CAIRN.INFO : Matières à réflexion

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1Pandémie et confinement se sont vite imposés comme des faits sociaux totaux, et les plus optimistes (sur leurs forces) d’entre nous ont parfois caressé le projet d’étudier très vite avec les outils des sciences sociales ce qui frappe de façon à la fois synchronique et pourtant si différenciée l’humanité. Pourtant, la sidération, l’angoisse, les conditions du confinement, la peur de perdre des proches ou la douleur de connaître cette perte ont vite rappelé à la communauté des sciences sociales la difficulté à travailler dans ces conditions. S’y est vite ajoutée l’envie de ne pas céder à l’urgence et de ne pas prétendre énoncer le sens de la pandémie avant d’avoir enquêté, bref de ne pas abandonner la rigueur des sciences sociales.

2Nombre d’entre nous ont en revanche très vite pensé à des textes de sciences sociales – de ces textes dont nous nous sommes dit qu’ils nous équipaient, qu’ils aidaient à échafauder des premières hypothèses, à nous outiller un peu, intellectuellement et moralement, face à la pandémie. Ces textes, dans l’état de sidération qui a saisi beaucoup d’entre nous, sont apparus comme des compagnons, qui nous accompagnaient dans les îles désertes ou dépeuplées du confinement, et faisaient de ces îles des archipels. De ces textes, classiques comme moins connus parfois, voici quelques courtes « notes pour plus tard », éparses et fragmentées, à l’image du quotidien inquiet de ce printemps 2020.

Lire « Les pêcheurs dans le Maelström », de Norbert Elias

Norbert Elias, « Les pêcheurs dans le Maelström », dans Engagement et distanciation. Contributions à la sociologie de la connaissance, trad. de l’allemand par Michèle Hulin, avant-propos de Roger Chartier, Paris, Pocket, 1995 [1980], p. 69-174

3Dans ce texte tardif, Elias revient sur des idées exprimées dans son article de 1956 dans le British Journal of Sociology, « Problems of Involvement and Detachment ». Son propos est d’une part d’approfondir une sociologie des configurations qui ne s’enferme pas dans les frontières nationales, et d’autre part de transposer en sociologie, mais en se dégageant de toute référence pathologique ou relative à la schizophrénie, la notion psychosociologique de double bind de Bateson, qu’il adapte en théorie du double lien (plutôt que de double contrainte, traduction fréquente de la notion de Bateson en français). Son idée est de se donner les moyens de penser l’articulation entre les dangers dans lesquels est prise l’espèce humaine et le type de réactions, plus ou moins émotionnelles, manifestées par les individus – bref, de penser l’interdépendance entre l’équilibre affectif et les processus plus vastes dans lesquels nous sommes pris. Mais son propos ne se limite pas à décliner à nouveau une réflexion sur les liens entre psychogenèse et sociogenèse (ce qui était déjà celui de La civilisation des mœurs et de La dynamique de l’Occident). Il est aussi de rappeler que la distanciation n’est pas l’indifférence au monde – elle pourrait bien en être le contraire.

4Pour illustrer son propos Elias reprend l’histoire des pêcheurs dans le maelström, cette nouvelle d’Edgar Poe dans laquelle deux frères se retrouvent dans un bateau aspiré vers le fond d’un maelström. Face au sort inéluctable qui semble les attendre, les deux frères cèdent à l’abattement, avant que l’un d’eux ne se mette à observer le phénomène dans lequel ils sont pris, et que des régularités observées il tire une théorie qui permette l’action face au danger :

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« À partir de cette image synoptique des régularités dans le processus dans lequel il était impliqué, et après avoir reconnu sa signification pour sa propre situation, il entreprit les démarches appropriées. Tandis que son frère demeurait figé par la peur, il s’attacha lui-même à un baril. Il encouragea en vain son aîné à faire de même ; puis il sauta par-dessus bord. L’embarcation portant son frère s’enfonça plus vite et fut finalement happée par l’abîme. Le baril auquel il s’accrochait, en revanche, fut bien plus lentement attiré vers les profondeurs, si bien que le pêcheur se retrouva à la surface de la mer lorsque l’inclinaison des parois de l’entonnoir redevint de nouveau peu à peu moins abrupte et que les mouvements de toupie de l’eau furent moins violents, et il regagna finalement le monde des vivants. En bref : le pêcheur s’était vu impliqué dans un processus critique qui semblait tout d’abord se soustraire totalement à son contrôle. Il se peut qu’il se soit cramponné un certain temps à de quelconques espoirs imaginaires. Des fantasmes de miracle, d’êtres invisibles venant à son secours lui ont peut-être traversé l’esprit. Après quelque temps, cependant, il retrouva son calme. Il commença à réfléchir avec davantage de sang-froid, et, prenant du recul, contrôlant sa peur, se regardant lui-même, pour ainsi dire, à distance, comme un homme qui formerait avec d’autres et avec les forces naturelles déchaînées une certaine constellation, il parvint à écarter ses pensées de lui-même et à les diriger sur la situation dans laquelle il était enfermé. »
(p. 76)

6Elias n’est pas naïf et sait que certains des processus dans lesquels nous sommes pris sont peut-être trop avancés pour agir dessus. Mais ce texte est, en temps de crise, un bouleversant rappel du fait que l’objectivation n’est pas l’objectivisme ni l’indifférence face à la gravité de ce qui nous affecte. Si cette parabole importe du point de vue des sciences sociales c’est parce qu’elle montre bien qu’il peut y avoir une importance d’autant plus grande de la distanciation que les phénomènes qui nous affectent sont gravissimes. Et que ce n’est donc pas l’indifférence à l’égard du monde social que manifeste la distanciation, mais bien son contraire si l’on prend ce monde au sérieux. Arriver à observer avec distance est plus important que jamais – et suppose de défendre un monde qui permette de produire ces données, ces questions, cette augmentation du niveau de conscience et cette réflexivité du monde social sur lui-même. Comprendre le monde social, parce qu’il nous affecte.

Lire Le vol de l’histoire, de Jack Goody

Jack Goody, Le vol de l’histoire. Comment l’Europe a imposé le récit de son passé au reste du monde, trad. de l’anglais par Fabienne Durand-Bogaert (éd. orig. The Theft of History, Cambridge University Press, 2006), Paris, Gallimard, 2015 [2010]

7Si les travaux de l’anthropologue britannique Jack Goody portant sur la literacy ou les rapports de parenté sont bien connus et régulièrement utilisés par les chercheurs de sciences sociales, il n’en va pas de même de ses travaux plus tardifs, inscrits dans une perspective comparatiste large (principalement entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique) et conçus comme une contribution anthropologique à la « désorientalisation » de l’Asie (et de l’Afrique du Nord) au profit de l’unité fondamentale de l’Eurasie face, notamment, à l’Afrique (en particulier subsaharienne). Cette démarche présente deux aspects : souligner les points communs (notamment socioculturels) et inversement minimiser ce qui est présenté comme des écarts radicaux entre Orient et Occident. Après s’être attaché aux proximités observables dans les modèles familiaux ou la culture des fleurs d’agrément, Goody consacre un ouvrage ambitieux à la vacuité des écarts essentiels dont on affirme qu’ils expliquent le destin historique particulier de l’Occident : urbanité, universités, humanisme, démocratie, individualisme, amour, christianisme, esprit d’entreprise, etc. De ce fait, l’histoire par laquelle les Occidentaux expliquent leur propre succès est non seulement fausse mais fallacieuse puisque les rapports de forces mondiaux aux xixe et xxe siècles ont permis à l’Europe d’imposer « le récit de son passé au reste du monde », comme l’indique le sous-titre de la version française. Goody l’énonce ainsi dès le début :

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« Le “vol de l’histoire” dont il est question dans le titre désigne la mainmise de l’Occident sur l’histoire. J’entends par là une manière de conceptualiser et de présenter le passé où l’on part des événements qui se sont produits à l’échelle provinciale de l’Europe – occidentale le plus souvent – pour les imposer au reste du monde ».
(p. 13)

9Goody n’entend cependant pas écrire l’histoire correcte de la transformation de l’Occident ou de l’Asie, mais en relativiser le récit : « On l’aura compris, cet ouvrage n’est pas d’abord une histoire du monde mais une analyse de la manière dont les savants européens l’ont mise en forme » (p. 519), insistant sur les différences (largement imaginaires) plutôt que sur les (réelles) similitudes – la première approche étant corrélative de la démarche historienne tandis que la seconde caractériserait plutôt la démarche anthropologique. Les historiens n’ont d’ailleurs pas manqué de relever les imprécisions ou inexactitudes factuelles ou interprétatives (sur l’Antiquité ou le féodalisme, par exemple) et d’en faire grief à l’auteur : il s’agit là cependant le plus souvent d’un faux procès, qui ne tient pas compte du changement d’échelle (et donc du rapport particulier qui se noue à chaque échelle entre vérité et empirie) et surtout, n’en doutons pas, qui a certainement pu servir à éviter de discuter du fond. Or le fond de l’affaire – et c’est là tout l’intérêt de l’ouvrage dans le contexte actuel – me paraît être bien plutôt la question de l’hégémonie, qui est le schème interprétatif non discuté de Goody. À le suivre, en effet, tout se passe comme si avaient existé plusieurs interprétations historiques du passé, toutes ethnocentriques, mais que c’est celle des Européens qui se serait imposée avec eux. Et Goody de dénoncer à longueur de chapitres la teneur européocentrique en même temps que téléologique de ce discours.

10On devrait toutefois bien plutôt souligner que ce n’est pas parce qu’ils étaient européens et dominants qu’ils ont imposé, de façon hégémonique, leur discours, mais parce qu’ils étaient capitalistes – et donc qu’en fin de compte, Goody s’arrête à mi-chemin de sa démonstration. Comment négliger en effet que la science historique naît en même temps que le capitalisme – ce qu’évitent d’aborder de front ceux qui, comme Reinhart Koselleck, ont pourtant bien repéré cette chronologie, mais ont fourni une lecture possibiliste et culturelle de la chose (la fin du système temporel féodal, introduisant la coupure passé/présent, rendant possible l’histoire) ? L’histoire telle qu’elle s’est alors constituée n’est rien d’autre qu’une simple modalité, historiquement datée, des usages du passé à des fins de légitimation de l’ordre social sous la forme d’une téléologie, comme c’est aussi le cas pour les mythes d’origine ou la chronographie providentialiste, même si l’histoire prétend (pour des raisons elles-mêmes historiques) à la scientificité grâce à une méthode canonisée. C’est donc en termes de rapport de forces qu’il faut raisonner, et non pas de culture (ici européenne). Et ceci se traduit également au niveau de l’Europe elle-même, où le vol de l’histoire affecte aussi, systématiquement, les dominés : femmes, personnes racisées, « agisées », pauvres, et tous ceux dont Bertolt Brecht avait fait les héros de ses Questions que pose un ouvrier qui lit. La dénonciation de l’européocentrisme manque ainsi sa cible, qui est la confiscation des actes des dominés par les dominants – non parce qu’ils sont européens (ou hommes, ou blancs, ou riches, etc.) mais parce qu’ils sont dominants, c’est-à-dire, dans notre société, capitalistes. Le documentaire de Gilles Perret intitulé La Sociale (2016), sur la naissance de la Sécurité sociale et les attaques dont elle a immédiatement fait l’objet de la part des milieux patronaux, en donne un exemple flagrant, avec l’élimination de la figure d’Ambroise Croizat au profit de celle du général De Gaulle. Ce n’est donc pas l’Occident en tant que tel qui vole l’histoire, c’est le système capitaliste, chaque fois qu’il a besoin d’une légitimation par le passé, ou de priver ses adversaires d’une légitimation par le passé. Mais promouvoir une contre-histoire, présentée comme un discours de vérité, pour nécessaire que ce soit d’un point de vue éthique, n’est guère suffisant : cela revient à jouer avec les cartes et les règles définies par les dominants. Cela ne signifie pas qu’une science historique soit impossible, mais qu’elle doit se détourner de sa fonction de légitimation, téléologique, mémorielle, passéiste, au profit d’une explication des dynamiques sociales – et c’est par ce biais, et par ce biais seulement, que la question des transformations des rapports de forces, à l’échelle mondiale comme à l’échelle sociétale, pourra commencer à recevoir un début de réponse.

Lire Dette : 5 000 ans d’histoire, de David Graeber

David Graeber, Dette : 5 000 ans d’histoire, traduit de l’anglais par Françoise et Paul Chemla (éd. orig. Debt, The First 5000 Years, Melville house, 2011), rééd. (avec une postface de 2014) Arles, Actes Sud (Babel), 2016 [2013]

11La question de la dette publique, inlassablement agitée comme un spectre dans les débats de politique « sociale » depuis des décennies et au nom de laquelle les gouvernements successifs ont procédé aux coupes systématiques dans les budgets publics dont les effets délétères sont apparus en pleine lumière ces dernières semaines – cette question, donc, a pris dernièrement un tour nouveau, lorsqu’on a découvert que l’« argent magique » pouvait tout de même couler à flot lorsqu’il s’agit de sauver l’économie (plutôt que les gens). De nombreuses voix s’élèvent désormais pour savoir qui paiera la facture de l’endettement public : l’augmentation des impôts (surtout si l’ISF n’est pas rétabli) signerait la socialisation des pertes économiques, tandis que la baisse des dépenses publiques « pour faire des économies » creuserait davantage encore le délabrement des services publics ; quant au moratoire ou au rééchelonnement, il reviendrait à simplement déplacer le problème, surtout si d’autres épidémies (de Covid-19 ou autres) se produisent, comme c’est du reste probable. Reste l’annulation pure et simple, contre laquelle protestent de multiples acteurs, avançant des arguments économiques, juridiques ou moraux. Une question, toutefois, est en permanence laissée de côté, tant la réponse nous paraît évidente : c’est quoi, une dette ? Et donc : faut-il payer ses dettes, et pourquoi ?

12C’est à cette question qu’est consacré le copieux livre de l’anthropologue David Graeber (professeur à la London School of Economics) qui, dans la postface de 2014, présente son projet comme une tentative « d’utiliser les outils intellectuels dont disposait quelqu’un comme [lui] – historiques, ethnographiques, théoriques – pour influencer le débat public sur des problèmes réellement importants » (p. 479). Comme l’indique le sous-titre du livre, c’est à une vue cavalière de 5 000 ans d’histoire, depuis Sumer jusqu’à nos jours, que nous sommes convié·es, ce qui peut d’emblée inquiéter (et, honnêtement, m’a initialement interloqué·e) : comment éviter des comparaisons hasardeuses et des généralisations hâtives sur la base, nécessairement, de travaux publiés ? À quelles conditions peut-on passer d’une corrélation à une explication ? Mais après tout, n’est-ce pas le même problème que celui posé par Le vol de l’histoire de Jack Goody, présenté dans cette même rubrique ? Il faut donc admettre que des erreurs empiriques (éventuellement liées à une bibliographie dépassée sur certains points) et des rapprochements bancals seront inévitables, mais qu’inversement, le changement d’échelle de raisonnement et le télescopage de travaux sont susceptibles de faire apparaître des hypothèses inédites – bref, de la même manière que lorsque nous lisons les travaux issus d’autres disciplines et que nous nous attachons autant à ce qu’ils disent qu’aux conditions de leur élaboration et de transfert de leur questionnement.

13L’ouvrage de Graeber est organisé en douze chapitres, dont les sept premiers relèvent, disons, de l’anthropologie économique, tandis que les cinq derniers parcourent dans l’ordre l’histoire de la dette et du crédit (et des rapports entre les marchés et les États) de l’Antiquité à nos jours, en Eurasie et Afrique islamisée comme en Amérique : Graeber y discerne fondamentalement une alternance cyclique de phases où la monnaie est fondée sur le crédit et de phases où la monnaie est exclusivement définie par rapport à un support matériel (généralement une certaine quantité de métal précieux). Alors que durant les premières, la dette est gérée socialement, durant les secondes les intérêts des créanciers dominent : il est alors inacceptable de ne pas payer une dette et cela est corrélatif de l’existence de systèmes politiques durs (notamment impériaux). Ce sont sur ces cinq derniers chapitres que les critiques sont les plus faciles – et les moins intéressantes s’il s’agit de simplement pointer les inévitables raccourcis, erreurs et manques.

14Le plus intéressant se trouve donc dans les premiers chapitres, où Graeber montre notamment comment l’énoncé selon lequel on doit toujours payer ses dettes est faux économiquement et qu’il ne s’agit que d’un énoncé moral ; que sa force vient de sa confusion avec l’obligation et qu’elle permet de reporter la faute sur les victimes ; qu’elle est indissociable de l’émergence du dénombrement (qui rend tout abstrait et impersonnel), de la monnaie (qui n’est qu’un étalon de mesure de la dette) et des institutions de contrôle (à commencer par les États), qui convertissent les promesses en dettes et les rendent exigibles avant toute chose, y compris par la violence et au détriment de toute autre obligation morale (y compris de solidarité) ; qu’elle est aussi une forme de mainmise sur le temps (mesuré et non plus social, en fonction des besoins des uns et des autres) ; que la dette est indissociable de la marchandisation généralisée, y compris des droits que nous avons sur nous-mêmes (ce qui signifie qu’il existe une forme de continuité entre l’esclavage et la dette, y compris publique) ; donc que la dette n’a rien à voir avec des pratiques d’échange (et d’obligation, on l’a dit) pensées comme anhistoriques et universelles, comme le mythe du troc primordial, la grâce divine inextinguible (fondant une conception de la vie sociale comme dette primordiale) ou la réciprocité censée être au fondement de tous les rapports sociaux primordiaux (ceux étudiés par les anthropologues) ; bref, que la dette a une histoire.

15Conclusion du livre : « Qu’est-ce qu’une dette, en fin de compte ? Une dette est la perversion d’une promesse. C’est une promesse doublement corrompue par les mathématiques et la violence », dont l’auteur déduit « que, en règle générale, comme nul n’a le droit de nous dire ce que nous valons, nul n’a le droit de nous dire ce que nous devons » (p. 478). Un livre parfois exaspérant, mais toujours excitant par les perspectives qu’il ouvre, tant du point de vue des sciences sociales que du débat public.

Lire The Making of Measure and the Promise of Sameness, d’Emanuele Lugli

Emanuele Lugli, The Making of Measure and the Promise of Sameness, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 2019

16On a fréquemment qualifié, dans divers médias, les mesures de confinement prises par le gouvernement français lors de l’épidémie de Covid-19 de « moyenâgeuses », terme destiné à les qualifier comme obscurantistes et autoritaires. On pourrait disserter sur le fait que ces mesures correspondent bien moins au Moyen Âge (qui ignora longtemps le principe de la contagion) qu’à l’époque dite « moderne » (qui fut aussi celle de la chasse aux sorcières que l’on considère, là encore, comme moyenâgeuse), mais ce n’est pas mon intention ici. De façon quelque peu rhétorique, j’attirerai plutôt l’attention, à l’aide de l’ouvrage d’Emanuele Lugli, sur des aspects formellement plus proches du Moyen Âge tardif que ne l’est le confinement, en l’occurrence le problème de la mesure des choses et de la production de croyances collectives à leur sujet. L’ouvrage de Lugli porte en effet sur la définition, par les communes italiennes d’Italie du Nord, d’étalons métrologiques à partir du xiie siècle qui, selon l’auteur, ont posé les fondations des conceptions de la précision, l’exactitude et la similitude des choses entre elles (dans l’espace et dans le temps). L’ouvrage pâtit certes d’une bibliographie qui ignore très largement les travaux allemands et français sur ce point (y compris ceux d’Alain Desrosières), mais deux aspects me semblent dignes d’être soulignés par rapport à la situation actuelle.

17D’une part, l’imposition d’en haut de l’usage de ces étalons a été obtenue par la pression des autorités et le contrôle social, toute infraction étant punie de lourdes amendes dont la moitié revenait au dénonciateur, transformant ainsi les citoyens en policiers (à une époque où les forces de l’ordre étaient numériquement très faibles dans les villes) ; on retrouve là l’idée d’une contribution cruciale des systèmes communaux autonomes (italiens, allemands, flamands, hollandais) à la genèse du disciplinement social en Europe. D’autre part, alors que les mesures sont usuellement considérées comme neutres et donc à la base de jugements objectifs, elles ont des effets d’homogénéisation des choses, leur commensuration n’étant possible que parce qu’on admet qu’elles sont sous un certain angle interchangeables ; or le problème commence avec l’oubli fréquent de cette condition (« sous un certain angle »), comme on l’a bien vu lors de l’épidémie, où les nombres de décès étaient pris pour des grandeurs neutres et directement lisibles de la morbidité du coronavirus. Toutefois, le rapport établi le 4 mai 2020 par l’ISTAT et l’ISS (équivalents italiens de l’INSEE et de SPF) et intitulé « Impact of the Covid-19 Epidemic on the Total Mortality of the Resident Population in the First Quarter of 2020 » (en ligne : https://www.istat.it/it/files/2020/05/Istat-ISS_-eng.pdf), fait bien apparaître – et, par un étrange hasard, pour les régions de l’ancienne Italie communale dont traite Lugli – les faux-semblants de la mesure. On y découvre ainsi que, dans les régions les plus touchées, la moitié des décès n’est pas due aux effets directs (avec ou sans co-morbidité) du Covid-19 mais à d’autres facteurs, parmi lesquels le « stress » des institutions hospitalières a joué un rôle clé (ce qui explique que dans les régions moyennement ou peu touchées le taux de décès liés directement au Covid-19 augmente nettement). Moyennant quoi il s’agirait moins d’une crise sanitaire que d’une crise hospitalière, ce que fait opportunément oublier le décompte des morts par jour ou par période. Une autre illusion d’optique, liée cette fois aux catégories prétendument objectivées par la mesure, a aussi été dénoncée le 13 mai 2020 par la sociologue suisse Dominique Felder dans une tribune du journal Le courrier (en ligne : https://lecourrier.ch/2020/05/13/illusions-doptique/), à propos des raccourcis d’interprétation des chiffres liés à l’âge (en Europe) ou à la race (aux USA), au détriment des multiples autres déterminants sociaux.

18Bref, même si on le savait déjà, Lugli a raison de rappeler, de manière historicisée, que la mesure est un processus de véridiction dont l’efficacité repose moins sur la manipulation grossière (et repérable) des chiffres que sur la capacité des autorités à persuader les populations d’accepter leur utilisation et donc, d’avance, leurs résultats comme forme de vérité sur la société.

Lire L’étrange défaite. Témoignage écrit en 1940, de Marc Bloch

Marc Bloch, L’étrange défaite. Témoignage écrit en 1940, Paris, Folio histoire, 1990 [1946]

19Marc Bloch rédige L’étrange défaite, qui devait s’appeler Témoignage, entre juillet et septembre 1940. Mobilisé à sa demande comme capitaine d’État-major en août 1939, à la fin de la bataille des Flandres, il rejoint Dunkerque, puis Londres, puis le 2 juillet 1940 la zone non occupée après avoir débarqué à Cherbourg. C’est en tant qu’historien et homme engagé qu’il écrit ce « procès-verbal de l’an 40 ». Ce texte est autant une description minutieuse qu’une analyse nourrie de tous les réflexes de l’histoire. Il est attentif à dresser en préalable un aperçu de sa position – pas pour la petite histoire mais pour donner au lecteur « l’état civil » du témoin qu’il est devenu. Dans ce texte, qui est aussi « la déposition d’un vaincu », il s’emploie à analyser les causes de la défaite et les aperçoit en particulier dans les erreurs et la médiocrité d’un commandement dont il dresse un portrait surprenant d’acuité : on y voit la paresse intellectuelle d’élites, politiques et militaires, nourries de gloires passées et de certitudes ancrées. « Jusqu’au bout, notre guerre aura été une guerre de vieilles gens ou de forts en thème engoncés dans les erreurs d’une histoire comprise à rebours : une guerre toute pénétrée par l’odeur de moisi qu’exhalent l’École, le bureau d’État-major du temps de paix ou la caserne » (p. 160). Du constat de la médiocrité insigne des élites face à la puissance militaire allemande, Bloch conclut, dans son texte sur la réforme de l’enseignement écrit en 1943, alors qu’il entre dans la vie clandestine, à l’urgence de refonder le système d’enseignement et de recherche, dans des mots qui disent l’ancienneté du problème :

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« l’enseignement supérieur a été dévoré par les écoles spéciales, du type napoléonien. Les Facultés même ne méritent guère d’autre nom que celui-là. Qu’est-ce qu’une faculté des lettres, sinon, avant tout, une usine à fabriquer des professeurs, comme Polytechnique une usine à fabriquer des ingénieurs ou des artilleurs ? D’où deux résultats également déplorables. Le premier est que nous préparons mal à la recherche scientifique ; que, par suite, cette recherche chez nous périclite. […] D’autre part, à nos groupes dirigeants, trop tôt spécialisés, nous ne donnons pas la culture générale élevée, faute de laquelle tout homme d’action ne sera jamais qu’un contremaître. Nous formons des chefs d’entreprise qui, bons techniciens, je veux le croire, sont sans connaissance réelle des problèmes humains ; des politiques qui ignorent le monde ; des administrateurs qui ont l’horreur du neuf. À aucun nous n’apprenons le sens critique, auquel seuls (car ici se rejoignent les deux conséquences à l’instant signalées) le spectacle et l’usage de la libre recherche pourraient dresser les cerveaux. Enfin, nous créons, volontairement, de petites sociétés fermées où se développe l’esprit de corps, qui ne favorise ni la largeur d’esprit ni l’esprit du citoyen. Le remède ? Une fois de plus, il faut, dans ce premier schéma, renoncer au détail. Disons seulement, en deux mots, que nous demandons la reconstitution de vraies universités, divisées désormais, non en rigides facultés qui se prennent pour des patries, mais en souples groupements de disciplines ; puis, concurremment avec cette grande réforme, l’abolition des écoles spéciales ».
(p. 261-262)

21Marc Bloch mourra exécuté le 16 juin 1944 après avoir été torturé par la Gestapo.

22Difficile de ne pas rêver que les chercheurs et chercheuses en sciences sociales auront aussi eu à cœur de décrire, le plus précisément possible, ce que le Covid-19 aura révélé, à l’aune de leur gestion de la pandémie, de la formation des élites et de l’état de l’enseignement supérieur et de la recherche.

Camille Noûs
Camille Noûs est un consortium scientifique créé pour affirmer le caractère collaboratif et ouvert de la création et de la diffusion des savoirs, sous le contrôle de la communauté académique. Ce collectif scientifique, comme Bourbaki, Henri Paul de Saint Gervais ou Arthur Besse en mathématiques, ou Isadore Nabi en biologie, prend l’identité d’une personnalité scientifique qui incarne la contribution collective de la communauté académique. Plus précisément, Camille Noûs est un individu collectif qui symbolise notre attachement profond aux valeurs d’éthique et de probation que porte le débat contradictoire, insensible aux indicateurs élaborés par le management institutionnel de la recherche, conscient·e de ce que nos résultats doivent à la construction collective. C’est le sens du « Noûs », porteur d’un « nous » collégial mais faisant surtout référence au concept de « raison » (ou « esprit » ou « intellect ») hérité de la philosophie grecque.
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/09/2020
https://doi.org/10.3917/gen.119.0237
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