CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Toute pertinente que soit la réflexion sur les « qualités » des chercheurs et les conditions de réalisation des enquêtes (Bensa et Fassin 2008 ; Naudier et Simonet 2011), elle ne prend pas suffisamment en compte la situation professionnelle et matérielle des chercheurs, et en particulier celle des jeunes chercheurs précaires, qui s’est profondément transformée dans le contexte de la libéralisation des institutions de recherche. Par conditions professionnelles et matérielles, j’entends à la fois le financement permettant la subsistance quotidienne et l’exercice des activités de recherche (terrain, colloques, séminaires, etc.) et l’insertion professionnelle. S’intéresser à la matérialité du travail constitue un antidote à la « tentation d’un glissement subjectiviste de l’analyse sociologique dans le récit narcissique » (Wacquant 2010 : 117 ; voir aussi Beaud 2011 : 150) en replaçant au centre de la réflexion les déterminants plus structurels et moins psychologisants du « choix » de l’objet de recherche : « Nous croyons que le chercheur lorsqu’il nous parle des individus, des groupes et des sociétés qu’il étudie doit nous en apprendre plus sur ces derniers que sur lui-même ou sur sa discipline[1] » (Fassin 2008 : 8).

2L’objectif de cet article est donc de prendre au sérieux la limite que Delphine Naudier et Maud Simonet soulignent dans leur analyse des engagements des chercheurs quand elles constatent que la précarisation croissante des conditions d’exercice du métier de sociologue risque aujourd’hui, bien davantage que leurs « engagements », de constituer une entrave à l’objectivation scientifique (Naudier et Simonet 2011 : 15). En effet, au-delà du potentiel heuristique que constitue l’étude des socialisations des chercheurs pour « identifier les différents faits et circonstances qui modulent les choix d’objet, questionnent les démarches, les dispositifs méthodologiques, une posture théorique », les deux auteures disent vouloir s’intéresser aux « possibilités d’exercer (ou pas) de manière autonome cette activité professionnelle » (Naudier et Simonet 2011 : 15). Néanmoins, les contributions rassemblées dans leur ouvrage ne prennent que rarement en compte cet aspect, peut-être parce qu’elles sont rédigées par des chercheurs aux trajectoires professionnelles déjà longues et stables. Cet article vient donc apporter la perspective d’un jeune chercheur sur la façon dont la précarité et l’injonction à l’internationalisation façonnent l’objet d’étude dans un contexte où la recherche est de plus en plus financée sur des projets fléchés et soumise à une série de contraintes qui touchent les chercheurs de façon inégale en fonction de leur statut, ressources et insertions disciplinaires.

Précarité et internationalisation des jeunes chercheurs

3L’analyse des effets de la précarisation sur les carrières n’est pas nouvelle mais l’intérêt spécifique pour la socialisation des jeunes chercheurs ne s’est développé que récemment. Une série de travaux constatent ainsi les effets de cette précarisation sur les conditions de travail de ces derniers (Chabrol, Hunsmann et Kehr 2012) et sur leur insertion professionnelle (Piriou 2008). La revue Socio-logos a notamment dédié en 2015 un numéro spécial aux socialisations des doctorants, qui présente le doctorat non plus tant comme une phase de transition vers un futur poste statutaire que comme un processus d’apprentissage de normes professionnelles à travers des interactions avec les pairs et les encadrants dans un contexte concurrentiel. Cette double socialisation « peut donner lieu à des positionnements différents selon les lieux ou selon les moments », ce qui demande d’étudier le doctorat comme un processus d’intériorisation d’une « culture scientifique » qui varie selon les statuts, les disciplines, l’expérience en laboratoire, ainsi que les ressources, les dispositions et le savoir-faire acquis par le doctorant (Serre 2015 : 8).

4Cet intérêt pour les effets variés de la socialisation scientifique en condition de précarité se focalise sur des objets spécifiques comme la socialisation à l’écriture (Kapp 2015) ou la hiérarchie dans les laboratoires de recherche (Collectif TMTC 2015), mais n’a pas intégré jusqu’à présent l’internationalisation croissante des carrières des doctorants et ses effets. Or, selon le rapport sur l’emploi scientifique du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (MESR) de 2016, le nombre de doctorants étrangers a très fortement augmenté en France entre 2002 et 2010, passant de 30 % à 42 %, pour se stabiliser à partir de 2010 autour de 32 000 (MESR 2016). Le nombre important de candidats de nationalité étrangère à la qualification montre par ailleurs une volonté de rester en France pour y effectuer une carrière scientifique. La section de science politique du Conseil national des universités constate par exemple que « la présence non négligeable de candidats de nationalité étrangère (14 %) ne résulte pas seulement de la pénurie de postes dans les pays étrangers. Elle témoigne surtout de l’attractivité internationale des universités françaises et des IEP dans le domaine de la science politique, souvent en amont du doctorat » (CNU section 04 2014 : 41).

5Une injonction à l’internationalisation des parcours de doctorat est par ailleurs visible à travers la place accordée, dans les processus d’évaluation, à la participation des candidats à des colloques et congrès internationaux, aux publications en langue anglaise ainsi qu’aux parcours post-doctoraux à l’étranger. Ces exigences, de plus en plus centrales dans les critères de recrutement, nécessitent des investissements dans l’acquisition de capitaux linguistiques et la maîtrise des débats scientifiques internationaux, notamment américains, dans un contexte où une pression s’exerce également sur la durée des thèses. Sous ces diverses formes, l’internationalisation peut être une contrainte ou, au contraire, une ressource stratégique d’adaptation à l’évolution différenciée des marchés de l’emploi scientifique dans les différents pays. Elle peut être comprise comme la capacité de circuler entre les espaces nationaux, rendue plus ou moins aisée par les différentes socialisations scientifiques et linguistiques.

Internationalisation et réflexivité

6Si les jeunes chercheurs ne circulent pas « sans qualités » dans des réalités contemporaines désormais imaginées comme interconnectées, ces « qualités » sont rarement pensées en termes de conditions de travail concrètes, comme l’accueil dans un laboratoire, le statut des contrats ou les modalités de financement. Or, les effets de la précarité matérielle sont encore trop souvent considérés de manière uniforme et déconnectée de la construction par les chercheurs de leurs objets de recherche. C’est pourquoi, sous la forme d’une étude de cas réflexive, cet article se propose de penser de façon systématique les effets de la précarité sur ce processus d’élaboration intellectuelle. J’analyserai donc la relation concrète entre la construction de l’objet d’étude et la situation du chercheur dans un environnement précaire, fragmenté et international, en prenant ma propre trajectoire comme exemple. Comme tout récit réflexif, l’argument repose sur une objectivation du subjectif et intègre ainsi le ressenti et les souvenirs. Le récit sera donc partiel et partial, comme c’est également le cas des retours sur les expériences de terrain. Néanmoins, pour éviter un effet de « témoignage », je mobiliserai divers textes produits dans le cadre des multiples candidatures aux postes et aux financements qui ont ponctué ma trajectoire : il s’agit essentiellement des demandes de financement et des redéfinitions des projets de thèse successifs. Ce corpus d’environ deux cents pages est le reflet de ma biographie scientifique internationale et de la multiplication des candidatures qui rythment la vie d’un jeune chercheur. Travailler sur ces textes me permet de mettre mes souvenirs à distance tout en facilitant la contextualisation de mon vécu.

Berlin, Allemagne, 2009 : conditions de départ

7La construction de mon sujet de thèse commence en Allemagne, après cinq années d’études en science politique à la Freie Universität Berlin entre 2005 et 2010. À une époque antérieure à l’instauration du processus de Bologne, visant à standardiser les systèmes d’études supérieures en Europe, on obtenait un titre unique, le Diplom (équivalent du cursus actuel d’une licence préparée en trois ans, puis d’un master, en deux ans). Il était donc nécessaire d’effectuer cinq années d’études dans la même université. Cette stabilité géographique a facilité l’instauration de relations pérennes avec plusieurs enseignants. Grâce aux liens établis avec deux enseignants en particulier, j’ai eu la possibilité d’effectuer précocement des vacations à l’université puis, à partir de ma deuxième année d’études, j’ai occupé des postes d’assistant-étudiant [2]. Ces emplois m’ont permis de financer ma scolarisation mais, en même temps, m’ont rendu dépendant de mes deux mentors. Non seulement les contrats à durée déterminée et courte me mettaient dans une position de (re)négociation répétée, mais cette position a également eu une influence sur mes travaux de recherche.

8Mon premier travail de recherche d’ampleur, le mémoire de master, a par exemple été façonné par l’environnement institutionnel dans lequel je me trouvais à l’époque. Comme j’étais assistant de recherche à la fois dans un institut spécialisé sur la police et à l’Institut d’études latino-américaines [3], j’ai cherché à combiner dans mon mémoire les deux spécialités pour capitaliser sur mon investissement dans des projets collectifs liés à mes emplois. La constitution de bibliographies sur certaines questions et ma participation en tant que « petite main » à des projets collectifs ont augmenté mes chances de renouvellement des contrats et de potentielle montée en grade. En effet, avec le diplôme de master, les assistants-étudiants peuvent devenir des assistants de recherche recrutés sur la base de leurs C. V. et d’auditions, dans un cadre compétitif. Or, en Allemagne, les postes d’assistant-étudiant sont des postes polyvalents, comportant des tâches consistant par exemple à transcrire des entretiens et à faire des fiches de lecture, mais aussi à monter des projets de recherche. Comme les financements doctoraux sur contrat, ce type de poste est devenu de plus en plus fréquent en Allemagne depuis les années 2000 [4], avec la montée en puissance des financements externes sur une logique de projet.

9Ainsi mes emplois expliquent-ils en grande partie pourquoi j’ai pris pour objet de ma première recherche, dans le cadre de mon mémoire de master, le travail policier aux frontières en Amérique centrale : cette thématique s’inscrivait à l’époque dans un axe de recherche émergent de mon institut et me permettait également de capitaliser sur les acquis de mon travail salarié. Mon « choix » de sujet a donc été en partie déterminé par la structure de l’emploi scientifique qui, en Allemagne, donne aux professeurs la possibilité d’embaucher des assistants dans le cadre de leurs projets scientifiques fléchés et, ainsi, d’intégrer des étudiants dans le monde de la recherche relativement plus tôt dans leur parcours de formation qu’en France. Le choix de la méthodologie avait, quant à lui, deux origines. D’une part, il était dû à la conviction des enseignants-chercheurs de l’Institut d’études latino-américaines de l’importance du « terrain », contrairement aux orientations plus théoriques qu’on m’avait enseignées au cours de ma formation initiale de politiste à la Freie Universität. Mes professeurs nous encourageaient à partir en semestre d’échange en Amérique latine et organisaient des séjours de recherche en partenariat avec des universités latino-américaines. C’est dans ce cadre que j’ai pu participer en 2009 à un séjour de recherche collectif, organisé par l’une de mes futures directrices de thèse au Costa Rica et financé par le DAAD (l’office allemand d’échanges universitaires). D’autre part, le séjour de dix-huit mois effectué au Nicaragua lors de mon service civil m’avait déjà appris l’importance de l’immersion pour saisir les logiques de fonctionnement d’une société préalablement inconnue.

10Quand il a été question de m’inscrire en thèse, mes activités d’assistant de recherche ont à nouveau pesé. En effet, je travaillais à ce moment dans mon institut au montage d’un projet sur la gouvernance de la police au Mexique. Un contrat doctoral fléché sur les pratiques policières de lutte contre le narcotrafic au Mexique avait été budgété dans ce cadre. L’une des porteuses du projet m’a alors suggéré de présenter un projet sur cette thématique. Étant donné que cette coordinatrice m’avait par ailleurs aidé à obtenir une bourse d’échange avec le Mexique et que je souhaitais vivement m’inscrire en doctorat, je suis parti un semestre dans ce pays en fin de master afin de préparer mon projet de doctorat. À la suite de ce séjour, j’ai présenté un premier projet de thèse intitulé « La coordination transnationale des forces policières mexicaines [5] » (Verlin 2010a). J’avais alors repris certains éléments de mon mémoire de master, comme l’importance de la coordination policière transfrontalière en Amérique centrale, mais en changeant de cas d’étude. Après avoir soutenu mon mémoire et présenté mon projet en audition devant un jury composé de professeurs impliqués dans le projet de recherche collectif, j’ai été informé que le contrat doctoral avait été attribué à un candidat plus expérimenté, qui avait travaillé pendant plusieurs années en tant qu’assistant de recherche postmaster et qui avait déjà à son actif des publications et des communications dans des colloques. Le sujet sur lequel je m’étais spécialisé durant une année était désormais pris en charge par un autre étudiant.

Berlin, Allemagne, 2010 : le deuxième projet

11Alors que, confronté au chômage, je commençais à postuler à des emplois hors de l’université, la professeure qui m’avait incité à candidater au contrat doctoral sur le Mexique s’est engagée à m’aider à trouver un autre financement. Elle était en effet coordinatrice d’un autre réseau de recherche sur les inégalités sociales en Amérique latine, financé par le ministère fédéral de l’Enseignement et de la Recherche, auquel j’avais contribué dans la phase de montage du projet pendant mon contrat d’assistant. Elle m’a suggéré de proposer un projet sur les catastrophes naturelles en Amérique latine, sujet qui, d’après elle, aurait pu convaincre le comité de sélection constitué de façon ad hoc au moment du lancement du projet.

12Mon deuxième projet de thèse a donc été le résultat d’une improvisation, suite à un échec inattendu. Rédigé à la hâte en anglais, puisque le consortium du projet était largement international, il a mobilisé des références et des cadres théoriques que j’avais acquis lors de ma participation au montage du projet collectif. J’ai ainsi proposé un projet comparatif sur la gestion des effets de grands séismes, intitulé « Histories of entanglement in Latin American earthquake disaster management » (Verlin 2010b). Les premières lignes de son introduction témoignent de mes efforts pour m’inscrire dans le cadre collectif imposé, tout en mobilisant la référence à deux séismes fortement médiatisés pour dramatiser l’importance de l’enjeu :

13

« Comme l’ont montré récemment les séismes en Haïti et au Chili, les catastrophes naturelles fonctionnent comme des révélateurs des structures cachées des inégalités sociales. En même temps, la réponse sociale apportée aux désastres est tenue comme responsable de la production de nouvelles inégalités ou, du moins, de l’approfondissement de la distance entre groupes sociaux sur les territoires affectés. Les pays latino-américains ne sont pas seulement des lieux où de profondes inégalités sociales sont à l’œuvre, mais ils sont aussi souvent ravagés par des catastrophes naturelles. »
(Verlin 2010b : 1)

14La référence aux cas haïtien et chilien avait pour fonction d’illustrer la saillance de mon projet individuel vis-à-vis du projet collectif, qui promettait de produire des recommandations sur des enjeux d’actualité. La focalisation sur les inégalités entre groupes sociaux avec un ancrage régional devait inscrire clairement mon sujet dans le cadre de ce programme de recherches. Si ma phrase d’accroche mobilisait des cas médiatiques, les deux cas d’étude proposés étaient néanmoins plus anciens, choisis en fonction de ma familiarité avec les terrains : le Nicaragua, où j’avais effectué le terrain de mon mémoire de master et fait mon service civil, et le Mexique, où j’avais travaillé pendant un semestre sur mon premier projet de thèse. Relisant une première version du projet, ma directrice de thèse, qui participait au jury de sélection, me suggéra d’intégrer le cas d’Haïti.

15La comparaison de trois cas (Nicaragua, Mexique et Haïti) donnait une certaine cohérence au projet, car les séismes de 1972, 1985 et 2010 rendaient possibles une comparaison diachronique et un travail sur l’émergence du secteur humanitaire en Amérique latine :

16

« L’objectif de cette recherche est de s’intéresser à ces questions et donc à l’influence des régimes de gestion des catastrophes sur les inégalités sociales à travers le croisement d’une approche de sociologie historique des savoirs et une approche post-coloniale. La recherche se focalise sur les séismes du Nicaragua en 1972, de Mexico en 1985 et d’Haïti en 2010. »
(Ibid.)

17Le cadre théorique reprenait explicitement les mots clés du projet collectif (inégalités, interdépendances, approche post-coloniale) afin de correspondre au mieux aux attentes des évaluateurs :

18

« De tels régimes constituent des figurations complexes et hétérogènes d’agents locaux, nationaux et internationaux. Ces agents sont eux-mêmes dotés de ressources et de capacités inégales. De plus, dans les sociétés post-coloniales, les asymétries de pouvoir entre acteurs positionnés à différentes échelles d’un régime de gestion de catastrophes font écho aux anciennes relations d’interdépendance entre colonie et métropole. C’est dans ce contexte qu’il faut donc analyser dans quelle mesure l’aide internationale ou transnationale réduit les inégalités sociales ou contribue au contraire à les perpétuer. »
(Ibid.)

19Dans ce projet de recherche, les coordinateurs principaux devaient être les directeurs ou codirecteurs de thèse des candidats. L’une des coordinatrices était ma directrice de mémoire et également ma responsable depuis plusieurs années. Elle était donc logiquement ma future directrice de thèse. Mais comme elle n’était pas spécialiste de mon nouveau sujet, elle m’a suggéré une codirection avec une autre coordinatrice du projet, anthropologue et spécialiste des catastrophes, que je n’avais jamais rencontrée. Lors de notre premier entretien, celle-ci m’orienta immédiatement vers les débats de l’anthropologie des connaissances, notamment vers la différenciation scalaire et hiérarchique des connaissances locales et nationales, indigènes et scientifiques, tacites et codifiées, ce qui s’est traduit de la manière suivante dans le projet rédigé à la suite de cette réunion :

20

« Les savoirs sur les sociétés locales jouent un rôle décisif dans ce processus. Quelles sont les connaissances perçues comme pertinentes par les agents nationaux et internationaux de l’aide ? Comment négocient-ils [bargaining] entre eux l’accès à ces savoirs ? Comment les perceptions de soi et de l’autre orientent la recherche du consensus autour de ces savoirs ? »
(Ibid.)

21Avec ma socialisation de politiste, j’ai donc opérationnalisé cette approche en m’intéressant aux interdépendances entre différents acteurs. Le terme « bargaining » s’inspirait des théories des jeux coopératifs particulièrement présents dans ma formation initiale. En même temps, sous l’égide de ma nouvelle codirectrice anthropologue, j’envisageais un travail de terrain ethnographique. Cette approche était décalée par rapport à ma socialisation scientifique, de facture assez théorique et institutionnaliste, mais m’était devenue familière grâce aux cours interdisciplinaires que j’avais suivis à l’Institut d’études d’Amérique latine et à l’enthousiasme communicatif de mes directrices de thèse.

Berlin, Allemagne, 2011 : consolidation et conflits

22Ma deuxième candidature fut effectivement retenue sans audition par un jury constitué par les porteurs du projet et j’obtins une bourse de trois ans. Le positionnement explicite de ma recherche dans le cadre du projet collectif (usage de mots clés, références bibliographiques, etc.) m’a permis d’obtenir cette bourse, même si un des deux évaluateurs de mon projet, un géographe, avait fait une évaluation critique et sans doute justifiée du lien que je construisais entre catastrophes et connaissances, pour lui « tiré par les cheveux ». La deuxième évaluatrice, une anthropologue, avait au contraire souligné la proximité du sujet avec la thématique du projet collectif ainsi que la pertinence et l’actualité du cas haïtien. La lecture de ces évaluations légitime a posteriori mon choix de construire mon projet doctoral dans le cadre théorique et méthodologique du projet collectif qui le finance.

23En 2011, ma situation matérielle s’était donc relativement stabilisée. Je disposais d’une bourse doctorale de 1 300 euros mensuels pour une durée de trois ans, ce qui était une amélioration considérable par rapport aux années précédentes, même si cela signifiait aussi que je n’avais pas de droits sociaux [6]. Cette bourse n’était par ailleurs pas fondée sur un contrat, mais octroyée par « notification » précisant uniquement mes devoirs et stipulant que la totalité des sommes perçues devrait être remboursée en cas de non-respect de ces clauses.

Le système de bourses doctorales en Allemagne

Des bourses destinées à financer le doctorat existent en Allemagne depuis la création de la Fondation pour les études du peuple allemand en 1921. L’État fédéral, les gouvernements des Länder et des fondations de droit privé utilisent cet outil non fléché pour « promouvoir le talent » (« Begabtenförderung »). À partir des années 2000, les financements externes sur projet sont devenus la source principale des bourses, limitant la logique du mérite en imposant un fléchage thématique.
Pour l’année universitaire 2014-2015, 31 300 (16 %) des 196 200 doctorants en Allemagne ont reçu une bourse (Statistisches Bundesamt 2016). Ce taux se situe à environ 14 % pour les sciences humaines et sociales.
Sur l’ensemble des boursiers, 17 % reçoivent une bourse des fondations politiques et confessionnelles, 10 % disposent d’une bourse des Länder, 8 % du service d’échange académique allemand, 6 % reçoivent une bourse de la Fondation de recherche allemande (DFG, l’équivalent de l’Agence nationale de la recherche) et 49 % d’autres sources de financement externes. Pour ces deux dernières catégories, il s’agit en grande majorité de bourses fléchées.

24Malgré une amélioration matérielle notable de ma situation, ma dépendance s’était paradoxalement renforcée. Je disposais d’un revenu mensuel régulier et je pouvais également solliciter des aides considérables (à hauteur de 3 000 euros par an) pour des missions de terrain ou des participations à des colloques ; en revanche, les responsables du projet pouvaient, à tout moment, suspendre ma bourse. Ce mode de financement avait un coût intellectuel et scientifique : je n’étais pas libre de mes choix théoriques et empiriques pour conduire ma recherche. Cette tension entre l’amélioration de ma situation matérielle, liée à un financement externe, et la dépendance qui en découlait du fait de la situation non contractuelle du boursier s’inscrit dans un contexte de transformations institutionnelles importantes en Allemagne. L’augmentation du nombre de financements doctoraux pendant les années 2000 a été accompagnée d’un renforcement de la logique des chaires professorales ; un nombre limité de professeurs encadre désormais de plus en plus de doctorants financés sur des projets de recherche plus nombreux et ambitieux. Selon l’Office fédéral de la statistique, un professeur allemand encadre actuellement en moyenne six doctorants en sciences sociales. Le taux d’encadrement varie en fonction de la capacité du titulaire d’une chaire à obtenir des financements sur projet fléché : 11 % des professeurs allemands n’encadrent aucun doctorant ; 50 % entre un et cinq doctorants ; 24 % entre six et dix ; 9 % entre onze et quinze, 3 % entre seize et vingt, et 3 % plus de vingt thèses (Statistisches Bundesamt 2016).

25Pour comprendre ces transformations, il est nécessaire de décrire brièvement la politique scientifique récente de l’Allemagne. L’enseignement supérieur est une compétence exclusive des Länder (article 30 de la loi fondamentale). La recherche est en revanche une compétence partagée et a constitué pour l’État fédéral le principal levier pour orienter l’enseignement supérieur et la recherche, via notamment l’« initiative d’excellence » lancée en 2004. Le projet sur les inégalités en Amérique latine a par exemple obtenu des financements du ministère sur l’appel à projet « Réseau de compétences ». Conçu à l’origine pour accélérer le transfert de technologies et d’innovations vers l’industrie, ce programme a été élargi aux sciences sociales : « Pour maintenir et améliorer la compétitivité dans la globalisation, il est essentiel de continuer à développer de façon dirigée la compétence sur les zones lointaines [sic] de l’Allemagne sur les différentes régions du monde » (BMBF 2009). Les thèses financées grâce à ce dispositif devaient être courtes et appliquées. Les doctorants devaient présenter un projet planifié sur trois ans. Cette injonction à une effectuer une thèse courte a été à l’origine d’une tension entre les exigences institutionnelles et la définition de l’étendue du travail empirique. En effet, la coordination du projet nous interdisait de partir plus de trois mois sur le terrain, et les départs devaient avoir lieu pendant les vacances d’été.

26Conscient de ces contraintes, j’ai rapidement fait le choix de recentrer mon sujet autour du seul cas haïtien, car il m’apparaissait irréaliste de mener à bien, en trois ans, une comparaison diachronique sur trois pays pouvant satisfaire un minimum d’exigence empirique. J’ai donc présenté une demande de financement pour un terrain haïtien afin d’enquêter sur « les agents de l’humanitaire » et « les experts » qui y travaillent depuis le séisme de 2010 (Verlin 2011a).

27Si le recentrage du sujet avait été validé par mes directrices de thèse, sa conséquence logique (à mes yeux), consistant à demander un financement pour un terrain relativement long (trois mois), s’est avérée source de conflit. Ma codirectrice anthropologue me reprocha la naïveté de ma démarche en faisant référence à ma formation de science politique et à mon manque de connaissance préalable d’Haïti. D’après elle, il me manquerait « des compétences d’anthropologue » et Haïti serait trop dangereux. Ma deuxième codirectrice, politiste, critiqua également ma démarche, mais en soulignant pour sa part qu’elle était « insuffisamment politiste », puisqu’elle ne s’intéressait pas principalement aux « institutions ». Toutes deux me conseillèrent de « travailler à la bibliothèque » sur les représentations médiatiques plutôt que de partir sur le terrain (les séjours de trois mois étaient par ailleurs réservés aux anthropologues).

28Cette réaction s’explique partiellement par la division du travail scientifique entre les disciplines en Allemagne, selon laquelle il échoit à la science politique, après sa refondation après-guerre, une ambition plus théorique qu’empirique [7]. Mais cela n’explique pas entièrement les décisions de mes directrices de thèse : elles étaient également contraintes par les temporalités raccourcies des thèses exigées par le ministère, et par leur responsabilité en matière de sécurité des doctorants. Finalement, après une insistance considérable de ma part, le financement du terrain me fut attribué sous conditions. Je devais me concentrer sur les seuls acteurs allemands présents en Haïti. Je devais par ailleurs partir avec une autre doctorante, anthropologue, qui travaillait sur les aspects religieux du gouvernement humanitaire. Je devais fournir une lettre exonérant la direction du projet de toute responsabilité légale en cas d’accident. Enfin, je m’engageais à envoyer un rapport tous les quinze jours. J’acquiesçais à tout, car mon objectif principal était atteint : je pouvais maintenir une approche « par le bas », centrée sur les acteurs de l’humanitaire, et réaliser un terrain. Cette approche me paraissait essentielle, eu égard au temps qu’il m’avait fallu pour comprendre les relations sociales dans un pays étranger pendant mon service civil au Nicaragua.

29Six mois après mon inscription en thèse, mon projet portait désormais sur la « production et circulation des savoirs dans l’aide humanitaire allemande en Haïti après le séisme de 2010 » (Verlin 2011a). Les transformations de mon objet d’étude étaient liées au résultat de la négociation menée sous la menace d’une suppression du financement de mon terrain, menace qui m’avait conduit à formuler la justification scientifique suivante pour expliquer la focalisation sur les acteurs humanitaires allemands qui m’avait été imposée :

30

« Le projet s’intéresse aux négociations entre les institutions d’État allemandes et les ONG, qui travaillent au sein d’un système d’aide international représenté par la MINUSTAH, l’office des Nations unies pour la coordination des affaires humanitaires et qui doit gérer la présence de plus de 14 000 salariés d’ONG dans le pays. Le cas de l’aide allemande en Haïti est particulièrement pertinent, car les ONG et institutions allemandes sont souvent considérées comme des acteurs à l’agenda transparent, contrairement aux organisations américaines, françaises ou brésiliennes actives dans la gestion du désastre haïtien. Outre cet argument, qui peut paraître faible, on peut en ajouter un autre : l’Allemagne peut être considérée par sa taille et sa performance comme un acteur “moyen” dans la stratégie globale des Nations unies. Étant par ailleurs le fait d’un des bailleurs de fonds européens les plus importants, l’action allemande en matière de gestion des désastres est représentative de l’engagement européen dans le pays, en particulier si l’on considère la forte présence d’experts allemands dans le service de la Commission européenne à l’aide humanitaire et à la protection civile. »
(Ibid.)

31Ma faible capacité de négociation s’est traduite directement par la faiblesse des arguments mobilisés. Non seulement la logique de l’aide de l’Union européenne ne pouvait en effet être réduite à la nationalité de ses agents, mais invoquer la dimension « moyenne » de l’aide humanitaire allemande n’était pas particulièrement pertinent : la forte variété de ses engagements nationaux en termes de financement et de secteur ciblé faisait de l’Allemagne un acteur de l’aide majeur dans certains secteurs et mineur dans d’autres. Quant à la perception de l’Allemagne comme un acteur non politique, il était difficile de l’objectiver. Si mon objet d’étude se stabilise donc en 2011, c’est au prix d’une série de pirouettes intellectuelles visant à justifier des choix scientifiques bancals, imposés par les exigences du projet collectif dans lequel il devait s’inscrire.

32En 2011, je pars finalement pour cinq mois en Haïti avec ma collègue anthropologue. Les deux mois supplémentaires ont été durement négociés et justifiés par la nécessité d’apprendre le créole haïtien. Après un mois de cours intensifs à Cap Haïtien, je m’installe à Port-au-Prince, épicentre du séisme. La confrontation à la complexité du terrain, où il s’avère impossible d’identifier et d’isoler des acteurs « allemands », entraîne une réorientation de mon objet de recherche. C’est ce que restitue le compte rendu de terrain soumis à mes directrices de thèse à mon retour à Berlin :

33

« Les acteurs forment des réseaux dispersés et mon terrain me semble fragmenté. Les contrats de travail et les identités changent rapidement. Il me semble difficile de constituer un milieu d’observation stable. De plus, les acteurs changent d’échelle d’interaction sans cesse en fonction de leurs contrats. Ils s’identifient comme des acteurs locaux, nationaux ou internationaux. »
(Verlin 2011b)

34La consigne d’étudier uniquement les acteurs allemands n’avait qu’un sens limité sur un terrain où je me trouvais face à des humanitaires allemands, certes, mais aussi à des salariés d’autres nationalités, notamment haïtiens, et à des salariés d’organismes dont le siège social était situé en Allemagne ou dont les ressources étaient majoritairement allemandes. J’ai donc abandonné cette piste et me suis focalisé sur les réunions de coordination organisées tant par les ambassades de différents pays (France, États-Unis, Allemagne, Canada), pour comparer des approches nationales, que par les Nations unies ou par des alliances d’ONG.

35Le sentiment partagé d’un manque d’orientation structurait par ailleurs les discours et pratiques de mes enquêtés dans l’espace fragmenté de l’action humanitaire en Haïti, m’orientant finalement vers une réflexion sur la question de l’incertitude. Grâce aux rencontres sur le terrain, j’avais aussi créé des liens avec des chercheurs français, très présents en Haïti, qui avaient monté un groupe de travail sur la méthode ethnographique. Ces contacts m’ont conduit à formuler un premier résumé de mon projet de thèse, en français, destiné à établir des liens avec le milieu universitaire français. Cet intérêt pour les travaux français doit en partie être relié aux capacités linguistiques que j’ai acquises pendant ma scolarisation dans un lycée franco-allemand à Fribourg. Voici un extrait du projet tel que je l’avais formulé à l’époque :

36

« Mon travail de thèse s’intéresse aux perceptions et aux pratiques des agents d’organisations humanitaires en ce qui concerne les formes de coordination du système d’aide humanitaire après le tremblement de terre de janvier 2010 en Haïti. Ma question de recherche est la suivante : en l’absence d’une autorité centrale productrice d’un savoir hégémonique, comment est-ce que les agents responsables de la gestion d’une catastrophe réussissent à s’orienter dans un environnement complexe avec des connaissances fragmentées et dispersées ?
1/ En premier lieu, je fais l’hypothèse que l’absence d’une coordination centrale de l’aide humanitaire crée des formes diverses et concurrentes de coopération qui permettent la circulation et la production des savoirs.
2/ Ensuite, j’étudie la façon dont les trajectoires sociales des acteurs influent sur la circulation des savoirs dans le contexte après le séisme.
3/ Une troisième piste consiste à penser que ces interactions éphémères et contingentes entre acteurs permettent aux acteurs de s’orienter dans la situation post-catastrophe.
4/ Enfin, je me demande dans quelle mesure les connaissances des agents sont produites à travers les interactions entre circulation informelle de savoirs et de pratiques et coordination formelle entre les acteurs. »
(Verlin 2012a)

37Cette proposition de reformulation a été vivement critiquée par mon comité de thèse qui m’a reproché la dimension trop extensive du travail empirique proposé ainsi que ma demande d’effectuer un deuxième séjour de recherche. Cette volonté de repartir sur le terrain devint une pierre d’achoppement dans mes rapports avec mes directrices de thèse. En effet, je ne pouvais pas repartir sans leur accord et l’annulation de la bourse d’une autre doctorante du projet, qui était passée outre l’interdiction de repartir sur son terrain, rendait la menace tangible. Cette impasse m’a conduit à chercher une voie de sortie. J’ai alors proposé une cotutelle avec la France, afin de travailler dans un environnement plus réceptif à la sociologie des acteurs, mais cette proposition a été mal accueillie. Les responsables du projet m’autorisèrent finalement à partir, mais à deux conditions : je devais envoyer un chapitre par mois (j’étais en deuxième année de thèse) et déposer mon manuscrit exactement trente-six mois après mon inscription en doctorat. Le prix à payer pour accéder au terrain signifiait la rédaction d’une thèse bâclée et trop peu étayée empiriquement, ce qui m’a conduit à démissionner de ma bourse et à tenter ma chance en France, où j’avais noué des premiers contacts.

38Si ma socialisation universitaire et mon expérience du terrain ont certes influé sur les reformulations continues de mon objet de recherche, ce sont surtout les conditions matérielles et notamment financières de production de la thèse qui ont eu un impact décisif sur les réorientations successives de mon travail et qui m’ont conduit dans une impasse en Allemagne.

Paris, France, 2012 : nouveaux enjeux

39Mes premières semaines à Paris ont été marquées par la recherche d’un nouveau financement et d’une nouvelle direction de thèse. Mes expériences professionnelles comme assistant en Allemagne, chose commune là-bas pour un étudiant de premier et deuxième cycle mais atypique en France, m’ont offert une ressource distinctive pour trouver un emploi. En septembre 2012, j’ai été embauché comme chargé de mission d’un groupement d’intérêt scientifique (GIS), mais j’étais sans direction de thèse et sans inscription dans une université ou un laboratoire. Le contact avec d’autres doctorants français, la participation à des séminaires ainsi que mon travail lui-même m’ont permis de constater les différences dans la structuration du marché d’emploi scientifique français. L’enjeu majeur de la thèse en Allemagne est la rapidité d’exécution, permettant d’obtenir et d’enchaîner les contrats post-doctoraux en espérant dix à quinze ans plus tard, après une habilitation à diriger des recherches, obtenir un poste de professeur (puisque ni le statut de maître de conférences ni le CNRS n’existent) ; en revanche, l’enjeu professionnel majeur du jeune chercheur français est de passer par le chas de l’aiguille qui ouvre la voie vers l’obtention des postes statutaires, dans les trois ou quatre années après la soutenance de thèse. Le système allemand produit une précarité à long terme pour les jeunes chercheurs, mais réduit la compétition entre doctorants et postdoctorants, au moins dans les premières années. C’est pourquoi, si j’ai ressenti ma situation matérielle en France comme plus stable et m’accordant une plus grande liberté dans ma recherche, j’ai également fortement ressenti l’incitation à agir stratégiquement pour me positionner dans la compétition pour les futurs postes.

40Pour pouvoir postuler en tant qu’attaché temporaire d’enseignement et de recherche (ATER) et obtenir des vacations me permettant d’abandonner mon emploi administratif au sein du GIS, j’avais besoin d’être inscrit dans une université française. Le premier résumé de mon projet, produit pour trouver une nouvelle direction de thèse, témoigne de cette réorientation :

41

« Ma thèse propose d’opérationnaliser la recherche sur le gouvernement humanitaire à l’aide d’une analyse fondée sur l’étude de la circulation des savoirs et des connaissances, en choisissant d’effectuer une enquête de type ethnographique. Les savoirs et pratiques concernés sont conceptualisés comme produits en situation, et circulant de manière multidirectionnelle, contradictoire et complexe (Dobry 2009). La circulation n’est pas pensée comme un phénomène à part de la production des savoirs et de ses porteurs, mais les acteurs les coproduisent dans le processus de transmission entre les microcontextes dans lesquels ils interagissent. Cette focalisation sur la circulation des connaissances me permet de penser ensemble les subjectivités de mes interlocuteurs sur un niveau “micro” et les modes de gouvernement “macro” dans lesquelles ils s’inscrivent. Je m’intéresse particulièrement à l’usage stratégique de leurs savoirs dans le contexte haïtien. »
(Verlin 2012b)

42La focalisation sur les savoirs, approche suggérée par ma codirectrice du projet allemand sur les inégalités sociales, apparaît dans ce résumé de thèse connectée aux concepts de « gouvernement humanitaire » et de « circulation ». La gestion des désastres a laissé la place au « gouvernement humanitaire », un concept que j’ai repris de Didier Fassin et Michel Agier. La référence à la conceptualisation des circulations de Michel Dobry devait par ailleurs démontrer ma connaissance d’ouvrages de référence de la sociologie politique française. Les ajustements du texte sont donc partiellement motivés par la volonté de m’insérer au mieux dans les configurations disciplinaires françaises, d’y trouver un directeur de thèse, de pouvoir m’inscrire administrativement en thèse et, par la suite, de candidater sur des postes en France.

43Ma rupture avec le projet de recherche de la Freie Universität m’a permis à la fois de consolider mon sujet de thèse et d’être plus ouvert aux débats français. Prenant ses distances avec un projet initialement inscrit dans les relations internationales, mon sujet se situait désormais plutôt dans une sociologie politique de l’international. Les micro-contextes de l’humanitaire en actes étaient désormais envisagés comme centraux et constituaient le point de départ de ma recherche.

44Après plusieurs tentatives, j’ai réussi à trouver une directrice de thèse en France, ce qui m’a permis de m’inscrire administrativement et d’être intégré dans un laboratoire. Alors que j’étais inscrit en doctorat de science politique et études latino-américaines en Allemagne, ma nouvelle directrice de thèse en France est anthropologue de formation et directrice de recherche en sociologie. Ma façon d’écrire s’est progressivement ajustée au regard de la langue, des concepts et des références disciplinaires. La plupart des références utilisées par mes collègues dans les séminaires de recherche et les colloques n’étaient en effet pas intelligibles pour moi au début, ce qui m’a conduit à mener un programme de lecture de rattrapage des références « incontournables » [8]. Certes, les adaptations à un contexte disciplinaire font partie de la socialisation professionnelle « normale » d’un doctorant, mais comme ce processus d’acculturation se manifeste aussi sous la forme de la rédaction de résumés de thèse pour des candidatures à des vacations, des aides à la mobilité doctorale et des postes d’ATER, il devient une condition de ma subsistance.

45Des éléments de sociologie du travail remplacent désormais complètement les notions de relations internationales et d’étude des institutions qui m’ont été enseignées en Allemagne. Par ailleurs, l’échelle d’analyse des projets de thèse se déplace d’un niveau macro vers une analyse des situations d’interaction entre agents humanitaires. Le texte soumis lors d’une candidature pour l’obtention d’une subvention pour un terrain de recherche montre de façon exemplaire les effets de mon apprentissage de certaines normes d’écriture et concepts de la sociologie politique française :

46

« L’État haïtien et le monde humanitaire se trouvent donc dans une situation de réactivité permanente face à la perception d’une multiplicité de crises, ce qui a entraîné la mise en place de modes de gouvernement institutionnalisés de l’urgence. Je propose donc d’analyser le gouvernement humanitaire en posant la question suivante : de quelle manière une réactivité particulière s’est matérialisée dans les pratiques des acteurs humanitaires et dans leurs cadres réglementaires pour comprendre les contradictions entre les gestes et les règles administratives du monde humanitaire en Haïti ? L’objectif de ce troisième terrain est ainsi d’analyser la microphysique du pouvoir d’un gouvernement indirect. »
(Verlin 2013)

47L’appropriation des normes disciplinaires, directement liée à la recherche d’une stabilisation des conditions matérielles de ma thèse, se manifeste aussi par un travail de contextualisation différente de mes arguments. Premièrement, je fais référence à la littérature francophone de sociologie politique qui s’intéresse aux trajectoires et aux configurations d’alliances entre acteurs plutôt qu’aux structures institutionnelles. Deuxièmement, le fait de contextualiser le cas haïtien par rapport à la littérature sur d’autres cas de pays « en crise » m’incite à mobiliser une littérature plus africaniste que latino-américaniste.

48Au cours de l’année 2014, deux ans après mon arrivée en France, je peux finalement publier deux articles et un dossier dans des revues scientifiques françaises. Je réussis par ailleurs à obtenir un poste d’ATER en science politique. Cette « normalisation » de ma recherche et l’adaptation aux conditions de recrutement en France a finalement permis la stabilisation relative de mes conditions matérielles de travail.

49* * *

50Les extraits de résumés de mon projet de thèse à des moments de rupture dans ma biographie académique témoignent de mon travail de repositionnement actif face à des injonctions paradoxales. Le fait que j’ai migré d’un pays à un autre et changé de discipline, ainsi que les différentes expériences de précarité, rendent particulièrement visible la force des socialisations professionnelles nationales. Mes ruptures biographiques et académiques apparaissent comme des moments qui révèlent, à travers l’analyse des projets de thèse successifs, des processus d’incorporation de normes et de routines professionnelles qui restent souvent imperceptibles. L’internationalisation croissante des carrières scientifiques ouvre certaines possibilités nouvelles aux chercheurs disposant des capitaux linguistiques adéquats, mais les confrontent en même temps à la diversité des normes professionnelles et des logiques de régulation d’un marché très concurrentiel. Changer de contexte national peut renforcer la précarité, car les réseaux potentiels de patronage sont longs à construire et le chercheur mobile doit s’adapter à un nouveau paysage disciplinaire, à de nouvelles normes de présentation de soi et ajuster ses stratégies de candidature au nouveau contexte.

51La mise en récit de mon parcours a permis d’illustrer les effets de certaines contraintes structurelles et matérielles sur la construction d’un objet de recherche, le cadre théorique et la stratégie de validation empirique. Cela est particulièrement visible dans le travail d’ajustement des projets successifs aux contraintes et attentes de mes employeurs et directeurs de thèse, qui eux-mêmes agissent dans un contexte où les libertés académiques sont limitées par les modalités de financement visant à orienter la recherche.

52L’objectif de cet article n’est donc pas de dénoncer les injonctions individuelles auxquelles j’ai été soumis, mais plutôt de sensibiliser aux effets réels – certes variables, mais pouvant être objectivés – de la situation matérielle du doctorant sur la production des savoirs. « Chacun en développe sa propre conception en fonction de son expérience de la recherche, de sa connaissance préalable du terrain, de ses capacités d’adaptation et de ses dispositions sociales propres », remarquent Magali Boumaza et Aurélie Campana (2007) à propos de l’enquête en milieu « difficile ». Les approches réflexives ont donc tout intérêt à intégrer le multipositionnement du chercheur et les conditions de son existence, qui l’obligent à reconstruire son objet d’étude de manière continue.

Article initialement publié en 2008 dans la rubrique « Fenêtre » et disponible sur Cairn :
Verlin, Jan. « Construire son objet dans un contexte universitaire international et précaire », Genèses, no 110 : 100-114.
DOI : 10.3917/gen.110.0100.
URL : https://www.cairn.info/revue-geneses-2018-1-page-100.htm.

Notes

  • [1]
    C’est nous qui soulignons.
  • [2]
    Il s’agissait de deux CDD d’un an et d’un CDD de six mois, payés 880 € pour 80 heures mensuelles en tant qu’assistant scientifique, suivi d’un contrat d’entreprise de quatre mois en tant que collaborateur scientifique, payé 900 € par mois. En Allemagne, le nombre d’assistants-étudiants est estimé à 100 000 postes pour 33 154 professeurs des universités.
  • [3]
    J’avais obtenu ce poste de manière inopinée en quatrième année d’études, après avoir été remarqué pour ma connaissance du terrain par l’enseignante d’un séminaire sur l’Amérique centrale. J’avais en effet effectué mon service civil (en remplacement du service militaire obligatoire) dans un orphelinat au Nicaragua entre 2001 et 2003 et j’y avais appris l’espagnol. Ce capital linguistique acquis s’est avéré un atout essentiel dans mon embauche à l’Institut d’études latino-américaines.
  • [4]
    Selon l’Office fédéral de la statistique, les financements externes ont doublé depuis 2006 et s’élèvent à 7,4 milliards d’euros en 2015, ce qui constitue 15 % du budget des universités privées et publiques (Statistisches Bundesamt 2017).
  • [5]
    Toutes les traductions sont de l’auteur.
  • [6]
    Une bourse n’est pas un contrat de travail comme peut l’être le contrat doctoral en France. Elle n’implique pas de cotisations sociales et le thésard n’obtient donc pas d’indemnités de chômage à l’issu de sa bourse. Par ailleurs, il doit cotiser à part pour bénéficier d’une couverture médicale.
  • [7]
    La refondation de la science politique allemande après la guerre, sous l’influence états-unienne, comme « science de la démocratie », l’importation du behaviorisme et, plus tard, l’influence d’un marxisme théorique ont orienté la discipline vers la production de théories et des approches institutionnalistes souvent normatives. L’équivalent méthodologique de la sociologie politique française est donc plutôt à chercher en Allemagne du côté de la sociologie et de l’anthropologie.
  • [8]
    Je suis passé de dix-neuf références en anglais et deux en allemand dans mon premier projet de thèse à dix-huit références françaises et cinq anglaises dans mon dernier projet de thèse.

Ouvrages cités

  • Beaud, Stéphane. 2011. « Un fils de “bourgeois” en terrain ouvrier. Devenir sociologue dans les années 1980 », in Delphine Naudier et Maud Simonet (dir.), Des sociologues sans qualité ? Pratiques de recherche et engagements. Paris, La Découverte : 149-166.
  • Bensa, Alban et Didier Fassin (dir.). 2008. Les politiques de l’enquête. Paris, La Découverte.
  • BMBF (Bundesministerium für Bildung und Forschung). 2009. Bekanntmachung des Bundesministeriums für Bildung und Forschung von Förderrichtlinien zur Stärkung und Weiterentwicklung der Regionalstudien. URL : http://www.bmbf.de/foerderungen/13101.php?hilite=kompetenznetz+regionalstudien
  • En ligneBoumaza, Magali et Aurélie Campana. 2007. « Enquêter en milieu “difficile”. Introduction », Revue française de science politique, vol. 57, no 1 : 5-25.
  • En ligneChabrol, Fanny, Moritz Hunsmann et Janina Kehr. 2012. « Réaliser un doctorat en sciences sociales de la santé : financements, pratiques de recherche et enjeux de professionnalisation », Socio-logos, no 7, mis en ligne le 24 février 2012, consulté le 5 janvier 2016. URL : http://socio-logos.revues.org/2629.
  • CNU (Conseil national des universités) section 04. 2014. Rapport d’activités 2014.
  • Collectif TMTC (Thésards mobilisés dans le travail collectif). 2015. « L’horizon vertical de la recherche », Socio-logos, no 10, mis en ligne le 16 juillet 2015, consulté le 15 janvier 2016. URL : http://socio-logos.revues.org/2975.
  • En ligneDobry, Michel. 2009 [1986]. Sociologie des crises politiques. Paris, Presses de Sciences Po.
  • Fassin, Didier. 2008. « L’inquiétude ethnographique », in Alban Bensa et Didier Fassin, Les politiques de l’enquête. Paris, La Découverte : 7-15.
  • En ligneKapp, Sébastien. 2015. « Un apprentissage sans normes explicites ? La socialisation à l’écriture des doctorants », Socio-logos, no 10, mis en ligne le 14 juillet 2015, consulté le 15 janvier 2016. URL : http://socio-logos.revues.org/3008.
  • MESR (Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche). 2016. Rapport 2016. L’état de l’emploi scientifique en France. Paris.
  • En ligneNaudier, Delphine et Maud Simonet (dir.). 2011. Des sociologues sans qualité ? Pratiques de recherche et engagements. Paris, La Découverte.
  • En lignePiriou, Odile. 2008. « Que deviennent les diplômés de sociologie ? Un état de la discipline et de son avenir », Socio-logos, no 3, mis en ligne le 30 mars 2008, consulté le 6 décembre 2017. URL : http://socio-logos.revues.org/1622.
  • En ligneSerre, Delphine. 2015. « Être doctorant-e. Socialisations, contextes, trajectoires », Sociologos, no 10, mis en ligne le 16 juillet 2015, consulté le 15 janvier 2016. URL : http://socio-logos.revues.org/2924.
  • Statistisches Bundesamt. 2016. Promovierende in Deutschland. Wintersemester 2014/2015. Wiesbaden, Statistisches Bundesamt.
  • Statistisches Bundesamt. 2017. Pressemitteilung vom 10. Mai 2017. Wiesbaden, Statistisches Bundesamt.
  • Verlin, Jan. 2010a. « La coordination transnationale des forces policières mexicaines », projet de thèse.
  • Verlin, Jan. 2010b. « Histories of Entanglement in Latin American Earthquake Disaster Management », projet de thèse.
  • Verlin, Jan. 2011a. « Production and Circulation of Knowledge in German Humanitarian Aid in Haiti after the Earthquake of 2010 », projet de thèse.
  • Verlin, Jan. 2011b. « Feldforschungsbericht 2011 », rapport de terrain.
  • Verlin, Jan. 2012a. « Acteurs et pratiques de la gestion de catastrophe et de l’aide internationale en Haïti après 2010 », projet de thèse.
  • Verlin, Jan. 2012b. « Circulation et production de savoirs dans le gouvernement humanitaire en Haïti après le séisme de 2010 », projet de thèse.
  • Verlin, Jan. 2013. « Candidature à l’aide à la mobilité doctorale ».
  • En ligneWacquant, Loïc. 2010. « L’habitus comme objet et méthode d’investigation. Retour sur la fabrique du boxeur », Actes de la recherche en sciences sociales, no 184 : 108-121.
Camille Noûs
Camille Noûs est un consortium scientifique créé pour affirmer le caractère collaboratif et ouvert de la création et de la diffusion des savoirs, sous le contrôle de la communauté académique. Ce collectif scientifique, comme Bourbaki, Henri Paul de Saint Gervais ou Arthur Besse en mathématiques, ou Isadore Nabi en biologie, prend l’identité d’une personnalité scientifique qui incarne la contribution collective de la communauté académique. Plus précisément, Camille Noûs est un individu collectif qui symbolise notre attachement profond aux valeurs d’éthique et de probation que porte le débat contradictoire, insensible aux indicateurs élaborés par le management institutionnel de la recherche, conscient·e de ce que nos résultats doivent à la construction collective. C’est le sens du « Noûs », porteur d’un « nous » collégial mais faisant surtout référence au concept de « raison » (ou « esprit » ou « intellect ») hérité de la philosophie grecque.
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/09/2020
https://doi.org/10.3917/gen.119.0144
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Belin © Belin. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...