Introduction
1On peut définir globalement l’activité corporelle comme une activité organisée, encadrée, régulière et collective. Couramment, l’adjectif « physique » est le plus souvent employé. Si les notions d’exercice physique ou de pratique physique (et sportive) se comprennent d’emblée, celles d’exercice ou de pratique « corporelle » restent à définir. De notre point de vue, l’adjectif « physique » renforce la dimension biologique du corps et surtout l’aspect performance « physique ». Or les pratiques proposées aux personnes âgées restent éloignées de l’idée du « recul de limites ». Alors peut-on les définir uniquement comme pratiques « occupationnelles », où il s’agit d’occuper le temps, d’éviter le temps « vide », de rompre l’ennui [1] et l’isolement, ou comme pratiques ayant pour objectif le maintien de l’autonomie des personnes âgées ?
2L’autonomie est définie par la capacité à se gouverner soi-même. Elle présuppose la capacité de jugement, c’est-à-dire la capacité de prévoir et de choisir, et la liberté de pouvoir agir. L’autonomie se réfère au libre arbitre de la personne alors que la dépendance est définie par le besoin d’aide [2]. L’objectif de l’exercice corporel est d’aider les personnes à développer leurs propres adaptations à partir de situations variées, en prenant en compte les limitations de chacun (mobilité réduite, trouble de la vue, de l’audition, cognitif).
3Notre hypothèse, durant notre trajectoire de recherche, a porté sur la relation entre les représentations sociales de la vieillesse et l’expérience intime du vieillir. Notre analyse a porté sur les discours politiques, scientifiques, médiatiques et sur la perception de soi, de son identité, des personnes âgées à travers l’activité corporelle, ses contenus ainsi que les discours et les attitudes des « éducateurs et éducatrices » au cours des séances.
4Tout le matériel récolté entre 1985 et 2013 (récits de vie, observations de séances, relevés ethnographiques) peut nous aider à comprendre l’évolution de ce qui fait sens dans le travail du corps et dans son abandon, au grand âge.
Les représentations de la vieillesse
5Les premiers logements-foyers sont créés en 1966 (CREPAH, 1995), faisant suite au rapport de la commission Laroque de 1962 [3]. La Commission d’étude des problèmes de la vieillesse créée en 1960 retient 60 ou 65 ans comme seuil d’entrée dans cet âge de la vie [4] (Guillemard et al., 1993). Cette commission Laroque véhicule l’idée que l’individu est responsable de sa vie, de sa trajectoire, de son vieillissement, de sa vieillesse. Ce qui est présenté comme un risque provient plutôt d’une conception de la dépendance en termes de coût social et de coût individuel.
6La médecine gériatrique, qui débute réellement dans les années 1950, reste ignorée et marginale (Moulias, 2007a). Comme spécialité médicale, elle n’intéresse personne au tout début. Il faut attendre les années 1960, pour qu’elle soit choisie par une minorité d’internes. Jusque dans les années 1970, le modèle ancien et traditionnel de la vieillesse perdure. Les « vieux » sont fragiles, la protection et la modération restent les normes dominantes. R. Moulias souligne que, pendant des dizaines d’années, jusqu’en 1970, les connaissances médicales sur la vieillesse transmises par les cours, les questions d’externat et d’internat se limitaient à souligner la gravité des « formes du diabétique, du vieillard et du taré » (2007b, p. 1). Il faut attendre la fin des années 1970 et, surtout, le milieu des années 1980, pour assister à une transformation de ces normes dominantes.
La rupture
7Dans la seconde moitié des années 1980 émerge la nécessité de s’interroger sur la spécificité des personnes très âgées, des vieillards au sens propre. Une équipe de chercheurs du National Institute of Aging (1985) lance, aux États-Unis, le premier programme de recherche focalisé spécifiquement sur les oldest old (Lalive d’Epinay et Spini, 2007). D’une classification en deux âges, on glisse vers une autre, en trois âges démographiques : les young old (65-74 ans), les old old (75-84 ans) ou les vieux en passe de le devenir, et les oldest old (85 ans et plus, appelés parfois very old), les vieillards proprement dits.
8En France, dans les années 1980, le IXe plan (1984-1989) consacre un programme d’exécution prioritaire à la santé des personnes âgées dont l’objectif est la lutte contre la dépendance. Ce glissement de la vieillesse à la dépendance s’explique par l’amélioration de l’état de santé des retraités (Cribier, 2003). En même temps, le corps s’impose comme un lieu d’identification, un lieu privilégié du « bien-être » ou du « bien paraître », voire du « mieux-être » (Vigarello, 1993, 2005 ; Le Breton, 1990, 1992 ; Ehrenberg, 1991). Dans les médias, la menace de la dépendance fait débat. Les thèmes « santé et vieillesse », à la télévision, véhiculent des images tragiques à travers des émissions consacrées à la maladie d’Alzheimer et à la peur de vieillir (Feillet, Bodin et Héas, 2010). La vieillesse, ou « 4e âge », est assimilée à la dépendance et au « mal vieillir » et s’incarne progressivement à travers la maladie d’Alzheimer. À ce stade, deux gérontologues choisis pour l’émission [5] soulignent que « ceux qui sont alités ne m’intéressent pas… car c’est déjà trop tard ! » (Feillet, Bodin et Héas, 2010, p. 161).
9Le recul des limites et donc la prise de risques apparaissent fortement valorisés pour le plus grand nombre. Ce que la recherche de P.-C. Henaff-Pineau (2008, 2009) a parfaitement éclairé. Cependant, cette nouvelle norme reste éloignée des personnes très âgées vivant en institution.
10L’âge médian d’entrée dans les institutions est de 85 ans en 2000 et de 87 ans en 2010. À la fin de l’année 2011, la part des personnes âgées en situation de dépendance au sein des personnes accueillies continue d’augmenter (89 % sont dépendantes) [6]. Ceci révèle toute la complexité de l’intervention en activité physique adaptée auprès de ces personnes.
L’activité physique et sa mise en place
11L’étude du CREPAH (1995) [7] précise que la demande des logements-foyers tend à privilégier des besoins liés au bien-être et à l’offre de qualité, à partir de la fin des années 1980. Dès 1985, quelques personnels de logements-foyers (direction/animation), sollicitent le ministère du Temps libre, de la Jeunesse et des Sports pour mettre en place des séances de « gymnastique douce », dans leur établissement. Les animatrices sont des personnels de service et/ou des aides-soignantes. Compte tenu de la « fragilité » des personnes, il s’agit de favoriser les séances récréatives (Feillet, 2000). Dans les années 1990, pour une majorité d’éducateurs sportifs en formation s’orientant vers ce public, les activités proposées sont « inutiles » et servent à « distraire, amuser les personnes âgées » (Feillet, 2000, 2003).
12Depuis les années 2000, assistons-nous à une transformation des représentations et des pratiques dans les EHPAD ?
13Une étude de la Société française de documentation et de la recherche en médecine générale (SFDRMG, 2005) avance que les personnes âgées dépendantes vivant en institution présentent un risque de chute particulièrement élevé et aux conséquences graves. D’après la Société française de gériatrie et gérontologie (SFGG, 2009), les personnes âgées vivant en institution seraient une population particulièrement à risque. Pour réduire ce risque de chute, la pratique régulière de la marche et/ou toute autre activité physique fait partie de la prescription. Cet objectif prévaut dans les établissements et se décline à partir d’exercices de souplesse, de tonicité, d’équilibre (postural), mais aussi de jeux multiples (sollicitant l’adresse, la motricité, les échanges) (Feillet, Héas et Bodin, 2011).
14Les situations sont encadrées par des futurs professionnels du domaine. Dans ce qui suit, nous analyserons le rôle de l’activité corporelle dans le rapport à l’image de soi. La question essentielle demeure : qu’est-ce qui fait la différence entre une séance qui renvoie aux participants et participantes un sentiment d’infantilisation ou bien la sensation de maintenir son autonomie et son indépendance ? Nous présentons une synthèse de plusieurs études (Feillet, 2000, 2003, 2006, 2012, 2013 ; Feillet, Héas et Bodin, 2010, 2011).
L’activité corporelle : une mise en jeu de l’identité
15Si cette relation a toujours été centrale, le développement du cadre théorique en croisant la biologie, la sociologie du corps, la phénoménologie et la psychanalyse date de 2009, notamment avec la notion d’« équilibre identitaire » [8]. L’idée étant de sortir de la dichotomie, maintien vs changement identitaire (Featherstone et Hepworth, 2001 ; Matthews, 1975 ; Mac Rae, 1990 ; Mader, 1991). Les concepts d’image du corps, d’image de soi, du sentiment du Moi, de sensation de soi, sont interrogés sans oublier que le corps est un « processus », un construit social, culturel et individuel. Les trois dimensions du corps (Dagognet, 1992) sont centrales dans ce processus : le corps en soi (biologique), le corps pour soi (senti, perçu) et le corps pour autrui (le corps que je livre aux regards des autres), ou encore, « l’image de base, l’image fonctionnelle et l’image érogène » (Dolto, 1984, p. 49). Les stratégies de compensation d’un corps biologique qui se dégrade, se construisent à partir de ces images (Feillet, Héas et Bodin, 2011).
16Quelles seraient les limites au-delà desquelles la personne lâcherait prise, avec le sentiment de ne plus être la même ? Lorsque le corps biologique échappe au contrôle, comment donner plus d’importance aux deux autres dimensions ? Quel rôle peut jouer l’exercice corporel au grand âge ?
Perceptions des pratiques : utiles et/ou infantilisantes
17Dans les années 1980, la plupart de ces personnes n’ayant jamais pratiqué de gymnastique, et encore moins de sport, percevaient un bénéfice de ces séances encadrées par des jeunes « sportifs et sportives » :
C’est le tout qu’il nous donne…, on est joyeux durant la séance, on laisse nos soucis à la porte…
19Ici, c’est l’aspect relationnel qui était fortement valorisé, alors que pour une autre enquêtée c’est l’aspect physique qui était identifié :
La gymnastique permet de lutter contre l’immobilité.
21La pratique corporelle l’aidait à combattre ses craintes. Cependant, des doutes sur son efficacité réelle émergeaient durant les séances :
Jeter une balle en mousse dans un cerceau, à quoi ça me sert ?.
23Cette réflexion renvoie à la question du sens de la pratique et à son ambiguïté. Chacune identifie un bénéfice attendu et, en même temps, peut avoir un sentiment de vulnérabilité, définie comme la non-reconnaissance de son image par autrui (Honneth, 2000 ; Grimaldi, 2005). L’image de base, souligne F. Dolto, est ce qui permet à l’enfant de se ressentir dans une « mêmeté d’être » (p. 50), c’est-à-dire dans une continuité narcissique et/ou spatio-temporelle, quelles que soient les mutations de sa vie et les épreuves qu’il est amené à subir. Or précisément, l’exercice précédent, en l’absence d’objectif et de but clairement définis, peut renvoyer le sentiment de ne plus être reconnue comme une femme adulte, cultivée, libre et autonome.
24Avec les personnes refusant de participer à ces séances, l’aspect occupationnel, voire infantilisant, de la gymnastique, apparaissait plus clairement. Par exemple, pour des femmes de 87 ans (une femme de négociant en vin et une ex-enseignante technique), les effets de la gymnastique restent improbables :
Je trouve que c’est enfantin… ça ne sert pas à grand-chose… pour celles qui dorment toute la journée.
26Se sentir infantilisé et/ou assimilé à ces personnes renvoie au Soi. Dans les relations, le corps est premier (Merleau-Ponty, 1964/1945 ; Wallon, 1962). Ce que M. Bernard résume à travers l’idée de « corps comme dialogue tonique » (1972, p. 54). La manière dont ces femmes parlent d’elles-mêmes et des « autres » participe d’une forme de distinction. Cette gymnastique accentue les tensions identitaires en fissurant l’image de soi :
Quand on a été très sportive… je faisais du basket en compétition, je nageais… j’étais douée ; aussi jeter un ballon de baudruche dans un cerceau… c’était niais et je trouvais que ça me diminuait.
28« L’expérience de la faille », définie comme une faiblesse du corps physique par F. Chirpaz (1963/1977), est renforcée, dans ce cas, par une faille de son image sociale.
Des pratiques « utiles » mais délaissées…
29Une étude a été réalisée en collaboration avec un groupe d’établissements pour personnes âgées dépendantes (Feillet, 2010) [9]. Un questionnaire a été distribué à des personnes de 88 ans et plus (146 questionnaires récupérés, 112 femmes et 34 hommes). Il s’agissait d’éclairer les trajectoires portant sur les exercices physiques et/ou sportifs des personnes et de croiser cet item avec la perception de sa santé et la volonté de participer aux séances d’éducation corporelle proposées dans l’établissement.
30Dans cette enquête, les réponses portant sur le curriculum vitae des activités physiques et sportives (APS) annoncent un changement lorsqu’elles sont comparées à cette même population des années 1980 jusqu’à la fin des années 1990. Si, à cette époque, les résidentes d’EHPAD n’avaient, en grande majorité, jamais pratiqué une APS, aujourd’hui, une grande majorité des personnes questionnées déclare en avoir pratiqué « un peu » ou « régulièrement », tout au long de leur vie, la marche arrivant largement en tête (120 réponses/146 soit 82,19 %). En revanche, la majorité d’entre elles (104) cesse toute pratique dans l’établissement. Seules 41 personnes continuent d’exercer leur corps.
31Dans les réponses sur les bénéfices retirés, les résidents citent en premier l’« équilibre » et le « renforcement des jambes ». Dans le rapport au risque de chute, ces bénéfices représentent des atouts. Les entretiens révèlent que la « peur de tomber » est toujours présente car elle renvoie à des inquiétudes :
J’ai peur de devenir impotente.
À notre âge, si vous restez alitée, c’est fini.
34La chute reste le symbole d’une mort annoncée. L’activité corporelle est perçue comme un moyen de prévention :
On est debout… actives, on travaille les réflexes.
On apprend à descendre au sol et à se relever.
La nuit, je n’ai plus peur de me lever.
38Cet exercice inhabituel et inattendu suscite un changement de l’image de soi :
Je suis fière… je suis encore capable…
40L’exercice corporel représente un outil d’autocontrôle du corps. L’évaluation de ses progrès physiques retentit positivement sur l’image de soi.
41Cependant, certaines personnes interrogées font un bilan plus réservé de leurs investissements physiques. Plus jeunes, les individus font un pari sur l’avenir : la pratique d’une APS a pour finalité de rester en bonne santé, de maîtriser son corps, de paraître plus jeune que ses pairs, aujourd’hui et demain. À plus de 90 ans, la personne peut en évaluer les effets :
J’ai fait de la gymnastique toute ma vie, j’ai aussi marché, j’en vois, elles n’ont rien fait, je les trouve mieux que moi… elles marchent mieux, sont plus souples…
43Le bilan laisse apparaître de la déception.
44Une santé fragile réelle ou perçue, peut-elle représenter la cause de l’abandon de la pratique ? Peut-être. Cependant, « ne pas aimer » est la raison invoquée pour 73 personnes (sur 146), alors qu’elles ont pratiqué toute leur vie une activité physique d’entretien (et pour certaines un sport).
L’enjeu de l’activité corporelle en EHPAD
45L’exercice du corps, le travail de l’équilibre et le renforcement des jambes apparaissent comme des points forts pouvant redonner confiance en son corps. Il n’y a pas de perception sans action (Schilder, 1968). Le sens donné à sa pratique procède de consignes claires sur les effets attendus. En même temps, la question du plaisir doit être posée. Comment imaginer que les personnes âgées s’engageraient dans des activités physiques si elles n’y prêtaient aucun intérêt, simplement pour réduire les coûts du collectif (Feillet, 2013) ?
46En associant l’éthique à l’estime de soi, P. Ricœur (1990) réintroduit le plaisir par la valorisation de soi. Ce qui est fondamentalement estimable en soi-même, ce sont la capacité de choisir et celle d’agir « intentionnellement » ; c’est ensuite la capacité d’introduire des changements dans le cours des choses, la capacité d’« initiative ». L’estime de soi est le moment réflexif de la praxis : c’est en appréciant nos actions que nous nous apprécions nous-mêmes comme en étant l’auteur. Cette analyse de P. Ricœur ne procède-t-elle pas de la définition de l’autonomie décrite dans l’introduction ?
47La recherche du « mieux vivre » reste une expérience ambivalente dans la vieillesse : « Vivre son corps ce n’est pas seulement s’assurer une maîtrise ou affirmer sa puissance, mais aussi découvrir sa servitude, reconnaître sa faiblesse » (Bernard, 1972, p. 7). Dans la vieillesse, l’ambivalence s’ancre entre « mieux-être » et souffrance du corps biologique (Feillet, 2012). L’essentiel est sans doute de continuer à exister dans le regard des autres. Mais même cet effort identitaire trouvera ses limites lorsque le goût de vivre s’estompera.
Notes
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[1]
Propos recueillis de 1985 à 1988 auprès de directeurs d’établissements et d’aides-soignantes prêtes à animer ces séances.
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[2]
Voir l’outil AGGIR (Autonomie gérontologique groupe iso-ressources) qui mesure l’autonomie de la personne âgée.
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[3]
Cette Commission fait suite à la mise en place de la Politique de la vieillesse en France en 1960. Cette Commission a pour objectif d’étudier les problèmes de la vieillesse.
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[4]
Correspondant à l’âge de la retraite.
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[5]
L’un d’entre eux maintient son statut de médecin conventionné à Paris, l’autre s’est expatrié à New York et exerce librement comme « conseiller en santé », A2, 1992, 20h30 « Rester jeune à tout prix ».
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[6]
DREES (Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques), enquêtes EHPA depuis 2000 (enquêtes menées tous les 2 ans).
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[7]
Citée précédemment.
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[8]
Notion développée par R. Feillet, à partir du barycentre, modèle de la physique (HDR, 2009) et publiée en 2011.
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[9]
Établissements de la chaîne Edylis en Bretagne : Saint-Brieuc, Rennes, Vannes, Saint-Malo. Rapport déposé auprès de la Direction régionale de ces établissements, Prévention des chutes et exercices corporels au grand âge : des effets contrastés (non publié).