CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1« Land grabbing », « accaparements fonciers », « appropriations foncières », « acquisitions foncières à grande échelle », « investissement foncier », « ruée vers la terre », de nombreux termes sont utilisés depuis 2007 pour décrire l’intérêt actuel pour le foncier agricole exprimé par un grand nombre d’investisseurs. Cette multiplicité de termes afin de décrire un même phénomène traduit l’existence de plusieurs visions concernant les causes, l’ampleur, les caractéristiques, les trajectoires et conséquences de ce phénomène. Cette multiplicité des analyses est notamment liée à l’émergence d’une littérature très abondante sur la question. La course à la publication observée depuis 2008 a été marquée par une évolution des questions traitées, des thématiques, des concepts, mais également des zones géographiques étudiées. Deux périodes dans l’analyse du phénomène peuvent être identifiées (Oya, 2013). Si la première période de publication (2007-2012) a surtout été marquée par la domination des questions « qui, où, quand et combien » ; la seconde, plus analytique, marque le début d’une tentative d’intégration des questionnements liés au phénomène à des débats théoriques plus globaux, notamment concernant le rôle des politiques publiques dans ces processus d’acquisitions foncières.

2Dans cette deuxième phase, les premières analyses ont mis en exergue l’importance du cadre légal des pays hôtes en liant les acquisitions foncières à grande échelle au fonctionnement des États dans lesquels elles sont mises en place (German et al., 2013). Il était notamment soutenu que les investisseurs recherchaient particulièrement les pays dans lesquels « la gouvernance et la sécurité foncière sont faibles » (Arezki et al., 2011, p. 3). Afin de vérifier ces hypothèses, de nombreuses études de cas ont été réalisées à une échelle locale pour illustrer les processus d’accès au foncier et vérifier le respect des cadres légaux par les investisseurs (Tanner et Baleira, 2006 ; Nhantumbo et Salomão, 2010 ; Vermeulen et Cotula, 2010). Ces analyses se focalisent sur les différentes étapes du processus d’acquisition et sur l’implication des différents acteurs. Par exemple, German et al. (2013) analysent les politiques et pratiques de protection des droits des populations locales dans le contexte des acquisitions foncières à grande échelle au Ghana, Mozambique, Tanzanie et Zambie. De même, Tanner (2010) met en évidence les difficultés existantes dans la mise en place des consultations des communautés locales au Mozambique.

3Cependant, très rapidement ces études de cas ont été critiquées en raison de leur considération des acquisitions foncières à grande échelle comme des éléments exogènes aux territoires dans lesquelles elles sont réalisées (Peluso et Lund, 2011). En effet, en ne s’intéressant qu’aux processus de consultation, au déroulement des négociations et à la reconnaissance légale des droits fonciers des populations locales il n’est pas possible de cerner la complexité du phénomène, et en particulier l’enchâssement social des acquisitions foncières (Wolford et al., 2013).

4Très vite donc, les auteurs s’intéressant à la question des implications des acquisitions foncières à grande échelle sur les droits fonciers locaux ont conceptualisé les acquisitions foncières comme des objets en interaction avec l’environnement institutionnel dans lequel elles ont lieu. Ce changement s’est notamment traduit par une prise en compte de la pluralité des normes et des modes de régulation formels et informels qui régissent l’accès à la terre. Cette situation de pluralisme juridique et de chevauchement de droits entraîne également une pluralité d’acteurs et d’institutions dont l’évolution en lien avec l’arrivée des investisseurs doit être analysée. L’étude des implications foncières de ces acquisitions passe donc par la compréhension du système légal de jure de loi foncière mais également des normes de régulation informelles qui constituent les modalités de fonctionnement de facto du régime de tenure foncière. Cette reconnaissance de l’existence de « faisceaux de droits » (Chauveau et al., 2006 ; Colin et al., 2009) va de pair avec l’idée que les institutions sont le résultat de l’exercice d’un pouvoir politique de jure et de facto (Acemoglu et Robinson, 2006).

5Dans ce papier nous chercherons donc à comprendre quelles sont les modalités d’accès au foncier utilisées par les investisseurs et comment les acquisitions foncières influencent et sont influencées par les individus et les institutions gouvernant l’accès au foncier. Pour cela, nous appuyons notre analyse sur l’étude des acquisitions foncières à grande échelle au Mozambique. Ce pays constitue un cas d’étude particulièrement intéressant pour deux raisons majeures. Tout d’abord, parce qu’il est cité comme l’un des pays les plus concernés dans le monde (Land Matrix Partnership, 2013). D’après les données collectées auprès du Centre de promotion des investissements (CPI) et du Centre de promotion de l’agriculture (CEPAGRI), 77 projets d’acquisitions foncières à grande échelle par des investisseurs étrangers ont été répertoriés au Mozambique, entre 2007 et 2012, pour une surface d’environ 1,5 million d’hectares, soit 4 % de la surface arable totale du pays (Boche, 2014). Afin de sortir des paradigmes manichéens qui entourent définitions et caractérisations actuelles du phénomène, il apparaît pertinent de réaliser notre étude dans l’un des pays cité en exemple au sein des différents rapports internationaux (Von Braun et Meinzen-Dick, 2009 ; Deininger et Byerlee, 2011). Ensuite, ce choix nous permet d’analyser l’enchâssement social des acquisitions foncières au regard de l’objectif affiché par la politique foncière mozambicaine de développer des partenariats entre communautés locales et investisseurs étrangers.

6Après avoir présenté la méthodologie et les données sur lesquelles est fondée notre réflexion, nous présenterons le cadre légal permettant à l’État de contrôler l’accès au foncier et de réguler les acquisitions foncières pour les investisseurs. Puis, après une rapide présentation d’une typologie des modèles d’investissements identifiés au Mozambique, nous analyserons les modalités utilisées par ces différents investisseurs pour accéder au foncier. Enfin, nous verrons comment les différents acteurs étatiques et non-étatiques s’impliquent dans ces processus et lutte pour le contrôle de la décision.

1 – Méthodologie et données

7Afin de mettre en lumière la complexité et les implications des processus d’acquisitions foncières, nous choisissons d’adopter la définition de l’accès au foncier de Ribot et Peluso (2003). Selon leur « théorie de l’accès » (2003, 153-154), l’accès à la terre repose sur trois processus : i) « obtenir l’accès », en tant que processus par lequel l’accès est établi ; ii) « contrôler l’accès au foncier », comme la capacité à servir d’intermédiaire pour l’accès des autres ; iii) « maintenir l’accès », c’est-à-dire « l’étendue des ressources et pouvoirs nécessaires pour maintenir l’accès à certaines ressources ». Ainsi, dans ces trois niveaux, il y a des interactions entre différents acteurs sociaux locaux, nationaux (État, autorités coutumières, etc.) et internationaux (les investisseurs). En plus de ces interactions avec les investisseurs, différents acteurs de la gouvernance foncière locale et nationale interagissent de deux façons durant des négociations pour l’accès au foncier (Lund, 2002) : i) par la compétition pour l’accès au foncier et aux droits de propriété ; et ii) via des conflits/débats dans lesquels chacun veut assoir sa légitimité dans le contrôle de la décision d’attribution foncière, son autorité, et donc sa capacité à définir et faire respecter les institutions régissant l’acquisition de terre. Pour analyser les acquisitions foncières à grande échelle, il ne faut donc pas uniquement s’intéresser au « faisceau de droits » existant sur le foncier mais également au « faisceau de pouvoir » (Ribot et Peluso, 2003), c’est-à-dire les pouvoirs formels et informels exercés par les différents acteurs impliqués dans la gouvernance foncière.

8Afin d’analyser l’ensemble des modalités d’accès au foncier utilisées par les investisseurs nous avons adopté un ancrage méthodologique « compréhensif ». Nous avons basé notre compréhension des modalités d’accès, de contrôle et de maintien du pouvoir sur le foncier sur un travail de terrain prolongé en 2012 et 2013 avec différentes sources d’information dans la région centrale du Mozambique, comme indiqué dans la figure 1.

Figure 1

Carte du Mozambique et localisation des zones d’étude

Figure 1

Carte du Mozambique et localisation des zones d’étude

9Des entretiens ont été réalisés avec des investisseurs (20), agriculteurs locaux (26), représentants des autorités coutumières (16), agents de l’État (35) à différentes échelles (local, provincial et national) pour un échantillon de 37 projets. Des questionnaires et guides d’entretiens ont été réalisés pour chacun des types d’acteurs. Ce travail a été complété par une analyse des textes de politique foncière. Enfin, l’accueil de l’un des auteurs pendant plusieurs mois au sein de la Direction Nationale de la Promotion du Développement Rural (DNPDR) du Gouvernement du Mozambique a permis une participation à des réunions entre des représentants du gouvernement et des investisseurs. Ces conditions de recherche participative nous ont mis en situation d’accéder à une information autrement difficile ou impossible à obtenir.

10Notre analyse, basée sur un travail de terrain approfondi durant 8 mois avec plusieurs entretiens répétés, exclut toute représentativité statistique. Néanmoins elle apporte des connaissances au-delà des cas étudiés et éclaire les modalités d’accès au foncier utilisées dans le cadre des acquisitions foncières à grande échelle ainsi que les processus de contournement et de recomposition des relations de pouvoir structurant la gouvernance foncière au Mozambique.

2 – La gouvernance foncière au Mozambique : une situation de pluralisme légal et institutionnel

11Depuis l’indépendance du Mozambique en 1975, la propriété de la terre est restée sous contrôle de l’État. La terre est propriété de l’État et ne peut être vendue ni en aucun cas aliénée, hypothéquée ou saisie [2]. Malgré des changements politique et économique vers un système multipartite et l’économie de marché depuis la rédaction de la Constitution de 1990 et la fin de la guerre civile en 1992, ce principe est resté un élément incontournable autour duquel une nouvelle politique nationale foncière devait être créée. En effet au début des années 1990, avec le retour des populations déplacées durant la guerre civile et l’allocation d’anciennes fermes d’État à des investisseurs privés par le gouvernement de nombreux conflits éclatèrent. Il devint indéniable que le cadre réglementaire et législatif national régissant les droits d’utilisation de la terre ne fournissait pas une sécurité des droits fonciers ni aux populations locales ni aux différents intérêts commerciaux (Norfolk et Liversage, 2002).

12Après l’adoption par le Conseil des Ministres d’un document de politique foncière en octobre 1995 et une série de consultations publics en 1996, la nouvelle Loi des Terres [3] fut votée en octobre 1997 et entra en vigueur le 1er janvier 1998. Le Mozambique a alors acquis une reconnaissance générale de la communauté internationale pour le caractère inclusif du processus ayant mené à cette réforme. Pourtant, l’objectif initial était complexe puisqu’il fallait pouvoir intégrer dans une même loi la domanialité de la terre, la reconnaissance de la légitimité des droits coutumiers et fournir aux investisseurs des droits d’usages de long-terme pouvant s’intégrer dans une économie de marché.

13La loi foncière mozambicaine distingue deux types de terres. Le premier est le Domaine Public (Domínio Público) qui est constitué des zones destinées à la satisfaction de l’intérêt général. Cet ensemble regroupe principalement les zones de conservation (parcs nationaux), les concessions forestières et les zones d’exploitation minière et gazière. Le Domaine Public constitue environ 25 % du territoire et les règles d’attribution de droits fonciers sont différentes du reste du territoire (licences et concessions). Le second type de terre est le Fond Étatique des Terres (Fúndo Estatal de Terras) qui est constitué de l’ensemble du reste du territoire mozambicain, et sur lequel l’État attribue des droits d’usage et de bénéfice (DUAT – Direito de Uso e Aproveitamento de Terra) aux différents utilisateurs de la terre. Nous focaliserons notre analyse sur les systèmes de droits fonciers de cette seconde catégorie car les activités agricoles ne peuvent être développées que sur ce type de terre (Rochegude et Plançon, 2009).

14L’Article 12 de la loi foncière définit trois modalités par lesquelles il est possible d’obtenir un DUAT :

  • L’occupation selon les règles et pratiques coutumières par un individu ou une « communauté locale ». Ce droit est permanent.
  • L’occupation de « bonne foi » pour une période supérieure à 10 ans. Ce droit est permanent.
  • L’allocation par l’État à une personne physique ou morale mozambicaine ou étrangère pour une durée de 50 ans automatiquement renouvelable dans le cadre d’activités économiques.

15Trois aspects de cette loi foncière sont particulièrement innovants. Le premier est la reconnaissance d’égalité des droits coutumiers avec les droits d’usages fournis aux investisseurs privés. En pratique, cela signifie que les DUAT délivrés selon les trois systèmes présentés auparavant sont équivalents. La seconde innovation concerne l’enregistrement des droits d’usages. Les communautés ou individus mozambicains occupant la terre selon les règles coutumières ou de « bonne foi » n’ont pas l’obligation d’enregistrer ces droits dans le cadastre pour qu’ils soient reconnus par la Constitution. Les individus et communautés ont un droit automatique et inaliénable sur la terre qu’ils occupent. Enfin le troisième aspect innovant est le concept de « communauté locale [4] » et le caractère communautaire du droit d’usage du foncier attribué pour utilisation coutumière. La « communauté locale » peut prendre des formes très diverses et être spatialement restreinte comme très étendue selon l’organisation de la production agricole, le faisceau de droits coutumiers existants ainsi que l’organisation politique coutumière locale. Dans tous les cas ce DUAT collectif est détenu sur une base de « copropriété ». Le mécanisme de délimitation des droits coutumiers a été spécifiquement développé afin de répondre aux difficultés pratiques créées par cette diversité. La principale conséquence légale de ce système est qu’il ne laisse quasiment aucune terre « libre ou vacante » au Mozambique (Tanner, 2010).

16La mise en place chaotique de la politique foncière (Tanner, 2010 ; Boche, 2013) ainsi que l’histoire agraire mozambicaine permettent de mettre en évidence différents statuts pour les terres auxquelles les investisseurs peuvent avoir accès.

17En premier lieu, se trouvent les anciennes exploitations à grande échelle datant de l’époque coloniale, ayant été nationalisées après l’indépendance et ensuite privatisées au moment de la libéralisation de l’économie mozambicaine dans les années 1980. Il s’agit de zones qui étaient déclarées comme colonats durant la période coloniale et fermes d’État juste après l’indépendance [5]. Ce nouveau secteur étatique comportait une centaine d’exploitations sur une surface d’au moins 600 000 ha (West et Myers, 1996). Des entreprises étrangères (Britanniques, Portugaises, Sud-Africaines et Mauriciennes) ont bénéficié de cette vague de privatisation (Pitcher, 2002). Néanmoins, la plupart de ces projets ont fait faillite durant la guerre civile (1981-1992) qui a fortement touché la partie centrale du pays. Ces zones ont alors été des zones de refuges pour les populations locales durant le conflit armé (Newitt, 1995). Bien que ne représentant qu’entre 3 ou 4 % des terres arables non forestières, ces terres sont particulièrement recherchées par les investisseurs car elles entraînent de moindres coûts de défriche, bénéficient déjà d’infrastructures et parce que la situation de la gouvernance foncière y est différente des autres zones. Les réclamations de reconnaissances de droits fonciers posées par des communautés locales et des agriculteurs mozambicains sur ces terres sont généralement ignorées par l’administration foncière qui considère ces zones comme étant uniquement de son ressort. Les tentatives d’agriculteurs familiaux mozambicains, organisés en association ou coopérative, pour obtenir des DUATs sur ces terres via différents mécanismes (utilisation de bonne foi, rachat d’infrastructures) ont presque toutes échoué (World Bank et FAO, 2010 ; Norfolk et Hanlon, 2012). Le seul cas, à notre connaissance, dans lequel les agriculteurs ont obtenu gain de cause est celui du périmètre irrigué de Nante dans la province de Zambézia (Beekman and Veldwisch, 2012). Le statut particulier de ces zones concernant les terres les plus fertiles du pays reste un sujet de conflit majeur entre les communautés locales, l’administration foncière et les investisseurs.

18Le second type de terre est celui des communautés locales délimitées. Cette situation représente environ 10 % des terres de l’ensemble du pays. En effet, la politique nationale foncière mentionne que les communautés locales, une fois reconnues et enregistrées, peuvent entrer en contrat avec les investisseurs intéressés par l’utilisation de leurs terres (Governo de Moçambique, 1996, paragraphe 25). Contrairement aux autres pays de la sous-région qui distinguent les terres coutumières et les terres commerciales, le Mozambique a donc opté pour un modèle « Open Border » dans lequel la délimitation des communautés locales était censée constituer un outil de sécurisation foncière et d’investissement (Tanner et al., 1998).

19Ensuite, on trouve les terres pour lesquelles des associations d’agriculteurs ou des agriculteurs indépendants disposent de DUATs légalement reconnus et enregistrés dans le cadastre. Ces terres ne représentent qu’une part très faible des terres arables. Depuis la mise en place du système de DUAT (1989) environ 32 000 titres ont été distribués. De plus uniquement 5 % de ces titres provisoires se sont transformés en autorisation définitive (World Bank et FAO 2011). On retrouve plusieurs types d’acteurs possédant des DUAT, notamment deux catégories principales. La première est celle des élites mozambicaines (vétérans de guerre, ministres et fonctionnaires) ayant reçu des DUATs comme récompense à la fin de la guerre civile (Myers, 1994 ; Bowen, 2000). Le résultat de ce processus historique est que les élites mozambicaines détiennent des DUATs sur des surfaces parfois importantes. Par contre, ces surfaces sont très souvent non utilisées à des fins productives mais gardées en tant que réserve de valeur dans l’attente d’opportunités (Fairbairn, 2013). La seconde catégorie est celle des associations d’agriculteurs. À la suite du processus de délimitation, il arrive régulièrement que des associations de producteurs soient créées au sein d’une communauté locale pour obtenir un DUAT sur les zones qu’ils cultivent (Tanner, 2013).

20Enfin la dernière catégorie, qui est également celle qui concerne la grande majorité des terres, est constituée des zones n’ayant pas été délimitées et qui sont considérées par l’administration comme étant « à développer ». Cependant, comme le remarquent certains auteurs il n’existe pas en réalité « d’espaces libres de droit (non occupés) » au Mozambique (Akesson et al., 2009, p 40). L’obligation de la réalisation de « consultations communautaires » en est d’ailleurs un marqueur (Boche et al., 2013). Le statut de ces terres résulte donc des divergences entre l’administration foncière et les communautés locales et la société civile sur la question de la disponibilité de la terre.

21Selon le statut des terres que veulent acquérir les investisseurs, ces derniers vont développer différentes modalités d’accès et pratiques contractuelles.

3 – Les investissements agricoles à emprise foncière au Mozambique : une diversité de modèles d’investissement

22Dans ce contexte de gouvernance foncière marqué par une diversité de statut des terres, de nombreux investisseurs étrangers ont exprimé un intérêt pour l’acquisition de terres au Mozambique. Le Tableau 1 présente les éléments d’une typologie de modèles d’investissement observés à partir de l’échantillon de projets étudiés. Les trois quarts des études de cas analysées ont permis de mettre en évidence l’utilisation de trois formes d’organisations de la production agricole. Celles-ci sont l’agro-industrie de plantation (notamment sucrière) (Hall, 2012), l’agriculteur-entrepreneur indépendant (Bernstein, 2013) et les formes d’exploitations agro-industrielles avec contrat de production. Au-delà de ces trois types, on observe différents modèles d’investissements nouveaux dans l’agriculture mozambicaine. C’est notamment le cas des modèles d’investissements liés à la financiarisation de l’agriculture (Ducastel et Anseeuw, 2013). Parmi ces projets, dictés par des objectifs de rentabilité financière à court terme, on observe deux types d’organisations. La première est uniquement basée sur la transformation foncière. L’objectif de ce type de modèle d’investissement n’est pas de vendre une production agricole mais une exploitation agricole prête à produire après approximativement trois ans. Ce modèle d’entreprise est similaire à ceux observés en Amérique du Sud, notamment en Argentine (Rabobank, 2011 ; Albaladejo et al., 2013). Cette forme d’agriculture d’entreprise est décrite dans la littérature comme un « modèle de transformation de la terre ». Bien que ces entreprises cultivent et élèvent des animaux, leur principal objectif est la transformation de la terre, c’est-à-dire le développement de terres agricoles avec un potentiel productif et la revente de ces propriétés après valorisation des actifs (Rabobank, 2011, p. 3). Ce modèle de « transformation de la terre » n’est pas nouveau dans la littérature économique, mais sa mise en place en Afrique Australe l’est. La seconde forme d’organisation s’inscrivant dans un développement du capitalisme financier en agriculture est celle des agri firmes (Hervieu et Purseigle, 2009). Ce modèle d’entreprise est marqué par le partenariat stratégique entre un acteur financier (l’investisseur) et une société de gestion d’actif spécialisée dans la production agricole. Ces sociétés de gestion d’actifs fournissent un lien entre des organisations financières (fonds d’investissement privés, fonds cotés en bourse voire institutions financières de développement) et des opportunités d’investissement dans le secteur agricole (Anseeuw et al., 2013).

23Les modèles d’investissement de cette typologie présentent des caractéristiques organisationnelles et productives différentes et auront donc des impacts sur les économies locales tout aussi différents. Néanmoins certaines conclusions communes telles la faiblesse du caractère inclusif de ces modèles pour les populations locales et une tendance de plus en plus poussée à l’intégration verticale via un processus de financiarisation et d’industrialisation de l’activité agricole sont indéniables (Boche et Anseeuw 2013). Parmi les facteurs discriminants entre les modèles nous avons également identifié les modalités d’accès au foncier. Certains investisseurs suivent strictement les procédures mises en place dans le cadre de la loi foncière alors que d’autres privilégient différents types d’arrangements institutionnels pour accéder à la terre.

Tableau 1

Éléments caractéristiques des types de modèles d’investissements identifiés dans la partie centrale du Mozambique

Tableau 1
Type d’acteurs Niveau d’intégration verticale Système de production (organisation et caractéristiques) Capitale (origine, source et spécificité) Conditions du contrôle foncier Agriculteur – Entrepreneur indépendant Agriculteurs commerciaux d’Afrique du Sud et du Zimbabwe Structure de production indépendante Production en propre Cultures à forte valeur ajoutée Système intensif en travail Ressources financières individuelles issues de l’accumulation agricole Location de long terme avec les communautés locales Arrangements de type planté-partager Firme de transformation foncière Entrepreneur et investisseur étranger Organisation hybride avec acteurs financiers Production en propre Recours à la prestation de service Système intensif en capital Capital financier apporté par un partenaire (rente de transformation foncière) Concession d’État Agri firme et société de gestion d’actif Société de gestion d’actif et fonds d’investissement Organisation hybride avec acteurs financiers Production en propre Culture avec retour rapide sur investissement Capital financier apporté par un partenaire (rente de production et actifs liquides) Marché secondaire de parts d’entreprises Exploitation agro-industrielle avec contrats de production Agro-industrie étrangère et producteurs locaux Coordination partielle à totale Contrats de production Système intensif en travail Capital industriel lié à établissement de chaînes globales de valeur Marché secondaire de parts d’entreprise Arrangements de type planté-partager Agro-industrie de plantation Multinationale agricole Intégration verticale totale Production, transformation et commercialisation en propre Cultures de plantation et ranching Capital industriel lié à établissement de chaînes globales de valeur Concession d’État Arrangements de type planté-partager

Éléments caractéristiques des types de modèles d’investissements identifiés dans la partie centrale du Mozambique

4 – Gagner l’accès : trois modalités d’accès au foncier pour les investisseurs

24L’expérience des investisseurs étrangers ayant tenté d’accéder au foncier démontre la distance qu’il existe entre la procédure légale et les pratiques réelles. Comme le démontre le Tableau 2, trois principaux modes d’accès au foncier sont utilisés par les investisseurs pour accéder au foncier dans notre zone d’étude. Ces arrangements sont des acquisitions foncières après consultation des communautés locales (dans des zones délimitées ou selon le principe du partenariat avec des communautés locales délimitées), la reprise d’anciennes fermes d’État et la mise en place de contrats agraires en configuration de « tenure inversée ». En 2013, un seul projet de partenariat « investisseur-communautés locales » avait démarré dans notre zone d’étude.

Tableau 2

Modes d’acquisitions de la terre par les investisseurs de l’échantillon*

Tableau 2
Reprise d’anciennes fermes d’État Modèle « Open Border » Acquisitions après consultation des populations locales (zones non délimitées) Contrats agraires en configuration de « tenure inversée » Agriculteurs-entrepreneurs indépendants 4 0 7 1 Agri-firmes* 5 0 5 0 Exploitation agro-industrielle avec contrats de production 3 1 1 0 Agro-industrie de plantation 6 0 3 1 TOTAL (N=37) 18 1 16 2

Modes d’acquisitions de la terre par les investisseurs de l’échantillon*

* : Agrifirmes regroupe les firmes de transformation foncière et les agri-firmes et sociétés de gestion d’actif
Source : calculs de l’auteur

4.1 – L’accès au foncier via la procédure conventionnelle et la consultation des communautés locales

25Une part importante des investisseurs interrogés ont fait le choix de négocier leur accès au foncier avec des communautés locales qui n’avaient pas bénéficié de la politique de délimitation des terres (45 % des investisseurs interrogés). L’ensemble de ce processus est présenté de façon théorique et comme détaillé dans la politique dans la Figure 2 (page suivante).

Figure 2

Processus d’acquisition d’un DUAT pour les investisseurs

Figure 2

Processus d’acquisition d’un DUAT pour les investisseurs

Source : CEPAGRI, Ministère de l’Agriculture

26Le processus commence au niveau local avec l’identification par l’investisseur de la disponibilité de la terre qu’il souhaite utiliser. Si ces terres dépendent du territoire d’une communauté locale, l’investisseur doit entamer des négociations avec les membres de cette communauté afin d’établir les conditions sous lesquelles ces derniers lui autorisent l’accès aux fonciers. Ensuite intervient la consultation « officielle » (« Consulta ») des populations en présence des représentants de l’État dans le district, des services du cadastre, des membres de la communauté et de l’investisseur. Si un accord est trouvé, les géomètres du cadastre démarquent la zone et fournissent à l’investisseur un « Certidão da Area » (Certificat de la Zone identifiée). En parallèle de ce processus l’investisseur doit établir et faire enregistrer une entreprise au Mozambique (« Registração ») et faire approuver son modèle d’investissement par le Centre de Promotion de l’Investissement (CPI) et le Centre de Promotion de l’Agriculture (CEPAGRI). Quand le projet est approuvé par le CPI, les deux processus se rejoignent et le dossier revient au niveau de la Direction Provinciale de l’Agriculture qui doit le transmettre au Gouverneur de la Province pour signature et validation. L’institution en charge de la validation du DUAT dépend de la surface requise par l’investisseur. Le Gouverneur provincial peut approuver les demandes allant jusqu’à 1 000 ha, le Ministre de l’Agriculture approuve les demandes jusqu’à 10 000 ha alors que le Conseil des Ministre est l’institution en charge de la décision pour les projets supérieurs à 10 000 ha [6].

27Au terme de l’ensemble de ce processus l’investisseur dispose d’un DUAT temporaire (5 ans pour les Mozambicains et 2 ans pour les étrangers) qui sera transformé en DUAT permanent (valable pour une durée de 50 ans renouvelables) après vérification par les services du Ministère de l’Agriculture de la mise en place du projet. En cas de non-respect des promesses d’investissements, l’entreprise peut se voir retirer son DUAT. C’est ce qui est arrivé avec le cas emblématique du projet PROCANA. Cependant, d’après les enquêtes réalisées il apparaît que cette situation est assez rare car les agents de la Direction Provinciale de l’Agriculture n’ont pas réellement les moyens de réaliser un suivi renforcé des projets.

28Il y a de nombreuses preuves que les consultations communautaires sont presque toujours mal menées (Tanner et Baleira, 2006). Dans la plupart des cas, elles se résument à une simple formalité de discussion entre un représentant de l’investisseur et quelques membres de la communauté locale. En l’absence de règles concernant les modalités de réalisation des consultations communautaires, de critères permettant de juger de la « juste compensation » à apporter en échange de l’accès à la terre et de la possibilité de défaut des investisseurs, ces derniers vont chercher à réduire au maximum le coût d’accès à la terre. Pour cela, ils vont s’installer dans des zones qui ne présentent pas de communautés locales délimitées qui pourraient leur imposer l’établissement d’un partenariat pour accéder au foncier.

4.2 – La reprise de grandes exploitations et le développement d’un marché d’achat de parts d’entreprises

29Parmi les projets identifiés dans notre zone d’étude, 47 % ont été établis sur d’anciennes grandes exploitations. L’analyse des cas de la zone centrale du Mozambique démontre que l’accès à ce type de terre pour les investisseurs se fait selon deux mécanismes principaux.

30Le premier résulte d’un accord entre élites mozambicaines (vétérans de guerre, ministres et fonctionnaires) ayant reçu des DUATs comme récompense à la fin de la guerre civile (Myers, 1994, Bowen, 2000) et des agriculteurs indépendants étrangers. En effet, les représentants des élites investissent prioritairement dans le secteur minier et n’utilisent généralement pas les terres agricoles qu’ils ont reçues à des fins productives mais les gardent en tant que réserve de valeur dans l’attente d’opportunités offertes par des investisseurs étrangers (Fairbairn, 2013).

31Le reste des acquisitions sur ce type de terre se fait via un marché auquel ne participent que les entreprises, notamment issues du secteur financier. Ce marché consiste à échanger, non pas les droits fonciers, mais les infrastructures et améliorations apportées par le précédent détenteur (prédios rústicos) [7]. Cette vente n’entraîne pas théoriquement le transfert des droits fonciers. Cependant le transfert de droits d’usage du foncier est toujours validé par les services du SPGC. De plus la taille de ces projets (souvent supérieur à 1 000 ha) entraîne une centralisation de la décision au niveau national, ce qui favorise l’influence des grandes entreprises sur la décision de l’administration, en particulier foncière.

32La notion d’infrastructure est très variable car elle s’applique aussi bien pour la plantation d’un manguier que pour l’installation de structures d’irrigations. Dans le cadre d’un DUAT en milieu rural, il est nécessaire que les autorités compétentes valident le transfert. Cependant, ce transfert peut également être effectué d’une façon qui est beaucoup plus compliquée à identifier pour les autorités locales. Certaines sociétés de gestion d’actif et développeurs de projets ne transfèrent pas leurs droits d’usage directement mais vendent des parts d’une entreprise à un autre investisseur. La société qui possède le droit d’usage sur la terre ne change pas mais la holding ou personne qui la détient change. Il y a donc transfert de la propriété d’un projet d’un investisseur vers un autre mais sans obligation de communication auprès du SPGC. Cet aspect a été utilisé dans plusieurs projets visités et il permet de créer une dynamique entre les différents projets et modèles d’investissements. L’un des exemples les plus caractéristiques est celui d’une agri firme voulant développer une production d’agro carburant à partir de canne à sucre. Ce projet a été démarré par un investisseur sud-africain en 2008. Le DUAT a donc été enregistré au nom de cette entreprise. Cependant, en 2010, 95 % des parts du projet ont été rachetées par une agro-industrie indienne pour une valeur de 1,1 million de dollars. Cette société est donc la propriétaire quasiment exclusive des droits d’utilisation et des bénéfices résiduels des 15 000 ha, néanmoins son nom n’apparaît sur aucun document officiel. Entre 2010 et 2012 cette entreprise a développé des infrastructures d’irrigation et a investi environ 6 millions de dollars. Au moment des enquêtes l’entreprise était en négociation avec une société sucrière sud-africaine pour la revente de l’ensemble du projet pour 10 millions de dollars. La société indienne aura donc pu développer un projet de plantation de canne à sucre sur 15 000 ha pendant environ deux ans et réaliser un retour sur investissement supérieur à 30 % sans avoir eu de contacts directs avec les autorités mozambicaines. Cette stratégie de rachat des projets en faillite est au cœur de l’accroissement des activités de certains acteurs, notamment les grandes entreprises sucrières. Elle est également au cœur de l’un des modèles d’investissements identifiés, l’entreprise de transformation foncière.

33Ce type d’arrangement, que l’on peut définir comme un marché secondaire de parts d’entreprise, a émergé en raison de l’évolution des structures d’entreprises agricoles dans un contexte de financiarisation de l’agriculture. Celui-ci a également été permis par la reconnaissance du pluralisme juridique nécessaire à l’atteinte des différents objectifs de la politique foncière. D’un côté la loi foncière sert à garantir la reconnaissance des droits coutumiers mais de l’autre elle offre des possibilités originales aux entreprises pour favoriser leur implantation et le développement de l’agriculture d’entreprise.

4.3 – Différentes formes de contrats agraires en configuration de « tenure inversée »

34On observe différents modèles allant de la simple cession de terre au partenariat entre une coopérative composée d’agriculteurs locaux et un groupement d’investisseurs. Cependant, la plupart du temps ces négociations résultent en une location de la part de la communauté locale à l’investisseur pour une durée plus ou moins longue en échange de contreparties fixes ou variables. Ces arrangements contractuels sont développés dans une configuration particulière qui est celle de la « tenure inversée » (Boche et Anseeuw, 2013 ; Colin, 2013a) permise par l’article 15 de loi foncière n° 19/97. Cet article stipule clairement que les communautés locales et agriculteurs mozambicains ayant un DUAT peuvent signer un contrat avec un investisseur pour une cession temporaire d’une partie de leur terre (cessão de exploração – Cession d’usage). Ce système permet la cession sous contrat de l’utilisation de la terre sans transfert du droit d’usage. Dans notre zone d’étude, deux types de contrats ont pu être observés.

35Le premier cas de faire valoir indirect impliquant un investisseur étranger et des agriculteurs locaux détenteurs de DUAT concerne l’établissement d’une plantation de canne à sucre par un agriculteur indépendant Sud-Africain. Ce dernier avait obtenu un contrat de fourniture de canne à sucre avec la sucrerie de Maragra (district de Bilene, province de Gaza). Il cherchait donc à obtenir l’accès à des terres à proximité de la sucrerie afin de diminuer la perte de qualité de sa production liée au temps de transport. Ainsi cet agriculteur/entrepreneur a établi un contrat avec deux associations d’agriculteurs mozambicains pour une surface totale de 920 ha dont 720 ha spécialement dédiés à la production de canne à sucre et 200 ha pour la production de riz. Les contrats concernant les deux productions présentent des particularités. Le contrat agraire établit pour les 720 ha destinés à la production de canne à sucre, peut être qualifié de contrat de métayage de type « association » (Colin, 2013b). Le contrat implique un partenariat, pour une durée de 15 ans, entre le « cédant » (l’association d’agriculteurs mozambicains) et le « preneur » (l’agriculteur/entrepreneur). L’association d’agriculteurs est dans une position de « rentier », au sens où elle n’apporte que la terre, reste passive pendant le procès de production et n’intervient pas dans la prise de décision. La valeur de la rente est établie d’un partage du bénéfice de la production, c’est-à-dire après déduction de l’ensemble des frais de production, de récolte et de transport. Dans ce cas, elle a été établie à 10 % des bénéfices issus de la production de la canne à sucre. En ce qui concerne le riz, la situation est différente. Le métayage peut être vu comme une association –entre partenaires qui ne sont pas dans un rapport socio-économique équilibré–. Les membres de l’association d’agriculteurs (les cédants) sont impliqués dans la production avant la récolte, pour la fourniture de travail manuel. Cédants et tenanciers sont donc associés pour la production selon une logique de mise en commun des ressources (resource pooling) (Colin, 2003). Dans ce cas, les bénéfices sont partagés à 50 % entre les partenaires et le contrat est établi pour une durée de 7 ans renouvelables.

36Le second cas de contrat de faire valoir indirect est lié à l’établissement de plantations d’eucalyptus par une entreprise portugaise. Afin de profiter des économies d’échelle, l’investisseur souhaite pouvoir développer des blocs de plantations au sein desquels il n’y a pas d’autres activités. Or, certains agriculteurs mozambicains disposaient de DUATs sur des surfaces parfois importantes (jusqu’à 150 ha) au milieu des zones de plantation d’eucalyptus. C’est notamment le cas de 5 agriculteurs dans le district de Sussundenga (province de Manica). Ces agriculteurs disposaient chacun d’un DUAT pour une surface supérieure à 100 ha. L’entreprise a donc mis en place un arrangement contractuel de type faire valoir indirect avec chacun de ces agriculteurs détenteurs de titres fonciers. Cet accord résulte sur la mise en place d’un contrat proche d’une rente quasi-fixe payée en nature par l’acquéreur. Contre la cession de 100 ha durant 6 ans, l’acquéreur finance la mise en place de 10 hectares de production durant trois ans. Cette production est choisie par le cédant entre trois cultures (maïs, haricot ou soja). Dans cet arrangement, le cédant a un statut de quasi-rentier car il apporte la terre et reste passif dans le processus de production. En revanche, ils choisissent la culture que l’entreprise va développer et sont en charge de la récolte de la production. Les coûts de production sur 10 ha constituent la rente payée par l’entreprise et le cédant reçoit, sur pied, l’ensemble de la production dont il devra payer la récolte. Le contrat dure 6 ans, soit l’équivalent de la durée d’un cycle d’exploitation des eucalyptus, et doit être renégocié à son terme. En parallèle de ce contrat, certains agriculteurs cédant du foncier travaillent pour l’entreprise acquéreuse de terre à la mise en place des plantations d’eucalyptus.

37Les deux contrats ont émergé en raison de la spécificité de localisation du foncier. Dans le premier cas, la proximité avec la sucrerie de Maragra est l’élément qui a poussé l’investisseur à instaurer ce contrat avec une association d’agriculteurs locaux. Dans le second cas, c’est la recherche de mise en place de blocs de plantations qui a été à l’origine de l’émergence de ces contrats avec des propriétaires fonciers disposant de terres à l’interface avec celles sur lesquelles l’entreprise a un droit d’usage. Enfin, il est important de noter que le développement de ces contrats (notamment le second) s’inscrit dans une volonté d’amélioration de l’image sociopolitique des entreprises dans le contexte des acquisitions foncières à grande échelle. En effet, ces accords entrent généralement dans le cadre de la responsabilité sociale de l’entreprise car mis en place spécifiquement par le département en charge de ces questions. Le développement de ce type de contrat sert donc à l’entreprise pour obtenir un accès à des terres particulièrement ciblées mais également à valoriser son image auprès des populations locales.

38Le développement de ces arrangements mène ainsi à des situations de tenure foncière inversée (« reverse tenancy ») dans lesquelles de petits propriétaires fonciers cèdent en faire valeur indirecte (FVI) une partie ou la totalité de leurs disponibilités foncières à de plus grands propriétaires fonciers (Binswanger et McIntire, 1987 ; Sharma et Dréze, 1996). La durée des contrats, la surface et les proportions du partage entre les cédants et preneur sont généralement bien spécifiées dans ce genre de contrat. Cependant, il reste généralement des éléments d’incomplétude. Parmi celles-ci on retrouve le manque de spécifications techniques sur la conduite de la culture, les problèmes de définition sur le rôle de chacun (notamment concernant la prise en charge de la récolte) mais également sur la propriété de la parcelle à l’issue du contrat. Ce dernier aspect est notable dans le cas du second contrat. En effet, il existe un flou entre les acteurs sur l’identité du propriétaire des 100 ha après les six années de faire valoir indirect.

39Malgré l’incomplétude de ces contrats et le risque pour les propriétaires fonciers dans une situation de tenure inversée, la grande partie des agriculteurs mozambicains sont à la recherche de ce type d’arrangements. En effet, les imperfections des marchés du crédit, des intrants agricoles et l’absence d’opportunités de commercialisation (Cunguara et Garrett, 2011) poussent les agriculteurs détenteurs de DUAT à envisager tout arrangement avec une agro-industrie ou un entrepreneur agricole comme l’unique solution pour outrepasser les imperfections de marché.

5 – Le contrôle de l’accès au foncier

40Différents acteurs étatiques et non étatiques (gouvernement provincial, représentants de l’administration foncière, administrateur de district, autorités coutumières) sont impliqués dans les processus d’accès au foncier pour les investisseurs. Chacune de ces administrations peut donc prétendre avoir une certaine autorité sur la décision d’attribution des terres aux investisseurs. Les représentants de l’État ainsi que les élites locales vont donc tenter de diriger les projets vers leurs territoires et se retrouver de facto en compétition. Comme le soulignent Burnod et al. (2013) dans le cas de Madagascar, cela implique que « le contrôle de l’accès au foncier » n’est pas uniquement utilisé pour une extraction de rente potentielle, mais également comme un vecteur d’affirmation de l’influence des acteurs.

5.1 – La réaffirmation de l’autorité

41Cette compétition pour le contrôle de la terre peut avoir lieu au sein de l’État, notamment entre le gouvernement central et les administrations locales, mais elle oppose surtout les représentants de l’État et les communautés locales. L’une des caractéristiques majeures des acquisitions foncières, est la volonté des gouvernements nationaux de se présenter comme les « propriétaires » de la terre et les décideurs de la répartition des bénéfices (Wolford et al., 2013). Dans le cas du Mozambique, cette tendance s’exprime par plusieurs initiatives gouvernementales. La plus évidente réside dans le processus d’émission de DUAT pour les investisseurs. Les projets d’acquisition foncière supérieurs à 1 000 ha sont approuvés par le Ministre de l’Agriculture, ou par le Conseil des Ministres. En agissant de cette façon, le phénomène de la « ruée vers la terre » pousse l’État à fortifier la « centralisation » de la décision sur la gestion foncière.

42La compétition entre l’État et les communautés locales s’établit principalement dans le processus de délimitation des « communautés locales ». Au-delà de la faible proportion du budget public dédié aux activités de délimitation, l’État central a tenté d’entraver le processus de décentralisation graduelle de gestion foncière qu’est la délimitation des « communautés locale ». Une décision du Conseil des Ministres et de la Direction Nationale de la Terre et des Forêts [8] en 2007 a stoppé l’ensemble des délimitations communautaires entre 2007 et 2010. Dans un objectif de « consistance avec les autres systèmes d’émission de DUAT » (World Bank et FAO, 2010), le Conseil des Ministres a décrété que toute proposition de délimitation communautaire devait être accompagnée d’un document présentant les objectifs généraux pour lesquels la communauté locale requérait un droit d’usage sur la terre. Cette nouvelle procédure équivalait à demander le même plan d’exploration (plano de exploração) que celui demandé aux investisseurs. L’introduction de cette circulaire marquait une volonté de l’État de stopper un processus qu’il considère comme une tactique de limitation de son influence au profit des autorités coutumières. En effet au moment de l’indépendance, le FRELIMO [9] a construit sa rhétorique sur l’émancipation des populations et la lutte d’influence contre les autorités coutumières (Geffray, 1990 ; Alexander, 1997) présentées comme « non démocratiques », « arriérées » et « diminuant la productivité » (Myers, 1994).

43La compétition autour de la délimitation des communautés locales est perçue comme un enjeu stratégique pour l’État mozambicain aux différents échelons. Au niveau national, ce dernier réaffirme son autorité par le soutien à des projets gigantesques. Ce fut notamment le cas avec l’attribution par le gouvernement central de 400 000 hectares (dans deux provinces) à une société portugaise pour la mise en place de plantations d’eucalyptus. Ce processus a été décidé au niveau central et les conditions locales de sa mise en place ont ensuite été négociées entre les représentants de l’investisseur et l’administration foncière provinciale. Au niveau local, les administrateurs de district cherchent donc à faciliter l’arrivée des investisseurs. En plus des revenus liés à la taxe foncière annuelle pour l’administration du district, il s’agit d’une occasion pour l’administrateur de gagner en notoriété au sein du FRELIMO. Afin de conserver cette autorité, certains administrateurs vont même jusqu’à tenter de dissuader les communautés locales de réaliser la délimitation de leur territoire ou protestent quand ces dernières émettent des demandes importantes durant les négociations avec les investisseurs (Tanner 2013).

44Au-delà de l’État, d’autres détenteurs de pouvoir interviennent en tant qu’intermédiaire pour l’accès au foncier des investisseurs. Comme le présente (Fairbairn, 2013), plusieurs types de pouvoirs/élites domestiques assoient leur autorité en se présentant comme les facilitateurs des acquisitions foncières. Il est clair que l’objectif est partiellement d’assurer une rente potentielle, mais elle sert également à renforcer une place dans la société acquise au fil de l’accumulation de pouvoir (soit comme ancien combattant, soit comme autorité coutumière, soit comme pouvoir administratif).

5.2 – La sélection administrative

45Ainsi, la compétition pour le contrôle de l’accès au foncier résulte sur une sélection administrative qui favorise certains types de projets. Dans un contexte de ressources financières, matérielles et humaines limitées, les services de l’administration foncière traitent généralement de façon prioritaire les projets d’investisseurs étrangers ou nationaux qui concernent de grandes surfaces (Tanner, 2010). Plusieurs raisons comme le caractère stratégique attribué à ces projets par le Ministère de l’Agriculture et une incitation financière peuvent expliquer ce choix. En effet, ces projets sont ceux qui représentent les plus grandes surfaces et donc les impôts fonciers les plus importants [10]. Ces impôts constituent 20 % du budget de financement des SPGC [11], ce qui crée une incitation claire à prioriser le traitement des dossiers qui vont rapporter le plus d’argent dans un contexte de ressources limitées et d’impossibilité de traiter tous les dossiers. Ces biais en faveur des projets à grande échelle réduisent le temps passé pour la réalisation des autres activités du SPGC et favorisent les investisseurs disposant de réseaux et de ressources financières plus importants.

46Un autre exemple de la partialité de l’administration est celui du zonage agro-écologique du pays commandité par le Ministère de l’Agriculture. Les modalités de mise en place de ce zonage s’inscrivent dans cette dynamique de réaffirmation de l’autorité étatique sur l’attribution des terres. En effet, comme nous l’a confirmé l’un des chercheurs impliqué dans la réalisation du zonage agro-écologique, la demande d’un second zonage à une échelle beaucoup plus précise avait pour objectif de Connaître l’emplacement exact des parcelles « disponibles » afin de les attribuer à des investisseurs. Or, la réalisation de ce travail cartographique au niveau national, avec un très faible niveau de vérification des informations au niveau local, démontre une volonté de l’administration de conserver son pouvoir de décision sur l’attribution des terres. Cette stratégie est d’ailleurs mise en place particulièrement dans le corridor de Nacala, afin de préparer la mise en place du projet PRO-SAVANA. Les services de l’administration foncière et du CEPAGRI réalisent des cartographies précises des différents districts afin d’identifier les terres disponibles.

6 – Le maintien de l’autorité sur l’accès au foncier

6.1 – Des projets perçus comme des programmes de développement

47Les interventions étrangères dans les pays en développement sont souvent perçues comme des « projets de développement » (Bierschenk et al., 2000). C’est notamment le cas des projets d’acquisitions foncières à grande échelle (Burnod et al., 2013). Les administrateurs de districts ainsi que les autorités coutumières perçoivent les investissements étrangers comme des moyens de compenser les manques d’investissement en infrastructures de l’État. Ils souhaitent donc que les investisseurs contribuent au développement local via l’aménagement de routes, la construction d’écoles et d’emplois sur les projets.

48Les projets d’acquisitions foncières représentent également des opportunités de financement importantes pour les districts. En effet, la loi foncière prévoit que les revenus des impôts fonciers annuels collectés sont répartis de la façon suivante : 40 % pour le trésor national, 24 % pour DNTF (administration foncière au niveau national), 24 % pour le SPGC (administration foncière au niveau provincial), 12 % pour le budget du district. L’arrivée d’investisseurs dans le district signifie donc pour les autorités une augmentation du budget du district. De plus au sein même des districts, l’expérience de certains villages ayant bénéficié de compensations financières dans le cadre de projets forestiers [12] renforce la vision positive associée à l’arrivée d’investisseurs.

49Les services de l’administration du district agissent donc comme intermédiaires en assurant la médiation entre les investisseurs et les communautés locales. Ils organisent les consultations communautaires avec les autorités coutumières. Ils présentent généralement leurs actions comme une volonté d’amélioration du cadre de vie des populations alors qu’ils peuvent avoir des intérêts personnels (Fairbairn, 2013). En effet, la mise en place d’une dynamique d’investissement au sein du district qu’il gère peut permettre à un administrateur [13] (administrador) d’obtenir un gain politique au sein du parti politique au pouvoir.

50Enfin, le soutien financier de certains projets par des bailleurs internationaux renforce ce sentiment de proximité avec des projets de développement. Cela peut se traduire par la participation de représentants de ces institutions aux consultations communautaires initiales ou par des interventions à la suite de l’acquisition de la terre. C’est notamment le cas pour des projets tels que ProIRRI dans le Corridor de Beira qui finance des infrastructures d’irrigations ou alors comme le projet PRO-SAVANA dans le Corridor de Nacala (Clements et Fernandes, 2013).

51Ainsi, en présentant les projets d’investisseurs étrangers comme des opportunités de développement et en s’affirmant comme les représentants du pouvoir légitime pour décider de l’attribution des terres, les représentants de l’État au niveau local réaffirment localement le maintien de l’autorité de l’État sur la gestion foncière.

6.2 – Maintien de l’insécurité foncière pour les agriculteurs locaux dans les zones stratégiques

52Les conflits et tensions déjà existants sont ainsi exacerbés par l’arrivée des investisseurs. L’ampleur des conflits fonciers était déjà utilisée comme l’un des arguments principaux pour la mise en place de la politique foncière en 1997. La reprise de ces terres, dans la vague actuelle d’acquisitions foncières au Mozambique remet donc en lumière certaines tensions. Dans ce contexte, chacun des acteurs déploie des mécanismes afin de conserver l’accès au foncier ouvert et maintenir son autorité. Deux aspects des modalités d’accès au foncier des investisseurs démontrent leur tentative de contrôle de la décision sur la gouvernance foncière.

53Le premier aspect réside dans la gestion de la reprise des anciennes grandes exploitations. Le cas d’un projet dans le district de Gurué en est un exemple criant. Comme de nombreuses autres anciennes fermes d’État, celle de Lioma a été abandonnée dans les années 1980 en raison de la guerre civile (Norfolk et Hanlon 2012). Ensuite, durant la période de libéralisation du pays à la fin des années 1980, la ferme d’État (dénommée CAPEL) a été cédée à des investisseurs brésiliens. Cette entreprise fit faillite au début des années 1990, laissant la terre inexploitée. Suite à cet abandon, les anciens travailleurs de l’entreprise ont commencé à utiliser ces terres de manière informelle mais avec le consentement de l’administration foncière locale. Les anciennes parcelles de production qui se situent à proximité de la route et du village de Ruacé (environ 500 ha) ont donc été utilisées à partir du début des années 2000. Cependant, en 2009, le Conseil des Ministres du Mozambique a octroyé un droit d’usage à une entreprise étrangère sur les 10 000 ha de l’ancienne ferme d’État. La terre attribuée incluait une zone d’environ 500 ha utilisée par 244 agriculteurs locaux depuis le début des années 2000 pour produire du soja. Le maintien de ces agriculteurs locaux dans une situation d’insécurité juridique a permis à l’État d’attribuer les terres cultivées à des investisseurs. Cette situation a débouché sur un conflit entre les agriculteurs locaux et l’entreprise qui était encore d’actualité au moment de la réalisation des enquêtes. Dans ce cadre, l’entreprise s’est engagée à proposer une zone de relocalisation pour les agriculteurs locaux. Pour cela l’entreprise a réalisé un recensement des terres utilisées par les 244 agriculteurs concernés et leur réalloue annuellement une surface équivalente dans une autre zone non utilisée par l’entreprise. Au moment de la campagne 2014, la décision n’a été communiquée aux agriculteurs locaux que tardivement, ayant des répercussions sur leur calendrier cultural et donc sur les résultats de leur production. Par ce biais, l’entreprise s’est approprié la décision sur l’attribution des terres et maintien une insécurité foncière sur les agriculteurs locaux.

54L’État mozambicain semble néanmoins tirer des leçons de ces conflits pour l’octroi futur de terres à des investisseurs. Il est notamment fait mention dans le plan directeur d’établissement du projet Pro-Savana que la zone de Gurué devrait être évitée en raison des conflits fonciers existants (MINAG et al., 2013).

55Ensuite, la stratégie de compartimentation des demandes de droit d’usage par les investisseurs constitue un deuxième aspect de tentative de contrôle du foncier. En effet, la loi foncière stipule que selon la catégorie de surface demandée, l’autorité qui délivre le droit d’usage n’est pas la même. La plupart des investisseurs souhaitant acquérir plusieurs milliers d’hectares rapidement ont donc choisi de présenter plusieurs demandes de DUAT, généralement deux. La première pour une surface inférieure à 1 000 hectares et la seconde pour le reste de la surface ciblée. Cela leur permet d’utiliser leurs relations avec les services du gouverneur provincial pour obtenir rapidement 1000 hectares. Ils pourront ensuite utiliser cette première acquisition afin d’appuyer leur autre demande pour une plus grande surface. Cette stratégie a notamment été utilisée durant la période de moratoire sur l’attribution de grandes surfaces décrétée par le gouvernement central en 2010 et 2011.

56Cette stratégie de compartimentation a été mise en place par un grand nombre d’investisseurs afin d’utiliser l’appui des élites provinciales dont ils bénéficient. L’une des variantes de cette stratégie consiste à réaliser plusieurs demandes de DUAT sous des noms de sociétés différentes qui en réalité s’avèrent être différentes branches d’une même holding. Ces stratégies ont donc permis aux investisseurs de maintenir leur accès à la terre malgré la volonté affichée par le gouvernement central de reprendre le contrôle de la décision d’attribution de terres.

57Cependant, les investisseurs ne sont pas les seuls à tenter de réaffirmer leur autorité sur le contrôle du foncier. La gestion des droits fonciers en cas d’échec des projets démontre que l’État utilise également la vague actuelle d’acquisitions foncières pour réaffirmer son autorité sur le foncier, au détriment de la sécurité foncière des agriculteurs locaux. En cas d’échec avéré d’un projet, les services nationaux et provinciaux de Géographie et Cadastre doivent entamer une procédure d’annulation du DUAT attribué à l’investisseur. Cependant, dans la réalité ces processus ne sont quasiment jamais entamés, notamment en raison du manque de moyens humains et financiers ainsi que d’une méconnaissance des processus (World Bank and FAO, 2011). Cette situation résulte en une impossibilité pour les agriculteurs locaux de pouvoir entamer une procédure de formalisation de leurs droits fonciers sur ces zones qui ne sont pas utilisées. Dans ces conditions l’État se réapproprie la possibilité d’attribuer les terres déjà démarquées à un nouvel investisseur alors que les agriculteurs locaux restent, pour leur part, dans une situation d’insécurité foncière quand ils utilisent ces terres.

Conclusion

58En lien avec l’intérêt d’investisseurs étrangers pour les terres agricoles, un certain nombre de modalités d’accès au foncier ont été développées dans la partie centrale du Mozambique. Selon leurs caractéristiques, logiques et modèles d’investissements les investisseurs vont choisir différentes modalités d’accès au foncier. Les agriculteurs/entrepreneurs vont généralement privilégier l’accès au foncier selon le processus légal malgré l’ensemble des coûts de transaction et de l’incertitude qui le caractérise. En revanche certains investisseurs vont opter pour d’autres modes d’accès au foncier tels que la reprise d’anciennes fermes d’État, le rachat d’une entreprise et de ses actifs ou des contrats agraires en configuration de « tenure inversée » avec des agriculteurs nationaux. Au-delà de ces tendances, notre analyse démontre que les investisseurs adaptent également leurs modes d’accès au foncier à la situation foncière locale.

59Le lien entre les modalités d’accès au foncier et les caractéristiques locales des régimes fonciers tend à démontrer que l’histoire foncière, et plus particulièrement le pluralisme juridique qui en résulte, joue un rôle crucial dans la compréhension du phénomène actuel. Comme le présente Alden Wily (2012) « les vagues d’acquisitions foncières passées et présente se sont reposées sur des manipulations légales reniant la reconnaissance des droits fonciers coutumiers ». La similitude des processus d’établissement des projets (vernis de consultation des populations locales, implication de l’État et des élites disposant d’un pouvoir de décision et d’influence) ainsi que l’acquisition de terres déjà privatisées au moment de vagues précédentes d’investissements étrangers dans l’agriculture mozambicaine démontrent que le phénomène actuel constitue une composante d’une trajectoire historique de centralisation de la gouvernance foncière.

60L’analyse des « faisceaux de pouvoirs » et de leur évolution aux différents échelons administratifs (local, provincial et national) dans une situation marquée par l’arrivée d’investisseurs étrangers nous a permis de comprendre comment le développement des projets interagit avec l’environnement institutionnel, en particulier foncier mais également au-delà. La compétition existante entre l’État et les détenteurs de pouvoir décisionnel au sein des communautés locales mais également la collaboration entre certaines élites et l’administration foncière influencent les modalités d’accès au foncier des investisseurs. L’utilisation d’outils tels que le zonage des terres considérées comme « non occupées » et « disponibles » et le choix de soutenir ou entraver la mise en place de certaines modalités de la politique foncière (délimitation des communautés locales) constituent des instruments d’affirmation du pouvoir de l’État sur la question foncière et de recentralisation des processus décisionnels.

61Le cas du Mozambique démontre ainsi comment le rapport entre les investissements fonciers à grande échelle et la gouvernance foncière est construit sur une influence réciproque. La présentation du phénomène actuel comme un accaparement généralisé de terres par des investisseurs étrangers ne permet pas d’éclairer la complexité du phénomène. D’un côté, les caractéristiques de la gouvernance foncière locale et nationale influencent le processus d’acquisition foncière des investisseurs. De l’autre, l’arrivée des investisseurs est également un élément source de changement, car il est utilisé par les différents acteurs de la gouvernance foncière pour redéfinir leurs rôles et influences dans la prise de décision. L’État utilise l’arrivée des investisseurs afin de réaffirmer son autorité sur l’attribution des terres, les élites essaient de dégager une rente de l’intérêt des investisseurs, et enfin les investisseurs tentent d’utiliser leur position de monopsone pour développer un marché secondaire du foncier adapté à la structure de leurs entreprises. L’interaction existante entre le contexte institutionnel se fait généralement au détriment de la protection des droits fonciers des communautés locales et en faveur de l’affirmation de l’autorité de l’administration foncière et du développement des projets d’investissements fonciers à grande échelle.

Notes

  • [1]
    Les conclusions de cet article sont issues des travaux menés par Mathieu Boche dans le cadre de sa thèse de doctorat au CIRAD (2011-2014). Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et n’engagent pas le Ministère des Affaires Etrangères et du développement international
  • [*]
    Auteur correspondant : mathieu.boche@gmail.com
  • [2]
    Lei de Terra N° 19/97, Article 3
  • [3]
    Lei de terras (Law No. 19/97 of October 1) and its accompanying regulation, the Regulamento da Lei de Terras (Decree No. 66/98 of December 8) and the Technical Annex - Anexo Técnico (Ministerial Diploma of December 7, 1999).
  • [4]
    La « communauté locale » est définie comme le système de ressources naturelles utilisé par un groupe de ménages sur leur territoire environnant. Les zones couvertes par ce système prennent en compte les terres cultivées (champs cultivés, zones défrichées et zones de pâturage) ainsi que les terres qui peuvent sembler non utilisées (jachères de longues durées, forêts, réserves foncières et ressources aquatiques) mais fondamentales pour le maintien du système de subsistance de ce groupe de ménage.
  • [5]
    À partir du début des années 1980, ces fermes d’État ont été privatisées et vendues à des investisseurs étrangers.
  • [6]
    Lei de Terra N° 19/97, Article 22
  • [7]
    Lei de Terra n° 19/97, article 16 ; Decreto n° 66/98, article 15
  • [8]
    Il s’agit de la Décision N° 55/2007 du Conseil des Ministres suivie de la circulaire N° 009/07 émise le 16 octobre 2007 par la Direction Nationale des Terres et des Forêts
  • [9]
    Le Front de Libération du Mozambique (FRELIMO), fondé par Samora Machel, a libéré le pays de la colonisation portugaise en 1975 et a été à la tête de l’État mozambicain depuis cette période.
  • [10]
    Les impôts fonciers fonctionnent selon le « single rate model » et sont calculés en fonction de la localisation, la surface, le type d’activité et également la nationalité de l’entreprise. Les projets menés par des investisseurs étrangers payent donc plus d’impôts en raison de leur taille et de la nationalité des investisseurs.
  • [11]
    Les revenus des impôts fonciers annuels collectés sont répartis de la façon suivante : 40 % pour le trésor national, 24 % pour DNTF au niveau national, 24 % pour le SPGC au niveau provincial, 12 % pour le SDAE au niveau du district. Il est important de noter qu’aucun retour n’est prévu directement vers les communautés locales qui ont accepté de céder une partie de leurs droits fonciers à l’investisseur privé.
  • [12]
    Dans le cadre de la délivrance de permis d’exploitation forestière, le code forestier prévoit une rétribution financière de l’ordre de 20 % des bénéfices réalisés par l’exploitant forestier aux communautés locales.
  • [13]
    Représentant de l’État au niveau du district
Français

Malgré une littérature abondante, les acquisitions foncières à grande échelle sont généralement considérées comme des éléments exogènes aux territoires dans lesquelles elles sont réalisées. La plupart des analyses ne s’intéresse, en effet, qu’aux processus de consultation et à la reconnaissance légale des droits fonciers des populations locales. Cette approche ne permet pas de cerner la complexité du phénomène, et en particulier l’enchâssement social de ces acquisitions foncières. En s’appuyant sur l’étude empirique d’un échantillon d’acquisitions foncières à grande échelle au Mozambique, cet article analyse les modalités d’accès au foncier utilisées par les investisseurs et illustre les principes de l’influence réciproque entre ces projets et la gouvernance foncière. Les représentants de l’État aux différentes échelles et les élites nationales sont généralement en compétition pour bénéficier de ces opportunités d’investissement. Conscient de ces « faisceaux de pouvoir », les investisseurs les utilisent, selon différentes modalités, pour faciliter leur accès au foncier. Cette situation est utilisée par l’État central pour réaffirmer son autorité sur l’attribution des terres et se fait généralement au détriment de la protection des droits fonciers des communautés locales et en faveur du développement des projets d’investissements fonciers à grande échelle.

Mots-clés

  • acquisitions foncières à grande échelle
  • gouvernance foncière
  • modèles d’investissements
  • relations de pouvoir
  • pluralisme légal et institutionnel
  • Mozambique

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Mathieu Boche [*]
Ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt & CIRAD, 78 rue de Varenne, 75007 Paris
Ward Anseeuw
CIRAD & University of Pretoria - GovInn & Post-Graduate School of Agriculture and Rural Development, Université de Prétoria, Hatfield campus, Pretoria 0002, Afrique du Sud
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/06/2017
https://doi.org/10.3166/ges.19.2017.0018
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