CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Juin 2007, une élection législative dans le département du Nord est visée par une requête devant le Conseil constitutionnel. « Le requérant dénonce la distribution, au cours de la période de la campagne officielle […] d’enveloppes contenant la somme de dix euros en numéraire, à plus de 800 pensionnaires âgés de plus de soixante ans des établissements sanitaires et sociaux de la ville ». Les juges statuent sur l’affaire. Selon eux, « la distribution critiquée, pour regrettable que soit son maintien en période électorale, est organisée depuis trente ans à l’occasion de manifestations traditionnelles du printemps […] le caractère traditionnel de la distribution ne peut, eu égard à l’écart des voix, révéler l’existence d’une manœuvre susceptible d’affecter le résultat de l’élection [1] ». Les opérations électorales ne sont donc pas annulées et la requête est rejetée. L’année suivante, à 140 kilomètres de là, dans le même département, une affaire similaire est portée devant le tribunal administratif de Lille. « Effectuée chaque hiver depuis 1989 par la commune de Moslesse [2], la distribution de soupe gratuite auprès d’habitants démunis, qui était prévue initialement jusqu’à la fin du mois de janvier 2008 conformément à la pratique habituellement constatée dans cette commune […] a été prolongée sans interruption jusqu’à la veille des opérations du second tour de scrutin [3] ». Pourtant cette fois, « eu égard au faible écart de 55 voix séparant les listes en présence », le juge considère que « l’ensemble des faits rappelés ont constitué des manœuvres susceptibles d’altérer la sincérité du scrutin » et fait annuler les opérations électorales.

2Ces deux affaires sont relativement similaires. On retrouve, d’une part, une mise en cause de l’action sociale municipale qui serait utilisée à des fins électorales et d’autre part, les mêmes cabinets d’avocats mobilisés pour défendre, l’un, les candidats du Parti socialiste (PS), l’autre, les candidats de droite. Seul l’écart en nombre de voix, 2 626 (3,24 % des exprimés) dans le premier cas et 55 (2,08 % des exprimés) dans le second, semble discriminant pour le juge.

3Au regard de la construction historique de la justice électorale, la différence de verdict peut surprendre pour deux raisons. Premièrement, la construction de la pénalité et des normes électorales qui a accompagné la naissance du suffrage universel (Déloye et Ihl 2008) est réputée uniforme. L’édifice institutionnel de la justice électorale française se révèle pourtant complexe. Pièce de l’État de droit républicain, elle se caractérise par une certaine unité. Le Code électoral unifie les dispositifs même si l’assemblage institutionnel éclate les jugements en trois juridictions : la juridiction judiciaire, chargée des affaires pénales, la juridiction administrative, qui vérifie la régularité des élections locales, et le Conseil constitutionnel, qui s’occupe des élections présidentielles et parlementaires (Duval 2001 ; Mélin-Soucramanien 2003 ; Mondou 2004). Deuxièmement, pour certains, la compétition électorale serait progressivement devenue rationnelle, transparente et pacifiée (Pilenco 1930 ; Charnay 1964 ; pour une mise en perspective, voir Déloye 2002). La baisse du nombre d’invalidations est souvent mise en avant pour attester d’une civilisation des mœurs électorales. Alexandre Pilenco constate ainsi que le nombre d’élections législatives invalidées connaît une constante diminution entre 1876 et 1924 (68 en 1877, 12 en 1902), ce qui lui fait dire que « les élections françaises deviennent, de plus en plus, chose saine, honnête et sincère » (Pilenco 1930 : 306). Soixante-quinze ans plus tard, reprenant un raisonnement analogue, Guy Prunier fait ce même constat d’une « décroissance régulière » du contentieux relatif aux législatives (Prunier 2005).

4Comment rendre compte alors des différences de jugements cités en exergue ? Ces affaires ne constituent pas des cas isolés : nombre de requêtes pourtant similaires sont parfois rejetées, tandis que d’autres aboutissent à des annulations d’élection. Comment l’homogénéité de la justice électorale et l’unicité du Code électoral peuvent-elles conduire à une certaine hétérogénéité des jugements rendus ? Comment expliquer l’existence de telles affaires dans un processus électoral censé être « civilisé » ?

5Pour comprendre ces disparités, cet article se place dans une perspective de sociologie du droit électoral et de ses usages. Les activités sociales seraient en effet de plus en plus encadrées par le droit (Commaille et al. 2010 [2000]). Cependant, le terme de juridicisation est polysémique (Pélisse 2009). Il peut désigner le déplacement de la compétition politique dans l’enceinte judiciaire (Roussel 2001), comme le développement d’une « culture judiciaire » (Galanter 1974), entendue comme la capacité des agents à se saisir le plus adéquatement possible du droit. Les contestations électorales sont rarement étudiées car l’éclatement géographique et institutionnel des juridictions rend complexe leur appréhension. L’analyse du contentieux demeure plutôt un objet investi par des juristes qui a suscité peu de travaux de sciences sociales (voir cependant Maligner 1991 et Dompnier 2002). Or son étude sociologique semble intéressante. Il y a en effet une particularité du droit électoral puisque les irrégularités, même constatées, ne font pas toujours l’objet de sanction. Le juge ne sanctionne les fraudes que s’il estime que leur effet sur le scrutin a été déterminant. Le critère retenu est généralement celui de l’écart de voix (Ihl 1998 : 79). Le juge électoral ne se prononce jamais sur le fond des affaires, mais apprécie la « sincérité » du scrutin et sa « régularité », le flou de ces notions laissant une marge de manœuvre. Un recours ne veut pas dire qu’une fraude est attestée comme son absence ne signifie pas que le scrutin s’est déroulé sans accroc au Code électoral (Ihl 1998 ; Dompnier 2007). Il faut donc analyser l’activité des tribunaux comme le produit de la réactivité des agents politiques (Robert 2005) et leur propension à recourir au contentieux, comme des indices de la recodification du jeu politique. Cet article examine l’usage, le contournement ou la méconnaissance du contentieux électoral par les agents politiques élus ou prétendant à des fonctions électives. L’hypothèse consiste à dire que l’usage du droit électoral et son absence résultent, d’une part, de la trajectoire, des propriétés sociales, des positions et des dispositions des agents politiques. L’intégration du contentieux au jeu politique dépend, d’autre part, des interactions entre ces agents au sein de configurations sociales et politiques et de leur capacité à mobiliser avec succès des ressources partisanes ou juridiques.

Données d’enquête et méthodologie

Cet article repose sur le dépouillement des minutes de jugements du tribunal administratif de Lille (TAL) en matière électorale, pour les contentieux municipaux et cantonaux (N=368). S’ajoutent également 24 affaires liées au contentieux électoral législatif traitées par le Conseil constitutionnel. La période retenue s’étend de 1988 à 2008 et correspond à une stabilité des découpages électoraux. Le choix du département du Nord s’explique moins par l’importance de son contentieux [4] que par la variété des configurations locales qu’on y observe. Lors du recensement de 1999, le Nord compte 653 communes et 79 cantons (le département du Nord, très étendu, compte le plus de cantons) et rassemble des territoires hétérogènes (métropoles, littoral, territoires ruraux, etc.).
Ces matériaux ont fait l’objet d’un traitement quantitatif et qualitatif. D’un point de vue quantitatif, nous avons constitué une base de données et classé les affaires en fonction des éléments incriminés en huit catégories : la propagande électorale (tracts, discours, etc.), le dépouillement (décompte des voix, blancs et nuls, etc.), le déroulement des opérations de vote (pression ou propagande sur le lieu du vote, etc.), l’usage irrégulier de ressources municipales, les bulletins de vote (format, présentation des noms, etc.), les affaires liées au financement. Viennent ensuite les affaires jugées non recevables par le tribunal et une catégorie « autres ». Une même affaire peut viser plusieurs griefs. D’un point de vue qualitatif, l’ensemble des minutes a fait l’objet d’une analyse des contenus. Selon les éléments apportés au dossier, le juge peut parfois constater l’irrégularité (avec des formulations comme « pour regrettable que soit ») ou parfois considérer que l’irrégularité n’est pas attestée.
Ce matériel a été complété par des observations ethnographiques menées de janvier 2007 à mars 2008, des entretiens, ou encore des archives partisanes et journalistiques permettant de renseigner la transformation des activités de campagne et la prise en compte du droit.

6L’article prend pour objet l’usage différencié du droit électoral et son incidence sur les formes que prend la compétition politique. En premier lieu, l’analyse des différences dans le type et le volume des recours est l’occasion de revenir sur l’hypothèse de civilisation des mœurs électorales. En second lieu, les dimensions politiques et partisanes des configurations complètent l’analyse. Ainsi, les partis politiques, par l’intermédiaire de cellules juridiques ou par les relations tissées avec les cabinets d’avocats, contribuent à expliquer les différences dans l’usage du droit. Enfin, l’article rend compte du caractère changeant des configurations. La dynamique des interactions et l’état des rapports de force entre les agents permet de comprendre au plus près comment s’opèrent la codification et la recodification du jeu politique.

Questionner la civilisation des mœurs électorales par l’analyse du contentieux

7La civilisation des mœurs électorales signifie notamment une forclusion de la violence (Déloye et Ihl 1993), une neutralisation de la scène électorale ainsi qu’une diffusion d’une sagesse civique (Déloye 2007 : 95-98). Pourtant, l’évolution du contentieux électoral, comme sa répartition et sa nature permettent de discuter l’idée selon laquelle les élections deviendraient, de moins en moins, chose sujette à des irrégularités.

Mesurer l’évolution du contentieux ou l’évolution du cadre juridique ?

8L’approche la plus répandue pour appréhender la civilisation des mœurs électorales consiste à la mesurer à partir de séries chronologiques des annulations d’élections parlementaires. Certaines de ces séries courent sur cinquante ans et couvrent entre douze et vingt scrutins (Pilenco 1930 ; Prunier 2005). Nos données issues des minutes de jugement du TAL en matière électorale indiquent une proportion plus élevée d’annulations pour les élections municipales contestées (autour de 15 %, contre 8 % en moyenne pour les législatives (Prunier 2005)) ainsi que leur relative stabilité (15 % en 1989, 11 % en 1995 et 2001, 14 % en 2008). Cependant, au regard des critères de jugement en matière électorale, ne retenir que l’annulation pose problème. En effet, l’annulation d’une élection n’atteste pas un manquement à la règle mais signifie qu’il y a eu, selon le juge, un effet déterminant sur le scrutin. Par ailleurs, les annulations ne renseignent pas sur les variations du nombre de recours ou de leur nature.

9Les données du tableau 1 permettent de relativiser la mesure des évolutions prises hors contexte. À titre d’exemple, le nombre d’affaires augmente de 53 % entre 1989 et 1995, hausse qui s’explique par la mise en place de la loi des 15 et 19 janvier 1995 relative au contrôle des comptes de campagne. Cette loi explique aussi la hausse du contentieux lié à l’usage des ressources municipales, au motif que certaines dépenses devraient être réintégrées aux comptes de campagne.

Tableau 1

Évolution du nombre des affaires en matière électorale au TAL (élections municipales 1989-2008), en valeurs absolues et relatives*

Tableau 1
Année des élections municipales 1989 1995 2001 2008 Nombre total d’affaires* 70 107 68 53 Fondement(s) de la requête Propagande électorale 20 (26 %) 26 (22 %) 27 (32 %) 17 (25 %) Dépouillement 15 (19 %) 15 (13 %) 13 (15 %) 19 (28 %) Déroulement des opérations de vote 10 (13 %) 8 (7 %) 11 (13 %) 4 (6 %) Usage irrégulier de ressources municipales 8 (10 %) 22 (19 %) 12 (14 %) 16 (24 %) Affaires non recevables 15 (19 %) 7 (6 %) 5 (6 %) 2 (3 %) Financement 0 (0 %) 34 (29 %) 9 (11 %) 4 (6 %) Bulletins de vote non conformes 2 (3 %) 5 (4 %) 1 (1 %) 1 (1 %) Autres 8 (10 %) 1 (1 %) 6 (7 %) 5 (7 %)

Évolution du nombre des affaires en matière électorale au TAL (élections municipales 1989-2008), en valeurs absolues et relatives*

* Une même affaire peut viser plusieurs griefs. Le nombre total des affaires est donc inférieur à l’addition du nombre d’affaires évoquées dans les colonnes.

10Cette explication de l’évolution du nombre des recours par des changements du Code électoral peut d’ailleurs être étendue. Ainsi, les rapports d’activités du Conseil d’État indiquent la hausse continue des recours enregistrés par les tribunaux administratifs (2 434 en 1977, 3 084 en 1989, 4 755 en 2008). Or, derrière le nombre toujours plus important de recours, on peut lire l’une des formes que peut prendre la juridicisation, entendue ici comme l’introduction de nouvelles lois : les règles de contrôle du financement en 1988 (Maligner 1991), la limitation du cumul des mandats et la loi favorisant la parité pour les élections de 2001, etc. Ces données plaident pour l’abandon des séries chronologiques qui ne prennent pas en compte la transformation des règles juridiques. En revanche, ces mêmes données semblent indiquer un apprentissage relativement rapide de ces contraintes par les agents, puisque l’introduction de nouvelles règles entraîne d’abord une hausse des recours, puis un rapide tassement. Ainsi, en 1995, la Commission nationale des comptes de campagne rejette 245 comptes sur les 4 110 examinés pour les candidats aux élections municipales ; en 2001, seuls 140 comptes sur 3 963 sont rejetés.

11L’analyse diachronique des recours devant les tribunaux administratifs questionne donc l’idée d’une civilisation des mœurs. En effet, les données enregistrent davantage les modifications du Code électoral que des infractions commises.

Une civilisation des mœurs homogène sur le département ?

12Au-delà des évolutions diachroniques, un processus de civilisation des mœurs pleinement abouti impliquerait des recours au tribunal pratiquement résiduels, anecdotiques et distribués de manière aléatoire sur le territoire. La carte municipale met pourtant au jour une concentration des recours dans certains ensembles de communes.

Figure 1

Nombre de recours par commune dans le département du Nord (élections municipales, 1989-2008)

Figure 1

Nombre de recours par commune dans le département du Nord (élections municipales, 1989-2008)

13Le contentieux électoral ne se répartit pas de manière uniforme entre les différents territoires : il est absent de certains et, au contraire, très fréquent dans d’autres (Lille, Tourcoing, littoral dunkerquois). À ce titre, le littoral dunkerquois se distingue par la fréquence des recours qu’on y constate, sans équivalent dans les autres territoires du département : 22 recours concernent les 20 communes qui composent le littoral dunkerquois, contre 231 recours sur les 653 autres communes du territoire.

14Cette inégale répartition trouve en partie son explication dans les règles électorales. En effet, il existe une différence entre les communes qui comptent moins de 3 500 habitants et celles de 3 500 habitants ou plus [5]. Si les premières connaissent moins de recours à l’occasion des élections municipales de 1988 à 2008 que les secondes, c’est en partie un effet mécanique des règles. Alors que les candidats sont tenus de justifier de leurs comptes de campagne auprès de la préfecture dans les communes de plus de 9 000 habitants, ce n’est pas le cas dans celles d’une taille inférieure [6].

Tableau 2

Nature des jugements du TAL selon la taille de la commune (élections municipales 1989-2008), en valeurs absolues et relatives

Tableau 2
Moins de 3 500 habitants 3 500 habitants et plus Ensemble Nombre total d’affaires 110 113 223 Fondement(s) de la requête Propagande électorale 36 (33 %) 54 (48 %) 90 (40 %) Dépouillement 41 (37 %) 22 (19 %) 63 (28 %) Déroulement des opérations de vote 19 (17 %) 14 (12 %) 33 (15 %) Usage irrégulier des ressources municipales 19 (17 %) 39 (35 %) 58 (26 %) Bulletins de vote non conformes 5 (4 %) 3 (3 %) 8 (4 %) Autres 5 (4 %) 13 (12 %) 18 (8 %)

Nature des jugements du TAL selon la taille de la commune (élections municipales 1989-2008), en valeurs absolues et relatives

15Une seconde règle électorale intervient dans l’explication des différences : dans les petites communes, le panachage des listes est autorisé. Jusqu’en 2014, l’électeur pouvait modifier une liste de candidats en rayant plusieurs noms pour les remplacer par ceux de candidats concurrents. Aussi, les recours relatifs au dépouillement représentent une part du contentieux deux fois plus forte dans les petites communes que dans les grandes. Inversement, les recours relatifs à la propagande électorale ou à l’usage irrégulier des ressources municipales représentent des parts plus importantes dans les grandes communes. Au-delà des critères strictement légaux, d’autres facteurs, liés ou non à la taille des communes, pèsent sur la nature du contentieux électoral dans un territoire donné. On remarque, d’une part, que plus une commune est de taille importante, plus le nombre d’agents susceptibles d’enfreindre la règle ou de porter une affaire devant le tribunal est élevé. Dans ces communes, le nombre d’infractions visées par affaire est également plus élevé. D’autre part, une concurrence électorale importante (réelle ou supposée) a également tendance à accroître le nombre de recours, dans la mesure où l’écart de voix potentiellement réduit est un critère du jugement connu de nombre d’agents engagés dans la compétition politique.

16L’analyse synchronique des recours questionne également l’idée d’une civilisation des mœurs électorales. En effet, leur répartition met au jour des zones de concentration des affaires. Ces différences peuvent s’expliquer, en partie, par les règles électorales.

Des spécificités locales du contentieux au-delà des règles électorales

17L’hypothèse de civilisation des mœurs électorales pourrait tout à fait s’accommoder d’une distribution non aléatoire du contentieux si les différences constatées étaient le seul produit des règles électorales. Or, les différences dans le volume et la nature du contentieux observées dans le département ne s’expliquent qu’en partie par les règles électorales. Le tableau 3 précise la répartition du contentieux électoral en fonction de territoires administratifs [7].

Tableau 3

Nature des recours au TAL selon le territoire administratif, en nombre constaté et en nombre théorique lié aux caractéristiques du territoire* (élections municipales 1989-2008)*

Tableau 3
Territoires administratifs Dunkerquois Flandre Avesnois Douaisis Cambrésis Arr. de Lille Valenciennois Denaisis Nombre total d’affaires 22 23 37 25 45 62 35 21 Fondement(s) de la requête Propagande électorale 8 (5,2) 8 (9,7) 11 (14,3) 9 (11,2) 15 (10) 17 (25,3) 12 (8,9) 10 (5,6) Dépouillement 2 (2,5) 8 (8,4) 14 (13,1) 1 (6,7) 13 (9,9) 14 (13,9) 8 (4,9) 3 (3,7) Déroulement des opérations de vote 2 (1,5) 4 (4,1) 5 (6,4) 2 (3,7) 2 (4,7) 8 (7,9) 4 (2,8) 6 (2) Usage irrégulier des ressources municipales 6 (3,6) 3 (5,8) 5 (8,4) 10 (7,5) 10 (5,7) 14 (17,3) 8 (6,1) 2 (3,6) Bulletins de vote non conformes 0 (0,3) 0 (1) 1 (1,6) 2 (0,9) 4 (1,2) 0 (1,8) 1 (0,6) 0 (0,5) Autres 4 (1,2) 0 (1,7) 1 (2,4) 1 (2,4) 1 (1,6) 9 (5,6) 2 (2) 0 (1,1)

Nature des recours au TAL selon le territoire administratif, en nombre constaté et en nombre théorique lié aux caractéristiques du territoire* (élections municipales 1989-2008)*

* Le volume théorique s’obtient à partir des moyennes départementales portant sur la nature du contentieux. L’effectif théorique des affaires liées à la propagande est de 5,2 dans le cas du territoire dunkerquois. Ce chiffre s’obtient en prenant l’ensemble des affaires de propagande du département (90) et en calculant la moyenne des affaires par type de communes (54 affaires concernent des communes de 3 500 habitants. La moyenne départementale est donc de 54/151 = 0,36. Pour les communes de moins de 3 500 habitants, la moyenne est de 36/502 = 0,07). Dans la mesure où le territoire dunkerquois est composé de 13 communes de 3 500 habitants et plus, et 7 de moins de 3 500 habitants, l’effectif théorique se calcule de la manière suivante : 0,36×13 + 0,07×7 = 5,2.

18En premier lieu, le tableau 3 révèle l’effet prévisible de la règle électorale : les territoires qui comptent les proportions les plus élevées de communes de plus de 3 500 habitants (Dunkerque, Lille, Valenciennes, Douai) sont ceux qui connaissent des niveaux relativement plus élevés de recours liés à l’usage irrégulier des ressources municipales. À l’inverse, les territoires qui comptent les plus fortes proportions de communes de moins de 3 500 habitants (Avesnois, Denaisis, Flandre, Cambrésis) se distinguent par des recours ciblés sur le dépouillement et le déroulement des opérations de vote.

19Toutefois, en second examen, ce même tableau permet de souligner la limite des explications en termes d’effet de la règle. Les chiffres entre parenthèses indiquent le volume théorique de contentieux par territoire, c’est-à-dire les contentieux attendus dans l’hypothèse d’un effet mécanique des différences de la règle électorale selon la taille des communes. La comparaison des effectifs réels aux effectifs théoriques met au jour d’importantes différences pour certains territoires. Ainsi, le territoire dunkerquois se distingue par une surreprésentation des recours liés à la propagande électorale (8 contre 5,2) et l’usage irrégulier de ressources municipales (6 contre 3,6). Le Denaisis constitue le deuxième territoire où se concentrent les plus forts niveaux de contentieux par rapport à ceux attendus notamment sur les affaires liées à la propagande et le déroulement des opérations de vote. Enfin, une surreprésentation du contentieux réel par rapport à celui attendu s’observe également dans le Cambrésis. À l’instar du territoire dunkerquois, cette surreprésentation concerne la propagande électorale et l’usage irrégulier des ressources municipales. Ce territoire se singularise, en outre, par des recours nombreux concernant l’irrégularité supposée des bulletins de vote et le dépouillement. En revanche, la concentration du contentieux autour de la métropole lilloise (voir figure 1) doit être nuancée : le nombre de recours réels est en effet très proche du nombre de recours théoriques et ce, pour la plupart des différents contentieux. Les territoires de la Flandre, de l’Avesnois et du Douaisis se caractérisent quant à eux par des recours au tribunal moins fréquents qu’attendus.

20Ces données permettent de discuter l’hypothèse des variations du recours au tribunal comme seul produit des règles électorales et de leurs évolutions. Certes, la distribution des affaires dans le département n’est pas aléatoire, mais les niveaux de recours observés dans certains ensembles de communes sont surtout bien supérieurs à ce que leurs caractéristiques ne laissaient supposer. Ces concentrations de recours viennent contredire l’hypothèse d’une civilisation des mœurs électorales homothétique.

21En conclusion, ces données contredisent l’existence d’une civilisation des mœurs électorales entendue comme un processus homogène de réduction des entorses au Code électoral. Par ailleurs, ce raisonnement fait l’impasse des usages qui peuvent être faits du droit électoral ; d’autant qu’une même fraude peut faire l’objet d’un recours à certains endroits et pas à d’autres et que le recours au tribunal peut tout autant être à l’initiative des agents politiques cherchant à prolonger la lutte électorale qu’à l’initiative des institutions étatiques. Les éléments avancés jusqu’ici attestent de l’existence de formes de juridicisation (comme l’introduction de nouvelles règles) qui expliquent des évolutions du contentieux électoral. Ils n’excluent cependant pas l’existence d’autres formes de juridicisation non visibles par l’analyse statistique des recours, telles que l’évolution de la proximité à la « culture judiciaire » des agents politiques.

Une « politisation » des affaires par les ressources partisanes et juridiques

22Le recours au tribunal administratif dans la lutte électorale est aussi le reflet de la capacité des agents à mobiliser des ressources juridiques et partisanes. Schématiquement, une relation étroite s’observe entre la taille de la commune, la concentration de ressources et la position dominante dans le champ politique. En effet, les agents cumulant des positions partisanes et électives dominantes sont généralement élus dans les grandes villes du département. Pourtant, la relation entre ces trois phénomènes demeure complexe. Ces ressources et leur répartition varient avec le temps et peuvent être transférées entre des agents et entre des territoires. Ainsi, la probabilité de recourir au tribunal administratif, et a fortiori d’y recourir avec succès, dépend de la nature des soutiens politiques et partisans, mais aussi des ressources juridiques à disposition.

Les ressources partisanes, soutien essentiel de la possibilité de recours

23L’appartenance à une organisation partisane rend plus probable le recours au contentieux [8]. Au sein des partis politiques, les candidats trouvent le soutien technique et financier nécessaire à la conduite de recours devant la justice administrative, qui se traduit par la mise à disposition de guides de campagnes, de cellules de conseils juridiques et par un soutien financier ou logistique.

24Le premier dispositif partisan proposé aux candidats prend la forme de mémentos d’une centaine de pages détaillant les moyens de faire campagne et les règles à respecter. Si les candidats disposent généralement de compétences politiques et parfois juridiques, tout autant que d’une équipe pour les conseiller, il ne faut pas sous-estimer l’importance de ces guides notamment pour les novices. En entretien, les primo-candidats indiquent s’y référer systématiquement. Ces mémentos permettent de s’informer rapidement des règles en vigueur. Le guide du candidat distribué par l’Union pour un mouvement populaire (UMP) évoque ainsi « les moyens de propagande interdits ou limités pendant la campagne électorale ». Plus encore, il consacre une dizaine de pages au scrutin et au contentieux [9]. Sont ainsi résumées à l’attention du candidat les lois qui encadrent le scrutin et le fonctionnement de la justice administrative. Au-delà de leur caractère informatif, ces guides peuvent avoir une fonction plus stratégique. Le guide du candidat aux élections législatives, rédigé par la cellule juridique du PS pour les élections de 2002, intègre le recours au contentieux directement aux techniques de campagne.

25

« La rigueur des textes, l’absence de marge de manœuvres du juge de l’élection pour la sanction de certaines irrégularités (non-dépôt, dépôt tardif, absence d’expert comptable, paiement des dépenses par le candidat en lieu et place du mandataire désigné) et la répercussion médiatique de l’inéligibilité font du contentieux du financement électoral une arme de choix dans l’arsenal de la vie politique. […]
B) Tactique offensive
Il est prudent d’être vigilant quant aux moyens électoraux utilisés par les adversaires. Une défaite est possible, il faudra alors rapidement trouver des griefs pertinents pour nourrir sa requête. En cas d’élection, la meilleure défense peut être l’attaque et il peut être judicieux de démontrer l’irrégularité de la campagne électorale de son contradicteur [10]. »

26L’extrait révèle ici l’utilité des guides pour les candidats : il ne s’agit plus de s’informer mais d’anticiper un recours et sa répercussion médiatique et d’en faire une arme dans la compétition électorale.

27Ces écrits se doublent, au moment des campagnes, de la mise sur pied de cellules juridiques au sein des partis. Pour les élections législatives de 2002, par exemple, une cellule juridique est mise en place au siège du PS, rue de Solférino, dès novembre 2001. Sa création anticipée répond à la complexification de la manière de faire campagne suite aux nouvelles lois relatives aux campagnes électorales (Treille 2010). Cette cellule rassemble onze personnes spécialisées en questions financières et en droit électoral ainsi que plusieurs avocats spécialisés, recrutés le temps de la campagne pour gérer les affaires liées aux contentieux électoraux [11]. Les candidats peuvent alors bénéficier d’une permanence téléphonique pour toute question relative au droit électoral. L’appui de professionnels, fourni au sein des partis, complète donc l’arsenal des ressources partisanes en matière juridique pour, d’une part, s’assurer de respecter les lois et d’autre part, s’en servir le cas échéant dans la compétition politique.

28Enfin, en dehors des missions d’information, les partis sont également une source de soutien logistique indispensable pour mener un recours. En effet, l’une des principales difficultés du recours à la justice réside dans les coûts qu’engendre une telle démarche. Les frais de justice sont exclus des comptes de campagne des candidats et ne peuvent donc pas faire l’objet d’un remboursement. Les partis politiques sont dès lors une ressource indispensable lorsqu’ils prennent en charge les dépenses de justice et d’avocat en lieu et place des candidats.

29Les ressources partisanes ont donc une triple fonction pour les candidats. Elles permettent de s’informer sur le cadre juridique, de préparer, voire d’anticiper un contentieux et de se libérer d’un engagement financier direct. Ces ressources ne sont pas sans incidence sur la nature des affaires. En effet, elles contribuent à faire du tribunal une nouvelle arène de la compétition politique. En excluant les requêtes liées aux questions de financement et aux opérations de dépouillement, considérées ici comme des affaires plus « techniques », un ensemble d’affaires plus « politiques » apparaît. Ces dernières se jouent sur des motifs liés au déroulement de la campagne électorale ou à l’utilisation des ressources municipales et concernent surtout les listes et les candidats clairement identifiés à un parti et qui se présentent dans les grandes communes. Pour ce type d’affaire, la présence d’un avocat se révèle plus fréquente : sur 147 affaires « politiques » au TAL, plus de la moitié (55 %) font intervenir au moins un avocat. Dans les affaires restantes, moins d’un tiers (29 %) font l’objet d’une représentation. Ainsi, les affaires « politiques » semblent indiquer une relation entre les ressources politiques et des ressources juridiques.

Reconfiguration de l’espace politique par la mobilisation de ressources juridiques

30Les ressources juridiques complètent et parfois accompagnent les ressources partisanes. Disposer de compétences juridiques suite à un passage dans les facultés de droit ou d’un capital social auprès d’avocats permet d’anticiper et de préparer un recours.

31Un ensemble d’agents disposent personnellement de ces compétences et capitaux sociaux. Les professions juridiques (notaires, avocats, etc.) et les différentes catégories de fonctionnaires sont généralement bien représentées parmi les élus locaux (Koebel 2014). De manière similaire, dans les deux villes fortement concurrentielles que sont Dunkerque et Tourcoing, les agents politiques possèdent des qualifications juridiques. À Dunkerque, en 1989, un contentieux important oppose le maire de droite sortant, Claude Prouvoyeur, à Michel Delebarre, le candidat socialiste. Le recours aboutit à l’annulation de l’élection (Wallon-Leducq 1990). À l’époque, le directeur de cabinet du maire gère le dossier devant le tribunal en relation avec les avocats. En entretien, il évoque ses études de droit public comme une ressource essentielle dans ce dossier. À Tourcoing, où les élections sont également tenues pour être concurrentielles, la requête portée devant le TAL pour les élections municipales de 2008 est formulée par un jeune candidat de la liste de droite [12]. Ce dernier, diplômé de l’institut d’études politiques (IEP) de Lille, chargé de travaux dirigés en droit constitutionnel à l’université de Lille 2, avait déposé, en mars 2006, deux requêtes devant le même tribunal pour lever les blocages de l’IEP [13]. Les compétences juridiques des candidats semblent donc faciliter l’incorporation du recours au contentieux dans les techniques de campagnes électorales.

32D’autres agents sollicitent un appui juridique externe. Le fait de pouvoir s’assurer les services de juristes, et a fortiori de juristes spécialisés dans le contentieux électoral, facilite un potentiel recours. Parmi les affaires recensées, deux catégories d’avocats peuvent être identifiées. On peut distinguer une première catégorie d’avocats « politisés ». Le premier cabinet (48 sur 368 jugements relatifs aux élections cantonales et municipales) associe deux avocats, enseignants à la faculté de droit et par ailleurs candidats sur la liste UMP aux élections municipales de Lille. Le second cabinet (23 jugements) est au nom d’un avocat connu pour défendre les candidats socialistes ; il a, de plus, été candidat suppléant pour une élection législative dans le Nord. Le troisième avocat (9 jugements) est conseiller général du Nord et membre du PS. Enfin le numéro deux d’Europe Écologie-Les Verts dans le Nord est également avocat (7 jugements). Ces avocats représentent régulièrement des clients à l’occasion de contentieux électoraux alors que les autres avocats « non-politisés » sont plus rarement sollicités et les affaires en question semblent moins « politiques ».

33La catégorie de l’avocat, « politisé » ou non, permet de différencier des territoires. Le dunkerquois apparaît alors comme un territoire où la mobilisation de ressources juridiques est particulièrement forte, puisqu’on y relève 47,7 % des affaires représentées par un avocat (contre 28,7 % sur le département), dont 15,9 % par un avocat « politisé » (contre 13 % sur le département). Leur présence s’explique par le capital social du candidat de droite. Passé par la faculté de droit de Lille, il peut activer facilement des réseaux partisans et ici juridiques.

34

« Q – Donc 2007, on a un peu vu, mais comment ça s’est passé sur les précédentes ? Vous aviez toujours le même avocat ?
R – Non.
Q – C’étaient des locaux ?
R – Non, je prenais une de mes anciennes profs.
Q – Maître D. ?
R – Claire. C’est Claire qui s’occupait de ça parce que je l’avais eue en droit public. Donc c’est devenu une amie. C’est amusant d’ailleurs […]
Q – Et donc c’est vous avec l’avocat qui…
R – Oui c’est ça, moi je monte le dossier avec Claire. »
(Entretien avec un candidat UMP aux élections législatives de 2007)

35L’usage du prénom indique la proximité et l’interconnaissance. On comprend comment la faculté de droit agit dans la constitution d’un capital social qui peut être mobilisé au cours d’une carrière politique. Ce capital social permet la connexion de la droite du littoral dunkerquois à la droite lilloise.

36Par ailleurs, les profils des avocats sont révélateurs des liens politiques entre des territoires. La Flandre connaît un niveau de représentation par un avocat (0,59 par affaire) plus faible que le territoire de Dunkerque, mais les avocats « politisés » y représentent une part très importante des représentations (0,47 par affaire). Inversement, le Haut-Cambrésis (0,29 représentation par affaire, dont 0,14 par un avocat « politisé ») et le Douaisis (0,48 dont 0,10 par un avocat « politisé ») connaissent un niveau de mobilisation de ressources juridiques particulièrement faible. Le Valenciennois se caractérise par un investissement massif des ressources juridiques et politiques tout au long de la période étudiée, et notamment par les candidats de droite. À l’inverse, le contentieux que l’on observe dans l’Avesnois traduit un déclin de sa capacité de mobilisation de ressources juridiques après 1989. Le contentieux des années suivantes est la marque d’une rupture qui s’opère au début des années 1990 : absence quasiment systématique de représentation par un avocat, nombreuses annulations, conséquences d’une absence de maîtrise des codes juridiques, etc. La baisse de la mobilisation de ressources juridiques y apparaît alors comme la traduction de la relégation politique du territoire.

37Les ressources partisanes et juridiques semblent aller de pair ou du moins s’alimenter réciproquement. Ces ressources, lorsqu’elles se superposent, reconfigurent l’espace politique. Ainsi, la Flandre semble a priori dominée au sein du champ politique au regard de son éloignement des centres économiques et politiques du département. Cependant, un avocat permet d’intégrer ce territoire aux préoccupations des cadres partisans du département. En effet, Maître Tricotta, l’avocat qui défend le plus fréquemment les partis de gauche dans le département, est lui-même candidat sur ce territoire.

38Au final, le fait d’aller au tribunal ne démontre pas nécessairement la maîtrise des codes juridiques, encore faut-il les « utiliser » à bon escient. La manière de se servir des ressources juridiques reflète la position occupée dans le champ politique. Sur le territoire dunkerquois, la baisse du recours au tribunal n’est pas tant le produit d’une réduction des ressources politiques, et juridiques, que celui de la stabilisation des rapports de forces existants entre les différents agents politiques et d’une redéfinition progressive des codes du jeu politique. À l’inverse, le niveau élevé de contentieux du Haut-Cambrésis n’est pas le résultat de l’importance politique du territoire : le contentieux apparaît très spécifique, peu efficace, et quasiment pas encadré par les professionnels du droit. Il s’agit d’un territoire où les affaires menées devant le tribunal sont nombreuses. Cependant, leur nature (souvent liée aux opérations de vote) ainsi que le faible nombre d’affaires représentées par un avocat (et notamment par un avocat « politisé ») montrent la relégation du territoire au sein du champ politique et la difficulté des agents à y utiliser les ressources juridiques de manière efficace.

Tableau 4

Le type de contentieux au prisme des ressources mobilisées

Tableau 4
Détention de ressources politiques Absence de ressources politiques Ressources juridiques Affaires « politiques » Présence d’un avocat « politisé » Soutien logistique et financier d’un parti Métropole de Lille, Littoral dunkerquois, Valenciennois Présence d’un avocat « politisé » Pas ou peu de soutien partisan Flandre Absence de ressource juridique Non observé Affaires « techniques » Absence d’avocat ou avocat non « politisé » Cambrésis, Douaisis, Denaisis, Avesnois

Le type de contentieux au prisme des ressources mobilisées

39Différentes configurations politiques se révèlent finalement au prisme des ressources. Les avocats font le lien entre le territoire dunkerquois, la Flandre et la métropole lilloise. On retrouve alors les mêmes agents s’affrontant régulièrement dans l’arène du tribunal. Ces configurations ne se caractérisent toutefois pas par la présence ou l’absence de ressources, mais par leur mobilisation par des agents. Ainsi, la petite commune de Manèke, en Flandre, par son éloignement des centres politiques du département, laisse attendre une absence de ressources disponibles. Une succession de recours s’observe néanmoins (1989, 1995). Il faut donc s’intéresser à l’importation de ressources par des agents dans le jeu politique.

Maîtrise des ressources et inégale « force au jeu [14] » électoral

40Pour comprendre, au plus près, l’usage du droit il s’agit désormais de réintégrer les stratégies des agents dans l’analyse [15]. Ces dernières sont construites à partir des rapports de force existants, de la connaissance ou de l’ignorance par les agents des critères décisionnels mobilisés par les juges. Selon le lieu, l’irrégularité peut être une quasi-nécessité ou une option qui ne présente aucun risque. Dans la plupart des cas, le non-respect des règles peut s’expliquer par une anticipation des ressources des adversaires et de l’écart de voix attendu. Ces éléments sont plus ou moins anticipés en fonction des territoires et du contexte politique. Cette dernière partie présente quelques cas idéal-typiques de jeux électoraux, différemment affectés par la place du recours au tribunal, en fonction des stratégies des agents politiques et de leur capacité à mobiliser leurs ressources.

La redéfinition du jeu électoral par les agents dominants

41Dans certains lieux, les conduites des candidats redéfinissent le jeu électoral. À Dunkerque, par exemple, le contentieux de 1989 crée un véritable précédent qui irrigue le territoire et transforme les façons de faire campagne. Ailleurs, certains fiefs électoraux deviennent pratiquement des zones de non-droit électoral.

42Dunkerque est l’archétype d’une ville où une compétition, réelle et perçue comme telle, s’accompagne de la mobilisation par les agents de ressources juridiques et partisanes dès la campagne électorale. Tout se passe comme si les agents, en vertu d’un précédent, avaient recours à des stratégies parfois non-conformes au Code électoral mais normalisées par l’histoire locale. Pour les agents politiques locaux, l’élection municipale de 1989 fait figure d’événement fondateur. Deux styles de campagne radicalement opposés ont été mis en œuvre par les deux concurrents : l’un insiste sur son envergure politique nationale, l’autre met en avant son ancrage local (Sawicki 1994). Il semble également que cette campagne électorale ait été, de chaque côté, une démonstration de force. Pourtant, c’est moins le caractère concurrentiel de la campagne qui a retenu l’attention des agents que son annulation par le Conseil d’État. La lecture des jugements présente une redéfinition locale du jeu politique. En premier lieu, la requête, portée devant le tribunal de Lille par la liste de droite, est rejetée : des manquements à la règle sont constatés par le juge tant chez le défendeur que chez le requérant.

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« Il est établi que [la liste de gauche] a fait circuler dans la ville de Dunkerque des véhicules automobiles recouverts d’affiches de propagandes électorales ; que ladite liste a également fait procéder à la diffusion de messages électoraux par un panneau électronique lumineux installé sur une façade d’un restaurant situé dans l’enceinte de la gare ; que ce dernier procédé doit être regardé comme constituant un affichage électoral permanent ; que pour regrettable qu’il puisse être, l’ensemble de ces procédés ainsi utilisés, contraires aux prescriptions des articles L 51 et R 26 du Code Électoral, n’a pu, en l’espèce, être de nature à vicier la sincérité des élections, alors qu’il résulte de l’instruction que des abus analogues ont été commis par la liste [de droite] [16] ».

44Le juge estime alors que les manquements à la règle d’une liste s’annulent, en quelque sorte, en raison des irrégularités similaires de la liste concurrente. Pourtant, l’élection est remportée par la liste de gauche avec 116 voix d’écart. La requête déposée semble particulièrement difficile à juger : le président du tribunal administratif élargit alors le jury afin de diluer sa responsabilité. Le jugement est, par la suite, annulé en appel par le Conseil d’État en raison de l’apport au dossier d’un tract diffamatoire.

45

« Considérant qu’il résulte de l’instruction qu’un tract de quatre pages […] affirmant que M. U. accueillait sur sa liste des responsables de la secte Moon et avait permis à cette secte “sur des fonds municipaux” d’avoir son siège à Dunkerque, a été distribué dans cette ville au cours des trois jours précédant le second tour de scrutin ; qu’il apportait un élément nouveau dans la polémique électorale ; que les allégations de caractère mensonger et diffamatoire qui y sont contenues étaient d’une gravité telle que les requérants ne pouvaient utilement y répondre ; que la diffusion de ce tract a été, en importance, suffisante pour exercer une influence sur le vote des électeurs […] Les opérations électorales qui se sont déroulées les 12 et 19 mars 1989 dans la commune de Dunkerque (Nord) sont annulées [17] ».

46L’année suivante, en mars 1990, la liste d’Union de la gauche remporte de nouveau les élections au premier tour avec 52,59 % des suffrages exprimés, mais l’intensité de la campagne laisse des traces. Dans le cas des scandales politiques, Violaine Roussel explique que la succession d’affaires change les perceptions des agents politiques : le jugement d’une seule autorise les suivantes (Roussel 2001). L’importance de ce précédent est corroborée par les affaires suivantes qui se déroulent dans le littoral dunkerquois, et pour lesquelles le juge constate des irrégularités manifestes, tout en les liant à une « tradition locale ».

47

« Si un véhicule portant des affiches à l’effigie du maire sortant a circulé dans la commune et stationné devant le bureau de vote durant le déroulement du scrutin, il n’est pas établi que le passage dans les rues d’un tel véhicule ait pu avoir une influence sur les résultats du scrutin eu égard à l’écart de voix entre les listes.
[Pour le carnaval] La municipalité sortante a offert un vin d’honneur à cette occasion, il ne résulte pas de l’instruction que cette manifestation, conforme à la tradition locale, ait donné lieu à des pressions de nature à influencer les participants [18] ».

48Régulièrement, le juge invoque la « tradition locale » qui devient un élément autorisant la recodification du jeu politique. La routinisation des manquements aux règles redéfinit progressivement l’espace des possibles, si bien que le juge tolère des irrégularités, indépendamment des écarts de voix. Cet état de fait peut s’expliquer de deux manières. Premièrement, ces communes et ces cantons sont relativement peu concurrentiels et les écarts de voix sont importants. Dans ce cas, le raisonnement juridique est assez simple : « le juge s’interroge sur le point de savoir, non pas s’il y a lieu d’annuler l’élection contestée en raison de la gravité des irrégularités constatées, mais s’il est opportun, en raison de leur incidence sur son résultat, de procéder à une nouvelle élection » (Duval 2001 : 831). Dès lors, ne basant pas son jugement sur la régularité juridique, le juge autorise une recodification du jeu politique et des coups tolérés. La récurrence des affaires sur le littoral permet aux candidats de savoir ce qui peut se faire en matière de campagne. Deuxièmement, dans le littoral dunkerquois, l’élection contestée et annulée de 1989 semble avoir modifié les pratiques de mobilisation électorale, d’une part, en adjoignant au répertoire d’action l’utilisation du recours administratif, d’autre part, en entraînant par la suite des campagnes d’une particulière intensité.

49

« Q – Il y a aussi une équipe qui est formée juridiquement pour… ?
R – C’est-à-dire que nous, on travaille toujours avec un avocat. On a toujours un avocat avec nous, à l’époque c’était J. D. qui était avocat au barreau de Lille et F. L. Moi, à chaque campagne j’étais en relation constante avec eux. […] Il y a une formation d’esprit du directeur de campagne, ça c’est clair, il doit sentir les choses. Et qui travaille toujours en relation constante avec l’avocat. Et là aussi, on est bien organisés nous ! On a des équipes qui sont très présentes sur le terrain et j’ai cette pratique-là de se dire qu’il faut se faire des… Comment dire ? Des arguments, si jamais on avait des recours en disant : “mais attention, eux, ils ont fait ça, ils ont fait ça”. Donc je fais beaucoup travailler les huissiers pendant la campagne. Donc dès que j’entends quelque chose, hop, j’envoie un huissier et on constitue un dossier. »
(Entretien avec le directeur de campagne du PS)

50Entre 1988 et 2008, trois élections municipales sur cinq ont été contestées devant le tribunal administratif de Lille. Deux élections cantonales ont également fait l’objet de requête, l’une ayant abouti à une annulation, une nouvelle fois en raison d’un tract diffamatoire. Entre ces mêmes dates, trois élections législatives sur six ont été portées devant le Conseil constitutionnel. Dans presque tous les cas, les mêmes candidats sont concernés par ces affaires, ce qui témoigne moins d’écarts à la règle électorale que d’une maîtrise du contentieux ; le droit intègre pleinement le répertoire d’action des candidats.

51À l’inverse, Neuilly-sur-Deûle est l’archétype d’un territoire peu concurrentiel dans lequel le recours au tribunal est totalement absent. Les règles électorales n’ont pas besoin d’être respectées en raison de l’avance confortable de la droite. Le contournement manifeste des règles électorales apparaît caractéristique de configurations peu concurrentielles, dans lesquelles les diverses ressources du jeu électoral sont monopolisées par le groupe dominant. D’abord, les tracts de campagne du maire utilisent délibérément les couleurs bleue, blanche et rouge en dépit des interdictions explicites du Code électoral. Ensuite, le maire mobilise les moyens de communication institutionnels en intégrant le directeur de la communication de la mairie à son organigramme de campagne. Enfin, le magazine municipal sert de support à la propagande électorale alors que le Code électoral interdit durant six mois avant l’élection « toute campagne de promotion publicitaire des réalisations ou de la gestion d’une collectivité sur le territoire des collectivités intéressées par le scrutin (art. L 52-1) ». À titre d’exemple, au mois de mars 2007, soit trois mois avant le scrutin législatif auquel le maire se porte candidat, la couverture du mensuel lui laisse une place de choix au-dessus du titre : « Pas de hausse des impôts, ni de nouvel emprunt ». On peut penser que l’argument compte en période électorale dans cette banlieue cossue de la métropole lilloise. Les journaux municipaux sont donc utilisés dans la campagne (Le Bart 2000) : chaque mois, sur la page trois, juste après la couverture, le maire expose, en dessous de sa photographie en gros plan, les travaux réalisés dans la commune grâce à la municipalité, les syndicats intercommunaux et parfois le gouvernement. Le non-respect du Code électoral est plus saisissant encore lorsque l’on sait que le maire, avocat de profession, rédige lui-même des recours sur la question et qu’il a obtenu, sur ce grief, l’annulation de l’élection dans une commune voisine [19]. Il est donc probable que l’agent politique mesure effectivement le risque relatif au non-respect des règles. Cependant, il reste à l’abri de toute annulation car, quel que soit le scrutin, le député-maire remporte les élections au premier tour avec des scores confortables.

52Ainsi, au sein du même département, les candidats qui peuvent mobiliser efficacement des ressources politiques et juridiques transforment durablement les règles du jeu politique. À Dunkerque, comme à Neuilly-sur-Deûle, ces nouvelles règles sont incorporées dans les pratiques de campagne et l’horizon des possibles devient spécifique et différent de celui qui serait envisageable dans les territoires pourtant voisins.

Au-delà du recours au tribunal, une inégale intégration du droit dans le jeu électoral

53Parfois, des communes de petite taille connaissent des recours importants et récurrents au tribunal. Cependant, le recours à la justice administrative ne signifie pas toujours une maîtrise du droit et son intégration dans la lutte électorale. Il faut s’intéresser à la maîtrise des compétences juridiques par les agents. Les cas du village de Manèke et du Haut-Cambrésis montrent, par contraste, l’inégale distribution de cette compétence.

54Manèke est un village de Flandre de près de 1 500 habitants. Cette petite commune ne devrait a priori pas connaître de contentieux significatif en raison de sa position politique. Manèke détonne cependant par des recours successifs au tribunal (requêtes nos 89-700 et 951611). Ces recours essentiellement « techniques » concernent les opérations de vote. Pourtant, derrière leur apparence technique, ces affaires ont une dimension politique. À Manèke, le candidat de gauche souhaite s’engager dans une carrière politique. De plus, il peut mobiliser des ressources partisanes et juridiques, puisqu’il est le frère de Maître Tricotta, un des avocats « politisés » du Nord. Les élections de 1989 et de 1995 deviennent alors conjoncturellement concurrentielles notamment en raison du transfert de ressources vers cette commune. Dans la plupart des communes environnantes, l’élection municipale de 1995 se traduit par une liste unique dite « d’intérêt communal », élue au premier tour avec une campagne électorale discrète. Dans le cas de Manèke, la mobilisation de ressources partisanes et juridiques d’un candidat transforme les interactions. La configuration devient très compétitive : deux listes s’affrontent aux deux tours des élections, s’échangent des tracts accusatoires tout au long de la campagne et se retrouvent devant le tribunal. Ainsi, l’implantation de Maître Tricotta en Flandre se traduit par l’apport de ressources juridiques par la gauche et entraîne alors, de la part des partis de droite, un investissement dans ces mêmes ressources. Ce double transfert contribue alors à restructurer la configuration. À partir de 1989, deux cabinets d’avocats, l’un de droite, l’autre de gauche, ont le monopole des représentations au tribunal administratif pour la Flandre. Ce cas de figure se retrouve ailleurs, comme à Moslesse cité en introduction. Ce village du Cambrésis de taille modeste (4 500 habitants) voit son élection municipale de 2008 annulée. Le recours semble correspondre au même cas de figure que Manèke. En effet, le recours est porté par un député socialiste, par ailleurs trésorier du groupe socialiste à l’Assemblée, capable de mobiliser des soutiens juridiques et partisans en faisant appel au même Tricotta.

55Il ne faut toutefois pas toujours considérer l’arrivée de nouvelles ressources comme le fruit de tactiques délibérées. Le cas du Haut-Cambrésis illustre l’importance du tribunal dans le jeu politique local, sans que les règles de ce jeu ne soient maîtrisées. Le Haut-Cambrésis, peu urbanisé et faisant l’objet d’un faible investissement de la part des agents partisans, connaît un taux de recours élevé étant donné ses caractéristiques. En 1989, des recours sont portés devant le tribunal concernant deux communes, et ceux-ci aboutissent à une annulation (jugements nos 89-558 et 89-840). Aux élections municipales suivantes, en 1995, cinq nouveaux recours sont effectués dans des communes limitrophes. Deux de ces requêtes ont pour motif une irrégularité rarement portée devant les tribunaux : les bulletins produits à l’occasion de l’élection ne seraient pas conformes à la législation [20]. Les frontières de cette « mémoire locale » ne s’arrêtent pas aux limites des communes. Trois autres recours sont effectués dans des communes voisines pour ce même motif en 2001, puis encore un en 2008. Les six communes concernées forment un ensemble contigu. Dans le cas présent, c’est l’exceptionnalité de la nature du contentieux qui atteste l’existence d’une « mémoire locale ». Saisi initialement par des candidats, le tribunal intègre le jeu politique. Plus largement, dans les petites communes, l’existence de recours « victorieux » au tribunal dans un passé récent rend plus probables des recours futurs, par le renforcement de la croyance dans l’efficacité de cet outil. Cependant, elle n’aboutit à des résultats efficaces dans la lutte électorale que sous réserve de pouvoir s’adjoindre des ressources notamment juridiques. Nombre de demandes des requérants sont rejetées et parfois au seul motif que l’irrégularité visée n’en était en réalité pas une. À Seignerin, le requérant de l’affaire 08-1682 rassemble dans le dossier des motifs assez épars. Il met par exemple en cause l’annonce de la candidature du maire lors de la cérémonie des vœux en janvier. Le tribunal juge ce motif sans incidence sur le scrutin. Le requérant ajoute que les tracts du maire étaient constitués de deux feuillets, ce qui ne constitue pas une irrégularité selon le tribunal. Le motif de la disposition des bulletins de vote dans le bureau est aussi écarté. Enfin, sont aussi visées par la requête l’illustration du chantier de rénovation de l’église par la commune (mais aucune disposition légale ne vise ce motif), ainsi que la tenue d’une manifestation culturelle dans une salle voisine du bureau de vote (aucune incidence n’est cependant établie). La requête est finalement rejetée. Le manque de ressources juridiques se traduit ici par un manque de compétence à mettre en mots un dossier qui puisse être jugé recevable par le tribunal.

56Au final, la structure de l’espace politique se transforme en fonction de la dynamique propre aux interactions de chacune des configurations d’agents. La maîtrise cognitive des règles juridiques, la capacité à mobiliser des ressources partisanes et juridiques, ou encore la possibilité de tenir le jeu politique à l’écart du tribunal reconfigurent les coups qu’il est possible d’échanger dans une campagne électorale.

Conclusion

57Contre l’idée d’une homogénéité de la compétition électorale et d’une uniformité de l’application du Code électoral, l’étude du contentieux électoral dans le département du Nord montre donc de fortes disparités dans la manière dont les agents politiques se servent de la justice administrative dans la lutte électorale ou dans les stratégies de jeu avec la règle qu’ils mettent en place. Ces particularités locales sont le produit des rapports de force internes à chaque configuration, lesquels dépendent notamment des ressources économiques, juridiques et partisanes, mobilisées par les agents. Disposer d’importantes ressources favorise certes les requêtes devant le tribunal administratif en cas d’irrégularités chez l’adversaire, mais permet surtout de déterminer les limites dans lesquelles il est possible de contourner la règle sans conséquence.

58Cette analyse contribue également à montrer comment le recours au droit ainsi que son contournement sont un outil mobilisé par les agents politiques afin de renforcer ou, au contraire, de subvertir les rapports de force entre les agents dans la lutte électorale. La juridicisation doit donc s’entendre de différentes manières. En effet, il existe une diversité dans les usages qui sont faits du droit et du tribunal administratif selon les configurations. L’exemple de Neuilly-sur-Deûle illustre ainsi le cas d’une configuration où le jeu avec la règle et la mobilisation de ressources juridiques sont omniprésents sans qu’il n’y ait jamais de recours au tribunal. Dans ce cas, non seulement la proximité à la « culture judiciaire » n’est pas associée à un recours accru au tribunal, mais elle explique au contraire qu’on n’y recoure pas. Inversement, le contentieux observé dans le Haut-Cambrésis et dans l’Avesnois trouve sa source dans une forte distance à la « culture judiciaire » des agents. À Dunkerque, l’arrivée d’un candidat doté de fortes ressources partisanes permet le renversement du rapport de force en faveur du PS, par le biais d’une stratégie assumant le jeu avec la règle électorale. Lié au principal avocat des partis de gauche du département, le territoire de la Flandre connaît, quant à lui, l’importation de ressources nouvelles au cours des années 1990, mettant alors en demeure la droite de se positionner face à cette nouvelle donne et participant alors à transformer la configuration locale du territoire. Le recours est ici le fruit de stratégies de challengers maîtrisant des ressources juridiques ou politiques et pour qui le tribunal devient une opportunité de prolonger la lutte politique dans un « troisième tour » (Ihl 1998 : 77).

59Au final, l’interprétation selon laquelle une baisse du contentieux signifierait une civilisation des mœurs électorales se révèle une fausse évidence, aveugle aux réalités de la compétition électorale. Là où la compétition électorale est faible et où se concentrent de nombreuses ressources partisanes et juridiques, les irrégularités peuvent s’avérer nombreuses, sans jamais faire l’objet de recours. De faibles écarts de voix nourrissent en revanche les espoirs placés dans les recours. Les chances qu’ils aboutissent avec succès sont cependant mieux évaluées dans les territoires qui concentrent d’importantes ressources juridiques et partisanes que dans ceux où elles sont faibles. Ainsi, il y a moins un processus de civilisation des mœurs qu’une structuration de la compétition électorale et une routinisation des « coups » tolérés en fonction d’un rapport de force propre à chaque configuration.

Notes

  • [1]
    Conseil constitutionnel, décision no 2007-3813, AN du 22 novembre 2007.
  • [2]
    Pour garantir l’anonymat des affaires, les noms de communes ont été modifiés, sauf pour Dunkerque, Tourcoing et Lille afin de faciliter la compréhension.
  • [3]
    Tribunal administratif de Lille (TAL), no 080195.
  • [4]
    Selon le rapport annuel des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel, en 2008, sur 4 755 dossiers relatifs aux élections (dixième contentieux sur 35), 238 dossiers sont tout de même déposés au tribunal de Lille (soit le deuxième rang après Châlons-en-Champagne). Le Nord - Pas-de-Calais représente ainsi 5 % des affaires électorales françaises. En 1995, sur 2 916 dossiers, 116 sont déposés au tribunal de Lille (soit le premier rang). Le Nord - Pas-de-Calais représente 6,6 % des affaires électorales françaises.
  • [5]
    Entre 1988 et 2008, 128 recours concernent les 502 communes de moins de 3 500 habitants du Nord (soit un recours pour quatre communes), tandis que 172 concernent les 151 communes dépassant ce seuil (soit un peu plus d’un recours par commune en moyenne).
  • [6]
    Les recours relatifs aux comptes de campagne concernent 47 cas, soit plus d’un quart des recours dans les grandes communes.
  • [7]
    Le découpage des territoires correspond aux arrondissements et/ou communautés urbaines.
  • [8]
    Bien que déposées de manière individuelle, plusieurs requêtes présentées devant le Conseil constitutionnel sont en réalité collectivement organisées au sein de partis politiques. À titre d’exemple, les requêtes rassemblées dans la décision no 2007-3819, émanent ainsi toutes de candidats du Front national (FN).
  • [9]
    Guide du candidat, élection municipales et cantonales – mars 2008, réalisé par l’UMP. Archives fournies par un candidat UMP (p. 107-108 et 124-135).
  • [10]
    Guide du candidat aux élections législatives, Centre d’archives socialistes (CAS), p. 7-8, 2002.
  • [11]
    CAS, Campagne électorale législative 2002, Création de la cellule juridique, 18 février 2002.
  • [12]
    TAL, nos 0801711 et 081763.
  • [13]
    TAL, nos 0601478 et 0601600.
  • [14]
    Selon Norbert Elias, une « force au jeu » s’analyse comme la capacité à en influencer le cours (Elias 2003).
  • [15]
    Dans le sens que lui donne Pierre Bourdieu, il ne s’agit pas de considérer les stratégies comme une adaptation consciente des moyens à une fin, mais de comprendre comment « les conduites (économiques ou autres) prennent la forme de séquences objectivement orientées par référence à une fin, sans être nécessairement le produit, ni d’une stratégie consciente, ni d’une détermination mécanique » (Bourdieu 1987 : 127).
  • [16]
    TAL, no 89-660.
  • [17]
    Conseil d’État, requête no 108939, 5 mars 1990.
  • [18]
    Jugement no 95-1584, commune de 6 000 habitants, Littoral dunkerquois.
  • [19]
    TAL, nos 95-1600 et 95-1635.
  • [20]
    Ces recours concernent neuf affaires, dont six sur le seul territoire du Haut-Cambrésis.
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La compétition politique est réputée de plus en plus « civilisée » et encadrée par le droit. Or, le recours au tribunal est récurrent pour régler des litiges. À partir d’analyses statistiques et d’études de cas portant sur le département du Nord, cet article distingue les usages et les évitements du droit à partir des propriétés sociales des candidats et de leur capacité ou non à activer des ressources notamment partisanes ou juridiques. Ainsi, le jeu politique se différencie selon la capacité à mobiliser adéquatement ou non le tribunal administratif et surtout selon la définition des « coups » socialement et juridiquement tolérés dans chaque configuration d’agents.

Ouvrages cités

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Clément Desrumaux
Clément Desrumaux est politiste, chercheur au laboratoire Triangle : action, discours, pensée politique et économique (CNRS-ENS Lyon-Univ. Lyon 2-IEP Lyon-Univ. Jean-Monnet Saint-Étienne) et enseigne à l’université Lumière Lyon 2. Ses recherches portent sur les campagnes électorales et la sociologie politique des élections dans une perspective comparée. Il travaille notamment sur le rapport des étudiants à la politique dans le cadre d’un projet collectif hébergé par le Centre universitaire de recherches sur l’action publique et le politique : épistémologie et sciences sociales (CURAPP-ESS, CNRS-Univ. de Picardie Jules-Verne).
Thomas Léonard
Thomas Léonard est chercheur au Centre d’études et de recherches administratives, politiques et sociales (CERAPS, CNRS-Univ. Lille 2-Sciences Po Lille). Ses recherches s’inscrivent dans la sociologie du droit. Il travaille notamment sur les processus de production des inégalités en justice pénale et sur la sociologie des configurations judiciaires.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 07/03/2016
https://doi.org/10.3917/gen.102.0024
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