes disparités au sein même de la population des personnes âgées qui ne disposent pas toutes des outils et des connaissances techniques nécessaires. Le modèle du bien vieillir grâce au numérique se heurte ainsi à deux phénomènes importants : d’un côté celui de l’équipement des seniors (en particulier des plus âgés) en TIC, autrement dit une dimension matérielle ; et de l’autre celui des compétences des seniors (dimension cognitive). Les inégalités, existent déjà au moment de l’accès à la retraite (autour de 60 ans) chez les jeunes seniors ; mais elles ont tendance à s’amplifier avec l’âge. Ainsi, l’un des usages phare des TIC comme moyen de rompre l’isolement des seniors serait moins efficient aux âges avancés qui constituent justement le moment où l’isolement est le plus marqué.

SENIORS, NOUVELLE ÉCONOMIE ET DYNAMIQUE DE L’EMPLOI

40 Traditionnellement, dans les discours sur la nouvelle économie et la société de l’information, l’âge est systématiquement associé à des aspects négatifs (inadaptabilité, faible productivité et performance…). Les start-up, comme l’essentiel des entreprises de la nouvelle économie sont animées et gérées par des « jeunes » (autour de la trentaine), ce qui laisse peu de place aux seniors. Cette nouvelle économie générerait aussi des emplois haut de gamme, très qualifiés et associés à des statuts honorables réservés habituellement aux jeunes cadres. Claude Vimont (2001) figure parmi les rares auteurs à analyser la place du « troisième âge » dans les emplois de la nouvelle économie. Selon lui, la nouvelle économie serait bien créatrice d’emplois du « troisième âge ». On notera à cet égard que si les travaux sur la nouvelle économie valorisent la création d’emplois high tech qui, selon les estimations existantes, devraient représenter plus d’un tiers des emplois créés, ils passent en revanche sous silence la nature des deux tiers restants.

41 Pour Vimont, la puissance des TIC et leur capacité de transformation de l’économie et de la société, associées à un rythme de croissance de la population active (qui devrait se stabiliser dans un premier temps puis décroître dans un second), ouvrent de larges perspectives d’emplois pour les seniors qui souhaiteraient continuer de travailler. En effet, l’accroissement de la richesse et des revenus liés à la croissance économique et aux gains de productivité sous-jacents devrait favoriser la création d’emplois d’entraînement mais également (et parallèlement à la montée du niveau de vie) d’emplois d’accompagnement en grand nombre ; emplois que les seniors seraient aptes à exercer. Vimont écrit ainsi (p. 40) : « Les travailleurs âgés ne seront pas exclus du marché du travail compte tenu de la baisse attendue des effectifs de la population active en cours de carrière et du profil de compétence des gens de plus de 60 ans, ils seront au contraire recherchés ». Ce même auteur envisage deux voies d’insertion des seniors : une voie directe et une voie indirecte :

42

  • la voie directe considère que les entreprises high-tech de la nouvelle économie ou de l’économie informationnelle devraient, pour faire face à leurs difficultés de gestion financière et administrative, recruter des jeunes retraités de 60 ans et plus qui peuvent leur apporter savoir-faire et expérience à un coût raisonnable ;
  • la voie indirecte où se situent réellement les gisements d’emplois du troisième âge renvoie à la création d’emplois d’accompagnement. Cette création « dépend de la capacité de financement de ceux-ci par les activités à haute productivité et forte valeur ajoutée que les nouvelles technologies permettent de développer. Ces emplois à faible productivité comprennent de très nombreuses activités à caractère social ou culturel ou des activités de services qui n’ont pas recours aux technologies nouvelles » (p. 41-42). Plus le revenu par tête augmente et plus ces emplois largement ouverts aux seniors devraient ainsi se développer.

43 Notons enfin que cette vision selon laquelle la société informationnelle ou plus généralement de services pourrait être une chance pour les seniors a été suggérée par d’autres auteurs comme par exemple Delsen et Redy-Mulvey (1996). Ces derniers affirment : « La révolution industrielle a contribué, en partie sous l’emprise de la nécessité à sélectionner les “apporteurs de revenu” (les individus dotés d’un emploi rémunéré) au sein de la société. Dans l’économie des services où la valeur des activités productives des trois types (rémunérée, autoproduction et activités bénévoles) est reconnue, nous n’avons pas à accepter l’exclusion et la marginalisation qui caractérisaient la révolution industrielle, en particulier pour les femmes et plus tard pour les jeunes et les retraités… ».

VERS UNE SOCIÉTÉ DU QUATERNAIRE ?

44 Depuis le début des années 2000, on assiste au développement d’un certain nombre de réflexions autour de l’économie et de la société du quaternaire. Selon certains de ses promoteurs (cf. Debonneuil, 2007, p. 12) l’économie du quaternaire « serait de nature à engendrer dans nos pays une croissance forte et des millions d’emplois à la fois bien rémunérés et indélocalisables. Elle est susceptible, dans le respect des équilibres environnementaux, de redonner aux vieux pays un avantage comparatif par rapport aux pays émergents, de rétablir la cohésion sociale et donc finalement de résoudre le conflit ouvert entre l’économie et la société ».

45 L’économie du quaternaire s’appuie, selon les termes de Debonneuil, sur trois leviers principaux :

46

  • la mise à disposition des biens sur tous les lieux de vie des consommateurs de manière à redonner vie à une industrie localisée en France et plus économe en ressources ;
  • la mise à disposition des personnes sur tous les lieux de vie des consommateurs de manière à assurer le retour du plein emploi ;
  • l’encouragement des nouveaux usages massifs que représentent les mises à disposition de biens et de personnes par la mise en place de nouvelles infrastructures (en particulier les TIC).

MISE À DISPOSITION DE BIENS ET ÉCONOMIE DE LA FONCTIONNALITÉ

47 Le premier levier de l’économie ou de la société du quaternaire vise à passer de l’achat de biens à leur mise à disposition temporaire. La réalisation de l’économie du quaternaire nécessite en effet un changement dans les modes de consommation des populations. Il s’agirait de passer d’un capitalisme fordien fondé sur l’acquisition de produits industriels proposés sur des marchés de masse – à un capitalisme serviciel dont la logique repose sur le « on demand ». Autrement dit, la société du quaternaire est avant tout une société (ou encore une économie) de la fonctionnalité (Du Tertre, 2007 ; Zacklad, 2007…). Dans cette économie, le consommateur paie un forfait pour accéder à des services. Les produits de l’économie du quaternaire sont en effet des services qui intègrent des biens et la nouvelle croissance quaternaire ne vise pas tant à offrir aux consommateurs davantage de biens qu’à élargir son choix de services.

MISE À DISPOSITION DES PERSONNES ET SERVICES À LA PERSONNE

48 Le deuxième pilier proposé par Michelle Debonneuil est sans doute le plus important en ce qui nous concerne. Il met directement en première ligne les services à la personne et en particulier les services à la personne âgée. Les services à la personne sont en effet au cœur de l’économie du quaternaire et Michelle Debonneuil (2008) leur consacre dans son ouvrage un très long développement. Dans ce cadre, on constate que les seniors, en tant que consommateurs réels ou potentiels jouent ou devraient jouer un rôle de premier plan dans l’économie du quaternaire. En effet, il n’est pas inutile de rappeler ici que le vieillissement est considéré comme un des facteurs essentiels du développement du besoin et de la demande des services à la personne (SAP). Ainsi, par exemple, une enquête de l’Observatoire de la Caisse d’Epargne (2006) fournit des résultats assez intéressants qui confirment l’existence d’un véritable cycle de vie du recours aux services à la personne (SAP) (cf. figure2). Selon cette enquête, entre 25 et 45 ans, on observe un taux d’utilisation des SAP de l’ordre de 28%, avec des services centrés sur les enfants. A partir de 45 ans, on note un élargissement du recours qui incorpore ainsi plus de services d’aide aux tâches domestiques. Enfin, après 75 ans, le taux d’utilisation devient plus important (45%). Il est plus fréquent chez les « solos [12] » et ne s’explique pas par la seule dépendance (cf. sur ce point Gallouj, 2008).

Figure 2

Consommation de services à la personne (SAP) et cycle de vie

figure im4

Consommation de services à la personne (SAP) et cycle de vie

Caisse d’Epargne-CSA (2006).

49 Notons par ailleurs que si l’on se limite aux services les plus classiques (tâches ménagères, petits travaux, entretien du jardin), le taux de recours des seniors est supérieur aux taux observés parmi les autres catégories dès la tranche d’age 55-64.

50 En revenant sur l’économie du quaternaire et le développement des services à la personne, Martin Vial (2008) parle quant à lui de nouvelle révolution industrielle ou encore de révolution du care. Pour cet auteur, les services à la personne âgée constituent un marché considérable et sont devenus des éléments majeurs du dynamisme économique des pays riches. La nouvelle société du care s’appuie ainsi sur les apports du progrès technologique (TIC, robotisation, domotique) et sur la demande importante de services de la part des seniors [13].

MISE EN PLACE DE NOUVELLES INFRASTRUCTURES ET TIC

51 Tout comme dans le cadre des nouvelles économies, les TIC jouent un rôle central au sein de la société du quaternaire. Ce sont elles qui permettent d’organiser efficacement la mise à disposition des biens et des personnes. Elles sont également au cœur de l’innovation et de l’offre de nouvelles prestations en particulier dans les services à la personne. Ainsi selon Debonneuil, les TIC « devraient permettre d’organiser de façon efficace la mise à disposition temporaire sur tous les lieux de vie (domicile, lieu de vacances, travail, rue, etc.) des personnes apportant des savoirs et leurs savoir faire (ou apportant savoirs et savoir-faire) et donc d’inventer de très nombreuses prestations diversifiées. De même que l’automatisation a permis la diversification des biens, les infrastructures de gestion de la production sur les lieux de vie vont permettre d’inventer des prestations nouvelles et de plus en plus sophistiquées et donc de rendre les services porteurs de ces mêmes gains de productivité en qualité ».

52 Les réflexions en termes d’économie ou de société du quaternaire présentent l’intérêt de tenir compte, plus que d’autres modèles, de la population hétérogène des personnes âgées, en particulier au travers de la valorisation des services à la personne. Néanmoins, cette approche reste encore parcellaire et le lien entre économie de la fonctionnalité et services à la personne (et en particulier à la personne âgée) est largement inachevé et en l’état, peu convaincant. Par ailleurs, il est également à noter qu’il existe une large variété de visions alternatives de l’économie du quaternaire. Déjà en 1997, Roger Sue notait l’importance et le rôle de la vie associative et annonçait lui aussi l’avènement d’une société du quaternaire, présentée comme une économie de personnes, c’est-à-dire une véritable économie des services relationnels produits par échanges mutuels (loin des services pseudo-relationnels de la société industrielle ou de service actuelle). Cette société du quaternaire aurait le mérite d’ouvrir de larges perspectives aux jeunes seniors très actifs dans les mouvements associatifs.

53 Au terme de notre analyse, nous pouvons conclure qu’à de très rares exceptions près, les seniors ont une place relativement modeste dans les travaux et recherches sur les services. Il est vrai que les réflexions prospectives sur les sociétés post-industrielles (au sens large) restent souvent « désincarnées » en ce sens qu’elles s’intéressent relativement peu aux individus qui y vivent (ou sont sensés y vivre). La question des ressources humaines n’est souvent abordée que dans sa dimension quantitative (gisements d’emploi, nombre d’emplois créés..). Les réflexions sur l’âge ou encore le genre sont régulièrement laissées dans l’ombre [14]. Plus encore, les personnes âgées sont parfois considérées comme une limite au développement des sociétés informationnelles ou de services. Cette vision des choses pose problème aujourd’hui. Elle en posera encore plus à l’avenir lorsque les seniors compteront pour près d’un tiers de la population nationale.

Notes

  • [1]
    Dans cet article, nous utiliserons de manière indifférenciée les termes de seniors ou de personnes âgées pour désigner le groupe démographique constitué par les plus de 60 ans (dans certains travaux, c’est le seuil des 65 ans et plus qui est cependant utilisé).
  • [2]
    Les travaux concernés par ces questions sont essentiellement nord-américains. Néanmoins nous faisons également état de réflexions européennes menées par exemple à l’initiative du RESER (réseau européen de recherche sur les activités de services) qui reste extrêmement dynamique et actif depuis sa création au début des années 90. Les réflexions menées dans le cadre des recherches en question couvrent un champ aussi vaste que l’ensemble des pays dits industrialisés
  • [3]
    1973 pour l’édition américaine.
  • [4]
    Mais également aux autres catégories : les jeunes, les femmes…
  • [5]
    « Ce qui correspondrait le mieux à la société post-industrielle serait une situation caractérisée par des salaires faibles et un haut niveau de chômage où un nombre croissant d’individus sont sans emploi pendant des périodes plus longues ou en situation de chômage durable, travaillent à temps partiel ou acceptent plusieurs emplois pour maintenir un niveau de vie minimum. Les conséquences de ces constats sont que lorsque ces individus seront âgés, ils auront eu bien peu de possibilités d’avoir accumulé des trimestres durant leur période d’activité, ils auront moins de chance de percevoir une pension de retraite et seront par conséquent largement dépendants des revenus de transfert ».
  • [6]
    Par opposition aux conceptions post-industrialistes, les conceptions néo-industrialistes considèrent que nos sociétés contemporaines restent fondamentalement des sociétés industrielles, même si elles connaissent quelques transformations (vécues comme) marginales.
  • [7]
    Ainsi, comme le précise Vial (2008), les seniors recherchent et adoptent de nombreuses solutions permettant de leur simplifier la vie quotidienne (65% achètent des plats à emporter ; 58% font leurs courses dans les magasins de proximité malgré des prix plus élevés, 34% commandent à distance…).
  • [8]
    « Small older households are particularly dependent on access to assistance from others as their productivity at « self service » decline. Thus, an ageing population generates new demands for medical, insurance, and specialized transportation and recreation services as well as government employment to administer social security pensions. » (p. 19).
  • [9]
    www.senioractu.com, 22 août 2007.
  • [10]
    Cf. sur ce point la conférence de Nathalie Kosciusko-Morizet lors du colloque de la 1re journée nationale des aidants le 6/10/2010 (www.journeedes aidants.fr). Cette dernière montre clairement le rôle que peuvent jouer les TIC dans les domaines suivants : compensation technique des handicaps pour éviter l’entrée en institution, information aux aidants pour rompre leur isolement, soutien aux profession sanitaires et sociales, rupture de l’isolement des personnes âgées (mails et sms aux petits-enfants), amélioration des services à domicile aux personnes âgées et optimisation de la coordination entre les différents acteurs et parties prenantes…
  • [11]
    Initiative i-2010 : plan d'action sur le vieillissement et TIC.
  • [12]
    « Mono-ménage » ou individu (homme ou femme) vivant seul.
  • [13]
    Les seniors sont ici cités explicitement.
  • [14]
    En ce qui concerne la question du genre, les travaux sur les services de distribution (en particulier grande distribution) font sans doute figure de rare exception.
Français

Dans cet article nous cherchons à évaluer comment différentes réflexions sur les mutations des sociétés contemporaines vers les services ont intégré la question du vieillissement. Nous passons en revue les principaux modèles existants et montrons que la problématique des seniors est souvent occultée. La tendance générale est qu’ils constitueraient plus un frein qu’un atout à la société informationnelle et de services.

English

KEYS TO SERVICE AND INFORMATION READING OF CONTEMPORARY SOCIETIES MUTATIONS : HOW DO SENIOR CITIZENS FIT IN ?


The article seeks to assess how various reflections on contemporary societies’ mutations towards services have included the issue of ageing. The principal existing models are reviewed and show that the senior citizen problem is often left out. The general feeling is that they would be a liability rather than an asset to the service and information society.

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Camal Gallouj
PROFESSEUR. CEPN-CNRS. UNIVERSITÉ PARIS 13 ET EBS PARIS
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 08/02/2011
https://doi.org/10.3917/gs.135.0015
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