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L’École normale de l’an III, vol. 5 : Une institution révolutionnaire et ses élèves. Introduction historique à l’édition des Leçons, Dominique Julia (dir.), Paris, Éd. Rue d’Ulm, 2016, 654 p.
L’École normale de l’an III, vol. 5 : Une institution révolutionnaire et ses élèves (2). Textes fondateurs, pétitions, correspondances et autres documents (janvier-mai 1795), Dominique Julia (dir.), Paris, Éd. Rue d’Ulm (Actes de la recherche à l’ENS, 15), 2016, 335 p.
« Dictionnaire prosopographique des élèves nommés à l’École normale de l’an III » Dominique Julia et Stéphane Baciocchi (dir.), Annexe numérique (URL : http://lakanal-1795.huma-num.fr/)
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1Dans le cadre des célébrations du bicentenaire de la Révolution française, un séminaire organisé à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm [1] avait entrepris de publier les Leçons qui avaient été prononcées au sein de l’École normale, dite « de l’an III ». Celle-ci, qui fut active entre janvier et mai 1795, avait été créée afin de former les futurs professeurs d’une république qui entendait mettre désormais l’instruction au cœur de son projet politique de régénération. Accompagnant l’édition critique de ces cours, qui se répartit en quatre épais volumes [2], devait paraître une introduction historique générale portant sur l’institution et ses élèves. Ce cinquième et dernier volume, finalement publié en 2016, sera probablement le dernier enfant du bicentenaire. Plus qu’un ouvrage commémoratif, il s’agit d’une étude érudite et magistrale qui réinterroge l’histoire sociale et intellectuelle de la Révolution en abordant une institution emblématique de la république thermidorienne du point de vue de ses élèves. Celle-ci procède d’un pari méthodologique fort, dont on s’efforcera d’expliciter ici les implications. Afin de comprendre ce qu’est une « institution révolutionnaire », l’École normale est abordée à la fois dans sa logique sociale structurante, où elle apparaît comme un moment dans la trajectoire des individus qui la composent, et du point de vue des affects auxquels elle donne chair, c’est-à-dire comme un lieu de rencontre entre une diversité d’engagements, de ferveurs et d’enthousiasmes, tant politiques qu’intellectuels.

Un monument

2Les monographies portant sur des institutions d’enseignement supérieur ne sont pas si fréquentes en France. Là où l’université d’Oxford, par exemple, a mobilisé pendant plus de quinze ans de nombreux spécialistes pour produire huit volumes retraçant son histoire depuis le Moyen Âge, aucun travail collectif de même ampleur n’existe sur une université ou une grande école française [3]. L’édition des Leçons constitue de ce point de vue une exception. La durée inhabituelle de cette recherche – près de trente ans, même si l’on imagine des vagues et des creux – fait en outre de cet ouvrage un observatoire intéressant de certaines évolutions historiographiques. Les jeunes chercheurs à qui l’on avait confié le projet au début des années 1990 sont aujourd’hui à la retraite, et leurs étudiant·e·s, dont certain·e·s avaient aidé à l’enquête collective, sont devenu·e·s des universitaires établi·e·s. Les outils de consultation de livres numérisés (Google Books et Gallica) ont transformé le travail sur les imprimés, et presque toutes les opérations de la recherche en archives, comme du traitement quantitatif des données, ont été modifiées par les instruments numériques. Dans le même temps, les laboratoires ont perdu une partie de leur influence au profit de l’ANR et des Labex, et l’École normale supérieure a tourné une page de son histoire en s’intégrant à l’« Université de recherche Paris sciences et lettres ». Au point que l’édition des Leçons de l’an III, qui s’inscrivait initialement dans les commémorations du bicentenaire, semble aujourd’hui vouloir affirmer une continuité institutionnelle dont l’évidence s’estompe quelque peu.

3Le présent ouvrage est donc un monument. Il en a les apparences extérieures : outre ses 650 pages reliées grand format, un volume d’accompagnement de taille plus réduite et de couverture souple reproduit les « textes fondateurs, pétitions, correspondances et autres documents ». Avec son dictionnaire prosopographique seulement accessible en ligne, l’ensemble n’est pas sans évoquer l’idéal du « livre pyramide » jadis décrit par Robert Darnton, dans lequel les pièces justificatives numérisées viennent en appui d’un livre imprimé consacré aux seules conclusions [4]. Mais cette forme matérielle reflète aussi la singularité d’une production historiographique hors-norme. Car il ne s’agit ni d’une monographie d’auteur, ni d’un livre collectif classique. Ni monarchie, ni démocratie, l’ensemble ressemble assez à la république thermidorienne de l’an III, à la fois collégiale et soucieuse des hiérarchies. Le maître d’œuvre de cette entreprise, Dominique Julia, est directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Son travail sur l’histoire de l’enseignement et l’histoire religieuse a été complété par les contributions d’Étienne François, François Azouvi, Pierre Lamandé et Jean Dhombres, mais l’originalité du volume tient d’abord à son enquête prosopographique. S’appuyant sur les travaux de 79 collaborateurs qui se sont réparti les fonds d’archives départementales, celle-ci a surtout été mise en œuvre par Stéphane Baciocchi, ingénieur de recherche au CNRS, qui a mobilisé diverses méthodes quantitatives pour étudier les quelque 1 500 élèves, avant et après leur passage à l’École normale de l’an III. Les informations sur ces individus sont riches mais également inégales et hétérogènes, aussi fallait-il un spécialiste pour avancer avec suffisamment de prudence dans une analyse quantitative qui conduit à changer constamment d’échelle, pour se concentrer parfois sur de tout petits groupes d’élèves. Ordonnateur du dictionnaire prosopographique en ligne – un outil de recherche majeur issu de ce travail – Baciocchi est le co-auteur, avec Dominique Julia, de huit des dix-sept chapitres du volume [5]. À ce titre, il est sans conteste le « deuxième » auteur de cet ouvrage.

4En quel sens peut-on dire que l’École normale de l’an III fut une « institution » ? Qu’institua-t-elle exactement, et de quelle façon ? Quel fut le poids de la dynamique révolutionnaire sur son pouvoir instituant ? Après le 9 thermidor an II, la Convention construit le mythe de la « Terreur » afin de désigner un moment de déchaînement de passions égalitaires, sanguinaires et irrationnelles. Si le jacobinisme est alors décrit comme un mal causé par l’ignorance des foules, il n’est pas question de remettre en cause la souveraineté du peuple. Les Thermidoriens entendent doter la République de nouvelles institutions capables de régénérer le peuple par l’apprentissage de la raison et de poser « les fondements de l’éducation globale d’un homme régénéré » (p. 187). Autrement dit il s’agit, non simplement d’instruire, mais bien d’instituer le peuple. Émile Durkheim, un normalien qui publia Les règles de la méthode sociologique en 1895, en même temps que paraissait l’étude de Paul Dupuy sur l’École de l’an III dans le Centenaire de l’École normale[6], définissait les institutions sociales de façon très large, comme désignant « toutes les croyances et tous les modes de conduite institués par la collectivité » [7]. L’apport de l’ouvrage dirigé par Dominique Julia est de montrer, à partir d’un travail d’archives monumental pour reconstituer l’expérience de ses 1 500 élèves dans le contexte de l’an III, que l’École normale mérite d’être considérée comme une « institution » au sens durkheimien.

La Révolution instituée

5L’École normale en est une, d’abord au sens où elle est l’émanation et le prolongement de l’administration territoriale de la République. Les districts, instances intermédiaires entre les municipalités et le département, jouent ici un rôle central. Ils ont en effet la charge de choisir les élèves à la fois pour leur talent et pour leur civisme. L’étude prosopographique montre que l’École a servi de « sas de reconversion » pour de nombreux lettrés, quelle que soit l’ancienneté ou l’intensité de leurs convictions politiques, afin de les attirer vers les institutions républicaines. C’est le cas pour les anciens instituteurs et professeurs des collèges royaux, mais aussi pour les anciens membres du clergé constitutionnel, qui forment les deux principaux viviers d’élèves dont l’équipe a pu reconstituer la trajectoire – ce qui montre au passage combien la jeune institution républicaine hérite aussi de l’armature scolaire de la France d’Ancien Régime. C’est aussi le cas pour divers administrateurs et fonctionnaires, auxquels l’École offre un relais ou un tremplin. Ceux-ci y ont été placés par une administration territoriale à laquelle la Convention a demandé de se mobiliser pour faire exister l’École normale. Pour choisir les élèves, les administrations de district ont souvent puisé parmi leurs propres agents ou à proximité. Un quart des élèves issus de l’administration républicaine étaient en disponibilité avant de rejoindre l’École, qui leur sert ainsi d’emploi provisoire, et plus d’un tiers provient soit des bureaux, soit de l’administration territoriale. Certains administrateurs refusent cependant leur nomination, signe que le départ pour Paris n’est pas toujours perçu comme une promotion. Certains invoquent le voyage, coûteux, et le traitement, trop modeste ; d’autres se disent réticents à abandonner des fonctions utiles et importantes, avancent des raisons de santé ou évoquent le sentiment de manquer des qualités intellectuelles nécessaires. Les refus sont assez fréquents et ont leur géographie : c’est d’abord l’ouest normand, breton et vendéen qui manque d’enthousiasme républicain, alors qu’à l’inverse les départements les plus jacobins connaissent peu de défections. L’École normale est donc un lieu dans lequel se retrouve « l’armature politique et administrative qui a porté, dans tous les sens du terme, le mouvement révolutionnaire depuis frimaire an II (décembre 1793) » (p. 196). Mais voici un paradoxe de taille : l’administration de district est une unité administrative qui sera paradoxalement abolie par la Constitution de l’an III, quelques mois après la dissolution de l’École normale. C’est que la Révolution institue et désinstitue simultanément, prévoit l’avenir pour revoir immédiatement ses plans, ou les enterre sans qu’il ait été possible d’en délibérer. La réticence ou l’incapacité de toute institution à imaginer un avenir dans lequel elle n’existerait plus est de peu de poids face à une dynamique politique qui s’impose à toutes les autres. Il était initialement prévu que des écoles normales secondaires, qui seraient comme des satellites de l’École normale parisienne, organiseraient le retour des élèves et assureraient la diffusion des méthodes apprises à Paris. Mais dès le mois de mars, alors que les écoles centrales se mettent en place, l’idée est enterrée et l’on prévoit la dissolution de l’École normale au 1er prairial an III (20 mai 1795). Les attaques se multiplient en effet à la Convention contre une institution qui est accusée de coûter trop cher et de manquer d’efficacité dans ses enseignements, autant que de clarté dans ses objectifs (p. 431).

6Au-delà de ces arguments, c’est la jeunesse de l’institution, et donc l’absence parmi les élites républicaines de normaliens attachés à leur ancienne école, qui explique son échec à prendre racine. Bientôt, avec la loi du 3 brumaire an IV de Daunou, le projet de régénération par l’instruction publique sera réinstitué, mais cette fois-ci sans l’École normale : écoles primaires, écoles centrales et Institut national des sciences et des arts y formeront un système éducatif intégré dans lequel le ministère de l’Intérieur, avec l’aide des membres de l’Institut, prendra en charge la rédaction des livres élémentaires.

Une institution-événement

7Institution sécrétée par d’autres institutions, l’École normale de l’an III participe tant bien que mal d’une dynamique d’institutionnalisation du régime républicain et de son nouveau maillage territorial. Mais elle n’est pas une institution où se ferait la lente incorporation d’un habitus normalien qui n’existe pas encore. Fondée sur le modèle des cours sur la fabrication des poudres et du salpêtre, qui avaient été dispensés à Paris en l’an II, elle est conçue comme un rassemblement de courte durée. Il s’agit de former rapidement des élèves qui, par un « effet multiplicateur », dissémineront ensuite dans leurs provinces les savoirs appris à Paris. L’École normale de l’an III est donc une institution-événement. Cet événement, c’est le rassemblement en un même lieu, pendant quatre mois, de 1 500 normaliens, âgés de 21 ans à plus de 70 ans, déjà marqués par diverses expériences et passions révolutionnaires.

8En 1800, Jean-Baptiste Biot avait décrit l’École normale comme un ramassis de jacobins exilés : des disciples de Robespierre s’y étaient fait nommer, expliquait le jeune professeur au Collège de France, afin de se protéger de représailles – apportant au passage leur ignorance et leur haine, corrompant la vertu des hommes de talents et de sagesse. Dans son étude, à l’occasion du centenaire de 1895, Paul Dupuy accorde peu de crédit à ce témoignage. L’enquête prosopographique collective menée par Julia et Baciocchi confirme au contraire l’importance de l’élément jacobin au sein de l’École. Là réside peut-être une explication à l’hostilité dont elle fait l’objet, dès le mois de mars, à la Convention. Fille légitime de la réaction thermidorienne, qui entend mettre la raison au pouvoir, l’École normale a pu être perçue, à tort ou à raison, comme un enfant bâtard du jacobinisme, et donc comme l’alliée possible d’une foule parisienne encore capable d’envahir l’assemblée pour protester contre les difficultés d’approvisionnement qu’entraîne une libéralisation commerciale, qu’analyse au même moment Vandermonde dans ses cours d’économie politique.

9Reconstituant les trajectoires d’un peu plus d’un millier d’élèves en l’an II, Baciocchi et Julia montrent que nombre d’entre eux se sont fortement engagés en faveur de la Révolution – même si l’élément antijacobin est également important au sein de l’École. Certains ont d’abord eu l’expérience de la guerre comme engagés militaires au service de la patrie en danger. D’autres ont eu des fonctions politiques pendant l’an II, connaissant parfois la prison, ou faisant l’objet de dénonciations dans le climat de la réaction politique de l’hiver 1794-1795. Cet engagement républicain se constate notamment chez les anciens ecclésiastiques, qui représentent 29 % de l’ensemble des élèves dont on a pu reconstituer la trajectoire politique. Depuis que la République a cessé de salarier aucun culte et qu’elle a adopté une politique de déchristianisation, de nombreux prêtres sont dans l’incertitude sur leur avenir. Certains ont été contraints à l’exil, d’autres ont prouvé leur civisme en se mariant civilement.

10L’analyse, dans les archives du légat Caprara, des textes d’abjuration des anciens prêtres devenus élèves mais qui, après le Concordat, cherchent à se réconcilier avec l’Église romaine, montre que ces normaliens ont souvent vécu leur apostasie comme un engagement sans retour, une véritable conversion à la république. Les élèves qui ont joué un rôle actif dans les sociétés populaires en l’an II sont d’ailleurs de véritables « officiers de morale républicaine » (p. 276). « Agents actifs de la déchristianisation » (p. 280), ils ont souvent célébré le culte de l’Être suprême en prononçant des discours, choisi le français aux dépens des patois, ou composé des hymnes ou des couplets patriotiques qui reflétaient bien souvent un théisme dont on mesure toute l’influence à la ferveur que suscite, parmi les enseignants de l’École normale, le professeur de morale Bernardin de Saint-Pierre.

Faire corps

11Ce ne sont pas seulement les expériences incorporées que reconstituent Baciocchi et Julia. Plutôt que de répéter les analyses sur le contenu des différents cours, déjà fournies dans les autres volumes de la collection des Leçons, les auteurs présentent l’expérience normalienne au plus près des corps, montrant ainsi comment l’institution « fait corps » au sens propre du terme. Les 83 normaliens dont on a pu reconstituer l’adresse sont surtout logés dans le quartier latin, moins souvent sur la rive droite. Dans un contexte d’inflation galopante et d’approvisionnements difficiles, alors que Paris est confronté à l’un des hivers les plus rigoureux du siècle (la température atteint dix-sept degrés en dessous de zéro le 23 janvier 1795), ces élèves de milieux sociaux plutôt favorisés peinent à se chauffer et se nourrir et, face au spectacle de la débâcle de la Seine, commentent les émeutes de la faim. Car l’expérience de l’hiver n’est pas la même pour tous. Un corps normalien, dans le quartier latin, a sans doute moins froid qu’un corps d’artisan dans le faubourg Saint-Antoine. Si les normaliens sont divisés politiquement, ils sont bien habillés et se distinguent du peuple de Paris, qui voit en eux ces « muscadins » détestés de la réaction thermidorienne. Certains, à l’image d’Étienne Roussel, condamnent en effet la journée du 12 germinal an III (1er avril 1795) au cours de laquelle des sans-culottes font irruption à la Convention ou, comme Louis Costaz, soutiennent franchement la « jeunesse dorée » qui défie le faubourg Saint-Antoine au lendemain de la journée du 1er prairial, juste après la fin des leçons de l’École normale (p. 318-322). L’institution existe par ses sources, or celles-ci semblent insuffisantes pour reconstituer précisément les relations entre les élèves et la population parisienne, pour faire le lien entre l’histoire interne de l’École et celle, externe, de la politique populaire à l’époque de la Convention thermidorienne. Aussi c’est à l’intérieur même de l’École, dans le déroulement des leçons, que Dominique Julia réussit le mieux à mettre en scène des corps animés par des passions intellectuelles et politiques. S’appuyant sur des documents déjà connus depuis les travaux fondateurs de James Guillaume, mais aussi sur divers documents découverts depuis cette époque [8], et prolongeant certains développements récents en histoire des sciences [9], il fait une histoire des pratiques pédagogiques, attentive aux conditions matérielles de l’enseignement, aux liens entre l’écrit et l’oral, et à tous les véhicules de l’enthousiasme intellectuel qui traverse ce moment de floraison des cœurs et des esprits qui va de pluviôse à floréal. Dans ce lieu où, comme à la Convention, les sténographes ont fait leur entrée, s’inventent de nouvelles associations entre l’oralité et l’écriture. Le Journal sténographique retranscrit chaque leçon afin de préparer les séances de débats avec les élèves et les « conférences » en petits groupes qui devaient suivre les leçons. C’est l’une des sources, précieuse, quoique nullement suffisante, pour reconstituer le déroulement des séances. On y entend des applaudissements, des invectives, une ferveur devant la personnalité des professeurs, leurs prouesses intellectuelles ou leurs allusions politiques. Tel est le cas de Bernardin de Saint-Pierre, dont la célébrité fait événement pour les élèves de l’École, mais aussi de Daubenton, qui se fait applaudir en déclarant, à propos du lion, qu’il n’existe « pas de roi dans la nature ».

12À l’inverse de ces moments de communion républicaine, plusieurs élèves se plaignent – tandis que d’autres semblent approuver – lorsque La Harpe fait de ses cours une tribune antijacobine. Lors des séances de débats, diverses voix réactionnaires se font entendre, et, sous la forme de lettres aux professeurs ou de prises de parole, il existe de nombreux équivalents, moins spectaculaires, de la célèbre charge de Louis-Claude de Saint-Martin contre le sensualisme de Garat qui, censurée par la Journal sténographique, fut publiée par l’auteur et créa une longue tradition de commentaire sur ce « philosophe inconnu ». Les règles de la prise de parole sont d’ailleurs incertaines, certains s’insurgeant contre une tendance à transformer l’École en « arène scolastique » (p. 384). Julia se livre ici à une stimulante analyse des styles d’énonciation, évaluant les usages du tutoiement et comparant les stratégies des professeurs pour construire une relation avec les élèves, dans lesquelles on peut retrouver toutes les ambiguïtés du gouvernement représentatif et des rapports qu’il instaure entre le peuple et ses représentants. Car ces cours ne sont pas ordinaires. Ils ne sont pas destinés à avoir une valeur encyclopédique, comme le note François Azouvi, mais doivent porter sur la didactique, la façon de faire germer les idées dans l’esprit des élèves. Or la didactique tend à se confondre, à cette époque, avec l’épistémologie, puisqu’elle consiste à élaborer une langue philosophique dans laquelle les idées s’enchaîneront aisément. Mais les différentes sciences n’en sont pas au même niveau de maturité. Certaines sont encore tâtonnantes, aussi les techniques d’élémentation y varient-elles grandement, ainsi que les façons d’articuler l’écrit et l’oral pour enseigner. Ces réflexions traverseront toute la période ultérieure, chez les Idéologues puis au long du xixe siècle, comme le suggère le chapitre consacré au destin ultérieur des Leçons.

13Mais l’originalité du volume n’est peut-être pas tant dans la reconstitution de ce moment singulier de l’histoire des sciences et de leur enseignement que dans la quête des expériences individuelles et collectives des élèves. Rien n’en résume mieux l’esprit que le chapitre 17 consacré aux « voix des normaliens ». Cherchant à percevoir quelque chose des affinités entre les élèves réunis dans l’amphithéâtre du Muséum d’histoire naturelle, Stéphane Baciocchi a construit un système d’information géographique permettant d’étudier les proximités entre les signatures apposées sur les trois pétitions collectives. Remplies à l’occasion des cours, celles-ci révèlent les proximités physiques entre les élèves, qui se suivaient pour signer, mais aussi leurs solidarités et leurs amitiés. Les normaliens se regroupent par origine géographique, les élèves d’un même district ou d’une même région passant beaucoup de temps ensemble et s’entre-aidant pour faire face aux difficultés de la vie dans la capitale ; ils se regroupent aussi par proximité intellectuelle et politique, qu’il s’agisse des francs-maçons, des anciens membres jacobins de sociétés populaires, ou encore des praticiens d’une même discipline (ainsi les mathématiciens soudés par la pratique des « conférences »).

Temporalités savantes

14Le monde dans lequel l’édition des Leçons se termine est fort différent de celui dans lequel elle fut initiée. Dans un contexte où les institutions de l’enseignement supérieur et de la recherche traversaient des mutations profondes, Julia et Baciocchi ont peut-être trouvé une incitation naturelle à envisager l’École normale de l’an III, non pas comme le lieu de production des élites républicaines qu’elle n’est devenue que plus tard, mais plutôt comme une expérimentation éphémère, un assemblage instable d’individus, d’idées et de dispositifs disparates, réunis provisoirement à Paris avant d’être à nouveau dispersés. Étonnant monument commémoratif que celui-ci, qui met finalement en lumière toute la distance séparant l’École normale de l’an III de l’institution qui en revendique aujourd’hui l’héritage. Cette invention de la tradition date de la monarchie de Juillet : dans un contexte où, à partir de 1830, le nouveau régime affichait son attachement à l’héritage révolutionnaire, l’École « normale » (bientôt « École normale supérieure ») s’imagina pour la première fois des origines révolutionnaires afin de se distinguer, tant de l’École préparatoire de la Restauration que du Pensionnat normal de l’Empire, deux institutions avec lesquelles elle présentait pourtant bien des points communs.

15Tout en montrant des institutions instables et traversées de discontinuités, l’ouvrage dirigé par Dominique Julia met en lumière, à l’inverse, la force de certaines continuités intellectuelles. Celle d’abord des enseignements dispensés au sein de l’école de 1795, qui constituèrent bien un moment fondateur dont le souvenir, comme le soulignent les auteurs à la fin du volume, marqua la carrière des anciens élèves, mais aussi toute la Révolution, et fit entendre son écho tout au long du xixe siècle. Celle ensuite, historiographique, d’une histoire sociale des sciences et des institutions savantes à laquelle ce livre est indéniablement une contribution importante. Celle-ci a maintenu son cap, bon an mal an, au rythme d’une science lente, toujours trop lente du point de vue des impératifs de la recherche par projets de trois ou quatre ans. S’agissait-il de montrer que l’institution existe dans les corps, les attachements et les habitudes de pensée, tout autant que dans les murs et les règlements ? On ne saurait en douter, pas plus qu’on ne doute que les résultats de ce travail continueront d’être amoureusement cités par les normalien·ne·s qui célébreront encore le tricentenaire de leur école en 2095. Dans un climat réchauffé, ces futur·e·s historien·ne·s doubleront peut-être alors cette nouvelle commémoration d’une enquête sur les commémorations, qui en dévoilera tous les enjeux institutionnels, mais aussi les échelles géographiques emboîtées, les dynamiques de genre, les financements publics et privés, les renoncements, les persévérances et les enthousiasmes.

Notes

  • [1]
    Ce séminaire avait été initié par Jean Dhombres, Dominique Julia et Denis Woronoff.
  • [2]
    Jean Dhombres (dir.), Leçons de mathématiques. Laplace – Lagrange – Monge, Paris, Dunod, 1992 ; Daniel Nordman (dir.), Leçons d’histoire, de géographie, d’économie politique. Volney – Buache de La Neuvillle – Mentelle – Vandermonde, Paris, Dunod, 1994 ; Étienne Guyon (dir.), Leçons de physique, de chimie, d’histoire naturelle. Haüy – Berthollet – Daubenton, Paris, Éd. Rue d’Ulm, 2006 ; Jean Dhombres et Béatrice Didier (dir.), Leçons d’analyse de l’entendement, art de la parole, littérature, morale. Garat – Sicard – La Harpe – Bernardin de Saint-Pierre, Paris, Éd. Rue d’Ulm, 2008. Ces quatre volumes offrent une édition critique annotée et enrichie de diverses annexes. Des introductions, consacrées à chaque cours, en présentent le contexte intellectuel et en restituent les principaux enjeux.
  • [3]
    The History of the University of Oxford, Oxford, Oxford University Press, 1984-2000, 8 vol.
  • [4]
    Robert Darnton, Apologie du livre : demain, aujourd’hui, hier, Paris, Gallimard, 2010.
  • [5]
    Ces chapitres sont divisés en trois parties : d’abord « Les origines et la fondation de l’École » (1 à 4), ensuite « L’École en activité » (5 à 12), enfin « L’École après l’École » (13 à 17).
  • [6]
    Paul Dupuy fut le maître d’œuvre et le principal auteur de l’ouvrage collectif, initié par le directeur d’alors, Georges Perrot : Le centenaire de l’École normale (1795-1895), Paris, Éd. Rue d’Ulm, 2013 (1re éd. Hachette, 1895).
  • [7]
    Émile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, Paris, Puf, 2013 (1re éd. Félix Alcan, 1895).
  • [8]
    Outre les Procès-verbaux du Comité d’instruction publique de la Convention nationale publiés entre 1891 et 1907 par James Guillaume, les principales découvertes archivistiques mise en avant dans le volume sont la correspondance entre ce Comité et les administrations de districts ou les candidats, inconnue de James Guillaume (F/17/9557 et F/17/9558), et les dossiers des réconciliations opérées par le cardinal-légat Caprara, dans la série AF IV 1895 à 1916. Voir la présentation des sources manuscrites et imprimées à la fin du volume, p. 613-619.
  • [9]
    Françoise Waquet, Parler comme un livre. L’oralité et le savoir, Paris, Albin Michel, 2003 ; id., L’ordre matériel du savoir. Comment les savants travaillent (xvie-xxie siècle), Paris, CNRS Éditions, 2015 ; id., Une histoire émotionnelle du savoir, Paris, CNRS Éditions, 2019.
Julien Vincent
Julien Vincent est maître de conférences en histoire des sciences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et rattaché à l’Institut d’histoire moderne et contemporaine (Univ. Paris 1-ENS-CNRS). Il travaille sur l’histoire des sciences morales et politiques et sur l’histoire environnementale du xixe siècle. Sa dernière publication est un ouvrage collectif codirigé avec V. Bourdeau et J.-L. Chappey, Encyclopédisme et politique à l’ère des révolutions (Besançon, Presses universitaires de Franche-Comté, 2019).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/09/2019
https://doi.org/10.3917/gen.116.0161
Pour citer cet article
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