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Le Joker européen, la vraie solution pour sortir de la crise. Christian SAINT-ÉTIENNE, Odile Jacob, 2010, 102 p.

1Christian Saint-Étienne, qui s’exprime abondamment dans les médias, et qui vient de démissionner du Conseil d’analyse économique, pour marquer son désaccord avec la politique économique du gouvernement, a jeté, en avril dernier, ses idées sur le papier. Passons sur le sous-titre un peu pompeux, « la vraie solution », comme si celle-ci ne pouvait être qu’unique ? Nous savons, il l’écrit lui-même, que les solutions à la crise de l’euro sont multiples. Soit une sortie de la Grèce, soit une sortie des pays les plus vertueux, soit des solutions intermédiaires combinant renforcement des solidarités financiers budgétaires et bancaires et progression raisonnée vers une sorte d’embryon d’union politique. Passons sur le bilan qu’il dresse de l’Europe laquelle n’a cessé de perdre du terrain dans la compétition mondiale depuis le lancement du marché unique, alors que selon le programme de Lisbonne, adopté en 2000, elle devait devenir « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance durable, accompagnée d’une amélioration quantitative de l’emploi, d’une plus grande cohésion sociale et d’un respect de l’environnement ». Un marquis de Molière au vu d’une telle formulation se serait certainement écrié : « Qu’en termes galants ces choses sont dites ! » De telles formulations diplomatiques feraient rires, si elles n’étaient bien tristes.

2Pour lui, la crise de l’Europe est la cause de deux déficiences. La première est une croissance anémique associée à une démographie peu dynamique ; la seconde une zone eurofragilisée, écartelée entre des performances du nord et du sud de la zone. Il reproche essentiellement à l’Europe de s’être ouverte sans réciprocité a la concurrence internationale et d’avoir privilégié la consommation au détriment d’une économie fortement entrepreneuriale. Mais il ne propose guère de voie pour s’en approcher. Que peuvent faire les gouvernements et Bruxelles pour favoriser la compétitivité des entreprises européennes ? Quant à l’erreur de conception qui a dès le départ présidé au lancement de la monnaie unique, son constat a été maintes fois dressé. L’euro, déplu-t-il, a été conçu sans gouvernement économique et sans budget fédéral de la zone. Mais il convient d’être réaliste sur ce point, les esprits en 1991 n’étaient guère préparés à sauter le pas. Comment au surplus concevoir un gouvernement unique et un budget fédéral sans un embryon d’union politique ? Rappelons également que c’est la France qui a rejeté en 1994 la proposition Lammers-Schauble, visant à créer un “noyau dur” franco-allemand. Tel est le cercle dans lequel s’enferment les dirigeants français, qu’ils soient de droite ou de gauche. Oui à un gouvernement économique, ce, afin de brider la Banque centrale européenne, ce qui n’est pas tout à fait pour plaire à nos amis allemands, non à une avancée de type pré fédérale pour laquelle ni l’opinion, ni l’appareil d’État, ni la classe politique ne sont réellement préparés. Aussi me paraît-il tout de même excessif de qualifier d’erreur colossale, la politique française lors de la création de l’euro. Aurions-nous voulu le maintien d’un mark fort qui aurait agrégé autour de lui une sorte de zone mark stable et compétitive, les autres membres de l’Union, dont inévitablement la France, étant réduits à la spirale de dévaluations compétitives, à l’inflation et à la perte de leurs parts de marché ? Si l’euro a été créé, ce n’est pas seulement pour réduire l’hégémonie du mark, mais aussi pour encourager les pays à la vertu et à la compétitivité, domaines qui ne relevaient essentiellement que d’eux-mêmes. Peut-on imputer à la seule monnaie unique tous les maux traditionnels de l’économie française dont le bilan est dressé périodiquement ? Poursuivant son analyse, Christian de Saint-Étienne dénonce les trois vices de la construction européenne. Tout d’abord, elle serait de nature apolitique. Nous avons déjà examiné ce premier aspect, fondamental certes, mais qui relève de l’éternelle question de la poule et de l’œuf. Sur quels objectifs politiques peuvent s’entendre sur le long terme 27 pays ? Vis-à-vis des États-Unis, de la Russie, de l’Otan, des interventions militaires, du siège permanent à l’ONU, de la Turquie, de l’Ukraine ? Y a-t-il sur ces points, comme sur bien d’autres, une large entente de l’arrière-pensée, comme le disait Talleyrand ? La classe politique française serait-elle prête à élire un président du Conseil européen au suffrage universel, à augmenter considérablement les pouvoirs du Parlement européen, à s’engager sur la voie d’une armée européenne, problème enterré depuis la défunte CED en 1954 ? Envisage-telle de créer de véritables partis politiques européens, sans parler d’une Université européenne, projet lancé dès les années cinquante ? Le second reproche adressé à l’Europe est celui du refus d’une politique de puissance, dérivé assez largement du premier. L’Europe, estime Christian Saint-Étienne, doit devenir une puissance positive, stratégique et militaire. Quel citoyen sensé et averti ne souscrirait pas à des objectifs aussi nobles ? Le problème, là encore, est de trouver les moyens d’y aboutir. Voilà plus de 60 ans que l’Europe s’y efforce, avec les résultats que l’on voit. Le troisième vice est que les membres de l’Union ne partagent pas les mêmes objectifs sur la finalité de cette dernière. Là encore, la divergence ne date pas d’aujourd’hui mais remonte aux origines même de la création de la CEE. Entre les partisans d’une zone de libre-échange, sans limites géographiques, intégrée à l’OTAN, sous contrôle stratégique américain et ceux d’un projet conduisant à une union d’États-nations, le dilemme, qui remonte aux plans Fouchet successifs (1961-19620), n’a jamais vraiment été tranché. Peut-il l’être, le sera-t-il un jour ? Quand, à quelles conditions ? Telle est la cruciale responsabilité qui repose sur les épaules de nos dirigeants suprêmes. Mais peuvent-ils s’atteler à cette grandiose tâche lorsque le navire européen tangue fortement, s’il ne commence à prendre l’eau de toutes parts ?

3En en venant donc à la crise de l’euro, qu’il analyse magistralement, Christian Saint-Étienne avance plusieurs options. La première serait de créer une zone fédérale à 12 (Allemagne, France, Italie, Espagne, Autriche, Pays-Bas, Portugal, Luxembourg, Slovénie et Malte), ensemble qu’il qualifie de « politiquement homogène ». Seraient exclus de la zone euro cinq pays (Grèce, Chypre, Finlande, Irlande et Estonie). Gageons qu’à l’intérieur d’une telle zone, les problèmes auxquels est confronté actuellement l’euro ne disparaîtront pas par magie. D’où une autre option consistant à réduire la liste des heureux impétrants à huit, c’est-à-dire les seuls pays ayant un excédent de la balance courante en 2011, soit l’Allemagne, les Pays-Bas, l’Autriche, la Belgique, la Finlande, l’Estonie et l’Irlande. Une telle séparation, à l’amiable, conduirait selon lui à un rapport entre l’euro nord et l’euro sud de 1,25. Est-ce une situation supportable pour la France ? Il semble y croire, avançant qu’un nouvel axe franco-allemand assurerait la coordination entre les deux zones. Sans recourir à une image par trop galvaudée, entre Paris et Berlin, qui serait le cavalier et qui la monture d’un tel attelage ? Pourtant, Christian Saint-Étienne n’accorde qu’un faible crédit à la sagesse collective des pays européens, qu’il résume à un collectif d’égoïsmes. L’éclatement de la zone lui paraît infiniment plus probable que la fédéralisation et celle-ci selon lui s’opérera en une nuit. Gageons que celle-ci sera fort longue, même si elle ne pourra jamais devenir une “nuit polaire”. Pourtant il semble se consoler à l’idée de la nouvelle Fédération européenne – dont il esquisse avec maestria les règles de fonctionnement – pourrait devenir la deuxième zone économique du monde. Pourquoi l’Europe ne succomberait pas à un tel appel enchanteur ?

4Nous voudrions ici rappeler le mot de Catherine II qui avait demandé à Diderot, venu s’entretenir avec elle sur les bords de la Neva, de bien vouloir lui rédiger un projet de constitution pour la Russie. Au vu du texte que le philosophe français lui proposa après quelques jours de travail, la Sémiramis du Nord répondit : « Monsieur Diderot, votre projet est magnifique, la différence entre nous est que vous, vous écrivez sur du parchemin et moi je suis obligée d’écrire sur la peau de mon peuple. »

Eugene Berg
Mis en ligne sur Cairn.info le 28/11/2012
https://doi.org/10.3917/geoec.062.0117
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