CAIRN.INFO : Matières à réflexion
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Vœux annuels de la ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation, Paris, 22 janvier 2020
(crédits : site du ministère de l’ESRI)

1En 2004, à la suite d’un vaste mouvement de protestation du monde de la recherche contre des annulations de postes et de crédits, le gouvernement a convoqué des États généraux, sur les résultats desquels il s’est appuyé pour dé finir un « pacte pour la recherche » [1]. Celui-ci fournit l’occasion d’engager des transformations radicales qui, tout au long des années qui suivirent, changèrent profondément l’organisation de la recherche et de l’université en France. L’abondante littérature qui porte sur ces réformes montre qu’on peut les décrire de très diverses façons, sur lesquelles nous ne pouvons revenir ici. Nous nous intéresserons à un seul aspect, qui nous paraît fondamental : la réorganisation des pouvoirs au sein du système de gouvernement de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR), en nous centrant sur deux institutions qui jouent désormais un rôle de premier plan : l’Agence nationale de la recherche (ANR) et l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES) [2].

2Par bien des aspects, l’ANR et l’AERES constituent les deux jambes de la réforme : elles marchent ensemble. La première s’est rapidement imposée comme le guichet quasi unique de financement de la recherche, sous la forme exclusive d’appels à projets ; l’agence définit ainsi les politiques scientifiques, oriente les thématiques de recherche et organise les formes de la mise en concurrence des chercheurs pour l’accès aux ressources. La seconde produit des évaluations sur les unités de recherche, les formations et les établissements (principalement les universités) ; elle joue un rôle prescriptif sur les pratiques et produit des notations et classements qui sont censés guider les décisions d’allocation des ressources. Les deux agences ont donc des rôles distincts dans le nouveau gouvernement de la science et de l’université. Par bien des aspects, ces rôles sont complémentaires : lorsque l’ANR se vit confier en 2010 la tâche de « faire émerger 5 à 10 pôles pluridisciplinaires d’excellence d’enseignement supérieur et de recherche de rang mondial [3] », de sélectionner les « laboratoires d’excellence » et autres dispositifs de ce genre, elle disposait de la notation de toutes les entités constitutives de l’ESR que l’AERES avait distribuée entre 2007 et 2010. L’agence d’évaluation avait ainsi permis de définir les « périmètres d’excellence » auxquels il fallait appartenir pour concourir. Par le moyen du « jury international » qui a procédé à la sélection, l’ANR a joué un rôle d’évaluation prescriptive mais, à la différence de l’AERES, elle a désigné réellement les gagnants et les perdants. Les décisions de l’agence de financement n’ont donc pas les mêmes enjeux que celles de l’agence d’évaluation. La première distribue des ressources à des acteurs qu’elle a le pouvoir de sélectionner, la seconde s’emploie à assurer la conformité de tous aux normes de management associées à la nouvelle « culture de l’évaluation ».

3Notre propos ici est d’enquêter sur les propriétés sociales et les trajectoires des dirigeants de ces deux agences. Nous nous situons ainsi dans une tradition sociologique qu’illustre, par exemple, Jacques Lagroye, lorsqu’il tient que les institutions n’existent pas en dehors des individus qui les « habitent », mais qu’elles sont « les produits des pratiques de leurs agents » (Lagroye 2002 : 115). Dans cette perspective, la sociologie de l’institution (Lagroye et Offerlé 2010) devient donc en grande partie une sociologie de la socialisation, qui donne toute sa place à l’observation des manières de jouer le « rôle » assigné aux individus par l’institution (Lagroye 1997) et, par là, de regarder l’institution comme « histoire faite corps » (Bourdieu 1997 : 179). Cependant, nous nous intéresserons ici moins à ce que les institutions font aux individus qu’à la façon dont elles sélectionnent ceux qui vont les habiter. « Habiter » – a fortiori diriger – une institution demande des dispositions particulières, résultat de socialisations antérieures que l’on peut approcher par les trajectoires des individus. Autrement dit, nous postulons que l’institution « choisit » ou « est choisie par » les individus qui seront le plus à même de réaliser son programme, c’est-à-dire de remplir les attentes des acteurs qui l’ont conçue et instaurée – et cela d’autant plus que nous étudions ici des moments de création. Le type d’enquête que nous avons choisi ne permet pas d’aller plus loin, c’est-à-dire d’observer comment les acteurs ainsi sélectionnés jouent leur rôle et marquent, par leurs pratiques, l’institution qu’ils ont peuplée. Notre méthode est de mettre en évidence des variations : les différences de propriétés et trajectoires des dirigeants d’une agence à l’autre et, pour chacune d’elles, au fil du temps. C’est, à notre avis, un moyen pertinent pour comprendre, au-delà des textes officiels, les missions et le rôle assignés aux institutions.

4Cette perspective est de nature à interroger « l’indépendance » que les textes instituent au profit des agences ou de leurs experts – notamment pour l’AERES [4]. Cette indépendance est très bien définie par un délégué général du Comité national d’évaluation, un organisme qui contribua à dessiner les missions et l’architecture de l’AERES avant d’être supplanté par celle-ci : « L’idée qui est maintenant bien assise en Europe, c’est que l’évaluation doit être indépendante à la fois des établissements des enseignements supérieurs et bien des autorités de tutelle [sic]… Si on veut que tout le monde puisse avoir confiance dans un jugement, il ne faut pas que les gens qui l’émettent soient partie prenante [5]. » Et il précise : l’instance d’évaluation ne doit dépendre ni du ministère qui distribue les crédits, ni des présidents d’université qui les reçoivent. Le fait que l’autorité politique nomme les dirigeants des agences n’entraînerait donc aucune « dépendance ». C’est une assertion surprenante, mais ce n’est pas, pour la présente recherche, l’essentiel. Nous ne nous intéressons pas aux nominations en cascade qui donnent accès aux postes de direction, mais aux profils sociaux de ceux qui occupent ceux-ci, car nous pensons qu’ils marquent silencieusement l’action des institutions [6]. L’insistance, dans la doctrine des agences, sur les « conflits d’intérêt » et les procédures sophistiquées qu’elles ont élaborées pour les éviter repose sur la même oblitération : ce n’est pas parce qu’un individu n’est pas directement concerné par un dossier qu’il n’aborde pas celui-ci armé de toute sa socialisation à des mondes auxquels, dans le domaine qui nous occupe, ce dossier n’est jamais étranger [7].

5Nous allons donc étudier les trajectoires et les propriétés scientifiques et professionnelles de celles et ceux qui « habitent » les deux agences issues des réformes récentes de l’ESR, en limitant toutefois l’enquête aux positions de direction. En réalité, un très grand nombre de personnes se trouve engagé d’une manière ou d’une autre dans ces institutions – c’est même un des ressorts de la légitimité qu’elles revendiquent. Elles comptent un personnel d’encadrement nombreux, composé, pour une part, de fonctionnaires qui ne font que passer par le ministère de l’ESR et, pour une autre, d’universitaires et de chercheurs qui se consacrent temporairement ou durablement à l’administration : ainsi, en 2018, les organigrammes publiés par les agences mentionnent nominalement 44 cadres de direction pour l’ANR et 60 pour l’HCERES [8]. La même année, l’ANR comptait en tout 294 collaborateurs et l’HCERES 227 (ANR 2018 : 45 ; HCERES 2018 : 33). En outre, l’ANR et, plus encore, l’AERES mobilisent un grand nombre d’« experts » pour procéder à leurs évaluations : 3 266 scientifiques ont, par exemple, participé aux comités d’évaluation de l’HCERES lors de la dernière vague en 2018-2019 (vague E). Autrement dit, ces institutions dépendent largement de la communauté scientifique pour assurer leur fonctionnement. Limiter l’enquête aux dirigeants ne doit pas être compris comme une façon de passer sous silence ces engagements, mais plutôt de prendre acte du fait que les dirigeants dirigent, c’est-à-dire choisissent les collaborateurs de l’agence, fixent les normes de leur action et en contrôlent les résultats.

6Il ne s’agit pas pour autant de soutenir que les institutions seraient une pure création de ceux qui sont à leur tête. Dans des agences publiques dont les hauts dirigeants sont directement nommés par l’autorité politique, le choix de ces dirigeants est un solide indice des orientations données par cette autorité. À l’AERES, le ministre nomme le président à sa discrétion, mais il doit choisir le conseil dans des listes proposées par différentes autorités scientifiques. Président et conseil nomment ensuite les directeurs de section et jusqu’au dernier membre des comités d’évaluation, puis ils valident en dernière instance les rapports et notations de ces comités [9]. À l’ANR, la subordination au politique est plus directe encore : le ministre nomme le conseil d’administration et son président, mais le directeur général est nommé en conseil des ministres et il a tout pouvoir pour nommer à son tour les membres des différents comités d’experts [10]. Toutes les positions occupées relèvent ainsi de la nomination et nous avons pour hypothèse que le pouvoir de nomination est aussi un pouvoir d’orientation des politiques des agences. C’est pourquoi les propriétés des dirigeants sont particulièrement pertinentes pour saisir les choix politiques qui président à la réforme. Elles permettent d’objectiver les « attentes » vis-à-vis des institutions, le « rôle » qu’on leur donne et qu’elles se donnent, la place qu’elles occupent dans le système d’ensemble. Au travers des choix de nomination, les propriétés des dirigeants font apparaître les sujétions et les instrumentalisations auxquelles les agences sont soumises. Nous allons observer l’existence de deux groupes différents qui ont investi les agences de la réforme, celles-ci apparaissant comme les lieux et moyens de leur essor et de leur influence sur le gouvernement de l’enseignement supérieur et la recherche. C’est à l’identification de ces groupes que cet article est consacré.

7Nous commencerons par étudier les dirigeants de l’agence de financement, l’ANR, créée dès février 2005 sous la forme d’un groupement d’intérêt public [11], pour devenir ensuite, aux termes de la loi du 18 avril 2006, un établissement public à caractère administratif. Nous montrerons que la nouvelle agence de moyens est le lieu de l’affirmation du pouvoir des ingénieurs des grands corps engagés dans la recherche industrielle attachée à des enjeux stratégiques d’État. Nous étudierons ensuite un autre pôle de réformateurs, qui prend en main l’agence d’évaluation créée par la loi de 2006 et installée en mars 2007 : celui des professeurs engagés dans l’administration des universités. Les propriétés de ces dirigeants expriment et impulsent les logiques qui marquent les réformes de l’ESR depuis le « pacte pour la recherche » de 2005.

L’enquête

Notre enquête s’appuie en premier lieu sur la base de données « Qui gouverne la science » (QGS), où nous avons enregistré les noms et fonctions des cadres des institutions de gouvernement de l’enseignement supérieur et de la recherche de compétence nationale : ministère chargé de l’ESR, organismes de recherche, organismes de conseil, institutions d’évaluation antérieures aux réformes, institutions nées de la réforme, quelques associations importantes. On a retenu aussi les idex (initiatives d’excellence). S’agissant des institutions spécialisées dans un domaine scientifique particulier, on a retenu seulement celles qui concernaient la Biologie-Santé et les Sciences de l’homme et de la société. Nous entendons par « cadres » l’ensemble des personnes qui sont mentionnées nominalement dans les documents par lesquels ces institutions se présentent sur leur site web ou dans leur rapport annuel. Nous avons réalisé quatre saisies espacées de 3 ou 4 ans, le nombre d’institutions variant selon la période : 28 en 2004-2005, 46 en 2009-2010, 45 en 2013-2014 et 44 en 2017-2018, soit au total 57 institutions distinctes et 14 881 individus distincts ayant occupé au moins une fois une position dans ces institutions au cours des périodes retenues. Cette base de données, déclarée à la Cnil le 11 juin 2014 sous le numéro 1772566 v 0, permet d’étudier les réseaux d’institutions et d’individus formés par les co-appartenances instantanées ou successives [12]. On peut ainsi mesurer la centralité des institutions selon ce critère à un moment donné, mais également saisir les mouvements des personnels entre institutions au fil du temps.
Pour définir la population des directions des nouvelles agences, seule étudiée ici, nous avons retenu l’ensemble des personnes présentes dans les organigrammes publiés dans les rapports d’activité des agences de 2005 (ANR) ou 2007 (AERES) à 2018. On trouvera ici (Figures 1 et 2) l’état de ces organigrammes en 2010 ou 2011. Nous avons retenu dans la base de données, à chacune des dates d’observation, les directions des agences ainsi définies :
– Pour l’AERES-HCERES, le conseil, puis collège (environ 30 personnes) et les directeurs de section, conseillers et chargés de mission ou de projet (environ 20 personnes). Pour 2018, on a saisi, en outre, les membres de deux nouvelles entités : le Conseil d’orientation scientifique de l’Observatoire des sciences et des techniques (OST) et le Conseil de l’intégrité scientifique (environ 25 personnes en tout).
– Pour l’ANR, le conseil d’administration (une douzaine de personnes jusqu’en 2014, 19 par la suite), le conseil de prospective (10 personnes en 2009), les présidents de ses conseils scientifiques sectoriels ou départements (une petite vingtaine de personnes), les responsables des service administratifs (une quinzaine de personnes). En 2018, seuls apparaissent dans nos sources les membres du conseil d’administration, y compris les suppléants (27) et les directeurs de service ou de département (17). Pour certaines fonctions importantes, nous avons complété ces listes en relevant les personnes qui ont occupé la fonction dans les intervalles des coupes, de façon à pouvoir étudier l’intégralité de celles qui ont occupé ces fonctions (président, directeur général et responsables de département).
Une fois établie la composition des directions des deux agences, nous avons reconstitué les biographies professionnelles des personnes en nous appuyant exclusivement sur des sources publiques disponibles sur le web, pour la plupart fournies par les intéressés eux-mêmes : annuaires ou sites biographiques (Who’s Who, Lesbiographies.com, Wikipédia), sites dédiés aux personnalités de l’ESR (EducPros) ou aux informations professionnelles (LinkedIn), biographies publiées à l’occasion d’une nomination (CNRS, Inserm, ministère, élection à la présidence d’une université, etc.), relevés de décisions administratives individuelles publiés au Journal officiel (Jorfsearch), curricula vitae de diverses sortes publiés par les institutions auxquelles les personnes appartiennent (AERES, ANR, UMR, UFR, etc.) ou sur une page web personnelle. Le type de source est souvent corrélé aux positions occupées : par exemple, ceux qui ont une notice dans le Who’s Who ou Wikipedia ont rarement un CV scientifique publié en ligne. La nature des sources devient alors un indice des trajectoires et leur diversification une nécessité.

L’Agence nationale de la recherche : un lieu de pouvoir des ingénieurs des industries stratégiques

8Dès sa création, l’ANR se trouva propulsée au cœur des institutions du pouvoir scientifique. Elle prit la place des dispositifs existants de financement sur projets, dont les ressources provenaient du ministère (notamment le Fonds national de la science) et que pilotait le plus souvent le CNRS (ce que l’on appelait les « actions concertées incitatives »). Son pouvoir s’imposa surtout par la force de frappe de la dotation allouée à la nouvelle agence pour financer les projets, qui dépassa les 600 millions d’euros dès 2006 et resta à des niveaux élevés jusqu’en 2010 [13]. Ses appels à projets se substituèrent peu à peu aux financements récurrents des laboratoires, obligeant de plus en plus de chercheurs à se tourner vers l’agence pour pouvoir conduire leurs recherches. On estime aujourd’hui que près de 80 % des recherches dépendent directement des financements sur projets, dont la grande majorité est attribuée par l’ANR (CNESER 2019 : 21 [14]). Autrement dit, les laboratoires n’ont plus la possibilité de conduire leurs propres programmes avec les budgets alloués par leurs tutelles, qu’il s’agisse des universités ou des organismes comme le CNRS. La forte baisse du budget de l’ANR destiné à financer les projets à partir de 2011 (jusqu’à moins de 400 millions d’euros en 2015) ne modifia pas cette situation. L’Académie des sciences observait en 2012, tout en se félicitant du bilan de l’agence :

9

« La création de l’ANR a directement conduit à une réduction drastique des soutiens de base (hors salaires) donnés aux laboratoires par les organismes de recherche et les universités. Aujourd’hui, le soutien de base de la plupart des équipes de recherche françaises est très faible et a atteint un niveau déraisonnable. »
(Académie des sciences 2012 : 15)

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Organigramme de l’ANR en 2010

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Organigramme de l’ANR en 2010

Source : ANR 2010 : 6-7.

10Extension majeure des pouvoirs de l’agence, elle se trouva chargée, à partir de 2010, de distribuer les financements du Programme d’investissements d’avenir (PIA), qui avaient pour fonction de restructurer en profondeur l’ESR en concentrant les ressources sur certains champions revêtus du label de l’« excellence » : en premier lieu les idex (la dizaine de regroupements universitaires capables de « rivaliser avec les meilleures universités mondiales » [Sarkozy 2009]), mais aussi les labex, equipex, idefi et autres i-site. Le CNRS et les organes collégiaux qui assistent sa direction, déjà marginalisés par les « alliances » thématiques mises en place en 2009-2010, se trouvèrent ainsi dépouillés par la nouvelle agence de leurs tâches d’orientation et de coordination de la recherche. Dorénavant, ce pouvoir se situe à l’ANR.

La fondation de l’agence : les ingénieurs du ministère à la manœuvre

11Lorsque l’ANR fut mise en place, en 2005, il fut fait appel au directeur de la technologie au ministère, Jean-Jacques Gagnepain, pour en assurer la présidence, tandis que Gilles Bloch, à l’époque directeur adjoint du cabinet du ministre, était nommé directeur général. Autant dire que c’est le ministère qui prenait directement en main le pilotage de la nouvelle agence de financement.

12Ce n’était pas n’importe quel organe du ministère qui se vit ainsi propulsé aux commandes. Avec Gagnepain, c’était la direction de la technologie (DT) qui était sollicitée, et non la direction de la recherche (DR). Ce qui les distinguait, à cette époque, c’était une différentiation organisationnelle entre, d’un côté, la recherche publique au sein des grands organismes, encore caractérisée par un fort degré d’autonomie, et, de l’autre, une recherche industrielle orientée vers des objectifs économiques. Ainsi, une orientation de la nouvelle agence se dessinait, dans laquelle la recherche était avant tout considérée comme un levier du développement technologique. Avec ces deux directions ministérielles et les accents différents dont elles étaient porteuses quant à la conception de la recherche, on retrouvait à cette époque deux groupes bien distincts au sein du ministère : d’un côté, les ingénieurs, diplômés des grandes écoles et, surtout, membres des grands corps (Polytechnique et Mines) et, de l’autre, des chercheurs ou anciens chercheurs dont l’ancrage était surtout le CNRS et l’université. Le profil de Gagnepain est particulièrement éclairant, car il se situe sur la frontière entre les deux : il était ancré dans le monde ingénieur, sans être polytechnicien (il avait commencé sa carrière comme enseignant dans une école d’ingénieurs d’importance locale à Besançon), mais il était aussi directeur de recherche au CNRS, où il avait occupé de 1991 à 2001 le poste de directeur du département des sciences de l’ingénieur. Il avait pris ensuite la direction d’un des établissements de recherche les plus tournés vers l’ingénierie et le monde industriel : l’Institut national de recherche sur les transports et leur sécurité (Inrets), qui allait fusionner dix ans plus tard avec le laboratoire des Ponts et Chaussés. En parallèle, il raffermissait son ancrage dans le monde politique en devenant conseiller scientifique auprès du délégué général pour l’armement, à la tête d’une direction très influente au sein du ministère de la Défense, en charge du développement industriel militaire. Il quitta cette position pour le ministère de la Recherche lorsqu’en 2003 Haigneré, ministre déléguée à la Recherche, en fit son directeur de la technologie, avant qu’il soit nommé par d’Aubert en 2005 à la tête de l’ANR. C’est donc une conception très orientée de la science, dans laquelle celle-ci est avant tout au service du développement industriel et militaire, qui était promue d’emblée par cette nomination.

13Un autre personnage qui a œuvré à la mise en place de l’ANR est Gilles Bloch, son premier directeur général. Ingénieur diplômé de l’École polytechnique, docteur en biophysique et en médecine, il mena une brève carrière de chercheur au Commissariat à l’énergie atomique (CEA), un établissement public à caractère industriel et commercial où la recherche est directement orientée vers des domaines militaires, sécuritaires et industriels. Il y cumula rapidement des responsabilités administratives, jusqu’à devenir directeur adjoint du département des sciences du vivant, puis être appelé en 2002 au cabinet d’Haigneré. Après son passage à la direction de l’ANR, il retourna au ministère pour prendre la direction de la nouvelle entité issue en 2006 de la fusion de la direction de la technologie et de celle de la recherche : la direction générale de la recherche et de l’innovation (DGRI).

14Ainsi, lorsque la nouvelle agence fut mise en place, le choix de ses dirigeants excluait de fait le CNRS, l’organisme placé jusque-là au centre du dispositif de recherche et le principal pilote des appels à projet. Ce n’était pas seulement un changement des équilibres institutionnels qui avait lieu, c’était aussi une certaine vision de la science qui se voyait promue. Et celle-ci perdure. Gilles Bloch démissionna au bout de deux ans pour revenir au ministère et choisit, pour le remplacer à la direction de l’ANR, Jacqueline Lecourtier, qui resta à ce poste jusqu’en 2012. Elle était alors directrice scientifique de l’Institut français du pétrole (IFP), un organisme professionnel de recherche et de formation au service de l’industrie pétrolière. Ingénieure de formation (diplômée de l’ENSIC de Nancy), elle se situait également dans une recherche placée au cœur des enjeux industriels. Le journal Les Échos la présentait ainsi au moment de sa nomination à la tête de l’ANR :

15

« Dynamique, férue d’innovation, curieuse, capable de faire dialoguer recherche fondamentale et industriels. À écouter son entourage, Jacqueline Lecourtier est le portrait-robot du chercheur idéal tel que le rêve le ministère de la Recherche. »
(Quiret 2006)

16Voilà donc de premiers indices que la création de l’ANR a tendu à promouvoir le pouvoir des ingénieurs dans le gouvernement de la science. On retrouve cette même tendance lorsqu’on observe les trajectoires des différents responsables et chefs de service qui constituaient en 2005 l’équipe de direction initiale. Le directeur adjoint était Antoine Masson, un ingénieur de Polytechnique diplômé du corps des Mines qui faisait carrière dans les ministères ; Alain Moulet, le responsable des partenariats, polytechnicien également, était auparavant à la direction générale de l’armement (DGA) du ministère de la Défense, où il retourna ensuite ; Nakita Vodjdani, la responsable des relations internationales (toujours au même poste en 2020, quinze ans plus tard), était une ingénieure de Télécom Paris qui avait fait carrière dans la recherche industrielle au sein de grands groupes (Philips, puis Thomson-CSF), avant de prendre la direction d’un laboratoire chez Thalès, groupe issu de Thomson-CSF tourné vers la défense, l’aéronautique et les technologies de l’information. Enfin, Arnaud Muret, le responsable « qualité et organisation », était aussi un ingénieur venu du CEA, où il fut recruté dès la fin de sa formation dans une école de La Rochelle et à Paris-Dauphine et où il occupa des postes de responsabilité administrative avant de venir à l’agence. Son travail à l’ANR fut d’obtenir la certification ISO 9001 (référentiel de « management de la qualité ») en 2008.

17La direction opérationnelle de l’ANR était donc remise dans les mains d’ingénieurs proches de l’industrie, souvent liés à la défense soit par leur ancrage dans la direction générale de l’armement, soit par leur lien avec le CEA ou l’industrie privée. En mai 2004, au moment où se précisait le projet d’une agence de financement, Christian Blanc, ancien PDG d’Air France et député centriste, rappelait la doctrine dans un rapport au premier ministre Raffarin :

18

« Le financement de la recherche peut suivre globalement trois objectifs : un objectif d’excellence en matière de recherche fondamentale ; un objectif finalisé, en recherche amont et aval, vers les grands secteurs industriels (aéronautique, nucléaire, armement, etc.) ; un objectif d’essaimage et de soutien de l’innovation dans les entreprises, en particulier les PME. »
(Blanc 2004 : 56)

19L’ANR permit donc de placer au cœur du gouvernement de la politique scientifique des personnes qui, par leur formation et le monde professionnel auquel ils appartenaient, étaient les mieux à même de mettre en œuvre l’orientation de la science défendue par les prescripteurs de la réforme. La référence obligée à la « recherche fondamentale » ne doit pas faire illusion : il est remarquable de voir à quel point les scientifiques issus des grands organismes de recherche ont été exclus des postes les plus stratégiques de la nouvelle agence lors de sa création. Remarquable aussi d’observer combien était limitée l’expérience de recherche des nouveaux dirigeants. Certes, la plupart des ingénieurs qui étaient aux commandes étaient aussi titulaires d’un doctorat et pouvaient avoir fait de la recherche au début de leur carrière. Mais ce qui les caractérisait, c’était de venir d’écoles d’ingénieurs et de n’avoir pas été socialisés à une recherche autonome des enjeux industriels. Tout permet de penser que ces premiers responsables de l’ANR ont aussi été, en amont, les principaux concepteurs de l’agence. Son directeur adjoint, Antoine Masson, était dès 2004 chef de projet pour la mise en place de l’ANR au sein du ministère – projet suivi de près par le directeur de la technologie, Jean-Jacques Gagnepain, et par le directeur de cabinet du ministre, Gilles Bloch. Ils ont ensuite procédé aux recrutements dans les mêmes milieux qu’eux, les plus susceptibles d’être en affinité avec leur façon de concevoir et de pratiquer la science.

Quels scientifiques pour l’ANR ? Les premiers directeurs des départements scientifiques

20Si les chercheurs restaient éloignés de l’appareil de direction exécutive de l’agence, ils n’étaient pas pour autant absents de ses organes d’encadrement : ils y figuraient comme directeurs des départements qui étaient chargés des programmes et des appels à projets dans chaque grand domaine scientifique. Dans les premières années, l’ANR en avait ouvert six : énergie durable et environnement ; écosystème et développement durable ; matière et information ; biologie-santé ; sciences humaines et sociales ; et, enfin, un comité chargé des programmes non thématiques (programmes « blancs » et internationaux).

21On observe, en 2005, parmi ces premiers scientifiques appelés à organiser les appels à projets, des trajectoires qui présentaient certains traits semblables à ceux des dirigeants qui les avaient nommés. En premier lieu, nous avons affaire à des scientifiques qui avaient le plus souvent basculé depuis un certain temps dans la machine administrative de leur établissement d’origine et avaient, en outre, déjà cumulé plusieurs positions au sein du ministère. Si certains pouvaient faire valoir une notabilité scientifique, la plupart se situaient nettement du côté du pôle « temporel » du monde académique [15]. En outre, ces scientifiques provenaient, eux aussi, des établissements les plus engagés dans la recherche industrielle. Ainsi, le responsable du secteur énergie et développement durable, Philippe Freyssinet, avait été recruté parmi les responsables du Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM), l’organe historique d’État au service des industries minières. Freyssinet y était entré après ses études à l’université de Strasbourg et avait travaillé sur les procédés d’extraction, avant d’y prendre rapidement des responsabilités administratives. On retrouve également des personnels du CEA à la direction d’autres départements. Le responsable du secteur matière et information, Louis Laurent, ingénieur polytechnicien, avait été chef d’un département scientifique au CEA. Le secteur biologie-santé était dirigé par Jean-Marc Egly, directeur de recherche à l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale), qui avait été conseiller auprès du directeur des sciences du vivant au CEA – rappelons qu’à ce moment, le directeur général de l’ANR était Gilles Bloch, qui avait été directeur adjoint de ce même département.

22Deux responsables de département scientifique se distinguent car ils n’étaient pas liés à l’industrie ou au CEA. Bernadette Arnoux, qui dirigea de 2005 à 2007 les programmes non thématiques – ceux qui ne relèvent pas, en principe, d’une politique scientifique prédéfinie et sont sans doute moins chargés d’enjeux. Arnoux était biochimiste au CNRS où elle avait fait une carrière scientifique avant de prendre des responsabilités au ministère dans la gestion de programmes, ce qui l’amena à l’ANR. Seule chercheuse du CNRS à occuper un poste de responsable scientifique au sein de l’ANR des origines (et seule femme), on peut penser que, comme les autres, elle devait pour une part cette position à sa présence au sein du ministère au moment de la création de l’agence. Il en était de même du directeur du département des sciences humaines et sociales de 2005 à 2012, Jean-Michel Roddaz. C’était le seul universitaire : il était professeur en histoire ancienne, profil bien éloigné de celui des autres responsables scientifiques. Ici encore, c’est en particulier sa proximité avec le ministère (où il avait occupé diverses positions d’expert depuis 1998) qui l’a conduit à l’ANR. Si sa proximité avec les bureaucraties de l’évaluation en faisait un bon candidat, il était aussi un des fervents défenseurs de la recherche sur projet et de l’évaluation par des experts nommés plutôt qu’élus (Roddaz 2007 : 1634, voir aussi Roddaz 2017).

23Les responsables des départements scientifiques des débuts de l’ANR apportaient à l’agence leur crédit scientifique, mais ils étaient tous déjà devenus depuis plusieurs années des administrateurs éloignés de la recherche et la quasi-totalité d’entre eux n’y retourna pas. Beaucoup firent carrière quelque temps au sein de l’agence et certains montèrent dans la hiérarchie de sa direction. Le responsable du secteur écologie et développement durable, Michel Griffon, ingénieur de l’Institut national agronomique de Grignon (INAPG), longtemps investi dans des organes de direction de centres de recherche en lien avec les politiques agricoles, remplaça en 2008 Antoine Masson comme directeur général adjoint et, en 2011, c’est Philippe Freyssinet qui lui succéda à ce poste. C’est ainsi que des scientifiques, souvent ingénieurs, remplacèrent peu à peu les premiers dirigeants de l’ANR. Socialisés au sein de celle-ci, ils avaient pu faire la preuve qu’ils étaient « accordés » avec la doctrine de l’agence, et cela d’autant plus aisément qu’ils étaient proches des milieux industriels.

Continuité et évolutions au sein de l’agence

24Une fois l’agence mise en place, les ingénieurs des industries stratégiques laissèrent un peu de terrain à des chercheurs qui offraient un crédit et une reconnaissance scientifique plus solides. C’est sans doute une des raisons de la nomination de Jacques Stern à la présidence de 2007 à 2010. Un an auparavant, il avait reçu la médaille d’or du CNRS, l’une des plus hautes distinctions scientifiques françaises, mais, par sa trajectoire, il assurait en même temps la continuité avec le monde des ingénieurs et l’industrie militaire. Informaticien, il avait été reçu à l’École polytechnique et à l’École normale supérieure et avait choisi cette dernière. Premier à l’agrégation de mathématiques, il fit ensuite une carrière scientifique brillante. Devenu professeur à l’ENS, il y dirigea le département et le laboratoire d’informatique. Sa spécialité était la cryptologie, dont les débouchés pour l’industrie, notamment militaire, sont très importants. Il travaillait régulièrement avec le ministère de la Défense et fut récompensé en 2008 par le prix « Science et défense ». Il faisait également le pont avec l’industrie et l’innovation : en parallèle de son poste à la présidence de l’ANR, il fut président du conseil d’administration d’Ingenico, le principal fabricant de moyens de paiements sécurisés en Europe. Ce cumul, mis en avant dans les documents de l’ANR, ne semblait poser aucun problème. En 2010, il quitta l’ANR pour le cabinet de Pécresse et, bien des années plus tard, on le retrouva dans le groupe de réflexion mis en place sous la présidence Macron en 2019 pour élaborer une loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR). Stern témoigne ainsi de sa fidélité politique à un programme réformateur qu’il s’agissait alors de parachever.

25Il fut remplacé en 2010 par Eva Pebay-Peyroula, professeure d’université à Grenoble, spécialisée en biologie structurale. Le recrutement d’une universitaire était dissonant au regard des nominations précédentes et il pouvait signifier que les enseignants-chercheurs, majoritaires parmi les chercheurs en France, accédaient désormais à la direction de l’ANR. Sa carrière récente en faisait sans doute une bonne candidate. Si elle était universitaire, Pebay-Peyroula fut surtout, à partir de 2004, directrice d’un institut international placé sous la double tutelle du CEA et du CNRS et fournissant aux scientifiques du monde entier des instruments de très haute technologie neutronique. C’est à partir du moment où elle prit cette direction que le ministère commença à la choisir pour le représenter dans les conseils scientifiques d’établissements importants (CNRS, ENS de Lyon, ENS Ulm), puis, au début de 2007, au conseil d’administration de l’ANR. Présidente de l’ANR pendant trois années, elle constitue une véritable exception, car elle n’avait eu auparavant aucun poste au ministère. Pendant les deux premières années de sa présidence, Lecourtier demeura à la direction générale et assura une continuité forte dans les orientations de l’agence. En 2012 Pebay-Peyroula fut remplacée par Pascale Briand, directrice de recherche à l’Inserm surtout connue pour sa proximité avec le ministère, où elle occupa de nombreuses positions dès 1994, et pour son engagement politique au sein de la droite sur des listes UMP aux municipales et régionales. Briand fut nommée en janvier 2012, quelques mois avant les élections présidentielles et l’alternance politique.

26En 2014, les socialistes voulant marquer leur empreinte, les statuts de l’agence furent modifiés : la présidence et la direction générale furent fusionnées et la nouvelle position confiée à une figure montante à l’ANR, Michael Matlosz. Diplômé d’une école d’ingénieurs aux États-Unis, puis d’un doctorat à Berkeley, il commença sa carrière à l’École polytechnique fédérale de Lausanne avant de devenir professeur dans une école d’ingénieurs rattachée en 1993 à l’université de Nancy (dont Lecourtier était sortie diplômée). Très proche de l’industrie chimique, il dirigea de 2005 à 2009 un vaste partenariat financé par l’Union européenne pour fédérer l’innovation dans le secteur. Il occupait déjà, depuis la création de l’agence, des postes de responsable de programme, mais c’est sans doute cette réussite qui le propulsa à la direction du département des recherches exploratoires et émergentes, tout juste créé en 2012. Deux ans plus tard, en avril 2014, il prit le poste de directeur général adjoint avant de devenir en septembre de la même année président-directeur général. S’il n’était donc pas, contrairement à ses prédécesseurs, particulièrement proche du politique, il portait toujours, par sa formation d’ingénieur et l’ancrage de ses recherches dans l’industrie, une conception de la science similaire à celle des autres dirigeants.

27La nomination de Thierry Damerval en 2017 au poste de PDG confirme encore l’influence du CEA sur la direction de l’ANR. Damerval avait eu une carrière très proche de celle de Gilles Bloch, le premier directeur de l’agence. Les deux hommes s’étaient suivis bien souvent dans des postes voisins, au CEA comme au ministère. Ainsi, lorsque Bloch prit la direction adjointe du département des sciences du vivant du CEA, il y remplaçait Damerval qui prenait au même moment la direction de la stratégie de l’organisme. Quelques années plus tard, en 2005, Darmeval entra au cabinet du premier ministre Villepin puis, un an plus tard, dans celui de Goulard, le ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, cabinet dont Bloch était le directeur. Lorsque ce dernier prit la direction de l’ANR, Damerval partit prendre à l’Inserm le poste de directeur général délégué à la stratégie. Il y resta dix ans avant d’être appelé à la direction de l’agence de financement. On peut donc dire qu’au sommet de la direction de l’ANR, il y a une nette continuité au fil des années [16]. Plus que le crédit scientifique, ce qui importe, c’est la proximité avec le ministère, l’ancrage dans les milieux industriels et, surtout, les liens avec le CEA.

28Si les postes de direction exécutive sont marqués par une assez forte continuité au-delà des années de mise en place de l’agence, on observe un changement dans les postes de direction de service : direction des partenariats, des systèmes d’information, de la qualité. Tenus à l’origine par des ingénieurs, ils furent par la suite occupés par des cadres administratifs de la fonction publique étrangers à l’activité scientifique. Leurs administrations d’origine restaient toutefois proches de celles des dirigeants de l’agence : la Défense et le CEA, le CNRS et les hôpitaux. Une fois l’agence sur les rails, les réformateurs ont pu ainsi se retirer de ces directions pour les laisser à des professionnels de l’administration publique.

29Du côté des directeurs des départements chargés des grands domaines scientifiques, on n’observe guère de changement au cours de la période étudiée. Certains étaient des scientifiques reconnus qui apportaient la caution de leur crédit à l’agence. Beaucoup étaient ingénieurs (Polytechnique, Mines, Télécom) ; d’autres, chercheurs à l’origine, avaient basculé dans la recherche industrielle et l’innovation ; un autre itinéraire était celui de chercheurs qui avaient quitté l’activité de recherche pour des postes de direction dans les organismes ; d’autres, enfin, avaient été directeur d’un programme au sein de l’agence, membre du comité de sélection ou de pilotage d’un appel à projet, pour se voir ensuite confier la responsabilité d’un département scientifique. L’agence trouvait ainsi dans les petites mains de l’évaluation des candidats pour des responsabilités plus importantes, ce qui permettait à ces derniers de faire carrière au sein de l’agence, et à l’agence de sélectionner celles et ceux qui remplissaient le mieux le rôle requis. Il arriva aussi plus fréquemment que certains alternent entre l’ANR et la nouvelle agence d’évaluation, l’AERES, faisant ainsi carrière dans les deux principales institutions de la réforme, comme Hisham Abou-Kandil, un proche du ministère de la Défense qui dirigea le département des programmes non thématiques de l’ANR de 2009 à 2011 avant de passer délégué scientifique à l’AERES ; ou de Catherine Dargemont, qui fit le chemin inverse, de déléguée scientifique à l’agence d’évaluation entre 2009 et 2016 vers la direction du département biologie santé de l’ANR en 2016 et 2017. Quelques-uns y occupèrent des positions de plus en plus centrales et stables dans le temps. C’est le cas d’Arnaud Torres, diplômé d’une école d’ingénieurs de Poitiers, qui commença à l’Institut français du pétrole (comme Jacqueline Lecourtier) jusqu’à devenir directeur adjoint d’un service. Il entra à l’ANR dès 2008 comme responsable des programmes Carnot, chargé de faire travailler les laboratoires publics avec les entreprises. En 2011, il prit la direction du nouveau département « partenariats et compétitivité » puis, en 2013, celle du Programme d’investissements d’avenir (poste qu’il occupe toujours en 2020). En 2017, lorsque la direction générale fut vacante, il l’occupa même par intérim avant l’arrivée de Damerval.

30Sur l’ensemble de la période, l’ANR est donc, à bien des égards, l’instrument de la direction de la technologie du ministère et, depuis la fusion avec la direction de la recherche, de la direction générale de la recherche et de l’innovation. Au moment de la mise en place de l’agence, cette direction, fortement liée au cabinet du ministre, a contrôlé étroitement le recrutement des responsables. En promouvant massivement des ingénieurs ancrés à la fois dans l’administration du ministère et dans les industries stratégiques – notamment de la défense, mais aussi de l’énergie –, le pouvoir politique s’assurait que l’ANR suivrait le chemin tracé pour elle. En outre, le ministère gardait à l’origine un pouvoir de contrôle sur les programmes scientifiques. C’est ce que relevait, par exemple, le responsable du département SHS, lorsqu’il présentait en 2007 le fonctionnement de l’agence devant l’Académie des inscriptions et des belles lettres : avant d’être lancés, les programmes de l’ANR, disait-il, « sont validés par la direction de la recherche et de l’innovation du ministère » (Roddaz 2007 : 1635). Il est remarquable de voir à quel point le CNRS, auparavant ordonnateur de la politique scientifique, se trouva exclu de la direction de la nouvelle agence. Du point de vue des disciplines représentées parmi les personnels de direction, les ingénieurs physiciens et chimistes dominaient de façon écrasante, suivis par les biologistes [17]. Avec ces changements des équilibres institutionnels et le remplacement des personnels qui les accompagnait, c’est bien la conception de la science qui se trouvait modifiée. À une recherche autonome, financée sur le temps long par des crédits récurrents, succédait une recherche orientée vers des enjeux industriels, financée sur le temps court et devant produire des résultats immédiatement applicables stimulant la croissance économique. En ce sens, l’ANR n’est en rien « autonome » : elle porte la vision de la science de celles et ceux qui ont été placés aux commandes. Que l’agence de moyens censée financer l’ensemble de la recherche en France et se substituer aux financements des tutelles des laboratoires soit dirigée depuis l’origine par des ingénieurs proches du ministère et engagés dans des industries stratégiques d’État laisse peu de doute sur le pilotage de la recherche que le ministère souhaite voir mis en œuvre.

L’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur : les nouveaux managers de l’université s’approprient le monopole de l’évaluation

31L’agence d’évaluation vit le jour plus tardivement, en mars 2007, en application de la loi de programme pour la recherche de 2006. L’AERES fut accueillie très positivement par les anciens évaluateurs du ministère, qui se trouvèrent transférés en grand nombre dans la nouvelle agence. C’était auparavant la Mission scientifique, technique et pédagogique (MSTP) du ministère qui, dans l’ombre des bureaux, procédait à l’évaluation des formations et des équipes de recherche universitaires. La création de la nouvelle agence permettait à ces experts de gagner une visibilité et, peut-être, une légitimité qui leur était jadis contestée, les avis qu’ils donnaient n’étant pas rendus publics. Comme en témoignait en 2016 Christian Boix, ancien expert de la MSTP devenu délégué scientifique à l’AERES :

32

« J’ai commencé ma carrière avec, entre guillemets, les rats de la rue des Saints-Pères. À l’époque, ça s’appelait la mission scientifique et technique. On œuvrait dans l’ombre des souterrains, mais dans l’ombre totale : personne ne savait qui avait donné un avis sur le laboratoire auprès du ministère. Dans ce contexte, lorsque sous l’impulsion générale de Bologne, est advenue l’AERES, c’était quand même une vraie révolution qui allait dans le bon sens. Les évaluateurs devenaient visibles, publics, responsables. »
(Boix 2016)

33S’ils sortaient de l’ombre, ils gagnaient également en pouvoir, la nouvelle agence étant chargée d’évaluer et de noter non seulement les formations universitaires, mais les établissements eux-mêmes (jusque-là compétence du Comité national d’évaluation [18]), non seulement les équipes de recherche universitaires, mais toutes les unités de recherche, y compris celles du CNRS (jusque-là compétence du Comité national de la recherche scientifique). Il s’agissait bien d’un monopole de l’évaluation de l’ensemble de l’ESR qui était attribué à l’AERES.

34Nous allons le voir, ceux qui furent chargés d’organiser l’agence étaient des activistes de la réforme universitaire, façonnés par leur pratique des cabinets ministériels et des directions d’administration centrale. Jean-François Dhainaut, le deuxième président de l’AERES, rappelait en 2010 :

35

« Évaluer la recherche s’inscrit dans un projet qui consiste à identifier les moyens les plus adaptés pour structurer la transformation du système d’enseignement supérieur et de recherche. »
(Dhainaut 2010)

Figure 2

Organigramme de l’AERES en 2011

Figure 2

Organigramme de l’AERES en 2011

Source : AERES, Délégation à la communication, 6 mai 2011.

36En effet, dans leurs rapports, les comités d’évaluation « s’inquiètent », « estiment », identifient les « points forts », notent les « faiblesses », ils « recommandent » les moyens de les surmonter. Une compréhension très extensive de la notion d’« évaluation » donne à l’agence un rôle prescriptif, d’orientation et d’encadrement des pratiques et des modes de penser la pratique scientifique et universitaire.

37Ces mêmes hommes étaient aussi d’anciens présidents d’université qui se reconnaissaient dans les revendications de la Conférence des présidents d’université (CPU), appréciaient les nouveaux pouvoirs qui étaient conférés à leurs pairs par les réformes et s’employaient à implanter partout le nouveau management public. C’est ainsi que l’évaluation fut conçue comme un outil de mesure des performances, au service de la négociation des dotations entre ministère et présidents d’université, mais aussi de l’allocation des ressources par les présidents aux unités de formation ou de recherche. Didier Houssin, le successeur de Dhainaut, écrivait en 2012 :

38

« Le degré d’impartialité qui a présidé à la production de l’évaluation est un élément essentiel pour le décideur qui, dans la perspective d’une négociation contractuelle, dispose alors d’un document qui peut être une base solide, car partagée, en vue de cette négociation. L’aide à la décision suppose aussi que le résultat de l’évaluation soit suffisamment synthétique pour être utilisable aisément, par exemple dans un processus d’allocation de moyens. »
(Houssin 2013 : 986)

39Ainsi, l’agence « indépendante », par les vertus de la méthode de la « coproduction des évaluations » (Houssin 2013), visait à la fois à changer les normes de la pratique légitime en matière d’enseignement et de recherche, à imposer des changements dans l’organisation et le mode de gouvernement des universités et à doter leurs présidents d’évaluations externes qui leur permettent de justifier des décisions d’affectation des ressources qu’ils hésitent à imposer en interne.

40L’AERES, en rupture avec toutes les pratiques d’évaluation alors en usage dans l’université et la recherche, s’employa à définir de nouvelles méthodologies directement issues de la « démarche qualité » élaborée dans l’industrie, reformulées et relayées par les associations européennes de dirigeants universitaires et leurs cabinets conseils. Ce n’est pas le lieu de développer ce point, largement traité dans la littérature. On se bornera à citer un extrait du « Manuel qualité » de l’agence, publié en 2010, revêtu de la signature de son président et communiqué à ses « experts », pour donner un aperçu du nouveau monde dans lequel entrait la pratique de l’évaluation :

41

« L’AERES applique les références et lignes directrices pour l’assurance qualité dans l’espace européen de l’enseignement supérieur (Standards and Guidelines for Quality Assurance in the European Higher Education Area) adoptées à Bergen en 2005 par les ministres de l’enseignement supérieur des pays membres du processus de Bologne. Dans ce cadre, l’AERES s’engage à : mettre en œuvre un système de management de la qualité, fondé sur l’approche processus et adapté aux finalités de l’action de l’agence dans l’ensemble de sa structure et de ses activités ; […] »
(AERES 2010 : 4)

42L’AERES est organisée autour de trois activités : l’évaluation des établissements, celle des formations et, enfin, celle des unités de recherche. Ces différents niveaux d’intervention permettent à l’agence d’imposer l’ordre nouveau aux présidents d’université qui lui resteraient rétifs et de fournir aux autres un levier de normalisation des pratiques et une justification des transformations organisationnelles, des changements dans les modes d’enseignement et les diplômes, de la politique suivie vis-à-vis des laboratoires. Toutes ces décisions passent pour d’autant plus légitimes qu’elles sont prescrites par les rapports d’une agence « extérieure » et « indépendante ». Nous allons examiner, en étudiant les itinéraires des personnes qui gouvernent l’agence d’évaluation, ce que peut signifier cette revendication d’indépendance.

Les dirigeants de l’AERES : le monopole de la direction de l’enseignement supérieur du ministère

43Si l’ANR est le domaine des ingénieurs et de l’ancienne direction de la technologie du ministère, l’agence d’évaluation est investie par l’autre direction du ministère, celle de l’enseignement supérieur (DES, puis DGES, puis DGESIP) et quasi-exclusivement par des universitaires : professeurs des universités et, surtout, anciens présidents ou vice-présidents d’université. Ce double ancrage de l’AERES parmi les présidents d’université et à la direction de l’enseignement supérieur trouve son sens dans les liens étroits qui se sont établis entre la Conférence des présidents d’université (CPU) et cette direction du ministère depuis la fin des années 1990. L’étude des cadres de cette direction d’administration centrale, des membres des cabinets ministériels et des conseillers de la présidence de la République en matière d’ESR suggère une véritable codirection de la politique universitaire entre le ministère et la CPU [19]. Ce sont ces mêmes acteurs de la politique universitaire que l’on retrouve parmi les responsables de la nouvelle agence d’évaluation à tous les niveaux de responsabilité : véritables soldats de la réforme, ils sont chargés de la piloter depuis le ministère et de la mettre en place sur le terrain dans les universités.

44Ainsi, le premier et très éphémère président de l’agence (il resta deux mois à ce poste) n’était rien moins que le directeur de l’Enseignement supérieur de l’époque, Jean-Marc Monteil. Sa trajectoire est typique du processus qui mène de l’université au ministère, puis à l’agence. Professeur des universités en psychologie cognitive, il fut président de l’université de Clermont 2 de 1992 à 1997. Il était en même temps premier vice-président de la CPU [20] et, à ce titre, un interlocuteur privilégié du ministère. À la fin de son mandat, il fut promu recteur par le ministre Allègre, fonction qu’il occupa jusqu’en 2002, lorsqu’il fut rappelé au ministère à la direction de l’enseignement supérieur (DES) par le ministre Ferry. De la même façon que le directeur de la Technologie avait été chargé de mettre en place d’ANR, celui de l’Enseignement supérieur fut donc chargé d’installer l’AERES, avant de passer au cabinet du premier ministre Fillon. Il fut ensuite remplacé par un autre ancien président d’université : Jean-François Dhainaut. Professeur des universités et praticien hospitalier (PU-PH), il avait présidé l’université Paris 5 de 2005 à 2007, juste avant de prendre la présidence de l’AERES, où il resta jusqu’en 2011. Universitaire engagé, il avait présidé en octobre 2006 le comité scientifique de la convention de l’UMP sur l’ESR. Il fut remplacé par Didier Houssin, PU-PH comme lui, qui avait été vice-président de Paris 5 de 2001 à 2005 et avait bientôt basculé dans l’administration de la santé : en 2003 à l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris puis, en 2005, comme directeur général de la Santé, poste qu’il occupa jusqu’à sa nomination à la présidence de l’AERES en 2011 – une longévité exceptionnelle dans un poste très exposé politiquement. Son successeur, Michel Cosnard, avait un profil un peu différent. Nommé en 2015 sous le ministère Mandon à la tête d’une AERES rebaptisée HCERES, il était professeur d’informatique à l’école d’ingénieurs de l’université de Nice, université alors présidée par Frédérique Vidal, qui devint ministre de l’ESR deux ans plus tard. À la différence de ses prédécesseurs, il n’avait pas été président d’université, ni membre de la CPU mais, de 2004 à 2006, il avait présidé le pres de Nice, qui obtint par la suite le label idex. Cosnard avait occupé auparavant le poste de directeur adjoint de la MSTP de 1993 à 1995. Il n’avait pas seulement investi les institutions de la réforme au niveau local (avec le pres de Nice), mais aussi au niveau national en prenant la direction d’une des « alliances » (en charge des sciences et technologies du numérique), ces nouvelles entités créées sous le ministère Pécresse pour coordonner la politique scientifique par secteurs disciplinaires. Avant de prendre la direction de l’AERES, il avait surtout été président de l’Inria (2006-2014), l’organisme de recherche en informatique qui est devenu, ces dernières années, un lieu privilégié de recrutement de responsables porteurs des valeurs de la réforme : si Michel Cosnard devint président de l’AERES en 2015, Antoine Petit, qui avait été son successeur à la présidence de l’Inria, a pris la direction du CNRS en 2018 et Bernard Larrouturou, qui présidait l’Inria avant Cosnard, a pris celle de la DGRI en 2018. L’Inria s’est ainsi installé dans le paysage scientifique comme une pépinière de dirigeants réformateurs. Dans cet institut, qui dépend de la double tutelle du ministère de l’Industrie et de celui de la Recherche, on développe une science tournée vers l’industrie numérique et le dépôt de brevets : on peut penser que ce type de pratique est celui que les dirigeants qui en sont issus souhaitent diffuser comme la norme légitime dans l’ensemble de la recherche.

45Il y a donc une très grande constance dans les choix qui furent faits pour la présidence de l’agence d’évaluation. Le contraste est net avec l’agence de financement : nous n’avons pas du tout affaire aux mêmes personnes. En même temps que la divergence des profils professionnels, c’est le clivage du ministère entre direction de la recherche et de l’innovation et direction de l’enseignement supérieur qui s’exprime. L’agence d’évaluation est une affaire d’universitaires qui sont à la fois aux commandes des universités et habitués des ministères.

Les responsables de l’évaluation

46Si la nomination de ses présidents permet d’identifier l’orientation donnée à la nouvelle institution, dans quelle mesure retrouve-t-on le même profil parmi les autres responsables ? On peut distinguer deux autres types de position parmi celles qui constituent la direction de l’agence : les responsables des sections d’évaluation (section des établissements, section des formations, section des unités de recherche et, depuis 2016, section des coordinations territoriales) d’une part, les conseillers ou chargés de mission au sein de la direction, d’autre part.

47Les directeurs de section contrôlent l’ensemble du processus d’évaluation : c’est une responsabilité à forts enjeux, notamment lorsqu’il s’agit d’évaluer et noter les universités et autres établissements. Comme pour les présidents, c’est dans le personnel du ministère qu’ils furent choisis en 2007. Michel Cormier, par exemple, avait été conseiller en charge des établissements au sein de la DES, avant de prendre la direction de la section de l’évaluation des établissements de l’agence à sa création. Alain Menand avait été directeur scientifique du département de physique de la MSTP, avant de prendre en charge l’évaluation des formations à l’agence. Jean-Jacques Aubert et Pierre Glorieux, qui se succédèrent à la direction de la section de l’évaluation des unités de recherche, étaient également d’anciens chargés de mission, au ministère pour le premier, auprès de la directrice de l’ANR, Jacqueline Lecourtier, pour le second. Ils étaient tous les quatre professeurs des universités, le premier en pharmacie, les trois autres en sciences physiques. Si Cormier avait aussi été investi dans la direction d’université, en tant que vice-président de Rennes 1, ce n’était pas le cas d’Aubert et Glorieux, passés par des postes d’administration du CNRS, tous deux comme directeurs scientifiques adjoints d’un département.

48La nomination de Houssin à la présidence de l’AERES en 2011 s’est accompagnée de changements à la tête des sections d’évaluation. La logique de recrutement avait un peu varié, car elle laissait désormais une place à cette nouvelle figure, observée aussi à l’ANR : le scientifique qui fait carrière au sein de l’agence. La direction de l’évaluation des établissements gardait toutefois une spécificité : elle était toujours tenue par un ancien président d’université. En 2011, elle fut confiée à Philippe Tchamitchian, professeur des universités en mathématiques et que l’on peut décrire comme un professionnel de la présidence. Il fut président d’Aix-Marseille 3 de 2005 à 2008, avant de prendre l’administration provisoire de l’université de Toulon de 2009 à 2011. Il entra ensuite à l’AERES et y resta jusqu’en 2015. Il se trouva alors propulsé à la présidence de l’université Paris-Est en construction et il compta en 2017 parmi les conseillers du candidat Macron à la présidence de la République. À l’agence, il fut remplacé en 2016 par Michel Robert, qui était alors président de l’université de Montpellier 2, poste qui fut supprimé à ce moment-là suite à la fusion avec Montpellier 1. Robert, comme Jean-Marc Gieb à la section des formations (depuis 2011) et Pierre Glaudes à la section des unités de recherche (depuis 2012), avait occupé auparavant des fonctions de délégué scientifique au sein de l’agence d’évaluation ; ils étaient à ce titre chargés de contrôler et d’encadrer le travail des comités d’experts et d’établir les notations. Ainsi, Gieb, professeur d’informatique de Lille 1, Glaudes, professeur de lettres à Paris 4, et Robert, professeur de microélectronique à Montpellier, firent tous les trois carrière au sein de l’agence, montant dans les responsabilités en passant d’expert à délégué scientifique, puis à directeur de section d’évaluation. Aucun d’entre eux ne revint à une activité scientifique ou d’enseignement : Gieb, Glaudes et Robert sont toujours en poste à l’agence en 2020 ; Tchamitchian continue sa carrière de président d’établissement.

49En 2016, une quatrième section d’évaluation fut créée pour évaluer les « coordinations territoriales », c’est-à-dire les nouveaux regroupements d’universités institués par la loi Fioraso de 2013, les comue. La direction de cette section fut confiée à Annie Vinter, professeur de psychologie à l’université de Dijon. Comme les autres directeurs de section nommés depuis 2011, elle avait été d’abord experte puis, à partir de 2008, déléguée scientifique au sein de l’agence. Elle avait ensuite quitté un moment l’AERES pour se consacrer à la vice-présidence de l’université de Bourgogne, en charge du montage de la nouvelle comue Bourgogne Franche-Comté, qui allait obtenir en 2017 le label i-site (consolation pour ceux qui avaient raté le concours idex, avec une dotation de 330 millions d’euros). Elle a ensuite été présidente provisoire du nouvel établissement à sa création en 2015 avant de revenir au HCERES l’année suivante.

50La même année furent créés deux nouveaux départements, qui ne s’occupent pas à proprement parler d’évaluation. Le premier résultait de l’intégration de l’Observatoire des sciences et des techniques (OST), créé en 1990, dont la principale mission était d’élaborer des indicateurs de suivi de l’action publique sur la recherche et l’enseignement supérieur pour le ministère. Intégré au HCERES, il sert de boîte à outils pour produire des indicateurs sur la production et la performance de la recherche. Il est dirigé par Frédérique Sachwald, une économiste qui débuta sa carrière dans un important think tank, l’Institut français des relations internationales (Ifri), avant d’intégrer le ministère de l’ESR pour s’occuper des politiques d’innovation et de recherche et développement (de 2007 à 2016), puis d’être propulsée à la tête de l’OST. L’observatoire est contrôlé par un conseil scientifique présidé par un autre économiste, Jacques Mairesse, proche du ministère également et connu pour ses multiples rapports célébrant l’impact positif du crédit impôt recherche (Mulkay et Mairesse 2011 ; id. 2018 ; Lopez et Mairesse 2018). Un second département, créé en 2016, l’Office français de l’intégrité scientifique, avait pour mission de s’occuper d’une question jugée d’une brûlante actualité et de piloter la mise en place de référents dédiés dans les établissements. Il est dirigé par Joëlle Alnot, professeure des universités en psychologie à Nancy (où elle a occupé diverses responsabilités pédagogiques et administratives) et qui fut experte au sein de l’agence et du Haut Conseil de 2013 à 2018 avant de prendre cette direction.

Les scientifiques de la direction : un ancrage universitaire

51Le recrutement des conseillers ou chargés de mission de la direction de l’AERES confirme à nouveau l’ancrage universitaire de l’agence : de 2007 à aujourd’hui, tous ont été professeurs des universités et tous ont été engagés dans l’administration de leur université comme président ou vice-président. Mais ils ont aussi une caractéristique commune qui les distingue du reste des cadres de l’agence : tous proviennent des facultés de droit et de sciences économiques ou de sciences humaines. En 2007, le premier responsable des relations internationales fut Éric Froment, qui s’occupait des rapports de l’agence avec les organisations européennes et mondiales qui régentent les réformes universitaires – notamment la Banque mondiale qui, en 2009, allait promouvoir activement la mise en place d’universités de « rang mondial » (Salmi 2009 [21]). Professeur de sciences économiques et ancien président de Lyon 2 de 1991 à 1996, Froment avait été délégué général de la CPU de 1998 à 2001 puis, de 2001 à 2005, président de la jeune European University Association, chargée de mettre en place la réforme des universités définie par le processus de Bologne. Il fut ensuite appelé à la direction de l’enseignement supérieur en tant que responsable Europe et international, avant d’occuper le même poste à l’AERES à sa création. Sa remplaçante en 2011, Patricia Pol, était maîtresse de conférences en gestion, mais elle avait surtout été auparavant vice-présidente chargée de l’international à l’université de Paris 12-Créteil. Ce qui lui valut cette montée vers des responsabilités nationales, c’était ses liens avec Bernard Dizambourg et son épouse Simone Bonnafous. Pol avait été membre de l’équipe de Dizambourg lorsqu’il était président de Paris 12 (1990-1995) et de la CPU (1994-1995), avant qu’il devînt membre du cabinet de Pécresse – tandis que Bonnafous était à son tour présidente de la même université (2006-2012), avant de prendre la tête de la DGES sous Fioraso (2012). Pol quitta l’AERES en 2013 pour rejoindre la DGES en tant que chargée de la « mission Bologne », dont l’objectif était de suivre la mise en place des réformes universitaires au niveau européen. Elle fut alors remplacée par François Pernot, historien spécialisé en histoire militaire à l’université de Cergy, qui venait tout juste de passer professeur. Comme Patricia Pol, il avait occupé auparavant la fonction de vice-président de son université, en charge de l’éducation et de la formation. Ce qui amena Pernot à cette position à l’AERES, ce fut aussi une forme de professionnalisation au sein de l’agence, que la durée d’existence de celle-ci rendait désormais possible. Il avait, en effet, d’abord été expert dans la section des formations en 2010 puis, deux ans plus tard, il était monté en responsabilité en devenant délégué scientifique, jusqu’à prendre la responsabilité du département Europe et international en 2013. Il occupe toujours ce poste en 2020. Un autre cas de ce genre est Gilbert Knaub, qui a occupé depuis la création de l’agence diverses fonctions qui l’ont maintenu dans les organes de direction : d’abord conseiller juridique de 2007 à 2010, puis responsable de la déontologie et de l’éthique jusqu’en 2014 et, enfin, conseiller scientifique depuis le changement de l’agence en Haut Conseil en 2014, poste qu’il occupe toujours. Knaub était professeur de droit public à Strasbourg 3-Robert Schuman, université qu’il a présidée en 1990-1995. Avant de basculer à l’AERES, il occupait depuis un certain temps des postes au ministère (à la DES) et au cabinet en tant que conseiller juridique.

52On voit ainsi la similitude de trajectoire de ces responsables de second rang avec les présidents de l’agence et les directeurs de sections. Leur recrutement n’a quasiment pas varié au cours du temps. Les liens avec les présidences des universités et la DGES restent étroits, mais l’agence d’évaluation semble aussi offrir une opportunité pour des universitaires écartés, de fait, de l’agence de financement par la mainmise des ingénieurs de la DGRI. Les disciplines de recrutement sont beaucoup plus variées qu’à l’ANR. Le poids des physiciens, mathématiciens et informaticiens n’est pas négligeable, mais les médecins sont très présents aux postes les plus élevés. Les psychologues sont bien représentés et, parmi les conseillers et chargés de mission, les disciplines proches du pôle du pouvoir : droit, sciences économiques et gestion, histoire militaire [22].

53En somme, les profils professionnels des responsables de l’agence d’évaluation, qu’il s’agisse de ses présidents, des responsables des départements d’évaluation ou des conseillers, ont tous une grande cohérence : l’agence est avant tout inscrite dans le monde universitaire et, surtout, celui des administrateurs des universités, tandis que les chercheurs des organismes sont entièrement absents de sa direction. Si l’AERES a été mise en place et reste pilotée par la direction de l’enseignement supérieur, elle témoigne en même temps du renforcement du pouvoir des présidents d’université, ces nouveaux managers qui ont souvent quitté les amphithéâtres et les laboratoires depuis de longues années. L’AERES permet à ces administrateurs locaux des universités de basculer vers des postes à responsabilité nationale : certains y font une véritable carrière.

Centralité des deux agences dans le gouvernement de l’enseignement supérieur et de la recherche

54Revenons sur les enseignements que l’on peut tirer de ces portraits de groupe et examinons la place des directions des deux agences dans le gouvernement de l’ESR – telle que la base QGS nous permet de l’appréhender. Nous l’avons vu, l’ANR et l’AERES n’ont pas les mêmes pouvoirs et ne sont pas prises dans les mêmes enjeux. L’agence de financement est devenue l’ordonnateur de la politique scientifique mais aussi l’organisateur de la reconfiguration du monde universitaire et scientifique depuis qu’elle s’est vu confier l’administration des « investissements d’avenir ». L’agence d’évaluation semble avoir un rôle moins structurant, mais non moins important au quotidien : redéfinir les normes professionnelles et aider les présidences d’université à imposer à leurs troupes de nouveaux objectifs et dispositifs de management.

55L’étude du degré de centralité de ces agences parmi les institutions de gouvernement de l’ESR conforte cette analyse [23]. Lors de sa mise en place en 2005, l’ANR était l’institution la plus connectée aux autres. Sur les 28 membres de sa direction (comprenant le conseil d’administration), 16 appartenaient à d’autres institutions, établissant en tout 27 relations (chaque personne pouvant avoir plusieurs co-appartenances). En 2017, c’étaient 29 membres sur 44 qui avaient d’autres appartenances institutionnelles dans le champ. Cette centralité s’apprécie surtout en comparaison avec les autres institutions. Les individus présents dans l’ensemble des institutions saisies dans la base QGS appartiennent en moyenne à 1,1 institution, quand les membres de la direction de l’ANR appartiennent à 2,1 institutions, et jusqu’à 2,4 en 2017. Aucune autre institution de taille comparable n’est davantage liée au reste du système de gouvernement de la science. L’AERES n’occupe pas une position aussi centrale. Entre un quart et un tiers des membres de sa direction (comprenant le conseil d’administration) siègent en même temps dans d’autres institutions de gouvernement de l’ESR. L’agence d’évaluation est donc, elle aussi, fortement connectée, mais bien moins que la direction de l’ANR. En moyenne, les membres de la direction de l’AERES appartiennent à 1,4 institution seulement.

56Les lieux où ils siègent ne sont pas les mêmes. Les membres de la direction de l’agence d’évaluation se retrouvent majoritairement dans les autres institutions d’évaluation, aussi bien dans les traditionnelles comme le Conseil national des universités (CNU) et le Comité national de la recherche scientifique (CoNRS) que dans les nouvelles institutions de la réforme : comités de l’ANR, Aviesan pour le domaine biologie-santé, instance d’évaluation des candidats à la prime d’excellence scientifique lorsqu’elle dépendait du ministère ou, encore, jury de l’Institut universitaire de France (IUF) [24]. À l’opposé, l’agence de financement est fortement investie par des représentants des grands organismes de recherche. Dans le premier conseil d’administration de 2005, on trouvait le directeur général de l’Inserm et celui du CNRS, l’administrateur général du CEA, les présidents de l’Inria et de l’Inra, et le dirigeant de la CPU. Ces personnalités siégeant ès qualité disparurent dès l’année 2008 au profit d’autres, moins officielles, mais elles revinrent à la faveur des changements apportés aux statuts de l’ANR en 2014, qui augmentaient le nombre des administrateurs et réservaient six sièges aux organismes et à la CPU. À l’AERES, les statuts disposent qu’une partie du conseil est nommée sur la proposition des instances d’évaluation, une autre sur proposition des présidents d’université et directeurs d’organismes de recherche [25]. Mais ces dirigeants ne peuvent eux-mêmes siéger au conseil : selon la doctrine de l’« indépendance » de l’agence, on ne peut être juge et partie. L’AERES est, pour l’essentiel, une affaire de professeurs. Lors de sa mise en place en 2007, par exemple, le conseil d’administration était composé de douze universitaires pour seulement cinq chercheurs des organismes (trois du CNRS, un de l’Inra et un de l’Inria). C’était donc bien le pôle universitaire de la recherche qui s’installait dans le conseil de l’agence d’évaluation – et c’est sans doute la raison pour laquelle un si grand nombre de ses membres se rattachaient à d’autres institutions d’évaluation.

57Avec le temps, les membres de la direction de l’agence de financement ont développé des relations avec les autres institutions de la réforme, en particulier les idex. Dès 2009-2010, on en retrouvait dans les organes de direction de pres qui devinrent ensuite de grands idex parisiens (Paris-Saclay, Sorbonne Paris Cité et Paris Sciences et Lettres) et dans celui de Marseille. En 2017, c’étaient sept idex qui étaient liés à la direction de l’ANR, soit parce que les membres de celle-ci y siégeaient, soit parce qu’ils y avaient siégé peu de temps auparavant (les quatre idex parisiens – Saclay, Sorbonne Université, PSL, SPC – mais aussi ceux de Grenoble, Strasbourg et Bordeaux). Nombreux sont les membres de la direction de l’ANR qui ont occupé également les organes de direction des alliances créées sous le ministère Pécresse dans le but de coordonner les politiques de recherche dans les différents domaines disciplinaires.

58S’ils sont investis dans la réforme, les membres de la direction de l’agence de financement le sont aussi, comme nous l’avons vu, auprès des secteurs industriels stratégiques pour l’État. C’est ce qu’ont révélé les trajectoires de ceux qui sont aux commandes à l’agence. Autre indicateur de cet ancrage, c’est la direction de l’ANR qui concentre le plus de polytechniciens : en moyenne, ils sont 20 % (quand il n’y en a que 5 % en moyenne à l’AERES). La composition du conseil d’administration de l’ANR confirme cette tendance. Dès l’origine et tout au long de la période étudiée, des grands patrons d’industrie y siègent (un seul jusqu’en 2014, quatre par la suite) : d’abord parmi les grands groupes pharmaceutiques, le PDG de Sanofi, puis celui d’Ipsen, puis de Biomérieux ; ce fut ensuite le tour d’Areva. De 2014 à 2017, ce furent le directeur de l’innovation d’Airbus, la directrice générale d’EOS, le directeur général de Thalès ; puis les directeurs de la recherche de Safran et de Total et, à nouveau, le PDG de Sanofi. On retrouve donc encore une fois l’empreinte des industries de l’énergie, de la sécurité et de l’armement, mais aussi celle de l’industrie pharmaceutique.

59Ces évolutions témoignent d’un déplacement majeur du centre de gravité du système de l’ESR au cours des quinze dernières années. Les institutions qui en constituaient le cœur dans les décennies qui ont suivi la Libération ont désormais une place minorée, parfois même marginale : c’est le cas du CNRS, organisme jadis puissant et relativement autonome de l’autorité politique, et des deux institutions d’évaluation (CNU et CoNRS) qui avaient été créées pour protéger les enseignants-chercheurs et les chercheurs du CNRS de la subordination à l’autorité administrative. La centralité des nouvelles agences ainsi que les trajectoires de leurs dirigeants et de leurs cadres mettent en évidence la montée en puissance de nouveaux acteurs institutionnels : le CEA, l’Inserm, l’Inria, les industries stratégiques. Ils ont pour trait commun de pratiquer une recherche résolument tournée vers l’application : le CEA est un établissement à caractère industriel et commercial, le ministère de la Recherche partage la tutelle de l’Inserm avec celui de la Santé et celle de l’Inria avec celui de l’Industrie. Leur organisation est plus centralisée et dépendante du pouvoir administratif, voire économique. Ce sont les mêmes institutions qui fournissent désormais le personnel dirigeant de la direction de la recherche et de l’innovation (DGRI) du ministère. Est mis aussi en évidence le nouveau rôle accordé aux présidents d’université, du moins à ceux qui sont triés et façonnés en groupe d’intérêt par la CPU.

60Si les deux agences diffèrent par les filières de recrutement de leurs dirigeants, trois traits les rapprochent néanmoins. C’est, tout d’abord, leurs liens étroits avec le ministère. Les dirigeants à qui fut confiée la mise en place des agences étaient, sans fard, des représentants du ministère, souvent de haut niveau – ils avaient été à la tête de l’une ou l’autre des directions d’administration centrale – et très politiques – ils étaient passés par des cabinets de ministres de droite. C’était eux qui avaient conçu ces agences à l’époque des ministères d’Aubert et Goulard, c’est à eux qu’est revenu de les mettre sur les rails. Cette mainmise était complète au moment de la mise en place, elle resta très prégnante par la suite, ce qui rend difficile d’affirmer que ces agences sont indépendantes du pouvoir politique. Elles apparaissent au contraire comme le bras armé du ministère, tout en invisibilisant son influence pour qui n’est pas attentif aux carrières de leur personnel de direction. Ce n’est toutefois pas la même direction du ministère qui est à la manœuvre dans l’une et dans l’autre. À l’ANR, l’influence cruciale est celle de la DT puis de la DGRI du ministère de l’ESR, mais on y observe aussi la présence de la direction générale de l’armement, du ministère de la Santé et de celui de l’Économie. Ce dernier est représenté statutairement au conseil d’administration par la direction générale des entreprises et la direction du budget, mais il l’est aussi par le directeur de l’organe public de financement de l’innovation des entreprises (Anvar-Oséo), désormais fusionné avec la Banque publique d’investissement. Tout cela induit un pilotage de la recherche fondé sur des considérations économiques, industrielles et technologiques. Le contrôle du ministère sur la supposément « indépendante » AERES n’est pas moindre. À la création de l’agence en 2007, trois directeurs de l’ancienne Mission scientifique technique et pédagogique (MSTP) et un de ses évaluateurs ont basculé dans sa direction, comme aussi deux anciens de la direction de l’enseignement supérieur. Ce sont bien ceux qui s’occupaient des affaires universitaires au ministère qui furent recrutés pour diriger la nouvelle agence d’évaluation.

61Un autre trait commun aux deux agences, c’est la propension des membres des directions à y faire carrière, certains ayant débuté dans des postes plus modestes, montant ensuite dans les échelons de responsabilité au fur et à mesure que le temps passait. Ainsi, en 2009, un quart des membres de la direction de l’ANR avait occupé quatre ans plus tôt une position à l’agence, soit au sein de la direction, soit parmi les organisateurs de l’évaluation ; ils étaient 55 % dans ce cas en 2014 et encore 34 % en 2017. On peut donc véritablement faire carrière à l’ANR, ce qui n’est sans doute pas sans rapport avec cette observation du HCERES, exprimée en 2019 dans le style inimitable de l’agence d’évaluation : « Le comité tient à souligner qu’il a été impressionné par l’engagement du personnel rencontré, sa motivation et son esprit positif […] » (HCERES 2019 : 15). À l’AERES aussi, avec le temps, l’ancienneté dans de modestes postes d’organisateur des évaluations sur le terrain s’impose de plus en plus comme une voie d’accès à la direction, dans une proportion toutefois plus faible qu’à l’ANR. Ainsi en 2017, six membres de la direction du HCERES étaient d’anciens délégués scientifiques de l’agence. Dans les deux institutions, ces recrutements endogènes permettent de marquer la distance avec le ministère. Une partie des dirigeants reste directement issue de celui-ci, mais une autre est constituée de personnes qui ont fait leurs preuves dans l’administration quotidienne de l’agence et montré leur adéquation à ses méthodes et aux objectifs qu’elle affiche. Ainsi, les directions gardent toujours un pied dans la machinerie des évaluations qu’elles produisent grâce à l’expérience directe qu’elles en ont eue.

62Enfin, comme l’analyse prosopographique le montre, nous avons affaire, dans les deux cas, à des personnes qui, tout en appartenant à des univers différents, se trouvent toutes cumuler les postes de responsabilité administrative et de pouvoir, en synchronie et au fil du temps. La plupart ont basculé vers une carrière administrative, politique ou dans l’industrie privée, pratiquement aucun ne retourne vers la recherche ou l’enseignement. En somme, ils sont devenus des « notables » de la science – la plupart masculins, bien entendu. Un indicateur de ce parcours est qu’il est devenu exceptionnel qu’ils publient un curriculum vitae et une liste de publications sur le site d’une université ou d’un centre de recherche. En revanche, ils sont nombreux à avoir une notice dans le Who’s Who. Sur ce point, l’ANR est loin devant : en moyenne sur la période, 30 % des membres de sa direction se sont offert cette distinction, mais 15 % seulement des membres de la direction de l’AERES. L’excellence des arbitres de la qualité ne serait-elle pas reconnue comme il conviendrait ?

Article puisé dans le pot commun des revues en lutte.

Sigles

63AERES : Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur

64ANR : Agence nationale de la recherche

65Anvar : Agence nationale de valorisation de la recherche

66Aviesan : Alliance nationale pour les sciences de la vie et de la santé

67BRGM : Bureau de recherches géologiques et minières

68CEA : Commissariat à l’énergie atomique

69CNEEPST : Comité national d’évaluation des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel

70Cnil : Commission nationale de l’informatique et des libertés

71CNRS : Centre national de la recherche scientifique

72CNU : Conseil national des universités

73comue : communauté d’universités et établissements

74CoNRS : Comité national de la recherche scientifique

75CPU : Conférence des présidents d’université

76DES : direction de l’enseignement supérieur (du ministère chargé de l’Enseignement supérieur)

77DGA : direction générale de l’armement (du ministère de la Défense)

78DGES : direction générale de l’enseignement supérieur (du ministère chargé de l’Enseignement supérieur)

79DGESIP : direction générale de l’enseignement supérieur et de l’insertion professionnelle (du ministère chargé de l’Enseignement supérieur)

80DGRI : direction générale de la recherche et de l’innovation (du ministère chargé de la Recherche)

81DR : direction de la recherche (du ministère chargé de la Recherche)

82DT : direction de la technologie (du ministère chargé de la Recherche)

83equipex : équipement d’excellence

84ENS : École normale supérieure

85ENSIC : École nationale supérieure des industries chimiques (Nancy)

86ESR : l’enseignement supérieur et la recherche

87HCERES : Haut Conseil pour l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur

88idefi : initiative d’excellence en formation innovante

89idex : initiative d’excellence

90IFP : Institut français du pétrole

91Ifri : Institut français des relations internationales

92INAPG : Institut national agronomique Paris-Grignon

93Inra : Institut national de la recherche agronomique

94Inrets : Institut national de recherche sur les transports et leur sécurité

95Inria : Institut national de recherche en informatique et en automatique

96Inserm : Institut national de la santé et de la recherche médicale

97i-site : initiative science-innovation-territoires-économie

98IUF : Institut universitaire de France

99labex : laboratoire d’excellence

100LPPR : loi de programmation pluriannuelle de la recherche

101MSTP : Mission scientifique technique et pédagogique (du ministère chargé de l’Enseignement supérieur)

102OST : Observatoire des sciences et des techniques

103PIA : programme d’investissements d’avenir

104PDG : président-directeur général

105PME : petites et moyennes entreprises

106pres : pôle de recherche et d’enseignement supérieur

107PSL : Paris Sciences et Lettres

108PU-PH : professeur des universités-praticien hospitalier

109QGS : Qui gouverne la science (base de données)

110SHS : sciences humaines et sociales (auparavant : sciences de l’Homme et de la société)

111SPC : Sorbonne Paris Cité

112SU : Sorbonne Université

113Télécom Paris : École nationale supérieure des télécommunications (Paris)

114Thomson-CSF : résulte de la fusion (1968) du groupe électronique Thomson et de la Compagnie générale de télégraphie sans fil

115UMP : Union pour un mouvement populaire

Notes

  • [1]
    Le rapport officiel de ces assises : Sauvons la recherche 2004.
  • [2]
    En 2014, l’AERES fut rebaptisée Haut Conseil pour l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES) sans changement majeur pour autant. Pour ne pas alourdir inutilement le propos, nous garderons généralement ici le nom d’AERES pour l’agence d’évaluation, sans tenir compte du changement de dénomination – sauf lorsqu’il s’agira spécifiquement de la période postérieure à 2014. À propos des nombreux sigles et acronymes auxquels on a recours ici, une liste récapitulative et explicative en a été dressée, qui figure en fin d’article.
  • [3]
    Convention du 23 septembre 2010 entre l’État et l’ANR relative au programme d’investissements d’avenir (action « initiatives d’excellence »).
  • [4]
    « L’AERES est une autorité administrative indépendante » (loi de programme no 2006-450 du 18 avril 2006 pour la recherche, art. 9).
  • [5]
    Entretien avec Jean-Loup Jolivet (mai 2005), recueilli par Sandrine Garcia (2008 : 81). Jolivet, ancien président de l’université du Mans, a été délégué général du Comité national d’évaluation de 1998 à la suppression de celui-ci.
  • [6]
    Une enquête analogue sur les « organisateurs de l’évaluation » à l’AERES, à l’ANR, au CoNRS et au CNU nous a permis d’avancer des hypothèses plus précises sur ce point (Laillier et Topalov 2017).
  • [7]
    À l’inverse, la procédure de récusation lors de la formation des jurys d’assises a précisément pour objet de prendre en compte ces déterminations sociales possibles du jugement (Jellab et Giglio-Jacquemot 2012 ; Gissinger-Bosse 2017 : ch. 3).
  • [8]
    Source : base de données « Qui gouverne la science » (voir Encadré).
  • [9]
    Décret no 2006-1334 du 3 novembre 2006 relatif à l’organisation et au fonctionnement de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, art. 2, 9, 10 et 12 ; décret no 2014-1365 du 14 novembre 2014 relatif à l’organisation et au fonctionnement du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, art. 2, 3, 8 et 10.
  • [10]
    Décret no 2006-963 du 1er août 2006 portant organisation et fonctionnement de l’Agence nationale de la recherche, art. 4, 5, 6, 13 et 14.
  • [11]
    Avis relatif à une décision portant approbation de la convention constitutive d’un groupement d’intérêt public, Journal officiel de la République française, no 33 du 9 février 2005, p. 2188, texte no 91.
  • [12]
    Pour une description plus complète de la base de données QGS, voir Laillier et Topalov 2017 : annexe électronique 2 (URL : https://sociologie.revues.org/3120).
  • [13]
    Une synthèse utile sur le budget de l’ANR : Miquelard et François 2016.
  • [14]
    Les auteurs estiment que le budget de fonctionnement des laboratoires français (hors masse salariale des chercheurs permanents) relève à 21 % des tutelles (donc des financements récurrents) et à 79 % des appels à projets.
  • [15]
    Pour étendre la distinction faite par Bourdieu (1984 : 105-120) entre les deux espèces du pouvoir académique : « institutionnel » et « scientifique ».
  • [16]
    Continuité qui ne se démentit pas ensuite : Bloch quitta sa direction au CEA pour prendre la présidence de l’université Paris-Saclay (2015), qu’il quitta lorsqu’il fut nommé président de l’Inserm (janvier 2019).
  • [17]
    Sur l’ensemble des dirigeants et cadres de l’ANR analysés ici (entre 2005 et 2019), on compte 13 ingénieurs (physique ou chimie), 7 biologistes, 2 informaticiens et 1 historien.
  • [18]
    Le Comité national d’évaluation des établissements publics à caractère scientifique, culturel et professionnel (CNEEPST) avait été instauré par la loi Savary (1984). Composé de 25 membres (depuis 2002) nommés par décret et assistés par une petite structure d’une dizaine de personnes, il était notamment chargé de l’évaluation de l’action pédagogique et scientifique des universités. Il fut supprimé à la création de l’AERES.
  • [19]
    Voir les travaux en cours de Laillier et Topalov.
  • [20]
    Avant que la CPU ne devienne une association en 2008, son président protocolaire était le ministre chargé de l’enseignement supérieur et son président de fait était le premier vice-président.
  • [21]
    Jamil Salmi, « global tertiary education expert », a rédigé ce rapport en tant que coordinateur pour l’enseignement supérieur au sein de la vice-présidence Développement humain de la Banque mondiale. Promoteur central au niveau international des réformes universitaires, il a effectué d’innombrables missions de consultant pour la Banque mondiale et l’OCDE et il est membre du « jury international » idex depuis 2015. URL : http://tertiaryeducation.org/wp-content/uploads/2013/09/CV.pdf (consulté 15/04/2020).
  • [22]
    Sur l’ensemble des dirigeants et cadres de l’AERES analysés ici (entre 2005 et 2019), on compte 3 PU-PH (dont 2 à la direction), 3 psychologues, 4 physiciens, 3 mathématiciens ou informaticiens, 4 juristes, économistes ou spécialistes de gestion, 1 historien et 1 littéraire.
  • [23]
    L’encadré décrit brièvement le fichier (base QGS) qui a permis d’établir les liens entre institutions constituées par la co-appartenance des individus. On envisage ici les co-appartenances en synchronie.
  • [24]
    L’IUF, institué en 1991, n’est pas à proprement parler une « institution de la réforme ». Il présente pourtant certains traits de celles-ci, car il introduit une différence de rémunération et de charges d’enseignement (temporaire, toutefois) entre des enseignants-chercheurs de même statut, et son jury est nommé par le ministre.
  • [25]
    Décret no 2014-1365 du 14 novembre 2014 relatif à l’organisation et au fonctionnement du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur, art. 3.

Ouvrages cités

  • Académie des sciences. 2012. « Remarques et propositions sur les structures de la recherche publique en France », rapport adopté le 25 septembre 2012.
  • Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES). 2010. « Manuel Qualité de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur », mars 2010.
  • Agence nationale de la recherche (ANR). 2010. « Rapport d’activité 2010 » (https://anr.fr/fileadmin/documents/2011/ANR-Rapport-annuel-2010.pdf)
  • Agence nationale de la recherche (ANR). 2018. « Rapport d’activité 2018 » (https://anr.fr/fileadmin/documents/2019/ANR-rapport-activite-2018.pdf)
  • Blanc, Christian. 2004. « Pour un écosystème de la croissance », rapport au Premier ministre, Assemblée nationale, s.d. [mai 2004], 78 p.
  • Boix, Christian. 2016. Exposé au séminaire Politiques des sciences de l’EHESS, 4 février 2016, enregistrement audio. URL : https://archive.org/details/SeminairePolitiquesDesSciences-SeanceConsacreeAuxPratiquesDEvaluation/06-christianBoix-DlguScitifiqueAuHcerespds040216.mp3.
  • Bourdieu, Pierre. 1984. Homo academicus. Paris, Minuit.
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Camille Noûs
Camille Noûs est un consortium scientifique créé pour affirmer le caractère collaboratif et ouvert de la création et de la diffusion des savoirs, sous le contrôle de la communauté académique. Ce collectif scientifique, comme Bourbaki, Henri Paul de Saint Gervais ou Arthur Besse en mathématiques, ou Isadore Nabi en biologie, prend l’identité d’une personnalité scientifique qui incarne la contribution collective de la communauté académique. Plus précisément, Camille Noûs est un individu collectif qui symbolise notre attachement profond aux valeurs d’éthique et de probation que porte le débat contradictoire, insensible aux indicateurs élaborés par le management institutionnel de la recherche, conscient·e de ce que nos résultats doivent à la construction collective. C’est le sens du « Noûs », porteur d’un « nous » collégial mais faisant surtout référence au concept de « raison » (ou « esprit » ou « intellect ») hérité de la philosophie grecque.
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/09/2020
https://doi.org/10.3917/gen.119.0019
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