CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Depuis les années 1980, de nombreuses recherches se sont intéressées à la question de l’aide à un proche âgé dépendant et ont permis d’en éclairer plusieurs aspects. C’est ainsi que la dimension sexuée de ce travail de care a été bien explorée : on peut citer, par exemple, les analyses de Elaine Brody (1985), Amy Horowitz (1985), Florence Weber, Séverine Gojard et Agnès Gramain (2003), Blanche Le Bihan-Youinou et Claude Martin (2006), Simone Pennec (2006), Ségolène Petite et Amandine Weber (2006), Ingrid Voléry et Virginie Vinel (2016) qui révèlent les assignations sexuées et attentes différenciées selon les sexes et la place dans la parenté. Parallèlement, diverses recherches ont porté sur le vécu des personnes prodiguant de l’aide et ont donné à voir une réalité contrastée. Certaines soulignent la charge de l’aide (Zarit, Reever et Bach-Peterson, 1980) quand d’autres rendent compte des satisfactions qu’on peut en tirer (Bocquet et Andrieu, 1999 ; Membrado et al., 2005 ; Caradec, 2006). Plusieurs enquêtes montrent que la charge ressentie de l’aide varie selon les pathologies (Soullier, 2012 ; Davin et Paraponaris, 2014) et soulignent la diversité des relations existantes entre les personnes âgées bénéficiaires de l’aide et leurs proches (Caradec, 2009 ; Membrado et al., 2005 ; Rigaux, 2009). D’autres recherches encore se sont intéressées aux dynamiques relationnelles dans l’accompagnement d’un proche âgé. Elles révèlent que le risque d’épuisement moral est inégalement distribué (Duprat-Kushtanina, 2016). Celui-ci peut être évité grâce à l’intervention des professionnels, à l’apprentissage de la gestion du quotidien et des troubles du proche (Kushtanina et al., 2017). Le travail émotionnel, impliquant les proches et les professionnels, joue également un rôle crucial dans la prévention de l’épuisement moral (Mallon et Le Bihan-Youinou, 2017). Une série de travaux se sont intéressés plus largement aux dynamiques à l’œuvre au sein des familles dans les situations d’aide à un proche âgé. Les recherches menées par Florence Weber (2010) et Ségolène Billaud (2015) ont montré que les relations familiales se voient reconfigurées dans un contexte de prise en charge d’un proche dépendant. Prendre en charge un ascendant dépendant peut mettre en jeu des rapports de domination au sein des fratries ou induire des recompositions des hiérarchies, comme le souligne Sibylle Gollac (2003). S’intéressant aux familles de personnes venues en consultation concernant un (possible) diagnostic de la maladie d’Alzheimer, Aude Béliard (2019) donne à voir, à travers un jeu subtil entre le milieu social et le genre, comment la recherche du diagnostic et la gestion de la maladie par les proches viennent reconfigurer les relations familiales. Cet ensemble de recherches invite ainsi à questionner l’aide à un proche âgé dépendant comme une « activité » prise dans des « contextes » et des « dynamiques d’acteurs ».

2En France, sur les 4,3 millions d’aidants de personnes âgées, 39 % sont en emploi (Soullier, 2011). L’inscription de l’activité d’aide à un proche âgé dans un ensemble d’activités plus large pour de nombreux aidants (activité professionnelle, familiale, parentale…) est étudiée dans des recherches qui orientent plus particulièrement la focale sur les liens entre travail de care et travail rémunéré. Des travaux ont ainsi cherché à comprendre si le fait d’aider un proche âgé dépendant réduit la présence sur le marché du travail. Si certains montrent que l’aide a des conséquences négatives sur l’activité professionnelle (Orodenker, 1990 ; Neal et al., 1993), d’autres, plus récents, soulignent le peu d’effet de l’aide à un parent âgé sur la participation des seniors au marché du travail (Fontaine, 2009). À la suite de Fiona Carmichael et Sue Charles (1998), Blanche Le Bihan-Youinou et Claude Martin (2006) montrent l’importance de l’effet de « répit » associé au maintien d’une activité professionnelle chez des femmes aidantes en emploi, lesquelles restent attachées à leur activité professionnelle. Travailler est ainsi ce qui leur permet de « tenir » dans l’aide, ce que corrobore Vincent Caradec qui analyse l’activité professionnelle comme l’un des « supports » (2006, p. 109) de l’aidant. Blanche Le Bihan-Youinou et Claude Martin soulignent que d’autres dimensions de leur vie sont, toutefois, affectées par l’aide apportée au proche : leur vie familiale et leur temps de loisirs. D’autres travaux étudient, quant à eux, les effets du contexte professionnel sur l’activité d’aide. Une recherche réalisée par Andrew Scharlach et Karen Fredkrisen (1994) permet de comprendre que les conditions de travail, et notamment l’autonomie dont disposent les salariés, jouent sur le vécu de l’aide, celle-ci se trouvant plus ou moins facilitée. De même, une étude récente montre que les assouplissements informels du contexte de travail constituent, parallèlement au recours aux droits sociaux génériques (congés payés et congés maladie), une ressource clé pour les aidants (Charlap et al., 2019).

3Dans leur recherche sur les femmes qui soutiennent un proche âgé tout en exerçant une activité professionnelle, Blanche Le Bihan-Youinou et Claude Martin soulignent que « quelle que soit la configuration d’aide, l’aidante est confrontée à une succession de problèmes auxquels elle doit apporter des solutions » (2006, p. 83). « Cette question des étapes de l’arrangement devient celle des trajectoires d’aidantes » (2006, p. 89) – poursuivent-ils, relevant ainsi le caractère dynamique de l’aide. Cette question est également évoquée par Tracy Karner et Donna Bobbitt‐Zeher qui notent que « devenir aidant ne renvoie pas à un événement spécifique, mais à un processus graduel » (2005, p. 551) ainsi que par Arnaud Campéon et Blanche Le Bihan qui expliquent que les contraintes qui pèsent sur les aidants « ne sont évidemment pas à envisager comme des états, figés, mais bel et bien comme des processus dynamiques, qui évoluent au fil du temps et qui se nourrissent les uns des autres » (2013, p. 111). L’analyse de l’aide en tant que trajectoire est mobilisée par Normand Carpentier et al. (2010). À partir d’une perspective en termes de « principes de parcours de vie », ils proposent une typologie d’entrée dans la trajectoire d’aide dans le cas d’aidants de personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, à partir de l’annonce du diagnostic de la maladie. Selon les auteurs, quatre « principes de parcours de vie » sont en jeu au moment de l’entrée : l’histoire familiale, les liens familiaux, l’agentivité des acteurs et les effets des institutions (de santé notamment). En examinant la prégnance et les effets de ces différents principes, ils distinguent cinq types d’entrée dans la trajectoire d’aide : le 1er type est une entrée « douce » dans la trajectoire car la santé dégradée du proche impliquait de l’aide bien avant que le diagnostic de maladie soit posé ; le 2e type d’entrée, « abrupte », est caractérisé par des moments de crise dus à la détérioration soudaine de l’état de santé du proche qui amène à établir le diagnostic, dans un contexte d’éloignement des membres de la famille ; les effets institutionnels se font particulièrement prégnants dans le 3e type d’entrée dans la trajectoire d’aide, qui découle de préconisations médicales, face à des pertes de mémoire du proche, par exemple ; les 4e et 5e types d’entrée se distinguent selon que les négociations au sein de la famille au sujet des choix à faire pour le proche sont plus ou moins aisées. Il semble intéressant de poursuivre cette réflexion en prenant en compte la dynamique de la trajectoire d’aide sur le long terme.

4À partir d’un corpus d’entretiens réalisés auprès d’aidants en activité professionnelle, nous souhaitons ainsi prolonger ces pistes d’analyse en mettant l’accent sur le caractère dynamique des trajectoires d’aide et en éclairant les éléments qui les font évoluer. Pour ce faire, nous avons fait le choix de mobiliser la notion de « trajectoire », forgée par Juliet Corbin et Anselm Strauss pour appréhender l’expérience de la maladie, et qui constitue un outil heuristique pour penser de manière articulée les dynamiques, les acteurs et les actions en jeu au cours d’un processus. Cette notion renvoie, plus précisément, « au cours d’un phénomène et à l’action entreprise dans la durée pour en gérer le déroulement, le traiter et le mettre en forme » (Corbin, citée par Baszanger, dans Strauss, 1992, pp. 36-37). Penser l’aide en termes de trajectoire permet d’appréhender l’activité d’aide comme une expérience qui implique une construction et un travail des acteurs tout autant qu’elle permet « d’ordonner de manière analytique l’immense variété des événements qui entrent en jeu » (Strauss, 1992, p. 144) lors de cette expérience. Cette perspective en termes de trajectoire va nous permettre d’étudier le « travail d’articulation » opéré par les aidants entre leurs différentes activités de manière dynamique au fil du temps.

5Empruntée à Anselm Strauss (Strauss, 1985 ; Strauss, Fagerhaugh, Suczek et Wiener, 1985), la notion de « travail d’articulation » a, tout d’abord, été élaborée pour rendre compte de la réalisation d’une tâche complexe par plusieurs professionnels. Elle peut également s’appliquer à des situations dans lesquelles une multiplicité de tâches est réalisée par un seul individu qui doit, pour ce faire, coordonner un ensemble d’acteurs. Dans cet article, nous mobilisons cette notion pour désigner le travail d’organisation opéré par les aidants afin de pouvoir effectuer l’ensemble des tâches qu’ils doivent réaliser dans le cadre des différentes activités de leur vie [1]. Ce travail passe par la réalisation d’un ensemble de tâches matérielles et par leur mise en œuvre séquentielle. Il implique également d’organiser et de coordonner l’ensemble des activités à entreprendre dans le cadre de l’aide au proche âgé malade (les siennes et celles des autres intervenants), ce qui suppose de négocier avec d’autres personnes (aidants familiaux, aides à domicile, professionnels de santé, hiérarchie, collègues, voisins, proches, etc.).

6L’objectif de cet article consiste à rendre compte du travail d’articulation opéré par les aidants au fil de la trajectoire d’aide à partir d’un schéma analytique reposant sur la distinction entre deux éléments : d’une part, le degré d’investissement dans l’aide, que nous appelons « registre d’aide » et qui renvoie à ce que l’aidant souhaite faire et, d’autre part, les éléments de contexte, qui constituent ce que nous nommons « les conditions pratiques de l’aide » et qui déterminent ce qu’il est possible de faire. Notre propos s’organisera en deux temps. Dans un premier temps, nous présenterons les deux notions de registres d’aide et de conditions pratiques de l’aide. Nous éclairerons ainsi les différents registres d’aide (s’investir sans frein ; faire tenir ensemble les activités ; contenir l’aide), qui correspondent aux degrés d’investissement souhaité dans l’aide, puis nous montrerons comment les conditions pratiques de l’aide peuvent affecter le registre d’aide adopté. Dans un deuxième temps, nous distinguerons deux types de trajectoire d’aide : les trajectoires de continuité du registre d’aide et les trajectoires de discontinuité des registres d’aide. Nous verrons que le premier type est rendu possible par des conditions pratiques de l’aide favorables, qui fonctionnent comme ressources pour l’aidant et viennent contrebalancer les obstacles rencontrés dans le travail d’articulation. À l’inverse, le second type de trajectoire est marqué par des conditions pratiques de l’aide défavorables et une faiblesse des ressources mobilisables pour le travail d’articulation.

Méthodologie

Cette enquête s’inscrit dans le cadre des post-enquêtes qualitatives associées à l’enquête Capacité, Aides et REssources des seniors – CARE-Ménages 2015 et a été financée par la Drees. L’échantillon a été constitué, pour partie, grâce aux fiches-adresses de l’Insee et, pour une autre partie, via un réseau d’institutions médico-sociales (plateformes de répit, Centre Local d’Information et de Coordination).
Les entretiens ont été menés auprès de 35 proches aidants, en activité professionnelle (ou récemment retraités pour 6 d’entre eux), accompagnant un parent âgé atteint de troubles cognitifs et/ou de déficiences motrices (GIR 1 à 4). Le terrain a été mené dans les régions Hauts-de-France, Grand Est, Bourgogne-Franche-Comté ainsi que dans la région parisienne. Les enquêtés ont entre 30 et 63 ans, ce sont principalement des enfants de la personne qu’ils aident (28 enfants, 3 beaux-enfants, 2 conjoints, 1 nièce et 1 voisine) et plus souvent des femmes que des hommes (26 femmes et 9 hommes). Parmi les personnes aidées, 23 souffrent de troubles cognitifs associés ou non à des troubles moteurs et 12 ont uniquement des déficiences motrices. Les enquêtés exercent des activités professionnelles variées : on compte 14 ouvriers ou employés, 11 professions intermédiaires et 10 cadres et professions intellectuelles supérieures. La plupart résident à proximité de la personne accompagnée : sur les 35 enquêtés, 5 seulement habitent à plus de quelques dizaines de kilomètres du domicile du proche aidé.
33 entretiens ont été réalisés en face à face, au domicile des enquêtés pour la plupart d’entre eux, et 2 par téléphone sur demande des enquêtés.

Registres d’aide et conditions pratiques de l’aide : deux dimensions pour le travail d’articulation

7Le travail d’articulation entre les activités réalisées par les aidants renvoie, d’une part, à des investissements dans l’aide variés et plus ou moins importants et se trouve, d’autre part, tributaire du contexte dans lequel il s’inscrit, constitué de différentes sphères (sphère de la santé, sphère conjugale, parentale et grand-parentale, sphère de proximité, sphère institutionnelle et professionnelle). Nous explorons ici ces deux dimensions du travail d’articulation, les « registres d’aide », puis « les conditions pratiques de l’aide » ainsi que les principes au cœur de leur évolution.

Les registres d’aide : ce que l’on souhaite faire

8Les registres d’aide renvoient au degré d’investissement dans l’aide souhaité par l’aidant. On touche ici à « ce que l’on souhaite faire » dans la situation d’aide. Dans le corpus, trois registres d’aide apparaissent, que nous proposons de catégoriser selon le degré d’investissement dans l’aide plus ou moins important qu’ils expriment : « s’investir sans frein », « faire tenir ensemble les activités » et « contenir l’aide ». Le premier registre, « s’investir sans frein », se caractérise par un investissement dans l’activité d’aide au détriment des autres activités (activité professionnelle, conjugale, parentale, grand-parentale, personnelle, de loisirs). Dans le deuxième registre, « faire tenir ensemble les activités », les enquêtés cherchent à mener de front toutes les activités. Il s’agit, pour ce qui est du dernier registre, de « contenir l’activité d’aide », de résister face à l’investissement dans l’aide au profit des autres activités.

9Les registres d’aide se nourrissent du sens donné à l’aide par les enquêtés, lequel relève d’une logique de contre-don (Mauss, 2012) ou d’une morale du devoir. On observe ainsi, chez de nombreux enfants aidant un parent, « le désir de donner/rendre à son parent âgé, tout comme ce dernier l’a fait tout au long de sa vie en tant que père ou mère » (Le Bihan-Youinou et Martin, 2006, pp. 92-93). Quand le contre-don n’est pas à l’œuvre, l’aide s’ancre largement dans une morale du devoir, qui renvoie à une « prescription de rôles » (Petite, 2006), les enquêtés évoquant alors leur statut de conjoint ou d’enfant pour expliquer l’aide qu’ils apportent. Dans l’ensemble, les discours sont traversés par une très forte naturalisation de l’aide apportée. Ainsi, pour comprendre la constitution des registres d’aide, il convient de s’intéresser à l’histoire familiale dans laquelle ils prennent forme. Parallèlement, il est nécessaire de prendre en considération le contexte professionnel de l’aidant, caractérisé par des enjeux liés à son statut hiérarchique, à ses responsabilités et à ses perspectives de carrière.

10Le premier registre d’aide, « s’investir sans frein », se caractérise par un investissement de l’aidant dans l’activité d’aide au détriment des autres activités. C’est le cas de Mme Valadon (53 ans, salariée d’une association d’aide à domicile), dont l’investissement auprès de son père atteint de la maladie à corps de Lewy passe avant toutes les autres activités, que ce soit son activité professionnelle, ses loisirs ou sa vie de couple :

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Je devais être présente pour mon père, c’était un devoir. […] j’ai tout donné, au détriment de ma vie […], c’était mon père, tout était centré sur ça, nous explique-t-elle.

12Au sein de la fratrie de 3 enfants, elle est celle qui s’investit le plus auprès du père et soulage le plus sa mère. Mme Valadon passe au domicile parental afin d’apporter de l’aide à son père le matin avant de se rendre à son travail, le midi pendant sa pause-déjeuner et en fin d’après-midi lorsque sa journée de travail est terminée. Toilette, préparation des repas, soins, lever et coucher, soutien moral, ses tâches sont variées. L’enquêtée est également présente auprès de son père les nuits en cas de crise. Si son père a besoin d’aide alors qu’elle est au travail, elle s’absente pour être à ses côtés. Ses week-ends sont dédiés à son père. Elle a mis un terme à toutes ses activités personnelles et a renoncé aux sorties avec son conjoint. Cet investissement sans frein s’inscrit, tout d’abord, dans la continuité des liens très forts qui unissent Mme Valadon à son père, nourrie par une longue période passée à travailler à ses côtés. Il est également à comprendre à l’aune des enjeux professionnels à l’œuvre pour cette enquêtée : son emploi dans une association d’aide à domicile, associé à un statut hiérarchique peu élevé, n’implique ni déplacements importants ni réunions tardives et ses horaires sont fixes (8h-16h). À 53 ans, elle n’est pas dans une perspective de carrière ascendante. Si l’activité professionnelle possède, pour cette enquêtée, une dimension de répit, elle s’inscrit également dans un contexte de nécessité économique du fait du chômage de longue durée de son mari. Dans notre corpus, le registre d’aide du s’investir sans frein se retrouve plutôt chez les enquêtés ayant, dans leur activité professionnelle, les niveaux hiérarchiques les plus faibles et les perspectives de carrière les moins importantes. Ce registre est le moins présent dans notre corpus : il concerne 3 enquêtés tout au long de leur trajectoire d’aide.

13Dans le deuxième registre, « faire tenir ensemble les activités », on remarque que les enquêtés cherchent à mener toutes leurs activités de front, comme le fait M. Gauguin (56 ans, responsable informatique dans une PME), qui apporte de l’aide à sa mère, atteinte de la maladie d’Alzheimer et souhaite faire tenir ensemble à la fois son activité professionnelle, qui demande une forte implication, son activité d’aide auprès de sa mère et ses loisirs. M. Gauguin vient en appui de son beau-père qui vit avec sa mère, apportant selon les phases de l’aide soit un divertissement, soit une aide pratique (préparation des repas et assistance dans le quotidien). En cas de nécessité, il lui arrive de quitter son travail plus tôt afin de soulager son beau-père. Chez M. Gauguin, le registre d’aide est, tout d’abord, à comprendre à l’aune des liens de proximité qui l’unissent à sa mère : lui apporter de l’aide constitue à ses yeux une continuité « naturelle » de leur relation. Les enjeux professionnels de cet enquêté sont également à prendre en compte. À 56 ans, il travaille depuis 15 ans comme responsable informatique dans une PME, poste décisif pour l’entreprise. Sa fonction implique des horaires conséquents et des déplacements dans toute la France :

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Je peux travailler 6h30-20h, jusqu’à 3-4 heures du matin. Par jour, c’est minimum 12 heures et le personnel, il peut me joindre chez moi, 24h/24, il y a pas de soucis… En plus, on a sept ateliers dispatchés un peu dans toute la France, donc, je peux avoir à me déplacer, précise-t-il.

15S’il a poursuivi son engagement professionnel tout en apportant de l’aide à sa mère, M. Gauguin a également conservé ses loisirs, et notamment le chant auquel il est très attaché. Dans notre corpus, ce registre d’aide se retrouve plutôt chez les enquêtés ayant des responsabilités hiérarchiques et des perspectives de carrière moyennes ou importantes. Il est le plus présent : 18 enquêtés sont concernés par ce registre tout au long de leur trajectoire et 12 autres à un moment donné.

16Le dernier registre, « contenir l’activité d’aide », est celui des enquêtés qui résistent face à l’investissement dans l’aide au profit de leurs autres activités, telle Mme Monet (50 ans, secrétaire générale d’un syndicat), qui apporte de l’aide à sa mère atteinte de la maladie d’Alzheimer. Dès le départ, cette aide est pensée comme limitée dans le temps : elle est une solution temporaire, en attendant la prise en charge de la mère dans un Ehpad. Mme Monet a mis en place un accueil de jour pour sa mère et elle lui apporte un soutien au quotidien (courses, préparation des repas, veille sur son état général). Pour cette enquêtée, le registre d’aide s’inscrit dans une histoire antérieure marquée par des relations distendues et conflictuelles avec ses parents. Aider sa mère signifie donc renouer avec un climat familial délétère. Si Mme Monet souhaite contenir l’aide, c’est également du fait des enjeux professionnels qui sont les siens, dans le cadre de son activité de secrétaire générale d’un syndicat, qui implique des temps importants de réunions avec de nombreuses institutions. Pour cette enquêtée, l’activité d’aide ne doit jamais empiéter sur l’activité professionnelle et elle se fait fort de ne pas modifier son organisation du travail :

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Je refuse de prendre du temps pour m’occuper d’elle […]. J’essaie de faire en sorte que tout ce qui est en lien avec elle, ce soit sur mon temps personnel […] mais j’ai envie de garder une vie sociale aussi.

18Peu présent dans le corpus de manière continue, ce registre d’aide se retrouve plutôt chez les enquêtés ayant des responsabilités hiérarchiques et des perspectives de carrière moyennes ou importantes : à part Mme Monet, il concerne deux autres enquêtés tout au long de la trajectoire d’aide et deux autres à un moment donné.

Les conditions pratiques de l’aide : ce que l’on peut faire

19Les conditions pratiques de l’aide, qui déterminent ce qu’il est « possible » de faire pour l’aidant, renvoient au contexte dans lequel s’inscrit l’aide et aux différentes sphères qui le composent : la sphère de la santé (santé du proche, santé de l’aidant, réception du care) ; la sphère conjugale et familiale (conjoint, fratrie, enfant, petit-enfant) ; la sphère de proximité (voisins, proches) ; la sphère institutionnelle (accueil de jour, aide à domicile, professionnels de santé, plateformes de répit) ; la sphère professionnelle (contexte professionnel, hiérarchie, collègues). Que ce soit dans une ou plusieurs de ces sphères, les conditions pratiques de l’aide sont susceptibles d’évoluer au fil du temps : l’état de santé du proche peut s’aggraver ou s’améliorer, les soins à lui apporter peuvent augmenter ou diminuer, l’aidant peut connaître un problème de santé ou un changement dans son entourage familial (maladie ou décès d’un proche, divorce, implication ou défection d’un autre aidant), son contexte professionnel peut évoluer (changement d’horaires de travail, arrivée d’un nouveau supérieur hiérarchique plus ou moins à l’écoute des questions d’articulation vie professionnelle/vie privée), etc.

20Au fil de la trajectoire, ces conditions pratiques de l’aide constituent soit des ressources que les proches peuvent mobiliser pour le travail d’articulation, soit des obstacles qui viennent déstabiliser le travail d’articulation et produire des désarticulations de l’organisation mise en place. L’aidant doit alors effectuer un nouveau travail d’articulation – ou, pour le dire autrement, un travail de réarticulation – de façon à mettre en œuvre de « nouveaux arrangements » (Strauss et al., 1985, p. 228) afin de poursuivre son activité d’aide. Dans ce contexte, les changements dans les conditions pratiques de l’aide peuvent affecter le registre d’aide adopté par l’aidant. Au fil de la trajectoire, l’enjeu est pour l’aidant de disposer ou non des ressources pour surmonter les potentiels obstacles et poursuivre dans le registre d’aide qu’il souhaite.

Des ressources et des obstacles au cœur des trajectoires d’aide

21À l’instar de l’analyse d’Anselm Strauss, Shizuko Fagerhaugh, Barbara Suczek et Carolyn Wiener au sujet des trajectoires de maladie, nous proposons d’éclairer « le mouvement circulaire entre articulation, désarticulation et réarticulation, nécessité par les imprévus venant de la maladie, de la technologie, de l’organisation et des malades » (1985, p. 204). Dans les trajectoires d’aide, ces « imprévus » sont les événements qui viennent désorganiser le travail d’articulation opéré par l’aidant. En effet, les conditions pratiques de l’aide, qui évoluent au fil de la trajectoire, sont bien à l’origine des désarticulations de l’organisation mise en place par l’aidant et du travail de réarticulation qu’il opère de façon à trouver une nouvelle organisation.

22À partir du binôme analytique registres d’aide/conditions pratiques de l’aide, il est possible de rendre compte de ces transformations au fil des trajectoires et des ressources qu’elles mettent en jeu. Persévérer dans le registre d’aide initialement adopté suppose, en effet, de disposer de ressources qui permettent de faire face aux changements qui se produisent dans les conditions pratiques de l’aide : certains enquêtés, grâce aux ressources qu’ils peuvent mobiliser, parviennent à réaliser un travail de réarticulation lorsque surgit une difficulté dans l’une des sphères constitutives des conditions pratiques de l’aide. Ce travail de réarticulation leur permet de se maintenir dans le même registre d’aide : ils parviennent, tout au long de leur trajectoire d’aide à « s’investir sans frein », ou à « faire tenir ensemble les activités », ou encore, à « contenir l’aide ». À l’inverse, des changements dans les conditions pratiques de l’aide conduisent à un changement de registre d’aide lorsque les ressources pour y faire face sont insuffisantes : des enquêtés passent ainsi du registre « s’investir sans frein » au registre « faire tenir ensemble », d’autres du registre « faire tenir ensemble » au registre « contenir l’aide », d’autres encore du registre « contenir l’aide » à une quasi sortie de l’aide.

23Nous analysons ici les trajectoires d’aide, en éclairant de manière chronologique les changements successifs qui adviennent dans les conditions pratiques de l’aide et, le cas échéant, dans les registres d’aide. Dans notre corpus, deux types de trajectoire peuvent ainsi être mis en lumière. Le premier type de trajectoire est rendu possible par des conditions pratiques caractérisées par des ressources importantes, qui viennent contrebalancer les obstacles rencontrés dans le travail d’articulation. À l’inverse, le second type de trajectoire est marqué par une faiblesse des ressources mobilisables et une articulation par moments laborieuse, voire impossible.

Trajectoire de continuité du registre d’aide

24Le premier type de trajectoire, caractérisé par une « continuité du registre d’aide » au fil du temps, est rendu possible par des conditions pratiques caractérisées par des ressources importantes pour le travail d’articulation. M. Dali (59 ans, chauffeur dans une mairie) est inscrit dans le registre du « s’investir sans frein » tout au long de sa trajectoire d’aide. Depuis 2010, il apporte de l’aide à sa femme atteinte de la maladie de Huntington. Les premiers mois de la maladie sont marqués par une relative autonomie de sa femme et l’aide apportée par M. Dali n’empiète alors ni sur son activité professionnelle ni sur ses loisirs.

25En 2011, les conditions pratiques de l’aide se modifient, du fait de difficultés dans la sphère de la santé : la maladie de sa femme progresse rapidement, elle connaît des troubles du comportement et ne peut plus rester seule au cours de la journée. Des ressources liées aux sphères institutionnelle, familiale et professionnelle sont alors mobilisées pour opérer le travail de réarticulation. Tout d’abord, un accueil de jour est mis en place pour la femme de M. Dali. Ensuite, le fils de M. Dali et sa belle-fille s’impliquent désormais quotidiennement auprès de sa femme : le couple se rend tous les jours chez M. Dali, la belle-fille et le fils s’occupent de Mme Dali lorsque son mari doit faire les courses hebdomadaires et ils dorment au domicile de M. Dali lorsque celui-ci travaille de nuit pour ne pas laisser la mère seule. M. Dali bénéficie, également, de ressources importantes dans la sphère professionnelle (aménagement de son temps de travail, dons de jours de congé supplémentaires, aménagement de son bureau pour y recevoir sa femme…). Toutes ces ressources lui permettent de continuer à s’investir sans frein dans l’aide.

26Les conditions pratiques de l’aide se modifient à nouveau en 2016, suite à un obstacle lié à la sphère institutionnelle : la femme de M. Dali ne souhaite plus aller à l’accueil de jour le matin, mais uniquement l’après-midi. Cette réorganisation des temps de prise en charge à l’accueil de jour entraîne une désarticulation. Le travail de réarticulation mobilise alors des ressources liées à la sphère professionnelle. Grâce à l’autonomie dont il jouit au travail, M. Dali peut passer tous les matins à son domicile vérifier l’état de sa femme :

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Je peux aller chez moi, je rentre cinq minutes dire bonjour et après, je repars, nous explique-t-il.

28M. Dali revient s’occuper de son repas lors de sa pause-déjeuner puis l’accompagne à l’accueil de jour avant de reprendre le travail. Il obtient également l’aménagement de son emploi du temps pour pouvoir l’accompagner chez un spécialiste le mercredi matin : il s’absente deux heures pour être présent lors de la séance d’orthophonie. En accord avec sa direction, il récupère ces heures le lundi :

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Mon responsable a dit oui. Donc, je travaille le lundi matin de 8 heures à 10 heures, pour récupérer ces deux heures-là, précise-t-il.

figure im1

30Cet aménagement de travail permet à cet enquêté de continuer à « s’investir sans frein » auprès de sa femme tout au long de sa trajectoire d’aide.

31Tout au long de sa trajectoire d’aide, Mme Cassatt (50 ans, enseignante dans un collège) apporte de l’aide à sa mère atteinte de la maladie d’Alzheimer dans le registre du « faire tenir ensemble les activités ». Cette enquêtée souhaite mener de front sa carrière professionnelle, l’aide à sa mère avec qui elle cohabite et conserver du temps pour elle. Les débuts de l’aide, en 2011, sont marqués par l’autonomie de sa mère et la présence d’une voisine qui passe la journée avec cette dernière. Ces ressources lui permettent de continuer à travailler et à s’adonner à ses loisirs.

32Les conditions de l’aide se modifient en 2012 du fait du départ de la voisine en Ehpad. Mme Cassatt mobilise alors des ressources dans la sphère institutionnelle qui permettent un travail de réarticulation avec la mise en place d’un accueil de jour qui prend en charge sa mère quotidiennement :

33

J’ai trouvé, par le cours des miracles, un accueil de jour, qui me permet de pouvoir partir travailler !

34Sa mère s’y rend également le vendredi, journée pendant laquelle Mme Cassatt ne travaille pas, mais qu’elle conserve pour ses loisirs comme « sas de décompression ».

35En 2016, l’arrivée d’un nouveau principal dans son collège joue comme obstacle pour le travail d’articulation de notre enquêtée : il lui impose un emploi du temps qui ne lui permet pas d’aller chercher sa mère à l’accueil de jour en fin d’après-midi. Le travail de réarticulation passe par une négociation avec le principal, comme elle nous l’explique :

36

Je vais chercher ma maman pour cinq heures et quart donc quand j’ai vu mon emploi du temps, je finissais à cinq heures et demie ! [Le principal] me dit : « Ça va votre emploi du temps ? » Je dis : « Pas vraiment, Monsieur, là, je sais pas comment je fais. » Je suis assez directe, il le sait. Moi, quand j’ai quelque chose à dire, je le dis. Donc il a modifié et il a réussi à me faire finir à quatre heures et demie au plus tard.

37Ces différentes ressources permettent ainsi à Mme Cassatt de continuer à « faire tenir ensemble les activités ».

figure im2

Trajectoire de discontinuité du registre d’aide

38Le second type de trajectoire se caractérise par une « discontinuité du registre d’aide » au fil du temps. C’est le cas de Mme Messager (30 ans, formatrice et technicienne en informatique), qui, depuis 2006, apporte de l’aide à sa mère, atteinte d’une hydrocéphalie. La trajectoire de cette enquêtée est caractérisée par des modifications du registre d’aide : les obstacles opérant une désarticulation du travail sont si importants dans certaines phases de sa trajectoire qu’ils font évoluer son registre d’aide, jusqu’à ce qu’elle puisse mobiliser des ressources qui permettront un travail de réarticulation. Pour cette enquêtée, l’entrée dans la trajectoire d’aide se fait dans le registre « s’investir sans frein » : son père lui a fait promettre de prendre en charge sa mère avant de quitter le foyer. Les conditions de l’aide le lui permettent alors : étudiante, Mme Messager vit avec sa mère, qui est encore autonome, et son emploi du temps lui laisse du temps pour lui venir en aide en cas de besoin.

39Les conditions pratiques de l’aide connaissent une modification en 2011, lorsque Mme Messager débute sa vie professionnelle : elle est nommée enseignante-stagiaire en école primaire dans une ville située à une centaine de kilomètres de chez sa mère. Il s’agit pour elle de mener de front son activité professionnelle et l’aide à sa mère, dans un environnement professionnel guère attentif à sa situation. Mme Messager passe alors au registre « faire tenir ensemble les activités ». Mais il lui est bien difficile de gérer à la fois l’implication requise dans son travail et sa situation d’aidante : elle ne peut plus répondre aux besoins de sa mère, que ce soit pendant la journée car elle est en classe ou le soir car elle est occupée par ses charges professionnelles (réunions avec les parents, préparation des cours) :

40

Il fallait que je prépare mes cours, que je fasse mon boulot. […] Les problèmes de ma mère, j’arrivais pas à gérer parce qu’elle pouvait m’appeler n’importe quand pour me dire : « Viens ! » Je disais : « Je suis loin, je suis au travail. »

41L’enquêtée, qui ne parvient pas à « faire tenir ensemble les activités », se trouve finalement en arrêt maladie pour dépression. Elle réinvestit le domicile de sa mère, et, alors que la maladie de cette dernière s’aggrave, tente de pallier ses difficultés au quotidien et finit par se perdre dans le registre « s’investir sans frein ».

42À partir de 2013, le travail de réarticulation mobilise la sphère institutionnelle : conseils d’une assistante sociale, reconnaissance de son statut d’aidante familiale et mise en place d’une aide à domicile lui permettent de prendre de la distance vis-à-vis de l’aide et de revenir dans le registre du « faire tenir ensemble les activités ». Le travail de réarticulation se poursuit avec des ressources liées à la sphère professionnelle. Dans une perspective de reconversion professionnelle, Mme Messager bénéficie d’une activité thérapeutique bénévole au sein d’un service de la mairie de la commune où elle réside. À la fin de cette période, elle est embauchée au même poste, dans un environnement qui n’implique aucun travail hors du bureau et où ses besoins, en termes d’articulation aide/travail, sont compris par sa direction :

43

Ils comprennent que quand il y a un souci, je décroche le téléphone quand c’est ma mère ou que je dois aller chez le médecin avec elle.

44Toutes ces ressources lui permettent de continuer à « faire tenir ensemble les activités » comme elle le souhaite désormais.

figure im3

45Le cas de Mme Monet (50 ans, secrétaire générale d’un syndicat), illustre une trajectoire de « discontinuité de registres d’aide » particulière, en ce qu’elle constitue une transformation du registre d’aide poussée à sa limite : la sortie souhaitée de la trajectoire d’aide. Les obstacles et le manque de ressources tout au long des phases de l’aide ne permettent pas à cette enquêtée de poursuivre dans le registre du « contenir l’aide ». Elle finira ainsi par souhaiter mettre un terme à sa trajectoire d’aide. Comme nous l’avons vu, l’entrée dans la trajectoire d’aide se fait dans le registre du « contenir l’aide », ce qui s’explique par un contexte de relations difficiles entre l’enquêtée et ses parents. Au début de la trajectoire en janvier 2016, l’articulation est relativement aisée du fait des faibles troubles de sa mère, atteinte de la maladie d’Alzheimer.

46Les conditions de l’aide liées à la sphère de la santé connaissent une modification en septembre 2016 avec l’aggravation des troubles. Le travail de réarticulation mobilise des ressources liées à la sphère institutionnelle, avec la mise en place d’un accueil de jour pour sa mère et d’une aide à domicile. Au bout de quelques mois, l’enquêtée fait, de nouveau, face à une modification des conditions pratiques de l’aide, liée à la sphère institutionnelle, à la sphère familiale et à la sphère de la santé. Tout d’abord, Mme Monet, insatisfaite du service de l’aide à domicile, y met un terme en janvier 2017 et prend, dès lors, la toilette de sa mère à sa charge. Ensuite, sa sœur et son frère, qui s’impliquaient déjà peu, le font de moins en moins. Mme Monet endosse désormais toute la charge de l’aide. Enfin, les troubles de la mère de Mme Monet s’aggravent et sont particulièrement difficiles à supporter pour l’enquêtée, qui explique être devenue sa « bête noire » :

47

Elle dit du mal de moi, que je m’occupe pas d’elle, que je lui vole son argent.

48Ceci l’incite à moins s’impliquer. Tous ces obstacles face auxquels les ressources font défaut ne permettent plus à notre enquêtée de « contenir l’aide ». Aussi, Mme Monet ressent le besoin de prendre « une distance » : son souhait est désormais de mettre un terme à sa trajectoire d’aide.

figure im4

Conclusion

49Dans cet article, nous nous sommes efforcés de dépasser une approche statique des situations d’aide pour proposer une analyse dynamique des trajectoires d’aide. Pour rendre compte de ces trajectoires à la fois dans leur complexité synchronique et leur évolution diachronique, nous avons montré l’intérêt de mobiliser le binôme analytique constitué, d’une part, des registres d’aide et, d’autre part, des conditions pratiques de l’aide. Parmi les aidants que nous avons rencontrés, qui exercent tous une activité professionnelle, la majorité s’investissent « sans frein » ou en cherchant à « faire tenir ensemble » leurs activités. Cependant, le maintien dans le temps de ces registres d’aide ne va pas de soi. Il suppose que lorsque des événements viennent déstabiliser le travail d’articulation mis en œuvre, les aidants trouvent des ressources suffisantes pour parvenir à réarticuler leurs différentes activités. Dans le cas contraire, c’est le registre d’aide qui se trouve affecté et doit se transformer. Ce résultat peut être complété par deux autres constats, qui ouvrent en même temps sur de nouveaux questionnements.

50Le premier constat a trait à la question de la réception des soins et à sa centralité dans les trajectoires d’aide. Joan Tronto a analysé les quatre phases du processus de care : caring about (se soucier de), taking care of (se charger de), care-giving (accorder des soins) et care-receiving (recevoir des soins) (2008, p. 248). L’importance de la quatrième phase, souvent occultée dans les travaux empiriques, a émergé de notre matériau. La réception des soins apparaît, en effet, déterminante pour les enquêtés et nécessaire pour que se maintiennent les registres d’aide « s’investir sans frein » et « faire tenir ensemble les activités ». Au contraire, lorsque les récepteurs des soins ont « sur leurs besoins des idées différentes de celles des dispensateurs » (Tronto, 2008, p. 252), le care devient source de tensions, voire de conflit, et peut amener au souhait de contenir son rôle d’aidant, voire d’y mettre un terme. Ce constat invite à souligner l’importance de la reconnaissance de la personne aidée pour que perdure l’engagement de l’aidant et plaide pour que de futures études explorent plus avant les liens entre care-giving et care-receiving afin de dépasser la simple interprétation en termes de don/contre-don.

51Le second constat concerne l’absence de différences saillantes, du point de vue du travail d’articulation, entre aidants de proches atteints de troubles cognitifs et aidants de proches atteints de troubles moteurs. Le questionnement de notre recherche, en partie orienté vers ce qui se passe dans la sphère professionnelle, était peut-être peu adapté pour que des différences ayant trait aux pathologies des personnes aidées apparaissent. Toutefois, si ces dernières années, les recherches se sont focalisées sur les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer et maladies apparentées et leurs aidants, ce constat plaide pour un intérêt renouvelé envers les personnes âgées atteintes de troubles moteurs et leurs aidants. Sur ce plan, il est intéressant d’observer que, pour plusieurs de nos interlocuteurs faisant face aux doubles troubles du proche âgé (cognitifs et moteurs), ce sont les problèmes moteurs qui apparaissent plus complexes à gérer dans l’ensemble de leurs temporalités.

Notes

  • [1]
    Notons que cette notion d’« articulation » nous semble préférable à celle de « conciliation », critiquée par des chercheurs car elle sous-entend une forme d’harmonie des arrangements entre vie professionnelle et vie familiale (Lewis, 2009) ou à celle de « coordination », qui est plutôt utilisée pour analyser l’action collective au sein des mondes professionnels (Duran et Lazega, 2015).
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Apporter de l’aide à un proche âgé malade lorsqu’on travaille demande non seulement d’articuler l’activité d’aide et l’activité professionnelle, mais également les activités conjugales, parentales, grand-parentales, personnelles, et ce sur la durée. Dans cet article, fondé sur une enquête auprès de 35 proches en activité professionnelle prenant soin d’un parent atteint de troubles cognitifs et/ou moteurs, nous nous attachons à saisir de manière dynamique le travail d’articulation opéré par les aidants entre ces différentes activités. Notre propos est structuré en deux temps. Dans une première partie, nous présentons les deux dimensions à partir desquelles se fonde le travail d’articulation : d’une part, le degré d’investissement dans l’aide, que nous appelons « registre d’aide » et qui renvoie à ce que l’aidant souhaite faire et, d’autre part, les éléments de contexte, qui constituent ce que nous nommons les « conditions pratiques » de l’aide et qui déterminent ce qu’il est possible de faire. Dans une seconde partie, nous présentons une typologie de trajectoires d’aide, entre continuité et discontinuité des registres d’aide, éclairant, dans le temps, le travail d’articulation, de désarticulation et de réarticulation.

  • aidants
  • travail d’articulation
  • trajectoires d’aide

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Cécile Charlap
Univ. Toulouse Jean Jaurès, LISST-CERS
Vincent Caradec
Univ. Lille, ULR 3589 – CeRIES – Centre de recherche « Individus Épreuves Sociétés », F-59000 Lille, France
Aline Chamahian
Univ. Lille, ULR 3589 – CeRIES – Centre de recherche « Individus Épreuves Sociétés », F-59000 Lille, France
Veronika Kushtanina
Univ. Bourgogne Franche-Comté, LASA (Laboratoire de sociologie et d’anthropologie – EA 3189)
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 24/03/2020
https://doi.org/10.3917/gs1.161.0147
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