CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans des travaux antérieurs, nous avons montré que les économies contemporaines étaient à la fois des économies de service et des économies de l’innovation mais que paradoxalement, ces économies n’étaient que très rarement envisagées comme des économies de l’innovation dans les services. Tout se passe comme si les services et l’innovation constituaient deux mondes parallèles qui coexistent tout en s’ignorant. Si ce constat est vrai pour les services dans leur ensemble, il l’est encore plus dans le cas des SSPA. Concernant ce secteur, il paraît parfois incongru de parler d’innovation. Ainsi, l’innovation dans les SSPA a souvent été considérée comme marginale. Cette marginalisation n’est que le pendant d’une vision encore trop largement répandue qui fait jouer à la seule industrie un rôle économique moteur (cf. Djellal et Gallouj, 2007). Elle est également le reflet de l’inadaptation des appareils conceptuels et des outils de mesure de l’innovation, que ce soit dans les SSPA ou plus largement. Pourtant, les formes d’innovation dans les SSPA, qu’elles soient technologiques ou non technologiques sont nombreuses. Par ailleurs, la spécificité même de ces activités peut être une source importante d’innovation. C’est en particulier ce que nous cherchons à montrer dans cet article.

2Après avoir passé en revue certaines spécificités des SSPA et considéré leurs incidences sur l’innovation (section 1), nous abordons la question de l’innovation technologique dans les SSPA (section 2). Dans la section 3, nous tentons de sortir des approches technologistes pour mettre en évidence l’importance des innovations non technologiques (innovations organisationnelles, innovations institutionnelles et innovations servicielles) au sein de ces activités. Dans la dernière section enfin, nous adoptons une perspective plus opérationnelle en nous intéressant aux logiques et trajectoires sous-jacentes aux différentes formes d’innovation ainsi repérées.

SPÉCIFICITÉ DES SSPA ET INCIDENCES SUR L’INNOVATION

3Dans Gallouj et Gallouj (1996 ; 2004), nous avons mis en évidence un certain nombre de spécificités des services, qui pouvaient avoir des conséquences sur la question de l’innovation. L’essentiel de ces spécificités s’applique sans difficultés aux SSPA. En effet, la méconnaissance ou la sous-estimation de l’innovation dans les SSPA se fondent sur un certain nombre de mythes qui sont traditionnellement associés aux services, mais également et surtout sur certaines spécificités, c’est-à-dire des problèmes analytiques particuliers et concrets considérés comme typiques des activités de service. Ces spécificités contribuent (par la façon dont on les appréhende) à une nette sous-estimation de l’innovation dans les services en général et dans les SSPA en particulier. Il s’agit du caractère flou de l’output des SSPA, de l’interactivité de la prestation et de la nature des droits de propriété.

UN OUTPUT FLOU

4Le premier problème analytique posé par les SSPA est le caractère relativement flou et instable de leur produit. En effet, le produit est un acte, un protocole, une formule, autrement dit un process et une organisation. Il est difficile, dans bien des cas, de tracer la frontière de la prestation  [1]. La « topographie » des SSPA doit non seulement tenir compte de leur degré de matérialité ou tangibilité, mais aussi de l’horizon temporel de la prestation (le service « en actes » par opposition à ses effets à long terme) et du système de valeur, c’est-à-dire du monde de référence (au sens de la théorie des conventions) dans lequel elle s’inscrit. Autrement dit, contrairement à un bien, un service n’a pas d’existence autonome, inscrite dans ses spécifications techniques. Il est une construction sociale  [2] qui s’inscrit de différentes manières dans le temps (horizon temporel) et dans la matière (degré de matérialité).

5Le caractère flou (immatériel, intangible) de l’output a plusieurs conséquences en termes d’analyse de l’innovation. Il contribue à dévier les analyses vers les composantes les plus tangibles de la prestation, en particulier vers les process (qu’ils soient innovants ou non). Il rend difficile la distinction entre innovation de produit et innovation de process, l’appréciation du degré de nouveauté (et la différence entre une innovation véritable et les mécanismes traditionnels de différenciation et de diversification…), le dénombrement de l’innovation ou encore l’évaluation de ses effets économiques (par exemple en termes d’effets sur l’emploi ou d’effets sur le chiffre d’affaires). Le caractère immatériel et volatile du « produit » compromet tout effort de protection de l’innovation et facilite l’imitation. En revanche, ce caractère immatériel et volatile permet d’envisager l’existence d’innovations de produit ou de process immatériels. Elle permet également d’envisager, comme nous le verrons, des formes d’innovation qui visent à rendre le service moins flou au travers par exemple de procédures d’objectivation ou de formalisation.

UNE PRESTATION INTERACTIVE

6Le deuxième problème analytique est celui du caractère souvent interactif de la prestation de service. L’interactivité, que l’on peut également appeler coproduction, traduit une certaine forme de participation du « client » (la personne âgée ou ses proches)  [3] à la production. Elle a différentes conséquences théoriques sur la question de l’innovation, qu’il s’agisse de sa nature ou de son mode d’organisation.

7Du point de vue de la nature de l’innovation, l’interactivité est à l’origine de certains discours professionnels, selon lesquels dans les SSPA, toute prestation de service est une innovation. Elle vise en effet à résoudre le problème d’un « client » donné, et elle serait fondamentalement toujours différente (ce qui est particulièrement vrai dans les SSPA). Une telle conception de l’innovation n’est pas satisfaisante dans la mesure où elle contribue à un appauvrissement du concept en en réduisant le caractère opérationnel.

8Du point de vue de l’organisation, on peut dire que l’interactivité de la prestation est généralement incompatible avec la conception linéaire traditionnelle de l’innovation, qui suppose l’existence de structures de R&D spécialisées indépendantes des structures de production et de commercialisation. Ainsi, en particulier dans les prestations de services, le « client » est non seulement coproducteur, mais il peut également être co-innovateur, ce qui soulève de multiples problèmes d’appropriation de l’innovation.

UNE ABSENCE DE TRANSFERT DE DROIT DE PROPRIÉTÉ

9La question des droits de propriété constitue un autre problème analytique ayant des conséquences sur l’analyse de l’innovation. Selon Hill (1997), le propre des services est qu’aucune entité indépendante (c’est-à-dire qui circule économiquement indépendamment du support du service) n’est produite. Il n’y a pas (comme pour les biens) établissement ou échange de droits de propriété. Cette forme particulière de circulation économique est placée au cœur de la définition des services. Elle a des conséquences évidentes sur la nature des régimes d’appropriation de l’innovation dans les services. Elle explique en particulier les facilités d’imitation et les difficultés de protection dans les SSPA.

Tableau 1

Caractéristiques des SSPA conséquences sur l’innovation

Tableau 1
Tableau 1 Caractéristiques des SSPA conséquences sur l’innovation Caractéristiques Conséquences sur l’innovation des SSPA – difficulté à distinguer entre formes d’innovation : innovation de produit, innovation de process, innovation organisationnelle… Le produit est – difficultés à dénombrer les innovations un process flou – déviation des analyses vers des aspects et des composantes tangibles de la prestation (la technologie et en particulier les TIC) – difficulté d’appréhender le degré de nouveauté et de distinguer entre innovation, diversification, différenciation – en contradiction avec une conception linéaire de l’innovation – participation du « client » au processus d’innovation ues spécifiques Le service – importance de certaines logiq est interactif de production de l’innovation (innovations « ad hoc » ou sur mesure…) – difficultés de distinguer innovation dans et par le service – problèmes des régimes d’appropriation – problèmes d’évaluation des coûts et de fixation des prix Absence de transfert de droit de – facilité d’imitation, problèmes de protection propriété

Caractéristiques des SSPA conséquences sur l’innovation

10Les différentes caractéristiques et difficultés que nous venons d’aborder (cf. tableau 1) sont par ailleurs fortement amplifiées par l’hétérogénéité même du secteur des SSPA. Ce secteur est en effet d’une extrême diversité. Les types de « produits » sont extrêmement variables d’une catégorie de service à l’autre, ce qui contribue à complexifier encore plus l’analyse.

L’INNOVATION TECHNOLOGIQUE DANS LES SSPA

11A l’instar de ce qui a pu être observé dans nombre de secteurs de services (Gallouj et Gallouj, 1996 ; Djellal et al., 2004), la technologie est au cœur des quelques travaux existants sur l’innovation dans les SSPA. La revue « Gérontologie et Société » y a d’ailleurs consacré en 2005, sa livraison n° 113.

12Les travaux auxquels on fait ici référence sont relativement variés. Ils peuvent concerner tout à la fois : la localisation des technologies, leur objet, leur nature. En effet, certaines technologies sont introduites dans des institutions (structures d’hébergement, mais aussi organisations prestataires), d’autres dans les domiciles (y compris les domiciles de substitution fournis par les formules intermédiaires d’hébergement), d’autres encore dans ces différents endroits à la fois. Un certain nombre d’entre elles enfin visent à mettre en relation les différentes entités (c’est le cas de la télématique, par exemple).

13Ces technologies peuvent avoir pour objet le traitement de l’état de santé de la personne âgée (traitement médical au sens strict). Mais elles peuvent viser d’autres objets :

  • l’aide à la vie quotidienne (on parle parfois de technologies domestiques ou de technologies supplétives). Il s’agit, par exemple, d’assister techniquement la personne âgée dans certains aspects matériels ou immatériels de la vie quotidienne, en particulier, la mobilité, l’alerte de l’entourage ou des prestataires concernés, dans certaines circonstances (par exemple, en cas d’incident) ;
  • le traitement de l’environnement d’hébergement de la personne âgée sous différents aspects (traitement informationnel, traitement matériel, méthodes, architecture (au sens du traitement des matériaux, mais aussi des espaces, etc.). Il s’agit, dans ce cas, d’améliorer le fonctionnement de la structure d’hébergement de la personne âgée sous différents angles : son système technique de gestion, les technologies mobilisées pour réaliser les principales prestations offertes ;
  • un soutien technologique au prestataire de service (association, firme) dans la réalisation de la prestation. On fait cette fois référence à l’ensemble des « technologies » utilisées par les organisations prestataires de service (« à domicile ») pour rendre leurs services.

14Pour simplifier, bien qu’il puisse exister certaines zones de chevauchement, on opposera donc les technologies « ayant un objet médical au sens strict » et les technologies « ayant un objet non médical » (cf. tableau 2)  [4].

Tableau 2

Une catégorisation des innovations technologiques dans les SSPA

Tableau 2
Tableau 2 Une catégorisation des innovations technologiques dans les SSPA Type de Exemples technologie – Télémédecine (pour différents objets : avis médical, enseignement à distance, interventions podologiques en maison de retraite) – Télésurveillance : (ex : un système pour détecter les mouvements nocturnes d’une personne âgée dans sa chambre d’hôpital…) – Télé-rehabilitation : par ex. utilisation des technologies, Médicales dans le traitement de la démence, pour compenser le handicap et pour stimuler le patient – Médications diverses (innovations biomédicales ou bio-pharmacologiques) – Robots miniaturisés en chirurgie – Thérapies géniques – Cultures d’organes ou de tissus de remplacement… Technologies d’aide à la vie quotidienne (technologies domestiques) : – Télésurveillance : système d’alerte en cas de chute ou de malaise, etc. – Technologies d’assistance de la personne âgée : ex : fauteuils roulants électriques perfectionnés, mise à la disposition de fauteuils dans des lieux publics (hôpitaux, aéroports) accessibles comme les caddies des supermarchés – Technologies architecturales (aspects matériels) : ex : baignoires adaptées, toilettes adaptées, cuisine adaptée – Biens de consommation et d’équipement adaptés en particulier Non sous l’angle ergonomique (user-friendliness) médicales* – Technologies à usage collectifs : système de transport urbain * D’aide à la vie quotidienne adapté aux personnes âgées et handicapées de la personne âgée, de traitement de l’environne-Technologies de traitement de l’environnement d’hébergement : ment d’hébergement, de traitement de la prestation – Technologies de gestion des structures d’accueil de service. (informatique de gestion) – Technologie de traitement de la matière au sein des structures (technologies de nettoyage, de restauration, de blanchissage…) Technologies utilisées par les organisations prestataires de services : – Matériels de transports des repas à domicile – Systèmes informatiques adaptés

Une catégorisation des innovations technologiques dans les SSPA

15L’ensemble des technologies dont il est question dans le tableau 2 sont relativement bien éclairées par les outillages statistiques nationaux et internationaux. Le manuel d’Oslo de l’OCDE (1997), par exemple, s’intéresse exclusivement aux innovations technologiques de produit et de process.

16Ces technologies désignent, tout d’abord, les systèmes techniques de soins, qu’il s’agisse de la mise en place de technologie spécifiques aux soins de la personne âgée ou de l’application à ce domaine particulier de technologies génériques utilisées dans d’autres circonstances. On peut citer, à titre d’exemple de ce premier groupe, la télémédecine, la télésurveillance, la téléréhabilitation, les médications diverses (innovations biomédicales ou bio-pharmacologiques)… Le second groupe est constitué de technologies orientées vers l’aide à la vie quotidienne, c’est-à-dire l’ensemble des systèmes techniques d’assistance à la personne âgée (qui peuvent être installées dans la structure d’accueil ou à son domicile) : technologies d’alerte, technologies d’assistance, technologies architecturales, biens de consommation et d’équipement adaptés. Il s’agit également (troisième groupe) de l’ensemble des systèmes techniques de gestion des structures d’accueil et d’organisation des prestations en leur sein (informatique, technologie de la restauration, du nettoyage, du blanchissage). Il s’agit enfin des systèmes techniques mobilisés par les organisations prestataires pour réaliser leurs prestations (matériels de transport des individus, matériels de transport des repas, systèmes informatiques).

17Cependant, la question du rapport de la technologie et de l’innovation technologique aux personnes âgées ou plus généralement à l’âge n’est pas épuisée par la perspective précédente. Il est en effet possible d’envisager cette question sous d’autres perspectives, en particulier en distinguant (tableau 3) :

  • Les technologies nouvelles spécifiques à la vieillesse. Il s’agit de technologies d’assistance conçues spécifiquement (et exclusivement) pour les besoins des personnes âgées (en particulier dépendantes). On peut citer, parmi d’autres les exemples suivants : la mise au point de nouveaux types de fauteuils roulants, les protecteurs de hanche (pour limiter les fractures de col du fémur en cas de chute). Il faut noter que ces technologies qui sont spécifiques peuvent par la suite perdre leur spécificité et viser l’ensemble du public (exemple : les simplifications des programmations et des modalités d’utilisation des matériels audiovisuels domestiques).
  • Les technologies traditionnelles non spécifiques, qu’il s’agit d’adapter aux « seniors » (à leur baisse d’aptitude). Il s’agit de technologies « grand public » (produits de consommation et d’équipement) que la personne âgée connaît bien pour les avoir utilisées, mais pour lesquelles l’âge induit une baisse de compétences
  • visuelle, motrice, auditive, etc.). Tel est le cas par exemple de la téléphonie, des distributeurs de billets, etc., des distributeurs d’essence, des titres de transport.
  • Les technologies nouvelles non spécifiques qu’il s’agit également d’adapter aux seniors. Il s’agit là encore de technologies à vocation universelle, mais qui sont nouvelles. Le cas le plus évident est l’Internet, qui pour pouvoir être utilisé par certaines personnes
  • gées, nécessite des interfaces adaptées (des souris particulières, des claviers et des écrans adaptés, etc.).

18Dans ces deux derniers cas, il s’agit en quelque sorte de lutter contre « la mauvaise maîtrise des outils sociaux de la vie courante », c’est-à-dire « l’illetrisme technologique » (Bouchayer et Rozenkier, 1999) qui est source, tout comme l’autre, de marginalisation et d’exclusion sociale. Cette perspective présente le grand intérêt d’enrichir l’analyse des technologies ayant un objet non médical  [5].

Tableau 3

Technologies et personnes âgées : trois approches

Tableau 3
Tableau 3 Technologies et personnes âgées : trois approches Type de Définition Exemples technologies Spécifiques Technologies conçues - Fauteuils roulants (non spécifique aux personnes âgées) spécifiquement pour les - Protecteurs de hanche besoins des personnes âgées Non Technologies anciennes - Téléphonie spécifiques « grand public » qu’il faut - Distributeurs en tous genres (billets de banque, (anciennes) adapter aux handicaps titres de transport, timbres postaux, essence…) des personnes âgées - Audiovisuel domestique (simplification des télécommandes de TV, des programmations de magnétoscope, etc.) - Aménagements internes de l’automobile - Aménagement des transports collectifs Non Technologies nouvelles - Internet spécifiques « grand public » qu’il faut (nouvelles) adapter aux handicaps des personnes âgées

Technologies et personnes âgées : trois approches

L’INNOVATION DANS LES SERVICES : AU-DELÀ DES APPROCHES TECHNOLOGISTES

19Les approches technologistes permettent de mettre en avant le rôle central des SSPA comme « adopteurs de technologies ». Mais, il reste clair que ces approches sont restrictives dans la mesure où l’innovation dans les SSPA ne se résume pas à la seule dimension technologique. En effet, les approches technologiques n’épuisent pas, loin s’en faut, toute la diversité des formes de l’innovation dans les SSPA. La technologie, si elle est de plus en plus importante dans certains SSPA, n’est pas une dimension incontournable de l’innovation. Il peut y avoir, et c’est une situation fréquente, de l’innovation sans usage de technologie. Ceci ne signifie pas que ces innovations ne s’appuient pas ou ne peuvent s’appuyer sur une technologie matérielle (des systèmes d’information ou de télécommunications par exemple), mais qu’elles ne leur sont pas consubstantielles et qu’elles peuvent dans certains cas, se passer d’elles. Ne pas admettre cela, c’est fortement sous-estimer la capacité d’innovation dans les SSPA.

20Au total qu’est-ce qu’innover dans les SSPA ? On dira qu’il existe deux manières d’envisager la réponse à cette question. Innover dans les SSPA, c’est d’abord organiser la réponse à de nouveaux problèmes ou encore concevoir de nouvelles formules ou nouveaux « produits-services » (nouveaux sur le marché ou nouveaux pour l’entreprise), avec des degrés dans cette nouveauté (de l’amélioration à la nouveauté radicale). C’est également organiser de manière plus efficace (sur le plan de la productivité ou sur celui de la pertinence ou de la qualité) la réponse à un même type de problème.

LES INNOVATIONS ORGANISATIONNELLES

21Les innovations organisationnelles jouent un rôle central dans les logiques d’innovations concernant les SSPA. En effet, l’innovation organisationnelle permet de donner corps à cette entité floue et intangible qu’est le SSPA. De manière plus précise, l’essentiel des innovations organisationnelles renvoie au format ou à la formule d’accueil des personnes âgées. On peut en ce sens parler d’innovation de concept. Dans Djellal et al. (2004b), nous avons mis en évidence quatre pôles (ou « dominant design ») dans l’accueil des personnes âgées. Ces pôles se situent sur un axe horizontal qui oppose à l’une des extrémités les institutions traditionnelles (hospices, maisons de retraite, hôpitaux) et à l’autre les formules centrées sur le domicile, en passant par des situations intermédiaires (logements-foyers). Nous avons vu également que ces pôles s’appuyaient par ailleurs sur une opposition entre une logique formelle  [6] (en institution, en formules intermédiaires ou au domicile) et logique informelle (au domicile). Dans nombre de pays, on observe d’ailleurs une nette tendance au glissement de l’institution vers le domicile (politiques de maintien au domicile). L’analyse de ces glissements et de ces politiques permet, dans certains cas, de parler véritablement de trajectoires d’innovation horizontales. Néanmoins, c’est dans les trajectoires verticales que les logiques d’innovations semblent les plus prégnantes.

22Les trajectoires d’innovation que nous qualifions de verticales (cf. figure 1) traduisent la diversité ou la diversification des formules qu’on constate au sein de chaque pôle (c’est-à-dire au sein de chaque « dominant design »). Il s’agit d’en donner un certain nombre d’illustrations et de tenter de comprendre les critères qui orientent les directions des trajectoires d’innovation (cf. également sur ce point, CAE, 2006).

Figure 1

Les trajectoires d’innovation verticales des formules d’accueil des personnes âgées*

Figure 1
Figure 1 Les trajectoires d’innovation verticales des formules d’accueil des personnes âgées* Habitat intelligent Accueil de nuit (Smart home), Accueil de jour Telehomecare) Hébergement temporaire Domicile partagé (Home share) Institutions de répit Centre d'expertise gérontologique Placement Hospitalisation à Résidences services au sein des hôpitaux en famille d'accueil domicile Domiciles personnels protégés Petites unités de vie type CantouDomiciles collectifs de type hôtelier V120 - Hôpital Maison de retraite - Hospices Domicile Domicile Formules intermédiaires Institutions « Marché » et/ou réseau Hiérarchie Informel Formel * L'ordre des exemples proposés ne traduit pas une progression ordonnée de la trajectoire.

Les trajectoires d’innovation verticales des formules d’accueil des personnes âgées*

23? La formule « maintien à domicile informel » a une capacité de diversification faible, qui tient précisément au caractère informel de l’aide apportée. On citera cependant à titre d’exemple les formules de placement en familles d’accueil, d’habitat partagé (lorsqu’une personne âgée partage son domicile avec quelqu’un en échange de certains services domestiques) ou encore les expériences dites d’habitat intelligent ou de « smart home », c’est-à-dire des domiciles adaptés sur les plans technologiques et architecturaux à la personne âgée  [7].

24? La formule « maintien à domicile » formel doit également sa capacité d’évolution aux modifications des configurations des réseaux de services dans lesquels elle s’insère. L’évolution de cette formule renvoie donc à l’évolution et à l’innovation qui affecte les cibles « services offerts » et les organisations prestataires de ces services, mais aussi les cibles « technologies » (smart home, par exemple, ici aussi). L’hospitalisation à domicile constitue une variante de cette formule générale.

25? Les formules intermédiaires sont nombreuses et jouissent d’une forte capacité de diversification. La trajectoire qui les oriente est la volonté de reproduire au mieux « un foyer de substitution », un véritable domicile ou « chez soi » (Roger, 1999), qui s’insère dans un réseau de prestations de services internes et/ou externes. Comme pour les formules « à domicile », l’évolution de ces formules intermédiaires dépend de l’innovation relative aux organisations prestataires de services (nouveaux services offerts, nouveaux types de prestataires, nouvelles modalités de livraison du service, etc.). Cette trajectoire est orientée par certains des critères suivants (dont certains ne sont pas indépendants les uns des autres):

  • une taille humaine ;
  • l’insertion dans la cité (proximité sociale externe). Cette orientation est illustrée, par exemple, par les « structures de proximité » telles que les « domiciles collectifs ». Il s’agit de structures implantées au cœur de l’environnement familier de la personne âgée (son quartier, sa commune), dans lesquelles la personne âgée possède un logement personnel et profite de services locaux de soutien à domicile (Neiss, 1998) ;
  • la montée en puissance de la relation de service (interne ou externe) ;
  • l’usage temporaire de la formule. Tel est le cas, par exemple, des résidences d’hébergement temporaire visant à faire face à des difficultés passagères, comme l’absence provisoire de la famille, l’inadaptation du logement en hiver… (Neiss, 1998 ; Badeyan et Colin, 2000) ;
    – l’usage à la carte (la flexibilité), la liberté de choix pour la réalisation de certains actes élémentaires de la vie quotidienne, la prise en compte de l’évolutivité des besoins de la personne âgée au fur et à mesure de son vieillissement et de l’élévation de son degré de dépendance.

26Parmi les nombreuses formules intermédiaires existantes en France, on peut citer les exemples suivants (Gallard, 1996, d’après Argoud, 2000) :

  • les « domiciles personnels regroupés » : il s’agit de la concentration dans un même ensemble immobilier de plusieurs logements autonomes affectés à des personnes âgées disposant de contrats de locations ordinaires. Cette catégorie échappe aux statistiques ;
  • les « domiciles personnels protégés » : il s’agit de logementsfoyers de petite taille dans lesquels la personne âgée est sous-locataire d’un intermédiaire (association, centre communal d’action sociale). L’intermédiaire sollicite des prestataires de service extérieurs pour maintenir la personne âgée dans ce foyer de substitution.

27? Les principales trajectoires qui orientent l’innovation dans le pôle « institutions » sont les suivantes :

  • la réduction de la taille des établissements (proximité sociale interne) ;
  • la spécialisation dans une pathologie spécifique, en particulier les pathologies fortement invalidantes telles que la maladie d’Alzheimer et les maladies psychiatriques.

28Bien entendu, ces deux critères techniques (taille, spécialisation) recouvrent de nombreux autres objectifs plus qualitatifs (humanisation, déconcentration, bien-être…). Il est possible de retracer les grandes étapes de la trajectoire verticale d’innovation, au sein du pôle « institutions », en France, en se donnant comme point de départ l’hospice (cf. Argoud, 2000).

29On notera, pour conclure ce point, que certaines formules d’hébergement sont communes au pôle « institution » et au pôle « formules intermédiaires ». Par exemple, l’accueil de nuit, l’accueil de jour ou encore l’hébergement temporaire peuvent être pris en charge au sein d’institutions existantes (maisons de retraites, etc.) ou être organisés en tant que formules intermédiaires autonomes et spécialisées. On ajoutera également que d’autres innovations organisationnelles (qui ne relèvent pas de la fonction d’hébergement cette fois) peuvent voir le jour au sein du pôle « institution » : tel est le cas, par exemple, des centres d’expertise gérontologique qui apparaissent dans certains hôpitaux. Ces centres d’expertise gérontologique sont des structures de consultations externes spécialisées réunissant différents types de praticiens (gériatres, neuropsychologues, neurologues, psychiatres, ophtalmologistes, orthophonistes, rééducateurs, etc.) et mobilisant des technologies particulières (IRM, scanner par émission de positrons, par exemple).

30Par ailleurs, il est clair également qu’à chaque pôle ou à chaque innovation organisationnelle peuvent correspondre des sous-groupes ou sous-catégories d’innovations (qui répondent à des transformations internes d’une formule considérée sans en changer la configuration d’ensemble). On fait ici référence par exemple à des innovations architecturales (Vercauteren et al., 2001), des nouveaux modes d’organisation de l’espace intérieur et des espaces de vie, des nouvelles orientations des flux internes et externes…

LES INNOVATIONS INSTITUTIONNELLES

31Depuis quelques années, de nombreuses innovations ont vu le jour dans l’environnement institutionnel des SSPA (en particulier des services d’aide à domicile). Il n’est pas question ici de retracer l’histoire des politiques publiques liées aux SSPA (pour une approche générale concernant les services à la personne, cf. Gallouj, 2008). Nous nous contenterons de recenser un certain nombre de dispositifs institutionnels récents, pour la France. On peut classer ces dispositifs en trois groupes (en réalité souvent étroitement corrélés) dont on se contentera ici de donner quelques illustrations : les innovations institutionnelles relatives à la demande, les innovations institutionnelles relatives à l’offre et les innovations visant le rapprochement offre-demande.

LES INNOVATIONS INSTITUTIONNELLES RELATIVES À LA DEMANDE

32En France, les principales innovations institutionnelles récentes relatives à la demande ont porté sur la solvabilisation de celle-ci. En effet, il s’agissait de faciliter l’externalisation du travail domestique et la réduction du travail au noir en mettant en place un certain nombre de dispositifs incitatifs. Dans le cadre du Plan Borloo de développement des services à la personne, les principaux dispositifs d’incitation s’appuient sur de fortes réductions d’impôts  [8] accordées aux utilisateurs. De manière concrète, l’Etat prend en charge la moitié du coût total du service concerné. Ce type d’innovation institutionnelle vient s’ajouter à d’autres formes de soutien comme : l’Allocation Personnelle d’Autonomie (APA), créée en 2001 et qui est destinée à l’achat de biens et services permettant de pallier les pertes d’autonomie des personnes âgées (GIR 1 à 4) ou encore à l’aide ménagère de la CNAV, qui contribue au maintien à domicile des personnes âgées (GIR 5 et 6) et qui consiste en une aide pour les travaux d’entretien courant du logement, les courses, la préparation des repas et les soins sommaires d’hygiène.

LES INNOVATIONS INSTITUTIONNELLES RELATIVES À L’OFFRE

33Les trajectoires d’innovation sont ici orientées par la volonté de faciliter l’émergence d’offres ou de réseaux d’offre structurés et professionnels. Depuis 2005, l’Etat, au travers en particulier de l’Agence Nationale des Services à la Personne (ANSP) développe un vaste programme de promotion de l’offre. En effet, cet organisme, qui peut lui-même être considéré comme une innovation institutionnelle, incite à la création de structures et d’activités. Il favorise la structuration de l’offre au travers de la promotion et de l’encouragement des démarches visant la qualité et la certification. Cette promotion de l’offre s’appuie également sur un large réseau partenarial.

34Les trajectoires d’innovation sont donc orientées ici par la volonté de faciliter l’émergence d’offres structurées et professionnalisées. La construction de la qualité est donc un enjeu central. Elle peut être organisée par l’Etat ou les prestataires eux-mêmes en tant que profession.

35Ainsi, des instituts de formation ont vu le jour, à l’initiative de la FEPEM (Fédération nationale des particuliers employeurs), des grands réseaux associatifs et des syndicats et fédérations d’entreprises de services à la personne (SESP, FESP), des fondations de France, des assureurs (Médéric), ou encore des laboratoires (IPSEN, EISAI).

36Par ailleurs, le statut d’organisme agréé de services aux personnes a été créé en 1992 pour garantir une certaine qualité d’offre en particulier dans le domaine de la garde d’enfant au domicile des parents et dans celui de l’assistance aux personnes âgées ou handicapées. Cet agrément est attribué aux associations à but non lucratif impliquées dans ces domaines.

37En 1996 (loi de janvier 1996), le système d’agrément est modifié de deux manières. Tout d’abord, le statut d’organisme agréé et donc le marché est ouvert aux entreprises privées de services aux personnes. Ensuite, la procédure d’agrément est proposée sous deux formes différentes :

  • un agrément simple pour les associations et les entreprises qui n’interviennent pas dans les services destinés aux personnes fragiles (la garde d’enfants et l’assistance aux personnes âgées) ;
  • un agrément « qualité » pour celles qui interviennent dans ces secteurs particuliers.

38On assiste également à la mise en place d’une certification de service. Deux processus de certification ou de normalisation (pour les services d’aide à domicile dont l’aide aux personnes âgées dépendantes est une composante essentielle) existent à l’heure actuelle. Le premier « Qualicert » a vu le jour en 1999 sous l’égide du Syndicat des Entreprises de Services à la Personne (SESP) et le second est porté, sous l’égide de l’afnor, par les principales associations de services aux personnes réunies au sein du groupement Geriapa.

39Dans ce cadre, on peut cependant observer que l’intervention publique ainsi que celle du SESP en faveur de procédures de certification et de normalisation au sein du secteur des SSPA a des effets ambivalents. D’un côté elle peut stimuler l’innovation en particulier parce qu’elle contribue à ouvrir un marché et à le solvabiliser  [9]. De l’autre, certains aspects de la réglementation visant à clarifier et assainir le marché (procédure d’agrément, définition légale des services à la personne) peuvent contribuer à l’inverse à standardiser et figer les méthodes et manières de faire et par la même à exclure les démarches parallèles parfois innovantes. Audelà, la réglementation peut contribuer à favoriser les innovations incrémentales au détriment des innovations radicales.

LES INNOVATIONS INSTITUTIONNELLES RELATIVES AU RAPPROCHEMENT OFFRE-DEMANDE

40Le rapprochement offre-demande s’appuie quant à lui sur deux innovations majeures. La première et sans doute la plus importante passe par le soutien à la création d’enseignes nationales (de distribution de services). Elle est un des éléments importants (outre de la facilitation du contact offre demande) de la professionnalisation et de l’amélioration de la qualité de l’offre. L’objectif des enseignes est triple : structurer l’offre, développer la professionnalisation et garantir la qualité des prestations. Regroupées sous un même nom de marque, ces enseignes : « sélectionnent les prestataires agréés sur la base de critères de qualité, les promeuvent auprès des clients potentiels et assurent la mise en relation entre les deux parties. Elles tiennent le rôle d’intégrateur, consistant à mettre en relation l’offre et la demande, à transmettre l’information aux utilisateurs, à garantir la qualité et l’homogénéité des services » (ANSP, 2006, p. 23). La seconde s’appuie quant à elle sur la création du CESU (Chèque Emploi Service Universel) qui vient se substituer à la fois au « chèque emploi service » et au « titre emploi service » mis en place respectivement en 1995 et 1996. Le CESU bancaire est en effet un instrument de simplification administrative qui permet de faciliter le dialogue offre-demande.

LES INNOVATIONS DE SERVICE

41Les catégories généralement retenues par la comptabilité pour rendre compte des services offerts aux personnes âgées sont les suivantes : les services d’aide ménagère (préparation des repas, courses, ménages…) ; les services de soins à domicile. Mais, virtuellement, toute prestation de service existante peut être adaptée à la population des personnes âgées et venir enrichir l’offre des prestataires. Autrement dit, le potentiel d’innovation dans les services est considérable On peut dire, d’une certaine façon, que cette diversification des services est un mode d’innovation particulièrement aisé (pourvu que les conditions de solvabilisation de la demande soient réunies) dans la mesure où il s’agit d’ajouter des services périphériques ou de permettre l’accès à ces services périphériques. Ce raisonnement est valable, quelle que soit la formule d’accueil, c’est-à-dire qu’il s’agisse de formules à domicile ou de formules en maison d’accueil.

42De nouveau ici, il peut être intéressant d’introduire un certain ordre dans cet ensemble ouvert de « prestations » possibles. Cependant, s’agissant de la question de l’innovation, il ne paraît pas opportun de fixer une frontière à ce type de prestation de service orientée vers la personne âgée. On propose ainsi de distinguer cinq groupes de services :

  • services de soins médicaux et paramédicaux (soins infirmiers, toilette) ;
  • services de maintien physique, esthétique, culturel et intellectuel (sport, coiffeurs, visites, loisirs, bibliothèques, etc.). Il s’agit là de services d’ordre social et culturel visant à lutter contre l’isolement de la personne âgée ;
  • services domestiques (ménages, courses, jardinage, bricolage, repas…). Il s’agit de l’externalisation du travail domestique ;
  • service de mobilité spatiale (transport) ;
  • autres services adaptés à la personne âgées.

43Les quatre premières catégories sont les plus fréquemment évoquées dans la littérature. Mais les nouvelles prestations destinées aux personnes âgées peuvent se situer en dehors de ces catégories. C’est la raison pour laquelle, il est utile d’introduire une catégorie résiduelle.

44Les nouvelles prestations sont envisagées ici, de manière autonome, comme cible de l’innovation. Mais il est évident, que ces nouvelles prestations peuvent s’inscrire dans une formule d’accueil particulière, de même qu’elles peuvent s’appuyer sur des innovations technologiques.

45L’innovation dans ces « services offerts » peut recouvrir des réalités différentes :

  • l’adjonction de nouveaux services à une offre existante pour un prestataire donné ;
  • l’amélioration d’un service déjà offert ;
  • l’instauration d’un guichet unique ;
  • la mise en place de nouvelles configurations de « réseaux de service » (c’est-à-dire la mise en relation d’intervenants multiples sous des formes variées) ;
  • les nouvelles offres institutionnelles de services (nouveau type de prestataire)…

46Au-delà, il nous semble également que l’on peut intégrer, comme relevant de la dimension servicielle nombre d’innovations tenant à l’évaluation et à la gestion du fardeau (groupes de support aux familles soignantes, sessions de formation spécifiques aux soignants familiaux, création de « caregiver support centers »), qu’elles se présentent sous un mode traditionnel ou qu’elles s’appuient sur des technologies immatérielles (constitution d’indicateurs et de grilles d’évaluation validées)…

LOGIQUES ET TRAJECTOIRES SOUS-JACENTES AU PROCESSUS D’INNOVATION DANS LES SSPA

47Dans les sections précédentes, nous avons envisagé différents types ou catégories d’innovation. Nous souhaitons maintenant aborder plus spécifiquement le processus concret de génération de l’innovation. Autrement dit, nous cherchons à présenter les logiques sous-jacentes à la production d’innovation dans ce secteur des SSPA. Au total, il semble que l’on puisse repérer quatre logiques de production de l’innovation dans les SSPA : une logique ou trajectoire d’anticipation, une logique ou trajectoire architecturale ou de recombinaison, une logique ou trajectoire d’objectivation ou de formalisation et enfin une logique « ad hoc » (tableau 4).

UNE LOGIQUE OU TRAJECTOIRE D’ANTICIPATION

48La logique anticipatrice renvoie à l’investissement qui peut être réalisé dans de nouveaux champs de connaissance relatifs aux SSPA. Le travail s’apparente ici à une veille et une écoute de l’environnement et des besoins du secteur. En effet, dès qu’un besoin est détecté, l’innovateur quel que soit son statut opère un travail prospectif de collecte et de capitalisation de connaissances sur le sujet considéré, sur un champs de connaissance émergent. Sur cette base, l’organisation développera des prestations nouvelles relatives à ce champ nouveau.

49On notera que dans beaucoup de cas, l’innovation peut rester potentielle. En effet, elle ne sera objectivée que par la rencontre avec le client. Cela suppose par conséquent un certain travail de marketing et de communication visant à assurer la visibilité de l’innovation, autrement dit de la nouvelle offre. Outre les voies de communication classiques, ce travail prend également des formes plus académiques comme par exemple la publication d’ouvrages, la participation à des congrès et colloques ou encore journées d’études consacrées aux SSPA.

UNE LOGIQUE OU TRAJECTOIRE ARCHITECTURALE OU DE RECOMBINAISON

50Cette forme ou logique de production de l’innovation s’appuie sur un principe élémentaire d’association-dissociation des caractéristiques du produit. Il s’agit de manière plus précise de créer un nouveau produit en fractionnant le produit existant, en disssociant certaines caractéristiques et en faisant de certains composants des produits autonomes  [10]. On retiendra que l’innovation peut provenir ici à la fois de pratiques de suppression et de pratiques d’adjonction d’éléments de service. Ainsi, une prestation d’entretien de la maison et de travaux ménagers auprès de personnes âgées peut être décomposée en une multitude d’offres proposées sur un mode autonome à la manière de Homeserve (cf. Brat 2006, p. 31), qui offre déjà toute une gamme de prestations innovantes pour les tapis, canapés et revêtements de sols (assistance entretien, assistance « remise en état à la quinzième tâche »), pour les meubles (garantie literie, assistance anti-termites), pour le sanitaire (assistance « douche »…).

51Au sein de la logique architecturale ou de recombinaison, on peut distinguer certains cas particuliers comme par exemple celui de l’innovation que l’on peut qualifier d’incrémentielle (ou par adjonction) ou encore celui de l’innovation régressive ou limitative qui correspond à un processus inverse. L’innovation incrémentielle renvoie au fait que les nouveaux « produits » sont créés par l’addition de services périphériques innovants ou amendés. On retrouve ici en large partie la logique classique du « bouquet de services » qu’il s’agit d’adapter aux besoins du client. L’innovation limitative consistant pour sa part en la suppression de certains éléments du bouquet autrement dit d’un certain nombre de services périphériques de support ou de complément.

UNE LOGIQUE OU TRAJECTOIRE D’OBJECTIVATION OU DE FORMALISATION

52La logique d’objectivation ou de formalisation vise à la constitution « quasi matérielle », objective du « produit ». Autrement dit, il s’agit de donner une forme au service au travers de la spécification des méthodes, des processus ou d’une organisation… De manière plus précise, il s’agit d’assurer une certaine visibilité, stabilité et matérialité aux prestations et solutions offertes. Cette visibilité ou encore stabilité peut s’appuyer sur différents modèles :

  • la spécification formelle des étapes du processus (« méthodes ») et de leur contenu (jusqu’à un certain point). Il s’agit de mettre au point ce que Schank et Abelson (1977, p. 41) appellent un script, c’est-à-dire « une structure qui décrit les séquences appropriées d’événements dans un contexte particulier (…) une séquence d’actions prédéterminées, stéréotypes qui définit une situation bien connue » ;
  • l’incorporation à certains endroits du processus d’outils techniques adaptés aux exigences de la prestation. Il peut s’agir d’équipement de back office ou de front office (ie d’interface). L’innovation se situe pas dans la machine elle-même (innovation technologique) mais dans la modification de la nature de la prestation qu’elle induit ;
  • enfin un nouveau service rendu au client peut s’objectiver au travers d’une nouvelle organisation. L’innovation organisationnelle s’appuie selon nous sur une logique d’objectivation ou de formalisation. En effet, elle peut comme on l’a vu incarner, donner corps à cette entité floue et intangible qu’est le SSPA.

UNE LOGIQUE OU TRAJECTOIRE « AD HOC »

53Les SSPA peuvent être le lieu d’une importante activité d’innovation « ad hoc » et sur mesure  [11]. Cette logique d’innovation naît de l’interaction entre le client (ou l’usager) et le prestataire. Elle est simultanée au processus de prestation. Il s’agit d’une trajectoire non programmée qui n’est reconnue en tant que telle qu’à posteriori, à la fin de la prestation. La logique d’innovation « ad hoc » peut être définie comme la construction interactive d’une solution au problème particulier d’un client donné. Cette solution permet d’éclairer avec un certain degré de nouveauté le problème du client sans qu’il soit généralement possible de la transférer à un autre. Il peut s’agir d’une solution d’ordre organisationnel, stratégique, juridique, fiscal, social, humain, etc., en réponse à un problème (en partie inédit). Du point de vue du prestataire, la logique « ad hoc » contribue à la production de connaissances et de compétences nouvelles qu’il faut codifier et formaliser de façon à les rendre réutilisables dans d’autres circonstances.

Tableau 4

Les différentes formes d’innovation dans les SSPA

Tableau 4
Tableau 4 Les différentes formes d’innovation dans les SSPA Logique d’innovation Caractéristiques Investissement dans des nouveaux champs de connaissance relatifs aux SSPA Logique d’anticipation Veille et écoute de l’environnement (mutations sociales et sociétales) et des besoins du secteur Capitalisation des connaissances et développement de prestations adaptées Fondée sur un principe d’association-dissociation Création d’un nouveau produit-service en fractionnant Logique architecturale ou de recombinaison un produit-service existant Suppression ou adjonction de nouvelles caractéristiques au produit-service Dans ce cas, l’innovation simultanée au processus Logique ad hoc ou sur de prestation naît de l’interaction entre le client-usager ractive d’une solution mesure et le prestataire (construction intenouvelle à un problème du client) Innovation incrémentale de produit Ensemble hétérogène de mécanismes visant la Logique d’objectivation matérialité du produit : mécanismes tangibles (systèmes ou de formalisation techniques) et mécanismes intangibles (méthodes, boîtes à outils, organisation incorporant le service immatériel)

Les différentes formes d’innovation dans les SSPA

54La littérature économique est dominée par des travaux consacrés à l’innovation technologique dans ses relations aux services. On retrouve ce type d’approches dans les rares réflexions consacrées aux SSPA, qui se contentent ainsi d’examiner les impacts des innovations technologiques. Or, ces travaux se révèlent insuffisants pour rendre compte de l’innovation dans les SSPA dans toute leur diversité. Pour notre part, nous avons essayé de montrer que les SSPA et l’innovation ne sont pas des réalités concomitantes et étrangères l’une à l’autre. Au contraire, l’effort d’innovation semble considérable au sein de ces activités. Au-delà des traditionnelles formes d’innovation technologique nous avons mis en évidence quatre logiques ou formes d’innovation (non technologique) qui tiennent une grande place au sein des SSPA mais qui sont souvent peu valorisées par les appareils statistiques et conceptuels existants.

55Nous avons également montré que les facteurs institutionnels jouent un rôle central dans la dynamique de l’innovation dans les SSPA. Cependant, nous nous sommes contentés d’évoquer un certain nombre de dispositifs institutionnels. Mais les conséquences de ces dispositifs sur les trajectoires d’innovation et de changement des prestataires de SSPA méritent d’être explorés en profondeur. En effet, comme dans d’autres secteurs économiques, le déterminant institutionnel peut être une source essentielle d’innovation par différents mécanismes, en particulier des mécanismes de contournement des normes, de négociation ou de dérogation.

Notes

  • [*]
    La notion de soins est entendue au sens large. Plus proche de la notion de « care », elle renvoie à la fois aux soins de santé (soins médicaux) et aux soins et services hors champ médical (services généraux, facilitateurs de la vie quotidienne à destination des personnes âgées).
  • [1]
    Que l’on songe par exemple, en dehors des services de nature médicale, à la frontière d’une prestation d’entretien de la maison et de travaux ménagers ou encore à celle d’une prestation d’aide technique et d’aménagement du logement de la personne âgée.
  • [2]
    C’est vrai de nombre de services mais c’est encore plus vrai dans les SSPA.
  • [3]
    Souvent les deux.
  • [4]
    La frontière entre les innovations médicales et non médicales n’est pas toujours claire. Par exemple, la télésurveillance peut être considérée comme relevant du domaine médical lorsqu’elle est mise en œuvre dans une chambre d’hôpital pour alerter le personnel soignant ; elle peut être affecté au champ non médical lorsqu’elle est utilisée à domicile, comme système d’alerte de la famille.
  • [5]
    D’autres perspectives d’analyse du rapport entre l’innovation technologique et le vieillissement sont possibles. Nous ne ferons que les évoquer ici. Il s’agit, tout d’abord, de la question de la propension des personnes âgées à adopter des innovations. La thèse qui est fréquemment défendue ici est que les personnes âgées ont une attitude plutôt conservatrice, autrement dit une réticence à consommer des produits innovants (cf. Collerie de Borely, 1998 ; Bouchayer et Rozenkier, 1999). Il s’agit également, au niveau macroéconomique, de l’analyse de l’impact, jugé négatif, du vieillissement de la population (et du poids croissant des dispositifs de retraite) sur les ressources allouées au développement technologique.
  • [6]
    Dans ce cadre, une autre opposition peut se faire jour entre deux modes de gouvernance : par la hiérarchie d’un côté et par le marché ou le réseau de l’autre (cf. Williamson, 1985).
  • [7]
    Ces dernières expériences renvoient cependant, il est vrai, essentiellement à la cible technologique de l’innovation.
  • [8]
    Et un crédit d’impôt instauré en 2007 pour ceux qui ne paient pas d’impôts.
  • [9]
    L'innovation est une mission dédiée explicitement à l’ANSP. Cette dernière est et a été à l’origine de multiples expérimentations innovantes.
  • [10]
    En dehors des SSPA, les illustrations de ce modèle d’innovation sont nombreuses dans la plupart des activités de services. Ainsi par exemple, les services de charters sont issus de ce processus de dissociation d’un service de transport aérien défini comme la combinatoire de différents éléments : le transport au sens strict, le traitement des bagages, la restauration, la réservation. On peut interpréter de la même manière l’apparition de la restauration rapide, du courtage… Le lancement de la chaîne « Formule 1 » dans l’hôtellerie relève également d’un modèle de dissociation qui consiste à réduire la prestation de service hôtelier à ses caractéristiques de service de base, autrement dit, à la débarrasser de toutes les caractéristiques de service complémentaires.
  • [11]
    On notera que cette forme d’innovation est particulièrement fréquente dans les activités de conseil et plus généralement dans les activités de service intensives en connaissances, où elle consiste en l’utilisation et en la mise en synergie de connaissances et d’expériences (passées), afin de créer des solutions inédites, des connaissances nouvelles qui modifient positivement la situation du client.
Français

Le vieillissement et l’innovation sont souvent considérés comme des phénomènes antinomiques. Cet article, consacré à l’innovation et aux changements institutionnels dans les services de soins aux personnes âgées (SSPA), cherche à rompre avec ce préjugé. Il propose une vision large de l’innovation incluant les dimensions à la fois technologiques et non technologiques et, sur cette base, tente de mieux cerner les logiques sous-jacentes.

English

INNOVATION AND INSTITUTIONAL CHANGES IN CARE SERVICES FOR ELDERLY

Ageing and innovation are often considered as antinomic matters. This paper which is devoted to innovation and institutional changes in care services for elderly try and get rid of this bias. We offer an enlarged vision of innovation including both technological and non technological innovations and then try to put forward the logics behind them.

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Karim Gallouj
PRATICIEN HOSPITALIER, CHEF DU SERVICE DE GÉRIATRIE, CH DRON, TOURCOING
Camal Gallouj
PROFESSEUR DES UNIVERSITÉS, IAE DE BREST, UNIVERSITÉ DE BRETAGNE OCCIDENTALE ET SUP DE CO LA ROCHELLE
Faiz Gallouj
PROFESSEUR DES UNIVERSITÉS, UNIVERSITÉ DE LILLE 1
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Mis en ligne sur Cairn.info le 01/02/2009
https://doi.org/10.3917/gs.126.0011
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