CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Le 9 janvier 2016, l’Olympique lyonnais (OL), équipe-phare du championnat de France de football professionnel, inaugure son nouveau stade. Concentrant les attentions médiatiques, son président voit se concrétiser un projet lancé plus de dix ans auparavant, symbolisant la bascule vers un modèle économique audacieux. Pour un coût estimé à 455 millions d’euros, le club devient propriétaire d’une enceinte de 59 000 places, censée lui assurer un accroissement substantiel de revenus mis au service de ses ambitions sportives. Un an plus tard, dans le cadre des quarts de finale de l’Europa League (l’une des coupes d’Europe de clubs), l’OL accueille l’équipe turque du Besiktas Istanbul. L’évènement n’a pourtant rien d’une fête : les scènes de violences entre supporters et l’envahissement de la pelouse font la une des médias. Sanctionné d’une amende de 100 000 euros pour son « organisation insuffisante », l’OL est aussi placé sous la menace d’une exclusion des compétitions de l’UEFA, la fédération européenne de football.

2 Depuis les années 1980, le hooliganisme a nourri une abondante littérature en sciences sociales. Les sociologues se sont intéressés aux auteurs des violences et ont documenté les logiques d’action des groupes impliqués dans les affrontements (Dunning et al., 1988 ; Spaaij, 2006) [1]. En France, les travaux se sont centrés sur les supporters ultras en cherchant à les différencier des hooligans, ce qui a conduit à catégoriser deux formes extrêmes de supporterisme (Mignon, 1998 ; Hourcade, 2010a). Les politiques de lutte contre le hooliganisme constituent l’autre orientation des recherches. Les réponses pénales, policières, architecturales ou éducatives sont des thèmes traités, en lien avec la demande de connaissances émanant des autorités publiques et sportives (Busset et al., 2008). Le hooliganisme étant un phénomène transnational, des approches comparatives ont été utilisées (Basson, 2004 ; Tsoukala et al., 2008 ; Hourcade, 2010b). Comme le relève toutefois Anastassia Tsoukala (2010, p. 61), « ce foisonnement d’études [se concentre sur] le comportement des hooligans, conçu à part ou en corrélation avec son contexte sportif ou sociopolitique. Le rôle joué en la matière par d’autres acteurs, tels que les agences de sécurité ou les dirigeants sportifs, et les interactions développées entre ceux-ci et l’univers supporteriste sont ainsi délaissés ». Si l’on dispose donc d’une connaissance des dispositifs déployés dans divers pays européens, très rares sont les recherches empiriquement fondées qui restituent la réalité de la sécurisation des stades (Viot, 2013) [2].

3 Aussi proposons-nous d’apporter une contribution en ce sens. En prenant appui sur le cas de l’OL et du match contre Besiktas, nous entendons cependant déplacer le questionnement. Il ne s’agit pas tant de se demander pourquoi des supporters sont violents ni comment lutter contre les débordements que de chercher à comprendre ce que font et ne font pas les acteurs en charge de la bonne tenue des compétitions sportives, en fonction des contraintes et types de problèmes auxquels ils sont confrontés. Pour mener à bien un tel projet, c’est un double pas de côté qu’il convient de faire. D’abord en décentrant le regard du match vers l’organisation générale et routinière des rencontres, pour saisir sa perturbation et son dérèglement. Ensuite en élargissant la focale au-delà des seuls personnels directement en charge de la sécurité, pour restituer la dynamique liant les différents protagonistes impliqués. Une catégorie d’acteurs absente des travaux sur le supporterisme doit alors entrer dans l’équation : les dirigeants et salariés des clubs relevant des activités commerciales. Le football professionnel est, en effet, construit comme un spectacle. Comme nous allons l’exposer, vendre des places pour remplir le stade est une tâche primordiale qui conditionne bien d’autres fonctions (vente de produits dérivés, perception de droits télévisuels, contrats de partenariat, etc.) [3]. Le dispositif de sécurité entourant la partie en est un prolongement.

4 Cette façon de poser le problème a pour avantage de ne pas isoler le hooliganisme des enjeux économiques du football. C’est aussi une option suivie par des travaux portant sur la sécurité dans les stades et lors des grands évènements sportifs. Constatant une importante hausse des coûts relatifs à la gestion des risques, ils lient les dimensions commerciales et sécuritaires. Notre propos s’ouvre sur ces recherches et propose de se centrer sur leur angle mort : les changements organisationnels au sein des clubs induits par les évolutions de l’économie du football professionnel. Dans le championnat français, l’OL est concerné. Profondes, les transformations sont à l’origine de certaines ambivalences. L’étude se porte alors sur le match OL-Besiktas en tant qu’évènement révélateur des difficultés auxquelles font face les acteurs chargés du bon déroulement des rencontres sportives : la délicate conciliation des intérêts économiques et sécuritaires et leur possible divergence en contexte de forte croissance de l’organisation. Pour ce faire, la partie est analysée selon une logique processuelle, de la mise en vente des billets en amont de la rencontre jusqu’au déroulement de l’évènement et ses conséquences en aval. Mais la temporalité courte de la séquence considérée (le match et sa préparation) alterne avec une temporalité longue : celle de la structuration évolutive des clubs de football dans le cadre plus large de l’exploitation commerciale des stades ; celle aussi des traces durables laissées par les incidents sur l’organisation du club lyonnais. Comprendre sa singularité en restituant l’histoire récente dont il est le produit s’articule avec l’ambition de mettre au jour des logiques et tensions dont on postule qu’elles se retrouvent dans d’autres clubs sportifs sous d’autres formes [4].

La « nouvelle » économie du football professionnel

5 En France, le football a vite pris la forme d’un spectacle commercial nécessitant l’accueil de nombreux spectateurs en tribunes. Si le discours de la nouveauté doit donc être manié avec prudence, l’enjeu de la modernisation des stades s’est renforcé au cours des années 2000. À l’échelle des dirigeants des clubs comme à celle des instances nationales, telles que la Ligue de football professionnel (LFP), un stade moderne est vu comme la condition de la compétitivité du football français sur la scène internationale.

Le stade comme « centre de profits »

6 Alors que les clubs français peinent dans leur ensemble à rivaliser avec leurs homologues européens, l’idée selon laquelle disposer d’une enceinte moderne serait la clef de la réussite sportive s’est imposée. Par une sorte de boucle vertueuse, les revenus produits par son exploitation pourraient être réinvestis dans l’achat et la rétribution des meilleurs joueurs, ainsi que dans le développement des infrastructures nécessaires à la haute performance [5]. Dans le même temps, ils assureraient aux clubs une meilleure maitrise financière et une plus grande indépendance vis-à-vis de l’aléa sportif ou des droits fluctuants de retransmission versés par les diffuseurs, lesquels composent la majeure partie de leurs ressources depuis les années 1990. Cet argumentaire s’est construit et diffusé jusque dans les cercles journalistiques ou politiques [6], et les dirigeants du football ont pu bénéficier du succès de la candidature française à l’accueil du Championnat d’Europe des Nations en 2016 pour justifier un vaste plan de rénovation ou de construction d’équipements sportifs. Compétition d’envergure, « l’Euro » a ainsi constitué une opportunité pour l’accélération de multiples projets. Les clubs localisés à Bordeaux, Lille, Lyon et Nice ont été dotés d’un stade flambant neuf, tandis que les enceintes accueillant les équipes de Lens, Paris, Saint-Étienne, Toulouse et Marseille ont été rénovées.

7 L’augmentation de la capacité d’accueil s’accompagne généralement d’une hausse significative des sièges dits « à prestation », c’est-à-dire loges et secteurs VIP propices à la sociabilité élitaire, offrant aux clubs qui les exploitent des revenus commerciaux conséquents. La diversification des points de restauration, le développement de boutiques et du « merchandising » sont aussi au rendez-vous, contribuant à maximiser le temps passé et les dépenses consenties par le public dans l’enceinte. Enfin, le stade est pensé comme un « lieu de vie permanent », offrant une vaste palette d’activités annexes aux matchs telles que séminaires, concerts, visites et loisirs divers.

Marchandisation et sécurisation : une sociologie des stades en deux dimensions

8 Accompagnant la modernisation des stades à partir des années 1990, la transformation de la composition sociale des publics du football a particulièrement mobilisé les sociologues britanniques. En créant des enceintes confortables, les dirigeants anglais ont ciblé un public familial et aisé, ce dont témoigne la hausse vertigineuse du prix des places. La culture du supporterisme caractéristique de la classe ouvrière, fondée sur le soutien à l’équipe locale, la masculinité et la participation active au match, a progressivement laissé place à un rapport plus modéré et consumériste au spectacle, typique des classes moyennes (King, 1998 ; Giulianotti, 2002). Des chercheurs français se sont penchés sur l’Angleterre, décrivant « la marginalisation du spectateur non solvable » (Mignon, 1999, p. 126) et « la conversion des supporters en fidèles consommateurs » (Boli, 2005, p. 81). Bien que peu mise à l’épreuve des faits empiriques, l’idée d’une gentrification des stades en France s’est répandue.

9 Le stade moderne s’apparente à une bulle commerciale. Proposer aux visiteurs une expérience de consommation divertissante suppose de fournir un haut niveau de services tels qu’une connectivité garantissant l’usage du téléphone. « Intelligent et convivial, le smart stadium n’en est pas moins criblé de caméras de toutes sortes propres à lisser les interactions sociales, à canaliser les flux de spectateurs, à sectoriser l’occupation des lieux, à contenir les corps et à endiguer le “débridement des émotions” intrinsèquement lié au sport et à son spectacle. » (Basson, 2014, p. 33). La sécurisation de l’espace du spectacle compose ainsi l’autre orientation des recherches. En France, la loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité (LOPS) de 1995 a consacré le rôle des maitres d’ouvrage, architectes et aménageurs en la matière en les contraignant à intégrer les théories de la « prévention situationnelle » dans leur cahier des charges. Ces dispositions ont rapidement influencé la construction des enceintes. La hausse du confort, la revalorisation du cadre bâti font dès lors partie d’une stratégie plus globale de pacification et de contrôle du risque par l’architecture et l’environnement physique. La segmentation des différents espaces du stade, la gestion des flux de spectateurs, la généralisation des places assises, le recours à la vidéosurveillance sont parmi les principes mis en œuvre (Landauer, 2001). En somme, « les dispositifs de prévention situationnelle sont indissociables d’un effort général pour créer un aménagement de l’espace qui soit le plus favorable à la consommation » (Bonnet, 2012, p. 97).

10 S’agissant du spectacle footballistique, le lien entre les dimensions économiques et sécuritaires a vite été repéré (Crawford, 2004). Aussi est-il possible d’avancer que « la régulation contemporaine de la violence et de l’extrémisme périsportifs se déploie relativement à deux horizons distincts, l’un marchand, l’autre politico-sécuritaire » (Busset et al., 2008, p. 21). Si cette citation peut laisser penser que les régulations marchande et sécuritaire opèrent de façon autonome, les chercheurs ont surtout pointé une logique de renforcement mutuel (Klauser, 2008). La formulation la plus classique de cette idée est alors de soutenir que « la nécessité de rendre sûr le déroulement des compétitions sportives relève de l’immersion croissante du sport dans des données économiques », autrement dit que les forts enjeux commerciaux conduisent « à durcir le contrôle et la répression » (Busset et al., 2008, p. 21, p. 25).

11 Cherchant à embrasser, au-delà du seul football, la régulation sécuritaire autour des grands évènements sportifs (qualifiés de « sport mega-events »), les sociologues anglo-saxons ont joué un grand rôle dans le succès de cette affirmation. À partir d’appuis variés tels que la géographie critique (David Harvey notamment), la théorie du risque de Ulrich Beck et les recherches sur la gouvernance urbaine néolibérale, ils ont ainsi relié les mesures de sécurité aux profondes transformations économiques et politiques affectant nos sociétés (Giulianotti et Klauser, 2010 ; Boyle et Haggerty, 2009 ; Bennett et Haggerty, 2011). Contre la vision d’un monde du sport hors-sol, cette ambitieuse perspective a montré que les dynamiques à l’œuvre sont à l’image de ce que l’on observe dans les métropoles européennes : une exploitation fondée sur la consommation et une montée en gamme produisant l’exclusion de certains publics. De même que la sécurisation de l’espace urbain vise à protéger et améliorer son potentiel productif et sa compétitivité, l’établissement d’un environnement sportif sûr et pacifié est une condition nécessaire pour atteindre des objectifs économiques (Fussey et Klauser, 2014). Les stades, et plus largement les évènements sportifs, appréhendés comme des laboratoires d’expérimentation de solutions techniques de contrôle et de surveillance (vidéosurveillance, biométrie, billetterie électronique) retiennent à ce titre l’attention des chercheurs (Klauser, 2012 ; Spaaij, 2013). D’inspiration foucaldienne, ces travaux insistent sur les menaces que ces mesures font peser sur les libertés publiques et sur les possibilités d’extension à d’autres contextes et en direction d’autres cibles (les militants en particulier) [7]. Finalement, la sécurité est vue comme subordonnée aux enjeux commerciaux, ce que résume la formule « marchandisation sécurisée » (Giulianotti, 2011).

12 Pertinent, ce cadre d’analyse présente néanmoins deux inconvénients. Celui d’abord de documenter les évolutions du football européen en considérant la Premier League, le championnat anglais rénové en 1992, comme un cas paradigmatique d’un tournant néolibéral caractérisé par l’essor de formes intensives et reliées de marchandisation et de sécurisation [8]. Au manque de travaux comparatifs s’ajoute le déficit d’enquêtes de terrain empêchant d’aller au-delà de constats généraux sur la nécessaire coordination d’acteurs de plus en plus hétérogènes qu’implique la sécurisation des évènements sportifs (Klauser, 2012 ; Spaaij, 2013). La fragile assise empirique des recherches sur la régulation des enjeux sécuritaires dans le sport est du reste signalée (Giulianotti et Klauser, 2010, p. 57). Celui ensuite d’inciter à observer la réalité sous la seule facette de la convergence des intérêts commerciaux et sécuritaires, alors qu’ils peuvent tout aussi bien diverger, être difficilement conciliables et nécessiter des arbitrages. Pour le mesurer, il convient de mener des investigations empiriques attentives au travail des professionnels œuvrant au quotidien à l’organisation des matchs. Les divergences d’intérêts sont d’autant plus probables que la « nouvelle » économie du football s’est accompagnée d’une « poussée de professionnalisation », c’est-à-dire d’une croissance significative du nombre de salariés des clubs, donc d’une division du travail accrue et d’une évolution des structures internes allant dans le sens d’une complexification des chaines d’interdépendance entre acteurs. Sur ces aspects, les travaux sociologiques sont silencieux.

Organiser l’exploitation du stade : le travail dans les clubs professionnels

13 En France, les personnels relevant des fonctions administratives sont évoqués par Jean-Michel Faure et Charles Suaud dans leur étude de la professionnalisation du football, marquée selon eux par une rupture vers la fin des années 1980, quand la loi offre la possibilité aux clubs – originellement des associations à but non lucratif – d’adopter le statut de société commerciale. Notant que « le nombre de salariés […] augmente et [que] la division du travail d’encadrement s’enrichit de nouveaux postes », ils relèvent que « les impératifs de la rationalité économique pénètrent au cœur de la gestion et du fonctionnement des clubs et imprègnent les esprits » (1994, p. 21). Un tel état de fait est lié à l’arrivée de professionnels venus de la gestion qui importent dans l’univers sportif une logique d’entreprise. La sociologie française du sport a traité ces questions dans le monde fédéral et associatif, laissant le terrain des clubs professionnels aux spécialistes du management du sport qui n’ont pas placé au centre de leurs préoccupations l’organisation du travail, préférant aborder les bonnes pratiques gestionnaires, les évolutions juridiques et leurs impacts financiers.

14 Le bilan économique dressé par Jérémy Moulard (2018) sur les équipes ayant bénéficié d’une enceinte rénovée permet de prendre la mesure des changements récemment intervenus au sein des clubs. Tous sont sur une courbe croissante quant aux effectifs relevant du pôle administratif [9]. À Saint-Étienne, Nice ou Bordeaux, les recrutements restent mesurés mais concernent des postes à responsabilités. À Lyon, en revanche, la hausse est spectaculaire. La progression est estimée à une centaine de salariés, ce qui place le club lyonnais sur une trajectoire proche de celle du Paris-Saint-Germain (PSG) et ses 631 salariés répartis en vingt-deux services en 2015. Le club lillois se situe à mi-chemin de ces deux modèles de développement, passant d’une douzaine de salariés administratifs à près de cent. Les évolutions du modèle économique du football s’accompagnent donc de profondes transformations organisationnelles qui concernent surtout les enjeux sécuritaires et commerciaux.

15 La responsabilisation juridique des organisateurs d’évènements sportifs, née de la loi LOPS de 1995, a joué un rôle décisif dans l’essor des fonctions sécuritaires selon un double mouvement d’externalisation et d’internalisation. Répartissant spatialement les compétences entre les clubs et les pouvoirs publics (la sécurité à l’intérieur de l’enceinte relève des premiers, elle est du ressort de l’État à l’extérieur), la loi a imposé les services d’ordre privés, incarnés par la figure du stadier chargé du contrôle d’accès, de l’accueil et de la surveillance en tribunes. Des sociétés de sécurité ont ainsi commencé à fournir ce type de prestation. Parallèlement, les postes de directeur organisation sécurité (DOS) se sont répandus dans les clubs (parfois doublés d’adjoints), ce que prévoit d’ailleurs le règlement de la LFP (art. 110). Responsables de la sécurité des évènements et des infrastructures, les DOS traitent avec les prestataires privés et interagissent avec les préfectures et les forces de l’ordre pour préparer chaque rencontre. Le jour du match, ils pilotent le dispositif de sécurité. Dans la mesure où le supporterisme a peu à peu été construit comme un risque, les DOS ont aussi eu la charge de gérer les relations avec les groupes de supporters. Cette situation a toutefois changé depuis que la loi du 10 mai 2016 renforçant le dialogue avec les supporters et la lutte contre le hooliganisme a imposé aux clubs français de généraliser la fonction de « référent supporters » (RS), conformément à une recommandation émise par l’UEFA [10]. Une nouvelle répartition des rôles s’est ainsi dessinée, non sans difficultés et résistances, certains DOS rechignant à déléguer aux RS la relation aux supporters dans la mesure où cela les éloigne de ces derniers et les place dans une posture plus autoritaire et répressive. Signe de changement, c’est à la même période que l’intitulé du poste de DOS a été reformulé par la LFP en directeur sûreté sécurité (DS&S).

16 Mais ce sont les fonctions commerciales qui ont été le moteur le plus puissant de la croissance récente des effectifs, en particulier pour les métiers liés à la billetterie et à la commercialisation des sièges à prestation (également appelés « hospitalités ») [11]. À Nice, l’entrée dans le nouveau stade s’est traduite par le doublement de ce service. À Lille, il a triplé. À Paris, le secteur commercial représente à lui seul 170 personnes en 2016, dont 39 relevant du service billetterie-hospitalités (effectif porté à 65 en 2020). Bref, on perçoit combien la rentabilité de l’exploitation se situe au cœur des préoccupations des clubs dotés d’un stade moderne : il s’agit de vendre des billets au grand public et des prestations dans les espaces prévus à cet effet. Notons que si les personnels occupant désormais ces fonctions disposent de compétences gestionnaires, tous ne sont pas acculturés au supporterisme.

17 C’est justement pour faire la jonction entre les fonctions sécuritaires et commerciales que le rôle de « stadium manager » s’est développé à la fin des années 2000. Sorte de « chef d’orchestre » positionné à l’interface des différentes composantes internes du club et en contact avec les partenaires ou prestataires, son travail consiste à « coordonner les services de la billetterie, du marketing, de l’entretien des pelouses et de la sécurité [afin de] faire en sorte que le stade soit un centre de profits qui accueille les supporters et les clients dans un environnement sécurisé » (Basson, 2014, p. 33). L’essor de ce métier clarifie les choses : comme dans les gares et centres commerciaux étudiés par François Bonnet, « la politique de sécurité mise en œuvre [dans les stades] n’est qu’un élément d’une politique plus générale visant à accueillir le public dans des conditions qui maximisent la rentabilité commerciale de l’espace en question » (2008, p. 509). Voyant toutefois cohabiter des salariés plus nombreux, porteurs de missions et de logiques spécifiques, cherchant dans le même temps à capter un public varié, les clubs sont confrontés de plus en plus vivement à l’enjeu de concilier divers intérêts internes. Considérant ces observations comme des indices objectifs de complexité, on peut supposer que surviennent des situations problématiques, voire conflictuelles, nécessitant la gestion de potentielles contradictions et conduisant à des défauts de conciliation. L’OL offre un terrain intéressant pour tester cette hypothèse tant le club s’inscrit dans le contexte économique de ce « nouveau football ».

Encadré 1. – Méthodologie

« La sécurité ne se donne pas facilement à voir » (Diaz, 2013, p. 11) et tout chercheur travaillant sur ce sujet sensible est confronté à un voile d’opacité (Fournier, 2001). C’est en ayant à l’esprit ces constats que nous avons mené une enquête qualitative sur l’OL. Investir ce terrain a d’abord pu se faire via le recours aux observations, en qualité de spectateur présent lors des rencontres du championnat 2016-2017 et lors des matchs d’Europa League, notamment celui du 13 avril 2017 face au Besiktas Istanbul. Émaillée de violents incidents, la soirée a pu être confrontée à l’organisation routinière du club lyonnais via l’immersion durant six mois au sein du service Grands Évènements, dans le cadre d’un stage d’étude entamé quatre mois avant la réception du club turc [12]. Cette période a permis le recueil de nombreuses données sur les enjeux soulevés par l’exploitation commerciale du stade et les pratiques des divers professionnels mobilisés lors de l’accueil d’évènements. Seize entretiens semi-directifs sont venus compléter les observations. Huit salariés de l’OL ont été interviewés : le stadium manager, le responsable du service billetterie, l’assistant à la gestion billetterie, le chef de produit junior billetterie, le responsable des grands évènements, l’adjoint à la DS&S, le RS et, enfin, le responsable du contrôle d’accès piétons et véhicules. Un agent de sécurité (stadier) présent le jour du match et un supporter membre du groupe Lyon 1950 impliqué dans les affrontements ont aussi fait l’objet d’une entrevue. Ces entretiens ont eu pour objectif de recueillir le rôle de chacun en amont et pendant la partie, ainsi que des éléments d’explication quant aux causes possibles des incidents. Afin de ne pas mettre en difficulté les interviewés, conformément à l’engagement pris auprès d’eux, nous nous sommes efforcés de ne pas permettre leur identification. La contrepartie de cette précaution est la relative rareté des verbatim, ainsi qu’un manque de précision quant à la paternité des propos tenus. Dit autrement, la petitesse du monde du football professionnel nous oblige à une démonstration qui, tout en s’appuyant sur les entretiens menés, modère le recours à la parole des enquêtés.
Dans la mesure où nous postulons que l’OL est emblématique des transformations rencontrées par d’autres clubs français, nous avons croisé les matériaux récoltés à Lyon avec ceux provenant d’autres sites. Des entretiens ont été menés avec un cadre du service billetterie du PSG, trois DS&S et un ancien DS&S exerçant dans trois clubs de l’Ouest de la France et un RS appartenant à l’un de ces clubs. Outre un accent mis sur les missions et le travail quotidiens, les entrevues ont facilité la comparaison et permis d’identifier des points communs (l’OL se rapproche du PSG de par la forte croissance de ses effectifs, par exemple) mais aussi de faire apparaitre les spécificités de l’organisation lyonnaise. L’OL étant propriétaire de son enceinte, le rôle du stadium manager englobe la production d’évènements, la négociation commerciale, la maintenance de l’équipement ou encore la gestion des ressources humaines. L’étendue de la fonction est matérialisée par le titre de directeur général adjoint, ce qui le singularise au regard des personnes exerçant ce métier ailleurs (même si on relève une similitude en termes de parcours professionnels, marqués par l’ancienneté au sein des clubs et l’exercice de fonctions antérieures liées à la billetterie ou à la sécurité).
Ces données ont été couplées à un recueil de documents produits par l’OL. Ont été collectés le dossier de présentation du projet de stade daté de 2007, ainsi que les quatorze bilans annuels depuis 2006 (intitulés « Documents de référence ») rendus publics de par la cotation du club en bourse. Ces productions donnent accès à des argumentaires, de même qu’à de nombreuses informations relatives à l’évolution de l’organisation interne, des effectifs et des objectifs commerciaux. Des articles de presse issus de journaux nationaux, sportifs et généralistes, mais aussi régionaux ont, enfin, été utilisés.

L’Olympique lyonnais : un modèle de club

18 Dans l’espace du football français, l’OL est présenté comme un club en avance sur bien des plans. Sept fois champion de France consécutivement (de 2002 à 2008), systématiquement placé dans les cinq premières places du championnat entre 2000 et 2019, loué pour l’excellence de son centre de formation, sa stabilité et son professionnalisme, il est rangé dans la catégorie des équipes ayant su prendre le virage de la nouvelle économie du football. Le fait qu’il soit devenu en 2016 propriétaire de son stade renforce cette perception.

L’ambitieux projet lyonnais

19 Localisé à Décines-Charpieu, dans la banlieue Est de Lyon, le nouveau stade doit aider l’OL, sur la scène nationale, à se rapprocher du PSG (qui confisque les titres sportifs depuis son rachat en 2011) et, sur la scène européenne, à jouer chaque année la Ligue des champions, compétition la plus prestigieuse et la plus lucrative. L’inauguration de l’enceinte est en soi une réussite pour les dirigeants tant ils ont eu à affronter des résistances. Lancé en 2004, le projet d’aménagement alors nommé « OL Land » a été très controversé. Inutilité, démesure, impacts environnementaux, desserte médiocre… Les critiques ont été nombreuses.

20 Sur le versant économique, les dirigeants ont tenu, durant les dix années du chantier, un discours imprégné de fortes ambitions vantant le caractère structurant de l’infrastructure et son effet sur l’emploi local. Le stade est, en effet, la pièce maitresse d’un ensemble immobilier bien plus vaste, présenté comme « le nouveau pôle d’activités de l’Est lyonnais » : parc d’affaires, clinique du sport et centre de remise en forme, zone de loisirs de 23 000 m2 (bowling, karting, squash, etc.), restaurants, hôtels, musée, aréna, etc. Les objectifs commerciaux ont composé une part essentielle de l’argumentaire. Ainsi, cinquante millions d’euros supplémentaires de revenus dits « match day » [13] étaient annoncés dès la première année d’exploitation, puis soixante-dix millions cinq ans après l’ouverture, permettant de hausser significativement le budget, de respecter les règles du fair-play financier édictées depuis 2011 par l’UEFA (un club ne peut dépenser plus que ce qu’il gagne) et de suivre la cadence imposée par les plus grandes équipes européennes. Le recours à la comparaison avec le modèle économique du Bayern Munich est d’ailleurs récurrent.

21 Sans surprise, un tel projet a eu des répercussions importantes sur l’organisation du club. Déjà conséquent, le nombre de salariés est passé de 300 à environ 400 personnes dans la perspective de l’entrée dans le grand stade. Cette croissance a perduré depuis, comme le montre le Graphique 1. Outre qu’elles ont eu pour effet de stabiliser l’ancienneté et l’âge moyen des personnels (et même de les abaisser en 2015 et 2016, voir Graphique 2), les embauches ont majoritairement porté sur des postes d’exécution. À l’exception des directions commerciales et marketing qui ont vu arriver de nouvelles recrues, la stabilité caractérise tendanciellement l’encadrement.

Graphique 1. – Évolution et structure des emplois (2006-2020)

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Graphique 1. – Évolution et structure des emplois (2006-2020)

Graphique 2. – Âge moyen et ancienneté moyenne des employés administratifs (2011-2020)

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Graphique 2. – Âge moyen et ancienneté moyenne des employés administratifs (2011-2020)

22 L’OL s’est aussi restructuré en six pôles : relations publiques (collectivités et politiques), administratif et financier, juridique et ressources humaines, commercial et marketing, communication et, enfin, stade. C’est ce dernier, composé de quatre-vingts salariés, qui est piloté par le stadium manager. En fonction sur ce poste depuis 2006 (l’OL était à ce titre précurseur) après avoir occupé le rôle d’adjoint au responsable billetterie et sécurité, son champ d’intervention s’est largement étoffé avec le déménagement. Il supervise la billetterie, l’accueil du grand public, les hospitalités, les achats, la maintenance, la sécurité et la relation aux supporters. En somme, l’OL est en 2016 et 2017 un club marqué par une dynamique de croissance et de changements structurels. Cependant, deux traits demeurent stables.

Jean-Michel Aulas, ou le club fait homme

23 Parler d’hyperpersonnalisation pour évoquer la place qu’occupe Jean-Michel Aulas dans l’histoire contemporaine de l’OL n’est pas exagéré. Cela tient à sa longévité exceptionnelle à la présidence d’un club professionnel. Originaire de Lyon, entrepreneur à succès dans l’informatique, son accès à la tête de l’OL en 1987 est conforme à la trajectoire des présidents de l’époque, durablement installés localement (Schotté, 2016). À son arrivée, l’OL a le statut d’association et compte quatre salariés administratifs. Le contraste est fort avec ce qu’il est devenu à la fin des années 2010, et cette transformation est volontiers perçue comme le fruit du volontarisme d’un seul homme, d’autant que la morale du mérite personnel est souvent mobilisée autour de la figure des dirigeants sportifs. Dans le football français, Jean-Michel Aulas a les attributs de la grandeur et sa présence médiatique est très importante [14].

24 Les relations sociales internes au club portent la marque de cette personnification. Jusque dans les années 1980, « la faible division du travail d’encadrement dans les clubs professionnels autorisait une concentration des fonctions de la part du président qui était le club fait homme » (Faure et Suaud, 1994, p. 9). Bien que devenu société commerciale en 1992, côté en Bourse à partir de 2007, l’OL a continué à fonctionner de façon très centralisée autour de son président-directeur général (par ailleurs actionnaire principal), jouissant d’une forte autorité. La gouvernance se veut plus collégiale si l’on se fie à l’évolution de l’organigramme. En 2011, l’équipe de direction est réduite à un directeur général (business-finances) et deux directeurs généraux adjoints (communication et stade). En 2020, elle est élargie à neuf personnes, dont le stadium manager au titre de directeur du stade. Quant au directeur général adjoint en charge du chantier, il est désormais un acteur-clé et fait fonction de directeur de cabinet. Dans les faits, le club reste caractérisé par une certaine culture de la verticalité.

Du côté des supporters : la permanence d’une tradition violente

25 Jusqu’aux années 2000, l’OL n’est pas spécialement réputé pour son ambiance au stade. La période sportive faste a toutefois stimulé l’enthousiasme local. En 2001, le Kop Virage Nord (KVN) est créé dans l’objectif d’animer les tribunes. En 2006, ses 2 600 membres en font déjà l’une des associations de supporters les plus importantes de France. Ils sont aujourd’hui 6 300. Les dirigeants sont d’autant plus attachés à la qualité de l’ambiance ainsi produite qu’elle permet d’atténuer une image moins flatteuse héritée des années 1980 et 1990. Sans être dans une situation analogue au PSG, les tribunes lyonnaises sont marquées par des incidents récurrents et une politisation à l’extrême-droite dont le groupe ultra des Bad Gones, créé en 1987, est à cette époque le principal responsable. Paradoxalement, il est aussi à l’initiative de la fondation du KVN et en forme le noyau historique. Un tel revirement s’explique par une stratégie d’institutionnalisation opérée par les cadres des Bad Gones. « Le groupe a fait le choix d’accompagner le club dans son développement économique », témoigne le stadium manager dans la presse [15].

26 De fait, l’OL a cultivé depuis lors une relation constante avec ses supporters et s’est engagé dans un travail de dialogue. Dialogue social d’abord, si l’on retient que le président, impliqué dans les discussions, envisage le KVN tel un syndicat au sein de l’entreprise OL. À chaque intersaison, des négociations sont menées sur le prix des abonnements (les places à l’année) dans le virage occupé par l’association. Un système incitatif de remises est également institué pour récompenser les associations de supporters dont l’attitude est jugée exemplaire pendant les matchs. Mais les rapports dépassent ces rencontres formalisées. Le club a devancé la loi du 10 mai 2016 imposant la mise en place des RS puisqu’un salarié a occupé cette fonction à mi-temps dès 2004 et qu’ils sont désormais deux à l’exercer (plus un en alternance jusqu’en 2020). Leur quotidien consiste à discuter avec les supporters des animations, des déplacements, des besoins en places, etc. L’un d’eux a fait l’objet d’un portrait élogieux dans la presse et a intégré l’Instance nationale du supporterisme, organe placé sous l’égide du ministère des Sports en charge depuis 2017 du volet préventif de la gestion des supporters, ce qui ne manque pas de rejaillir positivement sur l’image de professionnalisme du club [16]. Il faut par ailleurs noter l’ancienneté et la stabilité des personnels en lien avec les supporters, l’interconnaissance stimulant les échanges informels (rendez-vous improvisés, échanges de mots et d’attentions diverses, etc.). Recruté en 1999, le stadium manager fut un temps affecté au dialogue et participe encore aux rencontres. La DS&S est en poste depuis les années 2000, et son adjoint supervise ce sujet depuis 2010 après avoir été RS. L’OL connait donc bien ses supporters et cherche le compromis ainsi que l’instauration d’un rapport de confiance. Ils ont été associés à la réflexion pour l’aménagement du nouveau stade et le président en personne s’est engagé à maintenir des prix modérés. L’enceinte « déroge ainsi partiellement au modèle anglo-saxon du stade socialement excluant en articulant, d’un côté, des espaces familiaux et des loges pour les entreprises et les classes supérieures, et, de l’autre, des gradins aux places relativement abordables où les groupes de supporters peuvent s’exprimer » (Ségas, 2018).

27 On le voit, face aux groupes sociaux qui peuvent poser des problèmes, les personnels du club cherchent à produire de l’ordre, ce qui implique des moyens humains pour « rentrer dans une logique de gestion des populations, c’est-à-dire dans une relation de pouvoir irréductible à des moyens techniques [ceux issus de la prévention situationnelle] » (Bonnet, 2012, p. 46). Le revers de l’ordre supporteriste ainsi construit est cependant de stimuler l’instauration d’un contre-modèle plus conforme aux attentes de certains supporters souhaitant échapper à l’emprise du club (Basson et Nuytens, 2001). Cela n’a pas manqué de se produire tout au long des années 2000 et 2010. Symboliquement, c’est à l’opposé du KVN, dans le virage sud, que se sont installées les initiatives dissidentes successives. Fondés en 2007 et 2010, les groupes Cosa Nostra Lyon et Lyon 1950 en font partie. Le premier entretient des rapports très dégradés avec la direction de l’OL, qui aboutissent en 2010 à sa dissolution par décret du ministère de l’Intérieur. Aux reproches liés à des faits de violence s’ajoutent de vives tensions autour du sujet des engins pyrotechniques (prohibés par la loi, leur usage en tribunes entraine pour le club des sanctions financières prononcées par la LFP). Quant aux 1 300 membres des Lyon 1950, ils côtoient une frange de supporters indépendants (entre 100 et 200 individus selon les estimations de la police) revendiquant clairement son goût pour la violence et entretenant des liens avec la mouvance identitaire, solidement implantée en ville. Face à cette tribune plus hétéroclite et moins organisée, l’OL a développé une approche pragmatique. L’objectif est de tenir le stade, pas de faire le travail de la police et de la justice, ni de contrôler ce qui se passe dans la rue. Cette façon d’envisager la régulation des désordres n’est pas propre au cas lyonnais, comme en témoignent les propos du DS&S d’un club de l’Ouest de la France : « Le climat que j’ai instauré avec [le groupe X], c’est qu’ils savent que moi mon job au niveau du club, c’est que les matchs se passent bien et qu’il n’y ait pas d’incidents dans le stade. » Sans avoir le prestige sulfureux du Kop de Boulogne (PSG), le virage sud lyonnais est ainsi placé depuis plusieurs années sur la carte européenne du supporterisme radical. Un match de Coupe d’Europe est une occasion pour éprouver et entretenir cette réputation.

Le match OL-Besiktas : un évènement sportif et commercial

28 Pour le public, les rencontres européennes à élimination directe constituent des moments excitants. Le 17 mars 2017, l’OL se voit attribuer pour adversaire le Besiktas Istanbul, alors leader du championnat turc. Les décisions prises au sein du club illustrent combien le match aller, qui doit se tenir le 13 avril à Lyon, est vu comme une opportunité commerciale.

Agir en entreprise d’évènementiel ?

29 « Alors nous, les clubs de foot, on est avant tout une société commerciale, donc le but, c’est de vendre des places. » Prononcés par le stadium manager d’un club de l’Ouest de la France, ces mots font écho à ceux, plus offensifs encore, de Jean-Michel Aulas délivrés à la presse en mars 2017 : « On est en train de passer d’un club de football à une entreprise d’évènementiel. » [17] De fait, les dirigeants de l’OL agissent conformément à cette catégorie de perception pour exploiter la rencontre face au Besiktas. Le jour du tirage, le club ouvre l’accès à la billetterie en appliquant un principe de segmentation qui suit l’architecture du stade découpé en trois anneaux. Les étages inférieurs et intermédiaires sont réservés aux 20 000 abonnés de la saison 2016-2017, soit la partie du public la mieux connue des services du club. Chaque abonné a la possibilité d’acheter un billet supplémentaire à un tarif préférentiel. Le club décide en revanche d’ouvrir sans restriction la vente pour les sièges situés à l’étage supérieur, chaque acheteur pouvant faire l’acquisition de six billets. Il n’y a aucun ciblage vers la communauté des suiveurs de l’OL, chose que l’usage des données marketing laissées par les spectateurs assistant aux matchs plus ou moins régulièrement rend possible. Si les dirigeants lyonnais ont voulu un stade « informatisé, avec une gestion optimisée des flux de spectateurs » [18], la modernité de l’enceinte touche ici ses limites : encore faut-il que l’utilisation des systèmes d’information servant à l’exploiter soit effective. Ainsi définie, la commercialisation du match débute un vendredi ; lorsque les salariés reviennent à leurs postes de travail le lundi matin, ils font face à une difficulté manifestement sous-estimée.

La mobilisation des supporters turcs

30 Depuis les années 1990, la limitation des billets disponibles pour les supporters de l’équipe visiteuse et la mise en place de systèmes informatisés de contrôle des achats de tickets font partie des mesures prises par les instances du football pour lutter contre les violences. Il faut y ajouter la séparation spatiale des groupes adverses. Dans les stades, un emplacement spécial, le « secteur visiteurs », est aménagé pour accueillir ceux qui se déplacent. Grillagé et encadré par des stadiers, il correspond souvent aux parties les moins bien situées, ce qui coïncide avec les zones les moins rentables commercialement. Conformément aux usages, 2 800 places ont été cédées au club turc, lequel est en charge de les vendre à ses partisans. La mobilisation des supporters stambouliotes dépasse toutefois ce contingent. Très réactive et finement organisée via internet, elle déborde le secteur visiteurs et vise massivement les places de l’étage supérieur ouvert sans précaution particulière au grand public. Plusieurs milliers de billets sont ainsi achetés en quelques heures.

31 Un tel état de fait n’est pas si surprenant pour quatre raisons. La première concerne la passion pour le football en Turquie, Besiktas étant réputé pour l’ardeur de ses supporters. La deuxième tient à l’organisation réticulaire et géographiquement dispersée du supporterisme turc. Les trois « grands » clubs d’Istanbul (Besiktas, Fenerbahçe et Galatasaray) disposent de milliers de « supporters à distance » parmi les six millions de membres de la diaspora turque en Europe de l’Ouest (Lestrelin et Basson, 2009). Traditionnellement, les rencontres jouées hors des frontières nationales sont autant de chances de rassemblement et d’expression de l’appartenance. Signe du caractère régulier et potentiellement problématique de ces mobilisations, un salarié du Besiktas s’occupe d’aider les clubs recevant son équipe à réguler l’accueil du public turc dans leur stade. La charge politique particulière que les matchs européens revêtent pour les Turcs est la troisième raison. D’un côté, ces rencontres sportives « sont l’occasion d’impressionnantes démonstrations nationalistes » (Polo, 2012, p. 117), de l’autre, « être reconnus par l’Europe et être considérés comme “Européens” restent cependant une obsession » (Weiss, 2015, p. 138). Quatrième et dernière raison, le match joué à Lyon s’avère attirant. Sa localisation en fait une destination accessible pour les descendants de l’immigration turque installés en France (les villes industrielles de Rhône-Alpes et de l’Est étant les premières concernées dans les années 1970) mais aussi en Allemagne, Suisse, Autriche, Belgique et aux Pays-Bas. De plus, la réputation de politisation à l’extrême droite d’une frange des supporters de l’OL ne manque pas d’inciter au déplacement les membres du Çarsi, le groupe d’ultras radicaux du Besiktas qui revendique son antifascisme. Organisés en réseau transnational, ils sont habitués aux confrontations avec les supporters adverses et les forces de l’ordre.

L’interdépendance fonctionnelle du commerce et de la sécurité

32 « Dès l’ouverture des ventes, on a vu que ça se passait mal, ça se remplissait autour du secteur visiteurs, puis on a été attaqués par des robots durant le week-end. Suite à ça, on a bloqué les IP turques et allemandes », témoigne l’un des cadres du service billetterie de l’OL. Cette modification du paramétrage de la commercialisation des places de l’étage supérieur, interdisant les achats depuis l’étranger, intervient le lundi 20 mars. La mesure n’a cependant aucun effet sur les supporters du Besiktas qui habitent sur le sol français. Alors que les premiers articles prévoyant un « raz-de-marée turc » paraissent dans la presse, l’OL publie un communiqué pour rappeler qu’« il n’a aucun droit de refuser la vente aux personnes résidant en France, sauf décision des pouvoirs publics ». En vérité, le club n’a plus aucune marge de manœuvre, comme l’expose un cadre du service billetterie du PSG : « Juridiquement, comme ce sont des commandes fermes, sans process de validation/invalidation, à partir du moment où le paiement est fait, s’ils veulent annuler les commandes, ils entrent dans un risque juridique important vis-à-vis des acheteurs. Pour moi, avoir mis en vente un vendredi après-midi illustre le fait qu’ils n’étaient pas du tout préparés aux potentiels risques via la commercialisation de ce match. » Introduire une étape de vérification de l’identité des acheteurs avant de débiter le compte bancaire aurait contribué à sécuriser le processus de vente. Mais la chose suppose d’être doté d’un logiciel souple et paramétrable, ce dont ne dispose pas vraiment l’OL (son outil de billetterie est mutualisé avec d’autres clients).

33 Faut-il voir dans la commercialisation précipitée des places une forme de légèreté, un manque de professionnalisme ? On l’a dit, l’OL dispose de personnels formés, dotés d’une expérience conséquente en matière de matchs européens contre des clubs italiens, portugais, turcs et grecs, qui drainent d’importantes cohortes de supporters en déplacement. Certes, le renforcement des processus en matière de sécurité lié à l’entrée dans le nouveau stade a pu produire un excès de confiance. Mais une explication en termes d’organisation semble plus pertinente. Au sein du club, le stadium manager coordonne l’ensemble des fonctions liées à l’exploitation du stade, à partir d’une fine connaissance des problématiques des supporters, de la sécurité et de la billetterie. Pour autant, cette situation ne règle pas complètement l’enjeu de coopération entre les services commerciaux et sécuritaires, les premiers n’étant pas sous sa responsabilité mais sous celle de la direction commerciale. C’est alors du côté des contraintes qui pèsent sur les décisions des acteurs qu’il convient de chercher, en se penchant sur les relations internes d’interdépendance et les rapports de pouvoir.

34 « Nous étions trois ou quatre à gérer la billetterie. C’est moi qui ai fait la mise en vente. On a ouvert le bas du stade et l’étage intermédiaire au réseau des abonnés, et la volée haute au grand public. Cette décision a été prise par la direction. On ne pensait pas du tout à la sécurité. » Comme pour toute situation d’interdépendance fonctionnelle, les rapports entre le groupe des travailleurs en charge des aspects commerciaux et celui s’occupant des aspects sécuritaires sont marqués par des équilibres fluctuants de force. Les propos du stadium manager témoignent de l’acuité du sujet : « C’est un combat permanent avec les services commerciaux. Quand vous jouez des équipes portugaises ou turques, sans être dans la caricature, vous avez des entreprises qui veulent acheter 100, 150 billets pour faire plaisir à certains clients ou collègues. Et il faut refuser ? Un commercial qui a ses primes là-dessus, c’est vrai qu’il ne comprend pas qu’on lui refuse. » Telle qu’elle est relatée par le salarié du service billetterie de l’OL, la façon dont l’ouverture des places a été définie et décidée – sans débats internes – est un indice clair d’un double différentiel de force.

35 Le premier porte sur les relations entre fonctions sécuritaires et commerciales, les secondes semblant nettement prédominantes. Un des salariés en charge de la sécurité conforte cette lecture : « Quand j’ai appris qu’on ouvrait la volée haute au grand public, j’ai dit que c’était une bêtise, mais je n’avais pas mon mot à dire et la direction ne m’a pas cru. » De fait, le second différentiel de force concerne les liens hiérarchiques qui unissent les acteurs de l’équipe de direction à ceux qui travaillent dans les services, situation proche du modèle de jeu à plusieurs étages de type oligarchique décrit par Norbert Elias (1991, p. 99-103). Les témoignages liminaires des salariés lyonnais indiquent une faible prise en considération de leur avis par les cadres dirigeants, ce que confirment les propos d’un autre personnel du service billetterie : « On avait fait la préconisation de n’ouvrir la vente qu’aux abonnés durant le week-end et d’ouvrir au grand public le lundi. Comme le match arrivait vite, il a été décidé par la direction d’ouvrir au grand public dès le vendredi en volée haute. » Au sein même de l’équipe de direction, l’équilibre des forces penche sensiblement du côté du président-directeur général, du directeur général adjoint juridique et de celui qui fait office de directeur de cabinet. C’est lui, et pas le stadium manager, qui définit la politique globale relative à la billetterie grand public et aux hospitalités dans le nouveau stade. L’interventionnisme des hauts dirigeants en matière de billetterie semble assez explicite aux yeux du spécialiste du sujet au PSG : « Ça n’engage que moi, mais certaines décisions commerciales à l’OL ne peuvent pas être prises par celui qui gère au quotidien la billetterie. » Reste alors à comprendre pourquoi les objectifs commerciaux ont supplanté les objectifs sécuritaires.

L’obsession du remplissage du stade

36 Au milieu des années 2000, au plus fort de la domination sportive de l’OL, les dirigeants annonçaient avec satisfaction un taux de remplissage du stade de Gerland de 97 %, avec près de 26 000 abonnés. Certains soirs, il ne restait que 4 000 billets à commercialiser. Jouer sur la rareté de l’offre est moins aisé depuis le déménagement, la jauge de la nouvelle enceinte ayant augmenté d’environ 19 000 places.

37 Éloigné du centre-ville, l’équipement a certes attiré un public plus nombreux la première année d’exploitation. Les chiffres sont même supérieurs aux prévisions, et le revenu moyen par spectateur (44 euros) progresse d’un tiers, poussé par le nombre bien plus important de sièges VIP (6 000, contre 1 800 auparavant) et de loges (105). Mais la hausse de la fréquentation, de l’ordre de 12 %, a été dès l’année suivante annulée par la chute des affluences, estimée à 18 %, dans un contexte de résultats sportifs fluctuants. L’objectif de fidéliser entre 40 000 et 45 000 spectateurs réguliers n’est pas atteint. L’animation évènementielle est tout aussi décevante. En janvier 2017, un seul concert est programmé quand l’ambition est d’en accueillir au moins deux par an. S’ajoutent à ces constats des charges nouvelles et des coûts sous-estimés, de sorte que la contrainte financière est une réalité tangible. Car si l’OL n’a plus de loyers à verser à la ville pour disposer de l’équipement, il a des remboursements d’emprunts à assumer. Le financement du stade a été en partie réalisé via le recours aux prêts bancaires (pour 145 millions d’euros) et l’émission d’obligations (112 millions). Annuellement, cette charge, jugée lourde par certains dirigeants, a été évaluée à plus de 14 millions d’euros (Moulard, 2018, p. 300). Face à cette situation et pour restructurer sa dette, le groupe OL a cédé 20 % de son capital à un fonds d’investissement chinois pour 100 millions d’euros. Mais les coûts d’organisation, d’entretien, de fluides et de sécurité sont aussi contraignants. Jusqu’à 2 500 salariés et prestataires sont mobilisés les soirs de grands évènements [19]. Enfin, le club débourse trois millions d’euros par an pour assurer la gratuité des transports en commun à ses « clients », espérant ainsi les convaincre de venir au stade. Bref, le résultat d’exploitation du stade est nettement déficitaire et, comble du paradoxe, l’OL se retrouve dépendant des résultats sportifs et de la qualification en coupe d’Europe pour équilibrer son budget [20].

38 Si bien que la pression commerciale au sein du club est très vive. L’un des cadres du service billetterie du PSG expose sa perception de la situation lyonnaise : « Que ce soit mon homologue de la billetterie ou les équipes commerciales avec qui j’ai déjà échangé, il est arrivé plus d’une fois qu’on leur dise de faire du remplissage coûte que coûte. » L’enjeu de rentabilité de l’exploitation se superpose à des obligations que le stadium manager confie en ces termes : « Aujourd’hui, on est chez nous, 24 h sur 24, 365 jours dans l’année. À partir du moment où c’est vous qui empruntez, qui avez participé à la conception, financé la construction, vous êtes obligés d’être bons. Et si vous n’êtes pas bons, c’est vous qui en êtes responsables puisque c’est vous qui faites tout. » Pour les salariés, la complexité plus grande du métier depuis l’entrée dans le nouveau stade, la numérisation des tâches (via l’usage des outils technologiques et logiciels qui produisent autant de données à traiter), l’exigence de résultats, les objectifs difficilement atteignables se traduisent par une lourde charge de travail. L’adaptation au changement et la réactivité deviennent des impératifs. Pour monter en compétences, les personnels sont incités à se former via une démarche d’amélioration continue. Ressort puissant et caractéristique des travailleurs du monde sportif, l’idéologie de la passion peut compenser ce climat (Chimot et Schotté, 2006). Disposant ainsi de personnels investis se muant parfois en premiers supporters, les clubs de football ne sont toutefois pas épargnés par le malaise qui affecte parfois le monde du travail. À l’issue de la saison 2016-2017, 17 salariés lyonnais en CDI démissionnent (huit en 2015-2016, deux en 2014-2015) et, en dépit de la mise en place d’un plan d’amélioration de la qualité de vie au travail, l’absentéisme est en hausse nette (1 430 jours d’arrêt maladie pour le seul secteur administratif contre 937 deux ans avant) [21].

39 À l’OL, l’empressement à commercialiser les places pour le match contre Besiktas porte la marque de cette pression diffuse. S’exprimant a posteriori, le stadium manager en convient clairement : « Ce n’est pas pour minimiser l’erreur, mais il y a une pression permanente de ce rôle de stadium manager qui est qu’il faut remplir le stade, pas à tout prix donc… Ce jour-là, il aurait fallu sans doute ne pas remplir le stade, mettre des conditions de vente très strictes […] et accepter que le stade ne soit pas plein. »

Le retour au premier plan des préoccupations sécuritaires

40 L’ouverture problématique de la billetterie est le point de départ d’une série de tensions. Elles se logent dans les rapports entre les deux clubs, le partage habituel d’informations pour préparer la partie se faisant difficilement. Elles concernent aussi certains supporters de chaque camp, qui ont vite compris que la rencontre serait une question d’offense et de défense territoriales, et multiplient les provocations sur les réseaux sociaux. D’évènement sportif et commercial, le match se transforme en rendez-vous du supporterisme radical.

L’impossible sécurisation de la rencontre

41 Ce sont en fait entre 20 000 et 25 000 supporters du Besiktas qui convergent vers le stade le 13 avril. La sécurisation de l’espace urbain et des abords de l’enceinte relève des acteurs publics. Elle se négocie avec le club organisateur à l’occasion de réunions préparatoires [22]. Sur ce plan, l’OL a construit au fil du temps une relation forte avec le cabinet du préfet, concrétisée par des liens constants et par l’inversion des rôles habituels pour les échanges d’avant-match. Ce sont les représentants de la préfecture et des forces de l’ordre qui se déplacent au stade à l’invitation du club, et non les représentants de ce dernier qui se rendent en préfecture, comme c’est l’usage dans d’autres villes. La crédibilité dont jouissent le stadium manager et son équipe est précieuse quand on sait combien l’interconnaissance et les représentations des préfets à l’égard des organisateurs d’évènements influencent la concertation (Picaud, 2020, p. 113-118). Alertée de l’ampleur de la mobilisation turque par la Division nationale de lutte contre le hooliganisme (créé en 2009, cet organe regroupe des policiers spécialisés dans la surveillance et la collecte de renseignements), la préfecture déploie un dispositif exceptionnel de niveau 4, déjà déclenché lors de l’Euro en 2016. Sont ainsi réquisitionnés 700 agents de sécurité publique. L’accès au stade, c’est-à-dire le contrôle des billets, les palpations et fouilles, comme l’ordre en tribunes sont en revanche du ressort de l’organisateur. Pour assumer ces tâches, 1 100 stadiers employés par quatre sociétés différentes sont mobilisés [23]. Si les discours d’avant-match se veulent rassurants tant du côté des services de l’État que de celui du club, la soirée s’avère chaotique.

42 Alors que les supporters stambouliotes et lyonnais affluent vers le stade, des provocations, des jets de pierres et de bouteilles se produisent. De graves affrontements ont lieu sur le parvis. L’utilisation des gaz lacrymogènes par les forces de l’ordre amplifie la confusion, facilitant le forçage des précontrôles de billets et des fouilles au corps, du fait des flux massifs d’individus se présentant simultanément aux portes d’entrée de l’enceinte. Des supporters, en majorité du Besiktas, introduisent des objets prohibés tels que fumigènes, briquets, piles, pétards, etc. Ceux-ci sont ensuite utilisés comme projectiles, depuis l’anneau supérieur vers les tribunes inférieures, engendrant des mouvements de foule. De nombreuses personnes se réfugient sur la pelouse. Des supporters indépendants identitaires, accompagnés de membres des Lyon 1950, font irruption dans les étages intermédiaires et supérieurs pour en découdre avec les supporters stambouliotes et les ultras du Besiktas, sous les yeux de stadiers impuissants. Les forces de l’ordre pénètrent sur le terrain et dans les gradins. Alors que les autorités peuvent activer le plan Orsec, elles laissent le stadium manager piloter les opérations depuis le poste central de commandement, un geste vécu comme une marque de confiance par les dirigeants de l’OL. Le président prend l’initiative de se rendre dans le virage sud pour parler aux supporters lyonnais et appeler au calme, et la rencontre débute avec cinquante minutes de retard.

De l’image dégradée de l’OL à la réforme du travail en interne

43 Le bilan officiel de la préfecture de police fait état de sept personnes blessées (trois policiers, deux gendarmes et deux supporters). D’autres bilans évoquent 46 blessés et 12 interpellations. Le cadrage médiatique des incidents pointe d’abord des responsabilités partagées entre l’OL, les pouvoirs publics et Besiktas [24]. Mais rapidement, l’organisation lyonnaise défaillante est visée, de la commercialisation des places jusqu’aux fouilles, en passant par la complaisance à l’égard d’une frange dure de supporters du virage sud. Le lendemain du match, le directeur général adjoint juridique et la directrice de la sécurité de l’OL s’expliquent en conférence de presse. Ils se déclarent « victimes d’une agression, non pas de supporters, mais de hooligans turcs » et ciblent les dirigeants du Besiktas, coupables à leurs yeux d’avoir vendu des places aux membres du Çarsi dans le secteur visiteurs, seule zone du stade qui n’est pas sous la responsabilité de l’organisateur. Concernant la billetterie, l’OL s’abrite derrière la loi, qui empêche de refuser la vente de billets au motif de l’origine nationale. Le discours de minoration du rôle du club lyonnais l’emporte donc en public. Mais en coulisses, la soirée marque durablement les personnels. Vécue comme une leçon, elle entraine des inflexions dans le mode de commercialisation des places, dans le travail en direction des supporters (l’enjeu est aussi de restaurer l’image du club) et dans la structuration de l’action collective.

44 Sur le premier plan, le changement intervient dès le tour suivant, la demi-finale jouée contre l’Ajax Amsterdam. Inspirées de solutions utilisées au PSG, des mesures concernant la billetterie sont prises pour réguler le type de public et restreindre les possibilités de regroupement de supporters adverses. Limitée à trois tickets par personne, la mise en vente est réservée à des catégories d’acheteurs qui font partie des populations connues par les services du club : les abonnés d’abord, puis les membres du programme de fidélité « MYOL » et, enfin, les individus ayant déjà acheté des places. Le même procédé est utilisé depuis, y compris pour des matchs ne présentant pas de risque particulier de violences tels que celui contre le FC Barcelone en février 2019. Dans ce dernier cas, aucune vente vers le grand public n’est effectuée. Parfois, elle débute très tardivement, ce qui freine l’afflux incontrôlé d’acheteurs. Demeure toutefois présent le problème de l’éventuelle cohabitation spatiale des supporters adverses dans le stade. Ce fut le cas en septembre 2018 pour la venue de l’OM, club drainant de nombreux « supporters à distance » dont certains résident dans la région lyonnaise [25].

45 Le travail avec les supporters connait aussi des ajustements. Un an après, l’avant-match européen contre le CSKA Moscou est émaillé de nouvelles violences aux abords du stade. Huit membres des forces de l’ordre sont blessés, dont deux grièvement. Le club écope d’un match à huis-clos qui vaut pour sanction commerciale, le manque à gagner étant estimé à cinq millions d’euros. Face au risque de plus en plus concret d’une suspension de toute compétition européenne, la direction se voit contrainte de « faire la chasse » aux fauteurs de troubles parmi ses supporters. Le président exerce une pression importante pour que les salariés en charge de la sécurité fassent preuve de fermeté et que le club œuvre à consolider sa collaboration avec les autorités. L’OL convoque les représentants des groupes de supporters pour des réunions en préfecture. Au cours de la saison 2017-2018, cinquante nouvelles caméras de vidéosurveillance s’ajoutent aux 400 déjà présentes et sont utilisées de façon plus proactive. Les images permettant d’identifier certains des assaillants des forces de l’ordre lors du match contre Moscou sont mises à disposition de la justice. Par ailleurs, elles constituent désormais un matériau sur lequel l’OL s’appuie pour porter plainte contre ses supporters, comme en novembre 2019 quand le groupe Lyon 1950 fête ses dix ans d’existence en allumant de nombreux engins pyrotechniques dans le virage sud. En outre, l’OL se saisit des possibilités offertes par la loi du 10 mai 2016 qui, dans son volet répressif, autorise les clubs à exclure de leur stade certains contrevenants au règlement intérieur, sans passer par la justice ou le préfet. Depuis avril 2017, une trentaine « d’interdictions commerciales de stade » ont donc été prononcées par le club, du simple avertissement à l’exclusion de longue durée.

46 Enfin, et surtout, la rencontre contre Besiktas a permis aux dirigeants de mieux percevoir l’interdépendance entre le mode de commercialisation des matchs et leur sécurisation, soulevant l’enjeu d’une meilleure coopération entre les services et acteurs concernés. À l’été 2017, la direction lyonnaise confie une délégation de pouvoirs au stadium manager sur les sujets de sécurité, ce qui a des conséquences sur la coordination tant verticale qu’horizontale. En contact direct avec le président et le directeur-général, le stadium manager (qui, rappelons-le, a aussi le titre de directeur-général adjoint) est le décisionnaire final. Engageant sa responsabilité pénale, ses choix gagnent en autorité, notamment vis-à-vis du directeur commercial ou du directeur marketing et de leurs équipes respectives. En cas de litige autour d’un problème à solutionner, l’arbitrage se joue alors au niveau hiérarchique supérieur, comme l’expose l’intéressé, se projetant sur une situation problématique fictive : « J’essaie d’expliquer au directeur commercial et si, à la fin, il ne comprend pas, je lui impose. Il n’est pas content, il monte au directeur-général. Je pense qu’il tranchera en ma faveur, et si ce n’est pas le cas, ça veut dire qu’il fera tomber ma délégation et en prendra la responsabilité. » Telle qu’elle est rédigée en effet, la délégation de pouvoirs prévoit qu’elle s’applique pénalement seulement si son détenteur est libre de ses actes. Fort d’un rôle plus transversal, le stadium manager conclut ainsi : « Maintenant c’est sûr, en cas de match contre des Turcs, personne – hormis mon président ou mon directeur-général – ne m’imposera d’ouvrir la volée haute au grand public tel qu’on l’a fait ce jour-là parce que c’est ma responsabilité. »


47 « Si on tire un fil entre sécurité, revenus et ambiance, s’il y en a un qui tire de son côté, ça vient impacter les deux autres. L’idée est d’essayer de trouver la bonne entente et le compromis entre ces trois axes pour qu’on arrive à tous progresser sans dégrader ce qui se passe chez l’autre », déclare l’un des responsables de la billetterie du PSG. Le stadium manager lyonnais expose quant à lui la nécessaire prise en compte des enjeux sécuritaires dans le travail quotidien : « Il faut le faire accepter à tout le monde au club. Chez nous, la direction commerciale, la direction marketing, la direction générale ont d’autres objectifs. Donc voilà, moi mon rôle, c’est de trouver le juste milieu. » Loin d’en composer une partie étanche, la sécurité est vue comme un élément d’une politique commerciale plus globale. En ce sens, les stades ressemblent aux gares et aux centres commerciaux, où prédomine une finalité instrumentale, en l’occurrence vendre diverses prestations. Un impératif est de ne pas entraver la dynamique commerciale (Castagnino, 2016). Les personnels dédiés à la sécurité se doivent alors de tenir compte des enjeux de convivialité et des préoccupations marchandes car « autant une situation pacifiée facilite la consommation, autant une présence excessive des dispositifs de sécurité est nocive ». Ils visent donc « moins à faire une démonstration de force qu’à assurer une forme de tranquillité » (Bonnet, 2008, p. 509, p. 519). Néanmoins, dans le cas des enceintes sportives, le rapport fonctionne aussi en sens inverse, et c’est là une différence notable : les équipes commerciales doivent prendre en considération les impératifs sécuritaires. De sorte qu’une formule pourrait résumer la situation au sein des clubs. Si trop de sécurité nuit au commerce, trop de commerce peut nuire aussi à la sécurité. De fait, les fonctions sécuritaires et commerciales sont bien indissociables, mais ce n’est pas tant d’une subordination des premières aux secondes dont il est question que d’une recherche d’équilibre [26].

48 Les dirigeants et salariés de l’OL en ont pris la mesure lors du match contre le Besiktas Istanbul. Cet évènement problématique a eu pour effet d’améliorer a posteriori l’organisation lyonnaise, de même qu’il a fonctionné comme retour d’expérience auprès d’autres personnels de clubs. Le cadre du service billetterie parisien en témoigne : « Après Besiktas, on a initié à la billetterie un plan d’action pour être préparés le jour où on se retrouverait face à ce type de public. On a commencé à partager un plan avec la sécurité sur les décisions à prendre, plan qu’on a testé sur le match PSG-Belgrade en octobre 2018 et qu’on a ensuite peaufiné sur PSG-Galatasaray en 2019. » [27]

49 L’enquête menée à Lyon met en évidence les raisons qui peuvent conduire à la survenue de déséquilibres entre sécurité et commerce. L’une d’elles tient à la nature composite des publics du football contemporain. Si les dirigeants des clubs sont peut-être tentés d’exclure des stades les supporters les plus véhéments, force est de constater que, hors d’Angleterre (où le tournant fut certes brutal), telle n’est pas la situation la plus répandue à l’heure actuelle. L’OL illustre l’effort de faire cohabiter une diversité de populations et donc d’usages, ce qui rend la gestion des foules sportives particulièrement complexe puisqu’elle doit être différenciée. Cette segmentation est le produit de décisions stratégiques, mais elle porte aussi la marque des techniques marketing appliquées par des équipes commerciales en forte hausse au sein des clubs. Là réside un autre élément essentiel en forme de paradoxe. Favorisée par les objectifs de développement économique, la croissance de l’organisation contient dans le même temps le risque d’une difficile conciliation des logiques sécuritaires et commerciales, donc du désordre éventuel.

50 En effet, pour saisir les enjeux de régulation de la sécurité, notre travail invite à observer les potentielles contradictions internes aux clubs-organisateurs d’évènements, nées notamment de leur expansion, ce qui permet selon nous d’apporter un regard plus juste sur la réalité à laquelle ils font face. Bien qu’attentive aux transformations économiques, la littérature anglo-saxonne sur la gouvernance des évènements sportifs évacue, d’une part, les traductions organisationnelles de l’essor commercial. Elle n’évoque, d’autre part, que les conflits d’intérêts entre les différentes parties prenantes (à l’origine de « frictions » et négociations entre la police, les sponsors, les riverains, les fédérations, etc.) (Klauser, 2012) [28]. Notre proposition élargit donc l’appréhension de la production de la sécurité en tant qu’action collective organisée engageant des groupes d’acteurs porteurs d’enjeux professionnels variés et animés de préoccupations plurielles. La coopération et la coordination inter- mais aussi intra-organisationnelles sont ainsi centrales dans l’analyse afin de cerner l’atteinte de compromis à partir de différentes formes de contradictions [29]. Au sein des organisations complexes (comme celles qui se développent vite), il existe des difficultés à coopérer, des tensions et des conflits juridictionnels perturbant la coordination. C’est cette question des liens entre problématiques et donc entre acteurs travaillant parfois « en silo » qui a été approfondie [30].

51 Pour mener à bien cette entreprise, nous avons choisi d’articuler une temporalité longue, celle de l’organisation routinière du club, à une séquence plus courte, celle d’un évènement ponctuel « raté ». D’aubaine commerciale, le match contre Besiktas a muté en une mauvaise opération au regard des coûts financiers et d’image consécutifs aux débordements [31]. Il a en définitive le statut utile de « cas contraire » (Becker, 2003, p. 358) et, en tant que tel, il « permet de tester la robustesse de la théorie et de délimiter les conditions de sa généralisabilité » (Hamidi, 2012, p. 92). L’étude des changements structurels récents qui caractérisent l’OL, d’un côté, celle de la préparation de la rencontre et de son déroulement, de l’autre, n’invalident pas la thèse d’une convergence des rationalités économiques et sécuritaires au sein des structures qui organisent les matchs de football et plus largement les évènements sportifs en Europe. Mais elles mettent à l’épreuve le modèle dominant de relations hypothétiques entre commerce et sécurité, tout en débusquant ses limites et zones d’ombre. Les conditions requises pour que se produise une telle convergence ne vont pas de soi. Il convient alors de documenter les modes de résolution de la tension entre logique commerciale de maximisation des ventes (billetterie, prestations diverses) et gestion du risque, enjeu que l’on retrouve dans bien d’autres organisations marchandes. À l’instar des banques et établissements de crédit par exemple [32], les clubs collectent des informations sur leurs clients (spectateurs, supporters), passées au crible d’outils de gestion et de techniques d’évaluation quantitative. Comment sont construites ces données, par qui et pour quels usages ? Comment circulent-elles entre les équipes commerciales et de sécurité ? Ces services procèdent-ils à des contrôles coordonnés en amont de la transaction commerciale ? Quelles sanctions sont éventuellement prises en aval ? Ces questions pourraient s’appliquer à d’autres contextes, comme les « “mass private property”, soit des espaces publics, juridiquement privés, et qui, tels les centres commerciaux, les multiplex, les aéroports, les parcs d’attraction [ou encore les évènements culturels réunissant des foules festives], sollicitent des mises en sécurité sophistiquées » (Jaccoud et al., 2008, p. 232). La voie tracée ici aurait pour mérite de donner une assise empirique plus grande aux recherches sur la régulation des enjeux sécuritaires, invitant à documenter de manière fine, et moins abstraite, ce qui se joue concrètement au sein des organisations, tout en prenant en compte leur dynamique de changement.

Liste alphabétique des sigles et acronymes utilisés dans l’article

  • – DS&S : Directeur sûreté sécurité. Cadre travaillant dans les clubs de football, anciennement appelé « directeur organisation sécurité » ou DOS. Dans certains clubs, le DS&S occupe également la fonction de « stadium manager ».
  • – KVN : Kop Virage Nord. Principale association de supporters de l’Olympique lyonnais, qui revendique 6 000 membres en 2016, l’année de l’inauguration du nouveau stade.
  • – LFP : Ligue de football professionnel. Placée sous l’autorité de la Fédération française de football, cette organisation gère les championnats professionnels masculins de Ligue 1 et Ligue 2.
  • – RS : Référent supporters. Cette fonction a été imposée en France par la loi du 10 mai 2016 renforçant le dialogue avec les supporters. Selon les clubs, ce rôle est assumé soit par un salarié soit par un prestataire (sous le statut d’auto-entrepreneur).
  • – UEFA : Union des associations européennes de football. Il s’agit de l’organisation qui rassemble les diverses fédérations européennes de football. L’UEFA gère notamment les compétitions européennes de clubs telles que la Ligue des Champions, l’Europa League et l’Europa League Conference.

Notes

  • [1]
    Le second ouvrage est une bonne synthèse des recherches anglo-saxonnes, dominantes sur cet axe de questionnement.
  • [2]
    Williams Nuytens (2001) en France et Megan O’Neill (2004) en Écosse se sont intéressés aux interactions entre les supporters et la police, sans envisager toutefois d’intégrer à leur étude la coopération entre forces de l’ordre et professionnels gérant le risque de hooliganisme dans les clubs de football.
  • [3]
    Ce que la perturbation des compétitions par la pandémie de Covid-19 a bien révélé. Sans public dans le stade, le spectacle est dévalué et le modèle économique des clubs se trouve menacé.
  • [4]
    Nous adressons nos remerciements à Nicolas Hourcade pour sa lecture d’une première version de ce texte qui a contribué à son amélioration ainsi qu’aux évaluateurs sollicités par la revue pour leur travail décisif.
  • [5]
    L’expression gestionnaire « centre de profits » appliquée aux enceintes sportives est une notion émique. En usage dans le monde du football professionnel, elle sert à signifier que les revenus commerciaux tirés du stade deviennent un nouveau produit d’activité pour les clubs-entreprises.
  • [6]
    Deux rapports publics ont joué un rôle en la matière : Éric Besson, Accroître la compétitivité des clubs de football professionnel français, Secrétariat d’État à la Prospective, à l’Évaluation des Politiques publiques et au Développement du numérique, 7 novembre 2008 ; Philippe Séguin, Grands stades. Rapport de la Commission Euro 2016, Ministère de la Santé, de la Jeunesse, des Sports et de la Vie associative, 24 novembre 2008.
  • [7]
    Cet aspect a été traité antérieurement dans la littérature francophone. Voir A. Tsoukala (2008). Les recherches sur le sport sont représentatives du champ d’études des « surveillance studies », qui s’est affirmé dans le courant des années 2000 autour de chercheurs anglophones. Plutôt que de considérer la surveillance comme une activité de travail située dans des espaces et des organisations (qu’il convient donc d’investiguer), ces travaux ont tendance à l’appréhender comme un phénomène politique et social global, a priori négatif. Pour une lecture critique à ce sujet et des pistes de recherche, voir Florent Castagnino (2018).
  • [8]
    Le qualifiant de « cas idéal », Richard Giulianotti (2011, p. 3296) applique au football anglais les théories post-marxistes du revanchisme néolibéral, postulant que ce cadre d’analyse vaut pour d’autres sports en Europe, en Amérique du Nord, en Australie et en Asie. Il estime que la Premier League est une déclinaison des « sport mega-events » car cette compétition, bien que plus diffuse dans le temps et l’espace que les Jeux olympiques ou une Coupe du monde de football, a des impacts urbains majeurs.
  • [9]
    Ce que confirme une étude commanditée par Première Ligue, le syndicat des clubs (devenu Foot Unis depuis juin 2021). Son Baromètre des impacts économiques et sociaux du football professionnel publié en novembre 2017, dont le sous-titre Changement de rythme est évocateur, avance une croissance de 51 % du nombre d’emplois directs entre les saisons 2010-2011 et 2015-2016. De 4 872, les salariés des clubs sont passés à 7 341 (tout type d’emploi confondu : encadrement sportif et administratif). La note no 11 apporte des précisions sur cette évolution.
  • [10]
    Certains clubs avaient recruté du personnel dédié au dialogue avec les supporters avant la loi de 2016. C’est le cas de l’OL. Voir plus loin.
  • [11]
    Selon le Baromètre des impacts économiques et sociaux du football professionnel, déjà cité, c’est autour de ces fonctions que la progression est la plus forte entre 2010 et 2016 avec un passage de 1 933 emplois à 3 955 (hausse de 105 %). La mise en service des nouveaux stades, « à la capacité augmentée et adaptée afin de faire vivre aux spectateurs une expérience évènementielle qui dépasse le simple match », figure parmi les explications avancées, couplée au renforcement des activités marketing et commerciales (p. 12).
  • [12]
    Stage réalisé par Mathieu Lamperin, alors étudiant en Master Management du sport à l’université Lyon 1.
  • [13]
    Les revenus « match day » regroupent toutes les recettes des jours de match ou d’évènement : billetterie, sièges à prestation, loges et salons VIP, produits dérivés, restauration et boissons, parking, etc.
  • [14]
    Manuel Schotté (2016, p. 100) relève qu’il est cité dans 3 534 articles de presse durant l’année 2015.
  • [15]
    « Virage nord. Les mauvais flash-backs », L’Équipe, 2 octobre 2018, p. 8.
  • [16]
    « Un référent référence », L’Équipe, 20 avril 2018, p. 23.
  • [17]
    « Crampons et business sur la pelouse du Parc OL », Le Monde, 11 mars 2017, Cahier Sport & Forme, p. 2.
  • [18]
    Document de référence OL Groupe, saison 2014-2015, p. XX.
  • [19]
    Les coûts globaux liés à la sécurité passent de 1,6 million d’euros pour la saison 2014-2015 à 6,8 millions en 2016-2017. Notons aussi l’impact du contexte lié aux attentats qui a exigé de renforcer le dispositif.
  • [20]
    La place manque pour détailler tous les coûts induits par le nouveau stade. Concernant les taxes et concours financiers versés par le club à la commune de Décines-Charpieu, au titre des dépenses engagées par la collectivité du fait de la présence du Parc OL, nous renvoyons à : Rapport d’observations définitives, commune de Décines-Charpieu. Exercices 2014 et suivants, Chambre régionale des comptes Auvergne-Rhône-Alpes, 2021, p. 9-15.
  • [21]
    Au PSG, un salarié témoigne en ces termes de ses conditions de travail : « On est pressés comme des citrons sans jamais être remerciés ou félicités. » Entre 20 et 30 % des employés démissionneraient chaque année. « Les salariés en ont ras-le-bol », L’Équipe, 17 septembre 2016, p. 5.
  • [22]
    Les autorités déterminent les effectifs. Les frais engagés par la puissance publique sont ensuite facturés aux clubs organisateurs selon un barème. À titre d’exemple, les dirigeants de l’OM ont réglé un montant de 134 500 euros pour la sécurisation du match contre le PSG du 28 septembre 2018, qui a impliqué 478 personnels (sécurité publique et CRS). Ces chiffres sont tirés de : M.-G. Buffet, S. Houlié, Rapport d’information sur les interdictions de stade et le supportérisme, Assemblée nationale, 22 mai 2020, p. 30.
  • [23]
    Le coût horaire d’un stadier est de 27 euros. Dans le championnat de France, on compte généralement 400 stadiers pour 20 000 spectateurs. Notons que plus le nombre de sociétés utilisées pour assurer l’ordre dans le stade est élevé, plus grandit le problème de leur coordination, qui relève de la mission des DS&S.
  • [24]
    « Tous responsables », L’Équipe, 15 avril 2017, p. 16.
  • [25]
    Ce qu’avait négligé un arrêté préfectoral interdisant de déplacement à Lyon les groupes de supporters marseillais. De fait, le secteur visiteurs était fermé. Les « supporters à distance » de l’OM se sont ainsi retrouvés disséminés dans tout le stade. Il convient donc de relever le rôle essentiel des décisions prises par les autorités dans le déroulement des rencontres.
  • [26]
    Pour ce qui concerne les gares et les centres commerciaux, F. Bonnet spécifie que les efforts pour rendre ces espaces plus attractifs « sont indissociablement des politiques de sécurité et des politiques commerciales, la première logique étant intrinsèquement subordonnée à la seconde » (2012, p. 41).
  • [27]
    La circulation des modèles et pratiques d’un club à l’autre est favorisée par l’interconnaissance. Les séminaires organisés par la LFP, qui réunissent les personnels administratifs, y contribuent.
  • [28]
    Notons au passage un impensé : les conflits de définition de la sécurité, qui peut être vue comme une question de délinquance par la police ou comme un enjeu de pacification par les forces privées. Sur le cas des gares et des centres commerciaux, voir F. Bonnet (2012).
  • [29]
    Lorsque Francisco Klauser (2011) loue la logique concertée au sein des dispositifs de sécurité déployés à l’occasion de grands évènements sportifs (niveau élevé de coopération interne, retours d’expériences et exercices de simulation), il n’aborde pas les aspects intra-organisationnels. De même, quand Diamiantis Mastrogiannakis et Christian Dorville (2013) avancent que les mécanismes verticaux ne sont pas les plus à même de générer des réponses sécuritaires coordonnées et adaptées (au contraire des configurations horizontales, articulant les points de vue et intérêts pluriels), ils privilégient la dimension inter-organisationnelle, sans s’aventurer du côté du fonctionnement interne de chaque partie prenante.
  • [30]
    À ce titre, les clubs sportifs professionnels constituent des terrains pertinents pour œuvrer au chantier d’une sociologie des organisations plaçant au cœur de la réflexion l’articulation entre autorité et capacité à résoudre collectivement des problèmes. Voir notamment Patrice Duran et Emmanuel Lazega (2015).
  • [31]
    Dans son travail sur les incidents survenus en 2008 au sein d’une « fan zone » (espace sécurisé dans lequel les supporters suivent la rencontre sur écran géant) à l’occasion d’une finale de Coupe d’Europe, Peter Millward (2009) suit un point de départ assez proche du nôtre et étudie les aspects organisationnels et techniques (flux de supporters, emplacement dans la ville, rôle de l’alcool et du comportement policier). Mais son enquête repose sur la seule observation directe au titre de participant à la soirée.
  • [32]
    Une dynamique de recherche existe autour de ces organismes, qui ont fait l’objet de trois numéros spéciaux dans Sociétés contemporaines (2009, 76), Genèses (2010, 79) et la Revue française de socio-économie (2012, 9).
Français

Depuis les années 1990, l’économie du football professionnel européen a connu de profondes évolutions, les clubs se muant en entreprises de spectacle. Documentant ces transformations, la littérature sociologique a pointé leur lien avec les questions de sécurité. Avec la hausse des impératifs commerciaux, la sécurisation des stades vise, en effet, à protéger et à améliorer leur potentiel productif et marchand. L’objet de cet article est de discuter cette thèse. L’enquête menée sur le cas de l’Olympique lyonnais (OL) montre que la convergence des intérêts économiques et sécuritaires ne va pas de soi, d’autant moins en contexte de croissance organisationnelle. L’analyse de la préparation, du déroulement et des suites d’un match de coupe d’Europe marqué par de violents incidents entre supporters permet d’illustrer les contraintes auxquelles sont confrontés les personnels du club. Un enjeu de leur travail est de réussir à articuler la maximisation des recettes commerciales avec la gestion des risques, dont celui très aigu lié au hooliganisme.

Mots-clés

  • Football professionnel
  • Sécurité
  • Stade
  • Marchandisation
  • Hooliganisme
  • Risques
Deutsch

Verwaltung eines grossen Sportstadiums und Sicherung einer Sportveranstaltung. Eine heikle Vermittlung innerhalb der professionellen Fussballvereine

Seit den neunzigerjahren erfährt der professionnelle Fusball in Euopa tiefgehende Entwicklungen, da die Klubs zu Veranstaltungsunternehmen werden. Indem sie diese Veränderungen dokumentierte, hat die soziologische Literatur auf die Verbindung mit Sicherheitsfragen hingewiesen. Aufgrund des Anstiegs der wirtschaftlichen Notwendigkeiten will nämlich die Absicherung der Stadien den produktive und kommerzielle Potential schützen und steigern. Dieser Aufsatz möchte diese These diskutieren. Die Untersuchung des Falls des Klubs Olympique lyonnais (OL) zeigt, dass die wirtschaftlichen und Sicherheitsinteressen sich nicht unbedingt decken und das umso weniger im Rahmen des organisationellen Wachstums. Die Analyse der Vorbereitung, des Ablaufs und der Folgen eines Fussballspiels im Europapokal zeichnet sich durch gewalttätige Ausschreitungen zwischen den Vereinsanhängern aus und gestattet die Darstellung der Zwänge, denen das Klubpersonal ausgesetzt ist. Eine Herausforderung dieser Arbeit ist, die Maximierung der Einnahmen mit dem Riskomanagement zu artikulieren und dabei besonders das akute Risiko des Hooliganismus.

Schlagwörter

  • Professioneller
  • Fussball
  • Sicherheit
  • Stadium
  • Kommerzialisierung
  • Hooliganismus
  • Risiken

Références bibliographiques

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Ludovic Lestrelin
Espaces et Sociétés Université de Rennes 2-UNICAEN-Université d’Angers
Université du Mans-Université de Nantes-CNRS-Agrocampus ouest Université de Caen Normandie UFR STAPS – Campus 2 Boulevard Maréchal Juin 14032 Caen
ludovic.lestrelin@unicaen.fr
Bastien Soulé
Laboratoire sur les Vulnérabilités et l’Innovation dans le Sport (L-ViS)
Université de Lyon – Université Claude Bernard Lyon 1 UFR STAPS Lyon 1 Campus de la Doua 27-29, boulevard du 11 novembre 1918 69022 Villeurbanne
bastien.soule@univ-lyon1.fr
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Mis en ligne sur Cairn.info le 08/07/2022
https://doi.org/10.3917/rfs.623.0451
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