CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 La seconde moitié du XXe siècle a vu la sociologie des religions s’affirmer comme spécialité disciplinaire avec comme problématique principale la question de savoir si les croyances et les pratiques religieuses dans les sociétés industrialisées étaient vouées à une disparition inéluctable ou si l’héritage religieux de plusieurs millénaires n’appelait pas quelques retours de flamme selon des formes singulières. Parmi les alternatives à la sécularisation, il a notamment été question d’opposer la spiritualité à la religion. La première poursuivant le cours de la seconde dans les cadres mentaux et pratiques de l’individualisme contemporain à l’écart de toute autorité institutionnelle et morale. Certains sociologues ont ainsi vu dans l’essor des « nouveaux mouvements religieux », tel que le New Age dans l’espace euro-américain, l’une des manifestations notoires de cette dynamique spiritualiste, anti-autoritaire, éclectique et syncrétique qui aurait affecté les croyances fin de siècle. C’est un peu contre ce type de schéma simpliste que s’inscrit ce recueil posthume de textes du regretté Matthew Wood, sociologue des religions britannique, spécialiste du New Age et de la globalisation des Églises.

2 Né en 1970 en Angleterre, Matthew Wood fait partie de la génération actuelle qui succède aux « boomers » qui ont marqué la spécialité disciplinaire dans le pays (James Beckford, Steve Bruce, Grace Davie, après les figures pionnières de Bryan Wilson ou David Martin). Enseignant-chercheur à la Queen’s University de Belfast, le jeune sociologue, initialement voué au pastorat puis résolument converti aux sciences sociales, s’est rapidement distingué par la précision de ses enquêtes ethnographiques dans la nébuleuse mystico-ésotérique ou dans les paroisses méthodistes ainsi que par sa fibre critique inspirée par l’œuvre de Pierre Bourdieu. Son décès prématuré en 2015 prive la sociologie britannique d’un de ses membres les plus prometteurs. C’est à son réseau de collègues français que l’on doit ce recueil de textes, Y. Fer, J. Galonnier et G. Angey. Des sociologues de la même troisième génération d’après-guerre qui prônent notamment un retour de la spécialité au sein de la tradition critique marquée par l’œuvre de P. Bourdieu et dont le premier manifeste collectif, Bringing Back the Social into the Sociology of Religion (2018, voir notre recension dans Archives de sciences sociales des religions, 2019, 188, p. 250-252) fut précisément dirigé par M. Wood et Véronique Altglas (sa veuve).

3 Le présent recueil se compose de trois parties thématiques sélectionnant des textes publiés dans les années 2007 à 2016 : d’abord l’enquête ethnographique au sein de groupes de méditation et de communication avec les esprits au centre de l’Angleterre ; ensuite la remise en question de notions usées telles que celles de spiritualité et de sécularisation, à l’aune des rapports de classe, d’autorité et d’ethnicité dans les organisations religieuses ; enfin, une série de réflexions critiques sur les New Age Studies, sur l’usage du langage naturel dans les sciences sociales et sur les conditions institutionnelles du métier de sociologue en contexte néolibéral avancé.

4 L’auteur nous conduit ainsi d’abord dans les cercles de méditation du Nottinghamshire au milieu des années 1990. Observation participante au cœur des réunions privées de fidèles qui rappelle le célèbre roman d’Alison Lurie, Des amis imaginaires (1967), où l’on voit un jeune sociologue s’absorber progressivement dans les intrigues fort intimes des adeptes de la Vérité. M. Wood nous décrit ici par le menu le déroulé des soirées dans les pavillons : bavardage enjoué de l’accueil, montée au grenier pour la séance de méditation, lecture d’un texte sacré (Évangile des Esséniens), temps de voyage en imagination, méditation en silence, retour au réel puis bruyant échange convivial autour d’un pot avant de se séparer dans la nuit. L’ethnographe suit de près pendant près de deux ans deux couples d’invitants et d’officiants qui, par effet boule de neige, le mettent en relation avec des mediums, « channelers » ou « maîtres ascensionnés », dont il compare les performances, les uns faisant dans l’effusion spectaculaire, les autres dans le dialogue respectueux et rationnel avec les puissances extraterrestres. L’éclectisme des références et des styles et la porosité des relations d’un cercle à l’autre conduisent à l’idée d’une « autorité non structurante » (litt. non formative) par neutralisation entre eux des éléments multiples de l’offre cultuelle. Point ici de compétition féroce pour le monopole de la distribution des biens de salut en droite ligne des traditions monothéistes. Point non plus d’autorité surplombante ou transcendante durable sur les corps et les esprits. En cela, le constat de non-structuration nuance fortement le modèle initial de champ religieux selon P. Bourdieu, dont la loi de gravitation tourne autour de la quête de capital symbolique. Mais, plutôt que d’inférer de ces situations locales des schémas abstraits sur le devenir des faits religieux dans une « société des individus », l’auteur s’en tient rigoureusement à rapporter la circulation des pouvoirs de faire et de dire à leurs conditions sociales de production. Il en va ainsi de l’homologie de structure entre l’ambiguïté entretenue des références spirituelles et l’ambivalence des statuts et parcours sociaux des adeptes. Ces derniers se recrutent principalement dans les milieux populaires ayant acquis quelque qualification, mais souffrant des brimades de l’encadrement supérieur. Les conversations informelles des adeptes entre deux séances confirment leurs dispositions antihiérarchiques acquises dans leur parcours professionnel.

5 La deuxième partie revient précisément sur les lieux communs d’une certaine macrosociologie prompte à tirer des conclusions hâtives sur le retour du religieux dans les sociétés désenchantées. S’appuyant sur les théories matérialistes du pouvoir (Karl Marx, Max Weber, Michel Foucault, P. Bourdieu), l’auteur constate que, bien au-delà des séances suggestives, mais marginales, de communication libre avec les esprits, la sociologie des religions en Grande-Bretagne a moins développé que dans d’autres pays l’étude précise des rôles publics joués par les organisations religieuses traditionnelles dans les sociétés sécularisées. Évoquant divers exemples de cours d’action (les entreprises Alpha d’évangélisation œcuménique, la décoration des rues à Noël par une société biblique locale, l’action sociale d’un foyer de l’Armée du Salut), l’auteur déconstruit la mécanique complexe de cooptation publique plus ou moins officielle des organisations religieuses tout en montrant l’alignement tacite de leurs modes de faire sur le modèle du néolibéralisme marchand. Revenant sur le terrain des églises méthodistes qu’il a également suivi de près, il ajoute à ces dimensions socio-économiques la variable ethnique ou raciale qui régit discrètement les relations entre pasteurs et fidèles, les premiers à peau blanche s’arrogeant les prérogatives traditionnelles de la hiérarchie, les seconds plus colorés entretenant la flamme de la paroisse. Division des rôles et des statuts que l’observateur s’empresse de relativiser par la circulation des pouvoirs constatés dans les organisations transnationales où les premiers peuvent devenir les derniers et inversement.

6 La troisième partie, enfin, rassemble diverses réflexions critiques. La première revient sur le procès précédemment instruit aux New Age Studies en tant que fourre-tout sémantique englobant des populations et des pratiques fort différentes de part et d’autre de l’Atlantique, du simple réseau local, convivial et intermittent de méditation au groupement sectaire fortement organisé. Non sans redondance avec la première partie, l’auteur confirme sa leçon de méthode pour sortir d’une catégorie « émique » qui fait obstacle à la saisie des liens entre dimensions religieuses et sociétales : suivre les cours d’action, interroger les trajectoires, décrire la circulation des pouvoirs, rapporter les faits aux structures, etc. La deuxième réflexion porte sur le langage naturel comme instrument de l’action, outil de réflexion, marque de statut, agent de construction de la réalité, capital symbolique. Rien de très original en somme malgré l’effort de synthèse qu’entreprend l’auteur et les illustrations subtiles qu’il livre en voyant dans l’expression ampoulée des channelers qui adressent à leurs maitres de lumière une marque de théâtralisation populaire du culte de possession. Last but not least, la troisième réflexion se centre sur les conditions pratiques et institutionnelles de la recherche en contexte néolibéral. L’auteur évoque alors comme modèle la série policière The Wire au début des années 2000, où l’on vit au quotidien avec policiers et dealers de Baltimore en prise entre eux et avec les pouvoirs judiciaires, médiatiques et politiques. Métaphore utile pour aborder le métier de sociologue au jour le jour, en prise avec la course aux crédits d’enquête, la concurrence des postes, ou l’aura publique plus ou moins légitime de la discipline. Une même tension parcourt la série populaire et la discipline universitaire avec notamment, d’un côté, les gens de métier et, de l’autre, les managers du chiffre au service de la bourse des valeurs symboliques. Ici encore, malgré la banalité du constat des antagonismes entre savoir et pouvoir, l’auteur nous livre quelques expériences vécues. Par exemple, le malentendu rencontré entre les cadres de l’Église méthodiste qui font appel au sociologue pour faire valoir la diversité culturelle de ses fidèles et l’enquête ethnographique qui conclut au processus de racialisation rampante au sein des instances ecclésiales. On peut regretter que cette réflexion engagée sur les conditions du métier de sociologue ne fasse pas suffisamment état des cadres institutionnels de la recherche en sciences sociales dans l’Angleterre contemporaine, ni de la compétition symbolique entre disciplines, écoles de pensée et spécialités qui réfractent les conflits politiques dans la Cité. Existe-t-il par exemple, en Grande-Bretagne, un équivalent du procès intenté en haut lieu, en France, à l’encontre d’une certaine sociologie censée excuser le djihadisme en voulant l’expliquer ? Un regard plus large et comparatif entre histoires nationales s’impose en effet lorsque l’on aborde ces questions de production du savoir. Hélas, la disparition soudaine de l’auteur ne lui permet ni de répondre ni de prolonger les réflexions prometteuses qu’il nous a livrées avec rigueur et conviction.

7 On saura cependant gré à l’éditeur et aux traductrices d’avoir livré au patrimoine francophone une pensée critique utile à l’abord sociologique des organisations religieuses dont la connaissance a longtemps été captive de leurs propres catégories de pensée, ne serait-ce que le mot même de religion dont la longue histoire (religio versus superstitio) plonge ses racines dans l’impérialité occidentale et chrétienne. Certes, l’alliance entre l’abstraction analytique et la démonstration militante de l’auteur, de même que la répétition inévitable entre textes voisins réunis ne rendent pas toujours la lecture facile d’autant que la traduction s’en est prudemment tenue à un certain littéralisme. Quant au fond, malgré tout l’intérêt épistémologique que l’on peut trouver dans la réflexion critique de M. Wood, on peut cependant se demander si certaines de ses injonctions méthodologiques ne risquent pas d’apparaitre un peu datées. L’insistance mise sur la perspective ethnographique comme moyen de s’affranchir d’une macrosociologie spéculative et encore dépendante des catégories de pensée religieuse semble en effet depuis longtemps intégrée par nombre de sociologues de part et d’autre de l’Atlantique, dont le savoir dialogue étroitement avec l’anthropologie et l’histoire, lorsqu’il n’entremêle pas originalement ces disciplines. On peut également regretter que le soubassement historique des jeux de perspective manque un peu à l’appel, comme il en est par exemple des rapports entre race, ethnicité et religion qui ont donné lieu depuis les travaux pionniers de William E. B. Du Bois (1868-1963) sur l’âme noire américaine à une longue tradition d’enquêtes et de débats. Mais ne mégotons pas sur l’intérêt de ce recueil posthume de textes qui fait plus largement connaitre au public francophone un des justes combats pour ramener la thématique religieuse dans le panel d’objets toujours à reconstruire de la sociologie. Et ce au moment même où des bataillons de la Radical Orthodoxy sévissent à l’intérieur des sciences sociales anglophones via la philosophie analytique chrétienne et les thèses fumeuses du « réalisme critique » avancées par Margaret Archer et d’autres, ainsi que Peter Doak a pu le montrer dans le collectif Bringing Back piloté par V. Altglas et M. Wood.

Pierre Lassave
Césor – EHESS-CNRS
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 08/07/2022
https://doi.org/10.3917/rfs.623.0598
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