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1Le consommateur d’alcool n’est généralement pas défini comme toxicomane et les symptômes liés à une consommation fréquente ne semblent pas relever de la maladie chronique dans les recherches sociologiques (Baszanger, 1986). L’analyse des usages ou des représentations des drogues est, par ailleurs, essentiellement centrée sur les produits illicites (par exemple, Choquet et Ledoux, 1994 ; Peretti-Watel, 2001 ; Beck et Peretti-Watel, 2001). L’ouvrage classique de Becker ([1963] 1985) se situe dans le même cadre : l’usage de la marijuana ne devient un objet de recherche que lorsqu’il est socialement construit comme une déviance. Il en est de même de l’analyse de la « maladie mentale » que la recherche sociologique s’est clairement appropriée (par exemple, Foucault, 1961 ; Bastide, 1965 ; Goffman, 1968). Autrement dit, l’intérêt que les sociologues ont porté aux drogues illicites ou à la « folie » est lié à leur désignation comme « acte délinquant » ou « maladie », ouvrant ainsi la voie à des analyses en termes de construction d’une norme sociale et d’écart à celle-ci.

2L’alcoolisme n’a guère fait l’objet d’une telle requalification sociologique comme le montre l’intérêt limité qu’il a suscité  [1]. Les sociologie du travail, des groupes sociaux, de la bourgeoisie ou de la classe ouvrière ont d’ailleurs accordé une part souvent ténue à cette pratique sociale, voire ne mentionnent pas son existence (par exemple, Schwartz, 1990 ; Pinçon et Pinçon-Charlot, 2000). « L’alcoolisme du pauvre », si présent dans la littérature réaliste du XIXe siècle, a également fait l’objet d’investigations sociologiques restreintes (par exemple, Terrail, 1982 ; Castelain, 1997). Quant à l’alcoolisme mondain, il ne semble pas encore être constitué en objet de recherche. Les rapports aux drogues licites ont fait toutefois l’objet d’investigations un peu plus fréquentes parmi les 15-25 ans, notamment les lycéens (IREB, 1986 ; Choquet et Ledoux, 1994 ; Ballion, 1998), probablement en raison du crédit social accordé à l’idée de prévention des comportements à risques auprès des plus jeunes. Finalement, comme l’indique Ehrenberg (1992) : « On sait peu de choses sur les aspects sociaux non seulement des drogues illicites mais de l’alcool. » La consommation d’alcool, plus encore que l’usage des drogues illicites, ne semble donc pas constituer un objet de recherche de plein droit (Ogien, 1994 ; Nahoun Grappe, 1994).

3La connaissance sociologique limitée des pratiques d’alcoolisation a plusieurs origines. D’abord, la généralisation de ces pratiques : les Français sont les premiers consommateurs d’une bonne partie des différents types de boissons alcooliques (Got et Weill, 1997). La banalisation extrême de l’usage diminue paradoxalement sa visibilité sociale. À l’instar des accidents de la circulation, les pratiques d’alcoolisation sont en quelque sorte trop quotidiennes pour constituer un objet de recherche ou d’actualité (à l’exception de périodes généralement limitées dans le temps). La distance est en fait d’autant plus difficile à construire que l’objet est partie intégrante de la vie sociale  [2]. Ensuite, la consommation d’alcool se différencie à la fois des drogues interdites et du tabagisme. Ce dernier provoque une intoxication passive et une opposition éventuelle entre les consommateurs et les autres. Les spécificités de l’alcool – produit licite et sans effet négatif immédiat sur autrui – favorisent donc son acceptation sociale. Enfin, la consommation excessive d’alcool – cette expression est évidemment fortement problématique – est, dans les représentations communes, associée à un état pathologique. Cette étiologie ordinaire a favorisé les approches médicales et plus spécifiquement les interprétations psychiatriques ou psychanalytiques particulièrement prolifiques (par exemple, Mijolla et Shentoub, 1973 ; Adès et Lejoyeux, 1997 ; Descombey et Brisset, 1999)  [3]. L’absence de recherche sociologique sur cet objet conforte cette perception ordinaire de l’alcool (Faugeron et Kokoreff, 1999). Autant de raisons qui aboutissent à ne guère construire comme interrogation sociologique les pratiques d’alcoolisation.

4Peu explorées, ces pratiques sont pourtant reconnues, avec constance, comme faisant problème même si celui-ci est défini de façons très diverses selon le type d’expertise mis en œuvre  [4]. La consommation de l’alcool a été jugée suffisamment problématique et dangereuse, notamment par le législateur, pour que celle-ci soit interdite sur les lieux de travail. Cette réglementation est peu connue et peu appliquée. Cependant les sociologues ne se sont guère intéressés à cet écart entre la règle et les pratiques alors que l’étude de cet écart fonde une partie non négligeable des recherches, par exemple dans le champ de la sociologie des organisations (Bagla-Gökalp, 1998). Pour autant que les pratiques d’alcoolisation ne sont pas considérées d’un point de vue individuel mais appréhendées comme partie prenante de modes de socialité spécifiques, elles ne peuvent être saisies et comprises que dans les milieux sociaux qui les produisent et les interactions sociales qui les maintiennent au quotidien.

5Pour cette raison, la recherche a porté sur un milieu professionnel spécifique – l’entreprise La Poste – qui présente l’intérêt d’être un très grand établissement de main-d’œuvre, employant plus de 300 000 agents (ce qui assure l’intérêt de l’investigation), et d’être engagée dans la prévention de l’alcoolisme (ce qui facilite la démarche d’enquête). Il n’existe pas pour autant un recensement du nombre d’agents alcooliques dans l’entreprise tant un tel chiffrage est problématique. Il n’est de surcroît pas possible de définir un seuil minimum commun en dessous duquel l’absorption d’alcool serait totalement sans danger (Hillemand, 2000)  [5]. La difficulté de la mise en forme statistique de la consommation excessive de drogues est aussi liée, à La Poste comme ailleurs, aux problèmes rencontrés lors du « signalement » de la personne alcoolique. En ce sens, l’analyse qualitative éclaire les apories de la construction statistique (Padieu, 1994).

6L’investigation a porté sur un centre de tri postal situé dans la région bretonne (voir Annexe I) et repose sur des entretiens et des observations. Ce centre, comme tous les centres de tri postaux, est un lieu de relégation sociale et connaît, de surcroît, des restructurations visant à diminuer son importance dans l’organisation de l’entreprise (voir Annexe II). La spécificité de ces postes de travail n’est évidemment pas sans rapport avec les particularités de la consommation d’alcool. Autant celle-ci est anodine, autant la recherche sur cette question est problématique : comment distinguer les pratiques d’alcoolisation et les pratiques d’alcoolisme. Les premières renvoient aux usages de l’alcool définies comme socialement acceptables, les secondes à l’intempérance devant réglementairement déboucher sur une prise en charge par les services ad hoc. L’objet de la recherche est d’étudier ces pratiques d’alcoolisation et la construction sociale de la frontière entre ces deux pratiques afin de comprendre un paradoxe : pourquoi les cadres de La Poste, malgré leurs obligations réglementaires les incitant à signaler les personnes dites alcooliques, semblent-ils si souvent passifs ? Comprendre cette logique d’action nécessite d’une part de savoir comment les pratiques d’alcoolisation s’insèrent dans les modes de sociabilité des agents affectés au centre de tri et, d’autre part, d’analyser les interactions sociales spécifiques liées aux pratiques du signalement de l’agent « intempérant ».

Modes de sociabilité des agents et pratiques d’alcoolisation

7Au centre de tri étudié H., les modes de sociabilité qui caractérisent le quotidien du travail, les pratiques d’entraides et les moments de conflits avec l’encadrement ne sont pas tous en rapport avec la consommation d’alcool. Cependant, ces modes de sociabilité constituent un système d’interdépendance des agents dont la connaissance est indissociable de la compréhension des pratiques d’alcoolisation.

Le quotidien du travail : travail en groupe et minipauses

8Dans le centre de tri, les agents se regroupent par affinité sur différents « chantiers » tels que le « transbordement » ou le « dépiautage »  [6]. Les lieux où s’effectuent le tri manuel, le tri mécanique ou l’indexation constituent d’autres « chantiers » (voir Annexe I). L’activité se réalise donc par groupes – le groupe de transbordement, le groupe des trieurs, etc. – dont les effectifs varient d’une demi-douzaine à une dizaine d’agents selon la nécessité. Les groupes de travail peuvent se constituer à partir de plusieurs brigades puisque celle de jour chevauche la brigade dite la « boulangère » et la « demi-nuit ». (voir Annexe I). Les agents ont cependant tendance à rester dans leur brigade. Dans les moments de conflits sociaux, les chevauchements entre agents de plusieurs brigades sont toutefois plus fréquents et favorisent la construction de l’action collective au niveau de l’ensemble du centre de tri.

9La position de travail empêche parfois la discussion entre agents. C’est notamment le cas aux casiers de tri. Hormis les pauses réglementaires, l’organisation du travail est en effet conçue de manière à ce que les agents n’aient pas de raison de bouger pendant le tri du courrier. Des agents viennent achalander en courrier les « positions » des trieurs et, en même temps, « décaser » les cases pleines pour les envoyer à l’enliassement. Pourtant, certains agents « décasent » eux-mêmes et vont à l’enliassement, prétextant le cas échéant l’engorgement de leurs cases, ce qui est rarement le cas puisque des cases de délestage sont prévues pour éviter ce déplacement. Mais ces cases sont rarement utilisées. Ces déplacements sont l’occasion d’une minipause sauvage avec un ou deux collègues qui, au même moment, font la même chose. La mise en place de ces pauses se passe toujours de la même manière : un agent quitte sa position pour aller vers la liasseuse et dit quelques mots à certains collègues pour les solliciter. La pause est l’occasion de « boire un coup », « on trinque », « on s’en jette une à deux vite fait ». C’est le moment de décapsuler qui est partagé, le temps d’échanger des banalités. La bière est en effet rarement consommée seul. Ces pratiques sont plus fréquentes au transbordement. Il y fait chaud l’été : « On se désaltère ». Il y fait froid l’hiver : « On se réchauffe ». Ce sont des moments où l’on « reprend des forces »  [7]. C’est aussi à ces moments-là que les agents discutent de ce qui ne va pas au centre de tri et des actions qu’il faudrait mener : « Si tu vois que les pots clandestins augmentent, c’est qu’on est pas loin d’une grève. »  [8].

10Certaines de ces pauses sauvages sont aménagées dans l’activité elle-même. Ainsi, lorsque les trieurs sont achalandés en courrier par un collègue qui apporte des caissettes de lettres non triées, quelques mots sont échangés et c’est encore l’occasion d’une minipause qui s’insère en quelque sorte normalement dans l’organisation du travail. Le porteur de courrier est aussi un porteur de nouvelles sur les autres chantiers et, plus généralement, sur le centre de tri. Des événements mineurs qui seraient passés inaperçus vont ainsi être diffusés en quelques minutes dans tout le centre. Ces mini-pauses ne font pas l’objet d’une intervention des chefs d’équipe sauf pour les réguler si elles durent trop longtemps (plus de cinq minutes), si ce sont toujours les mêmes agents qui sont en pause, ou si elles se passent pendant « un coup de bourre », par exemple à « la fermeture ». Ces situations se présentent rarement. À la fermeture par exemple, il existe une unité d’action des agents de la brigade. Elle semble ne plus faire qu’un, agir dans un but commun : « fermer », « être au pair »  [9]. Les minipauses sont donc conçues afin que le travail ne s’arrête pas et que l’activité générale du centre soit menée à bien. Les agents ont constitué et contrôlent des zones d’incertitude (Crozier et Friedberg, 1977) présentes dans toute organisation. Le bon usage de ces zones d’incertitude est la garantie de leur pérennité.

11Les groupes d’agents qui se forment dans l’activité du centre ne coïncident donc pas avec la brigade, entité plus importante. Ces groupes constituent un ensemble de personnes partageant beaucoup de temps ensemble et multipliant les occasions d’interactions pendant les pauses réglementaires et hors de celles-ci. La notion de groupe d’agents est déterminante pour comprendre ce qui se passe dans l’établissement et notamment les pratiques d’alcoolisation. Ainsi, dans les propos des agents, le « je » n’est pratiquement jamais utilisé, sauf pour relater un événement strictement personnel. C’est bien le « nous » ou ses corollaires le « on », « les gars » ou « les copains » qui sont utilisés par les agents pour parler d’eux-mêmes : « Dans les centres de tri, on a le goût de l’amitié et de la solidarité. » L’organisation du travail au centre de tri impose donc une vie collective. Rares sont les activités qui ne se font pas en groupe. Se développe alors ce que l’on peut appeler une logique de groupe qui influence fortement la vie sociale. La vie de l’équipe semble ritualisée : on s’arrête ensemble, on va en pause ensemble, on boit le coup ensemble : « En nuit, tu vois, on a le vin ensemble. »  [10].

Les pratiques d’entraide

12Le travail en groupe et les minipauses caractérisent la sociabilité au quotidien. Elle se maintient aussi par les modalités d’accueil des nouveaux agents, la gestion collective des absences (le « remplacement »), les pratiques de solidarité et la mise en « quarantaine ».

L’accueil des nouveaux

13En général, les nouveaux arrivés, du moins les fonctionnaires qui constituent encore la majeure partie du personnel, viennent de la région parisienne. Ils sont volontaires pour être affectés au centre de tri parce que la mutation y est plus rapidement acquise que pour un poste en bureau. La plupart travaillait déjà dans un centre de tri parisien. Ils connaissent donc le travail. Seules quelques particularités locales sont à transmettre à propos notamment du plan de tri départemental et de l’organisation du centre. Ce sont les chefs d’équipe qui se chargent de la transmission des informations essentielles.

14Le nouvel arrivé est aussi pris en charge par ses collègues dès le premier jour. Des propos classiques sont échangés sur sa situation personnelle, sur sa vie avant, sur les combines du travail (« Expliquer comment marche la boutique, comment il faut faire pour bosser moins et des choses comme ça tu vois »)  [11]. Il s’agit d’une réelle prise en charge par les plus anciens, un véritable parrainage. Il dure de quelques jours à plusieurs semaines. Souvent l’un des collègues va plus particulièrement proposer ses services pour les remplacements (voir infra). André  [12], agent de nuit depuis quinze ans au centre de tri, évoque le rôle des anciens qui montrent aux nouveaux « comment faire ce qu’il faut, quand il faut, sans en faire trop ! […]. Les anciens, surtout en nuit, ils fédèrent les jeunes. Ils ont le rôle de l’aîné, ils sont là pour former un p’tit peu les jeunes à tout et à la revendication. Y a un travail, et ça surtout en nuit, je te dis, un travail plutôt amical, d’amitié oui. »  [13].

15Les nouveaux arrivants sont aussi insérés dans les habitudes de consommation du centre, notamment les pauses, les pauses sauvages et les pots en commun. C’est une façon de faire connaissance, de s’intégrer au groupe : « Les nouveaux qui arrivent, c’est un peu comme, tu vois, la première communion, tu bois un coup avec nous, tu fumes la première cigarette, c’est un peu comme quand les grands-pères, les oncles filaient une première cuite en se marrant. Ben ici, c’est comme ça, c’est pas méchant, non, mais comme ça, t’es des nôtres. » Cette manière de boire n’est pas propre à La Poste comme l’analyse de Castelain (1997, p. 61) l’a montré : « La capacité à consommer de l’alcool conformément aux normes collectives était un des signes d’identité du groupe auxquels aucun docker digne de ce nom ne se dérobait, sous peine de déchéance. Le port c’est une ambiance ; les rituels de consommation d’alcool y contribuent à leur mesure, non la moindre. »

Le « remplacement »

16Le « remplacement » est une pratique en vigueur dans tous les centres de tri, tout particulièrement en région parisienne. Elle permet aux provinciaux affectés à Paris, en « doublant » leur durée d’activité en certaines périodes, de bénéficier de davantage de jours de congés et de revenir plus longtemps et plus souvent « au pays ». Le principe est d’accumuler du temps de travail en remplaçant des collègues qui ont besoin de temps libre. Ainsi, un agent de jour, après avoir effectué sa vacation, par exemple de six heures du matin à midi, continuera l’autre vacation de midi à 20h, soit pour rendre du temps, soit pour en engranger en prévision d’absences. En nuit, le régime étant de deux nuits travaillées sur quatre, l’agent « doublera » en travaillant ses deux nuits de repos, toujours pour les mêmes raisons.

17Tout un système s’organise en parallèle de l’organisation officielle. Il est géré par les agents eux-mêmes qui connaissent parfaitement ceux qui leur « doivent du temps » et ceux à qui ils en doivent. La fraude n’est pas de mise. Elle serait une trahison de l’ensemble du groupe et la sanction serait immédiate : la mise en quarantaine (voir infra). La hiérarchie, si elle est réticente face à cette pratique, s’en préoccupe peu, pourvu qu’à la prise de service de chaque brigade l’effectif soit au complet. Tout juste s’opère-t-il une régulation pour que les agents ne travaillent pas trop de nuits de suite. Ceux-ci, en général, préviennent les chefs d’équipe de leur absence à venir et du nom du remplaçant. Même si la règle officielle, pour des raisons sanitaires, recommande de ne pas travailler plus de trois jours consécutifs, les doublages sont tels qu’il n’est pas rare de voir des agents cumuler six jours de présence à la suite  [14].

18Cette organisation parallèle fait partie des modalités normales d’organisation des équipes. Ce système, manifestation du pouvoir collectif des agents, implique une forte interdépendance des agents qui renforce le sentiment d’appartenance au groupe. Les agents plus disponibles que les autres disposent d’un réel pouvoir dans les brigades. Leur forte liberté d’emploi du temps va souvent de pair avec une solitude matrimoniale. Il est possible que ces agents compensent un isolement personnel en investissant fortement la sphère professionnelle. Une partie de ces agents, plus fréquemment que les autres buveurs immodérés, se dénomment eux-mêmes des « grandes gueules », et sont considérés par la direction comme des meneurs en raison de l’autorité dont ils disposent auprès de leurs collègues : ils sont toujours en première ligne dans les moments de crise et rendent, outre le remplacement, facilement des services  [15].

Solidarité et « quarantaine »

19L’observation des conduites au centre de tri montre la dépendance des individus au groupe. Les rapports de travail ne se limitent pas à l’accomplissement des tâches définies par le règlement intérieur de l’établissement. La quotidienneté au travail s’organise entièrement au sein du groupe de collègues où se tissent les liens sociaux. La solidarité des agents paraît d’autant plus importante qu’elle permet de supporter un travail décrit comme répétitif et pénible. Travailler au centre de tri, spécifiquement la nuit, renvoie à des relations intenses vécues ensemble. Tout en travaillant, les échanges sont fréquents et la solidarité est la règle : on ne laisse pas un collègue en difficulté. En cas de besoin, le coup de main est de rigueur : « La nuit, quand il y a un coup de tabac, personne ne se dérobe. » Ce peut-être une machine à indexer qui bourre ou une structure qui s’effondre laissant s’éparpiller des milliers de lettres au sol. Dans ces moments, spontanément, les collègues viennent aider. Si, en raison de la parcellisation et de la mécanisation des tâches, cette solidarité tend à reculer dans les bureaux de poste, elle subsiste en centre de tri  [16]. Valeur revendiquée par les salariés du centre, cette solidarité, centrale dans la rhétorique des discours revendicatifs, s’exprime tout particulièrement pendant les conflits et de manière ostentatoire sur les banderoles. Le terme fait largement référence à l’histoire ouvrière et s’appuie sur la similitude des conditions de travail. Comme l’indique Sainsaulieu (1977, p. 40) : « Sous le terme de solidarité, on voit aussi se profiler les conditions sociales de l’accès à l’identité pour chaque individu […]. Pour qu’il y ait réactions solidaires […], il faut que les travailleurs vivent ensemble et simultanément le même processus d’accès à l’identité. Là est la racine de leur solidarité et probablement de toute solidarité. » La force de la solidarité tient au fait qu’elle repose sur un contrat implicite. Ainsi, la minipause évoquée antérieurement est admise et usitée par tous pour autant qu’elle reste dans les limites acceptables définies antérieurement. Si l’une de ces limites n’est pas respectée, un collègue se charge du rappel à l’ordre. Il est très généralement suivi d’effet. La régulation est intégrée au fonctionnement ordinaire du centre.

20Au-delà du simple rappel à l’ordre, la sanction majeure du groupe est « la quarantaine ». Elle va de pair avec la force de l’entraide : celui qui trahit les règles de solidarité mérite l’exclusion. La quarantaine est redoutée et redoutable car elle isole complètement du groupe celui qui en est destinataire. Elle est une véritable mort sociale dans un établissement où tout passe par le groupe. Elle peut durer plusieurs mois. Bernard, agent de nuit depuis plusieurs années, évoque avec gravité le risque de la quarantaine pour les agents qui ne suivraient pas le groupe : « Comme il y a une certaine solidarité qu’est assez forte, le gars, il a pas envie de se ramasser une quarantaine, tu vois ! […]. Une quarantaine, c’est quelque chose de faramineux, on te cause plus, mais plus du tout, ni quand tu travailles, ni aux pauses, on te parle pas. À la cantine, tu manges tout seul, tu vois les autres se marrer, mais les autres, ils te voient pas, t’existes plus ! […]. La quarantaine généralement, c’est quand y a une balance […]. Une balance ou un traître, un gars qui copine trop souvent avec les chefs ou un gars qui va pas jusqu’au bout pendant les grèves. » La mise en quarantaine, provoquée par un désaccord essentiel entre un agent et le groupe, est susceptible de déboucher, si elle se prolonge, soit sur une demande de changement de brigade, soit même sur une demande de mutation.

21La mise en quarantaine est la conséquence d’un retournement de la solidarité du groupe. Autant le groupe, en cas d’incidents les plus divers, protège chacun de ses membres contre les chefs d’équipe et les cadres, autant sa capacité d’exclusion est considérable. Quelques récits sont à ce titre exemplaires : « Après la grève de 1995, j’ai eu tout le monde sur le dos, ils me reprochaient d’avoir lâché après quinze jours, mais je pouvais pas continuer […]. J’étais d’accord avec la grève, mais je pouvais pas, quinze jours, c’était déjà beaucoup. Ils m’ont dit qu’ils m’aideraient à tenir. Je pouvais pas. J’ai repris le boulot, mais j’ai essayé de leur expliquer. Moi, je pensais qu’ils comprendraient […]. La plus grande honte de ma vie, j’étais un fayot, j’ai été harcelé ensuite, puis ça s’est finit à V.  [17]. » Cet agent, après son passage en clinique, a réintégré le centre de tri. Il a par la suite demandé sa mutation et a finalement quitté ce centre. Subir une quarantaine après avoir été « quelqu’un d’important » dans le groupe lui était insoutenable. Sa vie professionnelle était amputée de sa dimension la plus importante  [18].

Les pratiques d’alcoolisation : la « commande » et la « montée en cabine »

22Dans les brigades, l’organisation de l’activité laisse une certaine liberté aux agents. Les pauses sauvages permettent de « souffler » et de boire un coup. Au centre, l’alcoolisation est quotidienne et continue. Cette pratique quotidienne s’insère, outre les minipauses, dans des événements particuliers régulés par le groupe : la « commande » et la « montée en cabine ». Ce sont des moments importants du centre au cours desquels l’alcoolisation est plus intense.

La « commande »

23À l’automne, quelques semaines avant NoÎl, c’est le moment de la commande de vin. Dans chaque brigade, un agent, toujours le même, en a la charge. Il est relayé dans chaque groupe par un autre agent. La commande est plus que le recensement des achats de vin. Ceux qui en sont responsables sont aussi ceux que l’on remarque sur les chantiers, ceux qui parlent pour le groupe dans les conflits, ceux que les cadres appellent « les grandes gueules ». Ce sont également, assez souvent, des buveurs « pertinents » (voir supra). Fin octobre, début novembre, ils passent dans les équipes pour recenser les besoins. Ils sont de bon conseil pour les collègues hésitants. Tous ou presque commandent, car commander n’a pas seulement pour objet d’être livré, c’est aussi partager, « faire goûter ». Il n’est pas imaginable de commander sans faire goûter après la livraison, et il n’est pas convenable non plus de participer à ces séances de « goûtage » si soi-même on n’a pas commandé. Il faut donc intégrer à la commande la partie qui sera prélevée pour la collectivité  [19].

24À la livraison, quand les commanditaires viennent prendre possession de leur lot, ils remettent à l’organisateur leur contribution. La coutume veut qu’il soit laissé une bouteille par carton de six, le nom du donateur est alors marqué sur l’étiquette. On le rappellera à l’équipe en célébrant sa générosité au débouchage de la bouteille (« À la santé de notre camarade ! »). On goûte pendant les repas, à partir de la livraison, début décembre, puis on continue après NoÎl jusqu’à épuisement des stocks autour de fin janvier. C’est un moment fort dans la vie du centre. Il correspond à ce qu’on appelle à La Poste « la période », c’est-à-dire à l’augmentation du trafic en raison des cartes de vœux.

25La « commande » est emblématique des liens qui se constituent autour de l’alcool. On commande ensemble – objet de discussion sur les mérites respectifs de chaque vin –, on distribue ensemble, on consomme ensemble. Maxime Vivas (1997, p. 79), retraité de La Poste, a passé l’essentiel de sa carrière dans cette « usine à trier » qu’était Paris-Brune, un des plus grands centres de tri en France. Il raconte son expérience d’agent dans un univers où l’alcoolisation fait partie du quotidien : « Le lien de communication le plus sûr, le compagnon de tous les instants, l’ami qui vous comprenait et vous aidait, le dopage éprouvé, le grand maître de la nuit, celui devant qui les chefs eux-mêmes s’inclinaient sans épiloguer, l’anti-stress, le dispensateur d’énergie : c’était lui qui réjouissait et ragaillardissait, lui, le dopage en litres étoilés, ou encore en canettes de trente trois centilitres… On n’était pas des femmelettes, mais des trieurs de centre de tri qui pètent la santé, des membres actifs du club des buveurs de vin de table. »

La « montée en cabine »

26La « montée en cabine » est aussi un moment particulier de la vie du centre. Elle constitue un rite de passage pour une partie des agents. La « cabine » est un lieu fermé au sein du centre de tri. On y traite des opérations particulières, les plis recommandés, les valeurs déclarées, tous les objets laissés au guichet des bureaux de poste contre une signature. Ceux-ci sont acheminés vers le centre avec l’identification de chaque agent qui a contribué à son parcours. Arrivés au centre, les sacs spéciaux contenant ces courriers et objets sont réceptionnés par un encadrant aux quais et envoyés immédiatement en cabine.

27Selon l’importance des établissements et selon les brigades, deux à quatre agents titulaires sont affectés en cabine. Un à trois autres agents renforcent l’équipe en cas de besoin. Ils viennent pendant une à deux semaines. Travailler en cabine est une reconnaissance de sa compétence professionnelle. Dans le passé, il existait une rétribution supplémentaire sous forme de prime. Désormais, être agent titulaire en cabine nécessite une classification du niveau de la catégorie B (i.e. le niveau bac pour les concours externes). La décision de travailler en cabine appartient au cadre responsable de la brigade. Cependant, celui-ci tient compte du souhait des agents en poste en cabine qui peuvent réfuter un collègue en invoquant son incompétence : « Celui-là, il vaut rien, il avance pas. » Si la décision revient formellement à l’encadrement, elle relève aussi d’une forme de cooptation. Ceux qui sont choisis sont donc bien intégrés dans la brigade et reconnus par leurs pairs. Par ailleurs, en accumulant les remplacements, ils augmentent leurs chances, à terme, d’être cabinards titulaires. On dit qu’un agent « monte en cabine » quand il commence son remplacement. À la montée, chaque nouvel arrivant doit apporter son « kilo de jaune » (i.e. un litre de pastis) lequel sera « tué dans la nuit ». Il n’est pas concevable que la montée se fasse sans le « kilo de jaune ».

28La montée en cabine peut faire l’objet d’une double interprétation. Il s’agit d’abord d’un échange, le groupe des permanents de cabine permet que l’agent « monte » et cette montée est une source de gratification, de valorisation et de reconnaissance de l’agent. En contrepartie, celui-ci rétribue les permanents de la cabine en apportant de l’alcool, le meilleur produit qui soit, et en partageant celui-ci selon les habitudes du centre. On peut considérer aussi qu’il s’agit d’un rite qui accompagne le passage d’un état à un autre puisque la nomination en cabine d’une façon permanente est favorisée par le fait d’y être souvent remplaçant. Chaque montée en cabine en tant que remplaçant est une façon de se rapprocher un peu plus d’une position de titulaire. Il faut fêter ce passage, cet accès progressif à la cabine. Le rite dure toute le nuit. Il est accompagné d’ivresse car au « kilo de jaune », bu à trois ou quatre, s’ajoutent les boissons habituelles. Cependant l’agent « devra tenir la route », faire preuve de sa capacité à faire partie du groupe  [20].

29Cette pratique, comme d’autres au centre de tri, notamment le repas de fin d’année, accorde une place prépondérante à l’alcool. Castelain (1997), étudiant les libations des dockers, montre qu’elles permettent « l’intégration au rituel par lequel chacun est accepté pour autant que renonçant, fusse même à sa propre singularité, il adopte les pratiques de la communauté. »

Les conflits avec l’encadrement : solidarité et alcoolisation

Les incidents

30Les incidents sont fréquents dans le centre, surtout la nuit. À chaque incident, que ce soit pour un dysfonctionnement technique ou un problème humain, le scénario semble identique. L’incident provoque entre les agents et l’encadrement une tension qui va très rapidement crescendo. À ce moment, le cadre doit le désamorcer au plus vite afin d’éviter sa propagation à l’ensemble du centre. Deux incidents, à titre d’exemples.

31En fin d’après-midi, un agent féminin « craque ». Elle devait charger une camionnette avec des paquets pour une distribution en entreprise. Les paquets étaient nombreux et les sacs trop lourds. C’est souvent le cas. Il existe une réglementation en matière de poids de sacs mais elle est peu respectée : les agents, souvent des « aco » (agents contractuels), chargent trop les sacs. Cette femme a éclaté en sanglots devant l’ampleur de la tâche à effectuer. À ce moment, tous les collègues proches d’elle ont arrêté leur travail, ont défendu sa cause et les propos de soutien sont devenus de plus en plus forts. En quelques instants, toute l’équipe des quais de transbordement avait cessé son activité. Des leaders ont mis en relation l’événement avec la pénibilité croissante de l’ensemble des tâches à effectuer. Le problème de cette femme devenait celui de l’équipe et s’élargissait à l’ensemble du centre. De tels incidents se produisent périodiquement sous diverses formes.

32L’autre exemple concerne un incident technique. La scène se passe à l’entrepôt, à la toupie, appareil circulaire d’environ quatre mètres de diamètre. La toupie reçoit le contenu de grands conteneurs d’un mètre cinquante de profondeur et d’environ un mètre sur deux de côté. À la réception, à l’intérieur de la toupie, quatre à six agents prennent les colis pour les jeter dans les sacs appropriés. Ce soir-là, un conteneur est particulièrement chargé. De nombreux colis tombent à côté de la toupie, rebondissent sur les bords de celle-ci ou encore sur le sol. Les agents ne sont pas surpris et, le prévoyant, se sont écartés de quelques mètres. Un cadre à proximité constate le fait en regrettant le surchargement du conteneur. Immédiatement un agent « monte au créneau ». Il est virulent. Le cadre argumente, admet le problème, et reste présent pour alimenter l’échange. Il est évident qu’il ne peut pas partir. Il semble aussi que la discussion n’est pas essentiellement destinée à régler un problème de sécurité. Alors que l’agent, qui a pris la parole, et les autres, qui se sont approchés, communiquent sur un mode émotionnel, laissent éclater leur colère et parlent de leur peur d’être un jour surpris par la chute d’un colis, le cadre tente d’expliquer la cause de l’événement. Au fur et à mesure de l’échange, d’autres agents de chantiers voisins cessent leur activité et s’approchent. Ils expriment, par leurs propos et leurs attitudes, à la fois de la colère en soutien à leurs camarades, et de l’amusement de voir ce cadre empêtré seul dans cette affaire. Des agents demandent au cadre de noter l’incident sur le cahier d’hygiène et de sécurité. Ceux-ci pourraient le faire eux-mêmes, et d’ailleurs ils le feront, tout comme le cadre interpelé mais ce faisant, ils impliquent le cadre et ce n’est qu’à cette condition qu’il pourra s’en sortir. Interrogé après l’événement, le cadre reconnaît l’anormalité de la situation, mais la responsabilité, selon lui, en incombe aux transporteurs qui, pour quitter les quais plus vite, surchargent les conteneurs. La responsabilité est également partagée par les agents qui laissent faire. Le cadre semble fataliste : l’incident ne méritait pas un échange d’une telle envergure, mais il pense que « c’est la règle du jeu », « c’est normal, ils en profitent, c’est une occasion de brailler et pendant ce temps-là ils ne bossent pas ». Pour ce cadre, les incidents sont très fréquents car ils sont érigés en norme de fonctionnement par les groupes.

33Pour les agents, les incidents sont une manière d’exister collectivement, de montrer leur force, d’imposer une pause collective qui permet de s’arrêter, voire de boire un coup. Les agents ne font plus qu’un, derrière ceux que les cadres appellent les meneurs. Le groupe, en étant solidaire, marque sa différence à l’égard des chefs, des dirigeants de La Poste, de ceux qui, pensent-ils, les exploitent. À chaque fois qu’un chef cède, recule devant la masse, c’est une victoire supplémentaire à mettre à leur actif. Sainsaulieu (1977, p. 41) évoque ce type de rapport à l’autorité : « Toutes les occasions sont bonnes pour provoquer l’explosion et vérifier qu’à nouveau les travailleurs sont solidaires dans l’atelier. » Cette stratégie de l’incident est également présente dans d’autres types de rapports sociaux caractérisés par l’asymétrie des pouvoirs  [21].

La grève

34La grève est un moment important au centre de tri. En dehors de journées nationales, plus ou moins suivies, comme dans la plupart des services, le centre connaît de véritables moments de lutte sociale. Il se passe rarement une année sans qu’un conflit de plusieurs jours n’oppose direction et agents du centre sur un problème local. Depuis 1995, on compte à H. trois conflits très durs qui ont dépassé quinze jours de grève avec occupation des locaux. En 1998, lors d’un conflit, la direction du centre fut même séquestrée pendant quelques heures.

35La grève est un moment d’unité : les fonctionnaires et les « aco », « la nuit », « le jour », « la 17/24 » (voir Annexe) et les autres brigades se retrouvent côte à côte. La grève est vécue sur le site, 24h sur 24h, à la grille, au piquet de grève ou aux quais de transbordement. Les rituels sont toujours les mêmes. Dès que la grève est votée en assemblée générale, le centre est bloqué, la grille fermée pour filtrer les allées et venues, un « brasero » est allumé tout au long de l’occupation et des banderoles déployées sur le bâtiment. Tous les agents sont présents, aux « moments forts », aux assemblées générales qui mobilisent et informent le personnel de l’état des négociations. Les pratiques d’alcoolisation sont très présentes pendant les conflits. Au piquet, les agents « tiennent » en buvant ensemble, du rouge, de la bière et du vin chaud. Les agents « de la nuit » assurent un rôle majeur dans la direction du mouvement. Ils se reconnaissent ce rôle et associent l’occupation des locaux à des moments de convivialité alcoolisés : « Dans les conflits […], au piquet, t’as des gars du jour et de la nuit. Bon, c’est quand même la nuit qui mène la danse. C’est comme pendant le boulot, c’est le même truc, tu bois un coup, t’es des nôtres. Et là, c’est encore plus fort. Si t’es pas des nôtres, t’es avec eux et là, t’as rien à foutre là. » ; « L’alcool, quelque part, ça réunit les gars. Si tu veux, ils se confortent entre eux et au lieu d’avoir une prise de décision individuelle, qui est compliquée, il est beaucoup plus facile d’avoir une prise de décision collective. C’est bien plus facile quand c’est un autre qui propose et puis, tout compte fait, la collectivité, la solidarité, elle se rétablit. Et buvons un coup, buvons en deux, buvons ensemble. » (Militant syndical)  [22].

36Faire grève, assurer le piquet, « occuper » le centre est une façon de se conforter mutuellement, de résister, de défendre sa position. A contrario, rentrer chez soi impose d’affronter le milieu familial et de justifier la grève rapidement décriée dans les médias. Comme l’indique un des cadres interrogés : « Si les agents restent chez eux, va falloir affronter leur femme qui tous les jours dit : “Et alors, vous reprenez quand ? Et comment on va faire pour payer la maison ?”. Alors qu’au centre de tri, le gars, il est avec ses copains. Et même s’il est inquiet, s’il se tracasse. Avec les autres, c’est ce qui lui prouve qu’il a raison. » La grève est un moment qui unit. On est semblable à l’autre et on se différencie d’autant plus de l’extérieur, y compris bien souvent de ses proches, que le mouvement dure longtemps. Reprendre avant la fin du mouvement revient à se démarquer des autres agents. C’est un acte difficile, vécu par le groupe comme un acte d’hostilité. Si l’un d’entre eux reprend, il a tort. La reprise « prématurée » d’un agent est d’autant plus mal vécue que celui-ci appartient à des groupes fortement structurés. Un agent du service administratif peut reprendre plus vite qu’un agent de nuit. Les agents de nuit qui reprennent de façon prématurée risquent une mise en quarantaine et à terme une sorte d’auto-exclusion du centre (voir supra). La grève, une fois lancée, est à ce titre une quasi-obligation pour les agents de la nuit. Il n’existe pas de position intermédiaire entre être « dans » ou « hors » du groupe. L’appartenance au groupe se traduit par une sorte d’immersion qui implique l’adoption de comportements totalement partagés, y compris les pratiques d’alcoolisation. Le conflit collectif impose la solidarité entre les agents  [23].

37L’engagement intensif des agents de nuit a une raison particulière. La Poste vit des transformations importantes de son organisation. Or les brigades du centre de tri sont concernées par ces évolutions fondées sur « la polyvalence » des agents qui implique, à terme, une réorganisation considérable du travail et une diminution non négligeable de l’autonomie. Les réformes sont vécues comme autant d’agressions contre lesquelles il faut lutter. La conscience d’être différents des autres, d’être parmi les derniers de l’ancienne Poste, produit de l’inquiétude, voire de l’angoisse. Reprendre sans avoir rien obtenu, devoir affronter ses proches, supporter l’incertitude du lendemain, engendrent de l’inquiétude et de l’angoisse. Les aspects anxiolytiques et désinhibiteurs de l’alcool sont utiles dans ces moments-là. Il est ainsi compris par les agents en grève : « Quand t’es en grève, t’es inquiet alors tu prends un coup, c’est pas de la déprime, t’en a marre, un rien t’énerve, t’es fatigué, l’alcool te donne un coup de pouce. » ; « Avec le rouge, tu serres les coudes, tu te sens plus fort, on boit ensemble, on est tous ensemble ! […]. La bière, c’est tout le temps, mais le rouge ça augmente, t’as qu’à voir, pendant les grèves. »

38La fin de la grève n’implique pas forcément la reprise de la consommation d’alcool à son niveau ordinaire. Les agents souhaitent continuer à partager les mêmes moments de convivialité. La grève laisse des habitudes qui relèvent de façon indissociable à la fois du plaisir des pots partagés pendant le mouvement et de l’affirmation de l’autonomie face à l’encadrement. Ainsi, la pratique de l’apéro, très fréquente pendant l’occupation des locaux, peut se poursuivre à la fin de celle-ci  [24].

Le signalement de l’agent alcoolique : une action collective fortement codifiée

39La lutte contre l’alcoolisme est une préoccupation constante de La Poste depuis un demi-siècle. La première « campagne anti-alcoolique » date en effet de 1953. Celle-ci préconisait le recensement des « agents éthyliques » par l’encadrement conformément à une pratique de fichage classique dans les grandes entreprises depuis l’entre-deux-guerres (Peneff, 1993). Un an après cette campagne, en 1954, date de la loi réglementant l’alcoolisme sur la voie publique, une circulaire du secrétariat d’État aux Postes, Télégraphes et Téléphones institue officiellement le dépistage des agents éthyliques à La Poste : un « fichier spécial » est constitué dans chaque département (il tombera en désuétude au cours des années quatre-vingt). En 1956, une nouvelle circulaire fait état des premiers résultats et regrette la réticence des chefs immédiats à signaler « leurs agents intempérants »  [25]. Ces circulaires et les suivantes n’ont en effet modifié ni le nombre des signalements ni les pratiques éthyliques à La Poste. Il existe une relative impossibilité d’action de l’encadrement face à ces pratiques. Pour quelles raisons la règle est-elle si impuissante à modifier les pratiques ? La première partie de l’article a montré que les pratiques d’alcoolisation s’intégraient étroitement au quotidien du travail des agents. Le signalement de l’agent alcoolique relève d’une même logique. Il s’agit d’une action guidée par un certain nombre de règles informelles qui contraignent sensiblement l’action de l’encadrement.

La défense collective des « buveurs pertinents » et l’inaction de l’encadrement

40Les agents du centre de tri, tout particulièrement ceux qui travaillent en « nuit », se retrouvent souvent l’après-midi dans des cafés qu’ils fréquentent habituellement. La sociabilité professionnelle se prolonge dans ces lieux extérieurs. Dans ceux-ci, les « buveurs pertinents », vivant souvent seuls, sont tout aussi présents qu’au centre. Ces agents assurent un rôle social particulier à La Poste : ils sont notamment plus souvent disponibles pour les remplacements (voir la première partie du texte). Ils osent aussi, plus facilement, interpeller les encadrants en cas de problème et n’hésitent pas éventuellement à les tourner en dérision pour amuser le groupe. L’encadrement les désigne parfois comme des « bouffons » : « Les bouffons sont des gens qui peuvent devenir alcooliques mais que je considère plus comme des buveurs excessifs. C’est-à-dire que quand ils sont bourrés, ils font rire tout le monde. « a intéresse tout le groupe ça ! » (Cadre, plusieurs années « de nuit »)  [26].

41Parfois un buveur pertinent dérape vis-à-vis d’un cadre. Son état d’ébriété favorise un propos qui peut être jugé excessif et rend l’incident possible. Il est généralement évité : les agents se mobilisent facilement dans un incident où un buveur pertinent est mis en cause. En quelques heures, processus redouté par les cadres, le centre est susceptible d’être bloqué. L’incident sera l’alibi qui cristallisera d’autres revendications à propos desquelles l’encadrement devra négocier. Les entretiens montrent la protection que le groupe assure à ces buveurs pertinents, à la fois amuseurs publics, remplaçants indispensables et leaders en cas de conflit avec la direction : « Il y a quelque chose qui faut pas que tu oublies. Quelquefois t’as besoin de l’autre nuit pour permuter […]. Tu comprends, la contrepartie, elle est là. Elle est bien quelque part ! Les gars les défendent [les remplaçants]. Des mecs comme ça, ils sont intouchables et ils le savent bien et les cadres aussi. S’ils y touchent malheureux ! Le travail s’arrête. Ils jouent avec le feu. Y en a bien qu’ont essayé mais ils comprennent vite et leurs collègues leur font comprendre, s’ils vont pas assez vite ! » (Agent de nuit, responsable syndical).

42L’inaction de l’encadrement à l’égard de certains agents intempérants est le résultat d’un rapport de force mis en place par les agents du centre et entretenu constamment par eux. Les mouvements de grève et les « incidents » ont pour objet de maintenir ce statu quo qui limite considérablement les possibilités d’action de l’encadrement. Certains cadres, nouvellement arrivés et ignorant du fonctionnement du centre, ont parfois essayé de « remettre de l’ordre », d’appliquer la règle telle qu’elle est d’ordinaire pensée sans avoir pris conscience des limites de leur pouvoir d’action et de la force collective des agents. Ces cadres ont dû rapidement tenir compte du contexte spécifique du centre. La situation de ce jeune cadre d’une trentaine d’années, tout juste nommé, est significative. Il avait demandé des explications par écrit – ce que l’on appelle un procès verbal – à un agent que l’on peut qualifier de « buveur pertinent » alors que celui-ci assurait, semble-t-il, correctement son travail, en tout cas, sans aucune perturbation manifeste. Très rapidement, ce cadre fut entouré d’agents manifestant bruyamment leur désaccord. En peu de temps, l’événement fit tant de bruit que le centre fut bloqué. Les autres cadres sont intervenus afin de sortir leur jeune collègue de ce mauvais pas en prenant eux-mêmes l’initiative de déchirer le procès verbal.

43Le jour même, ce cadre quittait « la production » pour un service plus calme. Mis en cause par les agents et désavoué par ses collègues, il avait perdu une grande partie de sa légitimité d’action dans le centre de tri. L’événement confirme totalement l’analyse de Becker ([1963] 1985, p. 33) : « La déviance n’est pas une qualité de l’acte commis par une personne, mais plutôt une conséquence de l’application, par les autres, de normes et de sanctions à un “transgresseur”. Le déviant est celui auquel cette étiquette a été appliquée avec succès. » Or, l’étiquette ne s’applique pas toujours avec succès. La situation hiérarchique du cadre, son rôle « d’entrepreneur de morale » (ibid.) ne lui permettent de sanctionner un agent pour alcoolisme et de le signaler aux services médico-sociaux que dans des situations particulières qui en l’espèce n’étaient pas réunies.

Les étapes préalables au signalement : la redéfinition de la situation et le diagnostic

44Le signalement de l’agent en état d’ébriété repose sur une acceptation du pouvoir de sanction du cadre que les agents du centre ne lui reconnaissent que sous certaines conditions particulières. En ce sens, l’encadrement ne fait pas preuve de tolérance ou de « négligence » pour reprendre l’expression de la circulaire de 1956. Sa position tient tout simplement à l’impossibilité ou à la difficulté du signalement. Les cadres font parfois une analyse très explicite de la limitation de leur pouvoir d’action. « C’est pas une tolérance. C’est supporter le mal, puisque légalement on ne doit pas consommer de l’alcool. Nous, normalement, on est garant de la règle. C’est pas une tolérance à la règle, c’est qu’on a une telle pression […]. On achète une paix sociale en disant, bon, on accepte de continuer un peu plus, pour que nous, on subisse pas non plus trop de pression. »

45Le signalement résulte d’un processus particulier, en partie contingent. Il débute généralement par une redéfinition de la situation qui prend la forme, dans les propos des agents et des cadres, d’une rumeur. Celle-ci entraîne, pour l’encadrement, une période d’observations dont l’objet est d’établir un diagnostic sur l’agent concerné.

La redéfinition de la situation

46Au centre de tri de H., les conduites d’alcoolisation au quotidien ne sont pas identifiées par leurs auteurs comme relevant de l’alcoolisme. Il est normal de boire et l’ivresse même est admise tant qu’elle ne perturbe pas le groupe. Les habitudes de consommation sont conformes à une façon d’être ensemble et de faire la fête. Une personne qui ne s’alcooliserait pas aurait même des difficultés à participer aux moments de convivialité des équipes, et de fait, s’en exclurait en grande partie  [27]. À l’opposé, un individu qui modifie son rapport à l’alcool de telle façon que celui-ci est, semble-t-il, moins un vecteur de sociabilité et davantage une finalité en raison d’une alcoolo-dépendance apparemment supérieure à la moyenne, risque de faire l’objet d’un jugement négatif. Les écarts de conduite de cet agent, son alcoolisation hors du groupe, auxquels s’ajoutent éventuellement des événements ou incidents singuliers l’exposent à une redéfinition de sa situation dans le groupe car son comportement donne en partie raison aux discours jugés moralistes de la direction ou du service médico-social. Cette redéfinition de la situation de l’agent mis en cause est une sorte de signalement informel comme le montrent les entretiens menés auprès des cadres. « Déjà, il faut déterminer que l’agent est alcoolique. En principe, euh, cette signalisation, elle se fait, elle se fait par le bouche à oreille. » ; « Cette personne, on avait quelques doutes, pour des raisons diverses, vous savez ce que c’est, il y a souvent des rumeurs […]. On sait qu’il y a des problèmes chez lui dont on connaît pas la teneur. Mais enfin, on peut pas dire que c’est un couple très uni  [28]. C’est quelqu’un qui a un caractère assez faible. Et puis bon, c’est quelqu’un qu’on a vu à des endroits, euh, au buffet de la gare, et il me semblait avoir un comportement un peu étrange. »

47La redéfinition de la situation véhicule une nouvelle image des agents mis en cause qui s’impose progressivement à la fois à l’encadrement, à l’ensemble des agents et aux agents concernés eux-mêmes. Ceux-ci perçoivent d’ailleurs le changement d’attitude des collègues de travail et le nouveau regard qui est porté sur eux. Cet ancien buveur, devenu tempérant après plusieurs séjours en centre de soins, évoque cette nouvelle définition de soi véhiculée dans le centre : « J’ai eu connaissance par la bande, par la bande en fait, hein, j’avais des problèmes d’intempérance ! » Cet autre agent, qui s’alcoolise toujours malgré des séjours répétés au centre spécialisé, décrit le même sentiment de dévoilement d’une nouvelle identité : « J’étais bien mal au réveil, mais un gorgeon et le diesel repartait. Je sentais bien qu’ça changeait : les autres y étaient plus pareils. » Le jugement du groupe sur ces agents se transforme notamment quand leur alcoolisation évolue vers un rapport plus personnel au produit. Une différenciation s’opère entre eux et les autres. Ils ne sont plus perçus comme semblables et solidaires. Leurs manières de boire pendant les pauses sont jugées autrement.

48Si la redéfinition de la situation donne une nouvelle image de la pratique d’alcoolisation d’un agent, elle est toutefois insuffisante en tant que telle pour permettre aux encadrants une action quelconque. Les conversations des agents révèlent juste un changement dans la façon dont un agent est perçu dans le centre de tri. Rien ne justifierait pour autant une intervention, notamment pour cause d’alcoolisation, puisque celle-ci est omniprésente et largement tolérée dans l’établissement. La sanction est d’emblée écartée car elle serait trop risquée. Il existe un fossé entre la marginalisation sociale d’un agent dont l’alcoolisation est jugée plus accentuée et son signalement par le cadre : si l’agent concerné n’est plus réellement membre du groupe, il n’en n’est pourtant pas exclu tant qu’il ne porte pas publiquement et suffisamment préjudice au fonctionnement et à l’image du groupe. L’agent se situe dans une sorte de no man’s land relationnel.

Le problème du diagnostic

49Si la redéfinition de la situation induit un changement d’attitude au sein du groupe à l’égard d’un agent, elle est insuffisante pour justifier une intervention. Les cadres expliquent leur attentisme par leur incapacité à émettre un diagnostic. « L’alcoolisme, c’est pas mon boulot si tu veux. C’est pas mon boulot ! Vu que je suis pas assistant social, j’ai pas la formation. J’ai pas la technique ! » ; « Je me dis, attention mon vieux, c’est la vie privée de chacun. Il faut prouver qu’il a bu suffisamment, qu’il est malade de l’alcool. « a, je peux pas le faire » ; « Comment aborder le problème [de l’alcool] avec un gars qui fait bien son boulot ? » ; « Et si l’agent nie, comment je fais moi, pour lui prouver qu’il boit ? » ; « Après tout, c’est peut-être parce qu’il prend des médicaments en plus qu’il est comme ça ? »  [29].

50La réserve des cadres est d’autant plus compréhensible que l’alcoolisation est un acte banal dans l’établissement. Si un « problème » d’alcoolisme est signalé indirectement par les conversations des agents, il est considéré d’une façon exclusivement individuelle. Dans cette perspective, les agents ont toute latitude pour solliciter les acteurs médico-sociaux de l’établissement s’ils en ressentent la nécessité. Pour déclencher le dispositif institutionnel de prise en charge des personnes alcooliques, les cadres doivent disposer d’une raison qui puisse être opposée aux objections et réticences éventuelles de l’agent concerné. La redéfinition de la situation favorise seulement une plus grande attention des agents concernés par les cadres. Il s’agit, pour une grande part, de vérifier les propos plus ou moins explicites tenus par les uns et les autres. « Je ne mets jamais en cause l’alcoolisme, je parle toujours de comportement anormal […]. J’ai tendance à voir, à laisser faire et à voir ce qui va se passer. Moi, mon premier objectif est de voir si l’agent ne génère pas de gène au niveau du travail. C’est mon boulot en fin de compte. Le boulot du responsable, c’est de voir si le travail est fait ou pas. » ; « J’ai des signes annonciateurs : le teint, l’haleine, ça c’est quelque chose qui euh, et puis quand on serre la main, les mains moites, des mains un peu tremblotantes. Tout ça, c’est des signes qui m’interpellent. Et avant d’en tirer les conclusions hâtives, bien sûr, il y a une période d’observation. »

51Les propos de ces cadres indiquent que le diagnostic se réalise à partir de la mise en place d’une période d’observation qui a pour objet de vérifier la normalité du comportement de l’agent. Cette normalité est très généralement définie non en termes « d’alcoolisme », en grande partie indéfinissable, mais par rapport au travail à réaliser et au bon fonctionnement de l’équipe. Ce qui est défini comme « anormal » est constitué par la gène occasionnée à l’équipe lorsque le travail est mal fait ou non fait. L’évaluation est évidemment difficile : les tâches étant collectives, l’évaluation du travail concerne plutôt l’activité d’un groupe que celle d’un individu. L’anormalité du travail de l’agent, pour autant qu’elle peut être constatée, ne suffit donc pas à assurer son signalement si finalement le travail est fait par l’équipe. L’encadrement peut donc disposer d’éléments de diagnostic relativement complets sur un agent sans pour autant être amené à agir.

52Le diagnostic porté par les cadres diffère selon l’activité assurée au travail. Dans le cadre du centre de tri, il est admis qu’il y ait des pratiques d’alcoolisation. Les conduites qui pourraient paraître atypiques dans d’autres lieux sont ici acceptées du moment que le « courrier passe ». Le seuil de tolérance, semble-t-il élevé, est en rapport avec le caractère fermé, quasiment replié sur lui-même, de ce type d’établissement. Il existe cependant des exceptions pour les agents assurant « l’accueil client » et les tournées de « relevage » dans les grandes entreprises de la région. Les tournées ont lieu l’après-midi, en milieu de vacation. Les agents qui assurent cette fonction sont en poste dans le centre avant et après le relevage, c’est-à-dire qu’ils sont susceptibles de participer aux conduites collectives d’alcoolisation. Ces agents sont soumis à un contrôle plus sévère de la part de l’encadrement. « En tant, maintenant, qu’entreprise publique qui se veut commerciale, performante, on a une certaine image à véhiculer au niveau des clients. Donc, bien évidemment, si on voit un agent de La Poste en état d’ébriété bon, ça fait désordre. » ; « Techniquement moi, ce qui m’importe, moi dans mes objectifs que me fixent mes responsables pour moi, c’est que le travail soit fait […]. Sauf si dans le cadre du service, je dois lui donner une voiture. Là, je ferai attention. » (Cadre de jour, responsable du « relevage »).

53La distinction est évidente entre un état alcoolisé toléré au sein du centre et un état alcoolisé inacceptable dans le cadre de l’accueil client et du relevage. Dans cette situation, l’inaction du cadre constituerait une faute en cas d’accident de l’agent conducteur. La visibilité à l’extérieur, auprès de la clientèle, impose donc un seuil de tolérance plus faible pour les agents concernés. Cette norme est d’ailleurs acceptée par les agents : « T’as bonne mine de te présenter bourré dans une boîte. »

Incidents perturbateurs et signalement

54La vie au centre de tri est marquée, comme dans les autres institutions, par des « incidents perturbateurs »  [30]. Le signalement de l’agent résulte d’un événement singulier, d’un incident spécifique qui aboutit à exposer publiquement le rapport particulier de l’agent avec l’alcool. Cet incident est relativement imprévisible. Il relève des « contingences de la carrière »  [31]. Comme l’indique Goffman (1968, p. 189) : « On pourrait dire que c’est moins la maladie mentale que les contingences de la vie qui décident de l’internement. » L’agent n’est pas signalé parce qu’il s’alcoolise ou parce qu’il est alcoolique puisque personne n’est en mesure de faire un diagnostic indiscutable. L’agent est signalé parce que, d’une part, le groupe permet qu’il le soit – à partir du moment où l’agent n’a plus le même rapport à l’alcool que les autres et qu’il ne bénéficie plus de la protection de ses pairs –, et d’autre part parce qu’un événement particulier rend incontournable le signalement. L’incident fait passer un agent potentiellement à problème, parce que « remarqué » par les propos tenus par les agents, au statut d’agent devant faire l’objet d’une mesure de signalement. Même s’il existe une certaine diversité dans les incidents qui aboutissent au signalement, il est possible de présenter deux moda-lités-types d’incident : le défaut d’invisibilité, l’éviction implicite du groupe.

Le défaut d’invisibilité

55Une situation classique est celle d’agents connus pour leur « intempérance notoire » en raison des conversations entre agents mais qui contrairement aux « buveurs pertinents », aux « grandes gueules », sont plutôt solitaires et repliés sur eux-mêmes. Depuis longtemps déjà, ils ne recherchent plus essentiellement dans l’alcoolisation collective la convivialité. Ces agents vivent dans une situation de statu quo avec les autres agents. La rupture avec le groupe est consommée depuis longtemps mais sans conséquence particulière : ces agents attirent, semble-t-il, plus de pitié que de rejet. Quant aux cadres, ils s’accommodent de cette situation tant que le comportement de ces agents ne porte pas préjudice au fonctionnement du centre.

56Un des cadres interrogés évoque ce type de statu quo entre lui et un agent : la règle à respecter par l’agent est de maintenir une sorte d’invisibilité, et faute d’être un agent totalement comme les autres, d’apparaître au moins de cette façon. « On n’est pas intervenu de manière directe pour lui [cet agent]. On restait dans un système de fonctionnement à peu près jouable […]. C’est-à-dire qu’il dépassait pas les bornes. Nos bornes à nous, quoi. » Ce statu quo est, comme les pauses sauvages ou les pratiques de remplacement, constitutif de l’ordre négocié (Strauss, 1992) propre au centre de tri. Maxime Vivas (1997, p. 84), agent à Paris-Brune pendant de longues années, décrit l’existence de ces agents largement alcoolisés qui sont parvenus à se faire pratiquement oublier à l’intérieur des brigades  [32]. À Paris-Brune où travaillent plusieurs milliers d’agents, l’anonymat protège. Il en est autrement au centre de tri de H. où un incident entre un cadre et ce type d’agent est susceptible de remettre en cause cette invisibilité sociale garante du non-signale-ment. « Il a fallu un jour que je tombe sur lui [l’agent], où j’avais besoin de le voir pour un problème d’un type particulier où je me suis aperçu qu’il était dans un état épouvantable, où il percutait même plus ce que je lui disais […]. J’ai réagi de manière épidermique et je lui ai dit : “Là, ça va pas, c’est pas possible, faut faire quelque chose !” »

57La rencontre imprévue est publique et a imposé une évidence intolérable qui modifie le statu quo antérieur. Ce n’est pas l’alcoolisme de cet agent qui pose problème puisque celui-ci est connu depuis longtemps. La situation créée par la rencontre constitue une rupture dans l’ordre social qui s’était mis en place entre ce cadre, cet agent et les autres agents. Il n’est en effet pas défendable par ses collègues : il a été pris, en quelque sorte, en flagrant délit. Il nuit trop à leur image, il met en péril les manières de boire propres au centre de tri. J.-P. Castelain (1989, p. 71), dans sa recherche menée auprès de dockers, montre également l’existence de cette situation de dévoilement : « Personne ne lui reproche de prendre son plaisir avec l’alcool, mais de le faire seul, contre les autres. Continuer à lui reconnaître sa place équivaudrait à accepter un désordre toujours plus grand. Au contraire, il faut s’en prémunir car, aussi, il fait peur, offrant de manière insupportable la face qu’on veut invisible de celui qui boit mal, trop, soumis et dépendant, témoignant du passage de l’autre côté d’une frontière identifiée que trop tard. »

58Ce passage de « l’autre côté » impose au cadre de procéder au signalement. La démarche est attendue par les agents. Le risque de solidarité contre l’encadrement n’existe plus car l’agent n’est plus considéré comme faisant partie du groupe. La redéfinition de la situation avait procédé en grande partie à son exclusion symbolique ; l’incident, et le signalement qui en découle, aboutit à concrétiser cet éloignement du groupe des pairs.

L’éviction du groupe

59Dans la situation des agents repliés sur eux-mêmes, le signalement par l’encadrement aboutit à officialiser une exclusion qui est déjà la réalité quotidienne de l’agent. Il en est en partie autrement lorsque le signalement concerne une « grande gueule » (un « buveur pertinent »). L’histoire de Robert est à ce titre exemplaire. ¬gé d’une cinquantaine d’années, Robert est célibataire et vit seul. Il a fait toute sa carrière au tri, dans un premier temps à Paris, puis à H., depuis une quinzaine d’années. Robert est un buveur excessif et peut être qualifié de « buveur pertinent ». Il travaille « en jour » où il rend de nombreux services. Il va fréquemment pendant son temps libre dans les cafés où se retrouvent les agents du centre.

60L’alcoolisation de cet agent s’est accélérée ces dernières années. Antérieurement plutôt gai et amusant par son sens de la répartie, son comportement et son humour sont de plus en plus critiqués par les autres agents. Au cours d’une pause, un incident a déclenché la réaction du groupe. Robert a eu des gestes considérés comme déplacés à l’égard d’une collègue. Ce qui, à un autre moment, dans un autre contexte, se serait réglé dans le groupe, a été l’objet d’une altercation. On peut considérer que Robert a enfreint une règle de conduite (Goffman, 1974, p. 44) qui indique ce qui est convenable, ce qui l’est moins et ce qui mérite une sanction sociale. Robert vit dans un milieu d’hommes. Dans son monde, les propos triviaux, les gestes familiers sont possibles et habituels. Cependant, l’arrivée des femmes dans ce milieu a quelque peu limité ces manifestations viriles de camaraderie. Plus la féminisation d’une équipe est grande, ce qui est le cas dans cette brigade d’après-midi, moins les marques propres à la convivialité masculine sont acceptées. Les femmes de l’équipe se sont offusquées de son attitude. Elles lui ont rappelé son comportement insupportable, son laisser-aller, sa tendance à ne plus travailler ou à ne plus faire que les tâches les plus faciles. Tous les reproches contenus depuis plusieurs mois ont fusé. Les rires des collègues masculins se sont transformés, et après un silence, ils se sont joints aux collègues femmes. Leurs propos étaient plus mesurés, mais le remettaient clairement en cause : « Tu devrais faire quelque chose » ; « Il va t’arriver un pépin » ; « Vas voir l’assistant social, il t’aidera ».

61D’amuseur public, Robert est devenu un trouble-fête, une gène au bon fonctionnement du groupe. La présence d’un cadre lors de l’incident rend celui-ci public. Un incident « entre agents » demeure en effet « entre soi », appartient à la vie clandestine de l’établissement. En ce sens, il est privé : il est seulement susceptible d’alimenter les conversations entre agents. La présence du cadre, c’est-à-dire d’un représentant de l’institution, donne à l’incident un sens totalement public : il peut faire l’objet d’un procès verbal et être consigné  [33]. Il ne faut pas exclure d’ailleurs que la force des critiques exprimées à l’égard de Robert soit en rapport avec la présence d’un cadre. Celui-ci convoque Robert à la fin de l’altercation et une injonction à prendre contact avec le service social lui est faite. Robert est l’exemple-type d’un agent « à problèmes », potentiellement objet d’un signalement, mais pour lequel l’attentisme des cadres prévalait faute de disposer d’une bonne raison d’intervenir. Dans cette circonstance, les agents du groupe estiment qu’un de leurs pairs est allé trop loin. Ils indiquent implicitement au cadre qu’il est temps pour lui d’intervenir, que la bonne marche du service et sa responsabilité sont en jeu. L’interpellation – terme employé plusieurs fois par les cadres au cours des entretiens – se fait en l’espèce lors d’une mise en cause publique. Il existe alors, pour reprendre l’expression d’un cadre, « un transfert de responsabilité : le groupe tolère que le mec soit bourré, mais il veut pas en assumer les conséquences. C’est au chef d’assumer derrière ».

Le signalement : stigmatisation, réticences et résistances

62Le signalement est une décision particulièrement stigmatisante. Comme l’indique Goffman (1975, p. 13) « le mot de stigmate sert à désigner un attribut qui jette un discrédit profond, mais il faut bien voir qu’en réalité c’est en termes de relations et non d’attribut qu’il convient de parler ». Le processus qui aboutit au signalement – la redéfinition de la situation, le diagnostic, l’incident – relève bien d’un ensemble d’interactions entre un agent désigné progressivement comme alcoolique et son environnement social. La première sanction pour l’agent est sa désignation par les conversations entre agents comme fauteur de troubles. L’ultime sanction, celle que le groupe autorise, est de devoir se conformer aux prescriptions de l’encadrement : le signalement et la prise en charge médicale ont pour effet d’évincer l’agent hors du centre pendant plusieurs semaines ou plusieurs mois, voire définitivement. L’échéance n’est pas donnée et renforce le sentiment de déchéance si bien que le signalement est vécu comme une « cérémonie de dégradation »  [34].

63Le signalement ponctue le processus de différenciation. Il a pour effet de sortir l’agent du groupe, de montrer aux yeux de tous qu’il s’en distingue. Le sentiment de perte est d’autant plus grand pour l’agent que l’investissement dans le groupe était intense. Les agents, intégrés fortement depuis des années dans la vie des équipes, tant dans le cadre professionnel qu’extraprofessionnel, se sentent brusquement rejetés de leur lieu de vie : « Quand ça te tombe dessus, t’as l’impression qu’on t’en veut. Tu te demandes, oui c’est ça, tu te demandes : qu’est ce que tu as fait de plus ? » Comme pour les malades mentaux, les proches auprès de qui l’agent est amené à chercher spontanément de l’aide sont ceux-là qui lui indiquent que « ça ne va pas ». Au cours de cette période, l’agent fait « l’expérience de l’abandon, de la trahison et de l’amertume » (Goffman, 1968, p. 187). C’est au moment où l’alcoolisme va être officiellement nommé que l’agent entre dans sa « carrière de malade alcoolique ». Le signalement symbolise et concrétise le passage des pratiques d’alcoolisation admises par tous aux pratiques alcooliques sanctionnées par l’institution. Cette force du signalement explique les stratégies d’invisibilité des agents lorsque le signalement est possible et parfois les stratégies d’évitement des cadres car le signalement entraîne une rupture de la vie professionnelle de l’agent. Le signalement est en effet une mort symbolique tant celui-ci est fortement connoté négativement à la fois par les agents et par les cadres. Cette stigmatisation forte explique à la fois la résistance des agents et la réticence des cadres à signaler les agents désignés comme alcooliques par la redéfinition de la situation. « C’est pas bien vu, l’assistant social, le médecin, c’est pour les faibles. Nous, on a pas besoin de ça. Tu sais, les gars ici, c’est des durs, hein, c’est vrai. Nous ici, on a pas besoin des autres. » (Agent de nuit) ; « C’est pas facile de faire aller quelqu’un au BO  [35]. Il aurait l’impression d’être pris pour un alcoolo. » (Cadre) ; « Il y a des gens qui refusent leur état. Pour eux, c’est une sanction, c’est un jugement. Pour eux, c’est une façon de se préserver, une façon de réagir puisqu’ils se sentent agressés. » (Cadre).

64Les agents signalés par l’encadrement doivent quitter l’établissement pour suivre une cure. Cette exclusion du centre imposée par la cure est vécue, à l’instar du malade mental, comme « une mise sous tutelle » : l’agent passe du statut de personne sociale autonome à celui d’interné, spolié de ses droits de décision (Goffman, 1968, p. 196). Les anciens buveurs, qui ont repris leur travail au centre après être allés en soins, témoignent de la difficulté extrême pour un agent d’être distingué des autres. Ces personnes ne peuvent plus vivre normalement leurs relations au sein du groupe. Elles se sentent assujetties à un contrôle social particulièrement contraignant. Cette stigmatisation ne s’efface en effet jamais : elle est un élément de la nouvelle identité de l’agent. Les agents qui retournent au centre après être allés en cure insistent fortement sur cette coupure produite par le signalement : « Après c’est plus pareil, pour les autres, t’es allé en “dérat”  [36]. Et t’es en liberté surveillée pour les chefs. T’es dans le collimateur. T’as intérêt à te tenir à carreau. »

65L’étude des pratiques d’alcoolisation dans un centre de tri postal permet de tirer un certain nombre de conclusions. D’abord, la recherche démonte quelques idées reçues. D’une part, l’alcoolisation, loin d’être associée à la solitude, à la mise à l’écart ou à l’exclusion est directement liée aux modes de sociabilité dominants. Les pratiques d’alcoolisation, au centre de tri de H., et pas seulement dans celui-ci, relèvent d’une culture de la rencontre et de la fête largement partagée. Ce serait plutôt le fait de ne pas boire qui serait une source d’inadaptation sociale. D’autre part, la notion de dépendance alcoolique est relativement problématique. L’étude montre l’existence d’un contrôle social de la consommation d’alcool qui, tout à la fois, codifie et limite le passage de l’alcoolisation ordinaire à l’alcoolisme jugé non ordinaire. À La Poste, ce contrôle est effectué à la fois par les agents et par l’encadrement selon un partage des tâches complexe et informel. Ces modalités de contrôle ne sont pas immuables. Cependant, les transformations du contrôle social ne semblent guère provenir de La Poste elle-même et des circulaires de lutte contre l’alcoolisme. Phénomène social global, les pratiques de consommation sont modifiées par des transformations macro-sociales telles que l’augmentation de la part des femmes dans les équipes, la visibilité plus grande des agents à La Poste en raison du développement général de la polyvalence et la baisse du seuil d’alcoolémie pour la conduite d’un véhicule.

66Ensuite, les observations réalisées et les analyses présentées sont pour une grande part généralisables aux milieux professionnels comparables à celui étudié à La Poste. La recherche de Castelain (1997) sur les dockers montre que leur situation est très souvent voisine de celle des agents du tri postal. En ce sens, les interprétations avancées valent très probablement pour les autres travailleurs de force exposés aux intempéries, aux bruits intenses, aux horaires décalés (Penneau, 1994) tels que les marins et les ouvriers du bâtiment dont l’alcoolisation au travail est également connue. Dans ces milieux professionnels, les pratiques d’alcoolisation s’insèrent étroitement aux modalités d’organisation du travail et la sociabilité des agents est étroitement associée, notamment pendant les pauses, à la consommation de boissons alcoolisées. Il est probable que les pratiques de signalement de l’alcoolisme en vigueur dans ces milieux professionnels soient du même ordre que celui mis en évidence à La Poste, associant, d’une façon à chaque fois spécifique, un contrôle interne du groupe sur ses membres et un contrôle externe assuré par les représentants d’autorités instituées. En ce sens, cette recherche est aussi une contribution à une théorie du signalement telle qu’il est possible d’en mener l’analyse dans les institutions amenées à repérer, voire sanctionner, les pratiques, comportements ou situations jugés socialement inadaptés (école, police, justice, santé).

67Enfin, la recherche ethnographique permet de compléter les limites de la mesure statistique de l’alcoolisme et de mieux connaître les pratiques effectives. L’approche macro-sociale classique consiste, en partant de la consommation totale par catégories de boissons alcoolisées, à déterminer une consommation moyenne d’alcool pur par personne de plus de quinze ans (22,3 litres en 1970 ; 14,7 litres en 1997) (Conseil national de l’évaluation, 2000, p. 136). L’évolution de cet indicateur n’est pas sans intérêt  [37]. Cependant, cet indicateur présente l’inconvénient de ne pas prendre en compte l’effet du vieillissement de la population sur la consommation ou les variations de la consommation entre les deux sexes susceptibles de modifier sensiblement la signification de la consommation moyenne. En raison de sa construction, l’indicateur ne donne aussi aucune indication sur le niveau de dépendance à l’égard du produit et sur sa dangerosité effective alors même qu’il s’agit des informations qu’il est possible de considérer comme les plus pertinentes en termes d’action sociale. Par exemple, le lien entre les pratiques d’alcoolisation et les accidents de la route est loin d’être direct car il est dépendant de nombreuses variables, notamment le degré d’alcoolémie autorisé au volant, le respect de celui-ci et les habitudes de conduite en état d’ébriété très différentes selon les pays.

68La recherche ethnographique amène également à s’interroger sur la pertinence de certaines causalités très présentes dans l’encadrement de La Poste : l’alcoolisation favoriserait une augmentation des congés de maladie, une baisse de la qualité de travail, des troubles du comportement, une augmentation des affaires disciplinaires, des problèmes de santé récurrents, des difficultés financières pour les agents, une augmentation des suicides, etc. La liste est d’autant plus longue que sa signification est imprécise. Ainsi, le problème de la qualité du travail n’est pas propre à La Poste : il se pose aussi dans les milieux professionnels dans lesquels les pratiques d’alcoolisation sont peu fréquentes. Classiquement, dans les nombreuses études de sociologie du travail réalisées depuis Elton Mayo, le niveau de production résulte notamment d’une norme informelle contrôlée par les agents. Les observations recueillies et les entretiens réalisés à La Poste montrent qu’une telle analyse serait également pertinente pour comprendre le niveau de productivité du travail des agents affectés au tri. Le lien entre alcoolisme et suicide n’est pas forcément plus clair compte tenu de la forte interdépendance du suicide avec de nombreuses autres variables explicatives telles que la précarisation de l’emploi, le développement du chômage, la fréquence plus élevée des personnes vivant seules, l’affaiblissement des identités collectives (Chauvel, 2001 ; Maurin, 2002), le déclin de la pratique religieuse, la montée de l’individualisme et de la souffrance au travail (Dejours, 1998), etc.

69Pour faire face aux « problèmes » censés être liés à l’alcoolisme, la direction de La Poste a favorisé le développement des services médico-sociaux. Cette perspective, individuelle et principalement curative, fait l’impasse sur le caractère collectif de la consommation d’alcool si bien que son efficacité est limitée en raison des modalités concrètes de désignation des agents alcooliques. L’amélioration des conditions de travail dans l’entreprise et la recherche d’une moindre conflictualité sociale auraient sans doute été une orientation plus pertinente. Autrement dit, la recherche aboutit à s’interroger sur le statut sanitaire des pratiques alcooliques considérées par l’encadrement de La Poste comme étant à l’origine d’une bonne part des comportements et situations jugés problématiques. La médicalisation et la psychologisation des pratiques d’alcoolisme sont aussi une façon d’évacuer les conflits sociaux inhérents aux relations du travail. Ce constat n’est nullement limité à La Poste. Bien au contraire, il est généralisable mutatis mutandis à l’ensemble des entreprises et à l’organisation sociale toute entière : l’augmentation continue et considérable des dépenses d’assurance maladie, notamment la croissance des arrêts de travail, est un indicateur pertinent de la transformation contemporaine des questions sociales en consommation médicale individualisée. Cette transformation peut notamment s’analyser comme une modalité d’externalisation des coûts d’entretien de la main-d’œuvre favorisée par un financement socialisé de l’accès aux soins.

ANNEXE ANNEXE I. – Le centre de tri de H.

70À La Poste, l’ensemble du courrier entrant ou sortant d’un département est traité au centre de tri. Une particularité des centres de tri est le travail de nuit. Aujourd’hui près de 10 % de l’effectif total de La Poste travaille « en nuit », soit plus de trente mille personnes.

71Le centre de tri de H. est partiellement mécanisé. Il est pourvu d’une machine à trier automatique (HM 11). Elle trie deux mille cinq cents lettres à l’heure dans cent vingt directions. Une HM nécessite un pilote machine et deux agents de chaque côté pour « décaser », c’est-à-dire vider les cases d’objets triés et enliassés et les disposer dans des caissettes prêtes à partir. La HM nécessite aussi seize agents travaillant à l’indexation. Celle-ci consiste à codifier tout ou partie de l’adresse à l’aide de barres qui seront ensuite lues par la HM. La mécanisation du tri ne supprime donc pas la nécessité d’une main-d’œuvre importante, peu qualifiée, qui travaille autour de la machine  [38].

72L’effectif du centre de tri étudié s’élève à deux cent trente-deux agents auxquels s’ajoutent soixante-trois agents CDD. Ils interviennent, ponctuellement, en remplacement d’agents ou en renfort, lors de pointes de production. Si l’on compare la population du centre de tri de H. à la population départementale de La Poste, les hommes sont surreprésentés (64 % d’hommes dans le département et 82 % dans le centre de tri). Cette surreprésentation s’explique par la nature du travail considéré comme plus difficile que dans un bureau. Les femmes sont peu tentées d’y venir en mutation. En nuit, celles-ci sont plutôt positionnées au tri, travail jugé moins pénible qu’à la manutention, encore que des agents contractuels féminins manipulent des structures de caissettes et des chariots de colis.

73Depuis l’acheminement par aéropostale en 1995, les flux d’activités se sont modifiés, plaçant les pics de production en province, en début de nuit (jusqu’à 22h), pour assurer le départ du courrier vers l’avion pour Paris et préparer l’acheminement vers les bureaux. Pour faire face à cette nouvelle contrainte, l’activité en brigades du centre a été réorganisée en cinq types de brigades : les « brigades de jour » (de 6h à 12h30 et de 12h30 à 20h) ; la « brigade de nuit » (de 20h à 6h) ; la brigade de demi-nuit, appelée ainsi du fait de sa tranche horaire (17h à 24h), ou encore la « mondaine » (par analogie avec le nom d’une brigade de police qui travaille dans les quartiers « chauds » approximativement aux mêmes horaires que la « demi-nuit » au centre de tri) ; la brigade matinale ou « boulangère » (en comparaison avec l’horaire des boulangers entre 4h du matin et midi) ; enfin, la brigade « spéciale après-midi » (13h30 à 20h30)  [39]. Dans cette brigade, la plus importante numériquement, la polyvalence est particulièrement développée : des agents peuvent commencer leur vacation au transbordement et la terminer au tri, tout en étant passés par une tournée de relevage dans les entreprises, ou en « accueil-client ». Les agents fonctionnaires sont fortement opposés à cette polyvalence qui limite sensiblement la liberté dont ils parviennent à bénéficier dans une brigade traditionnelle. Pour cette raison, la « spéciale après-midi » est peu recherchée : un tiers de l’effectif de cette brigade est composé de contractuels. La « matinale », réputée très dure en termes d’horaire, est composée également de contractuels ou de fonctionnaires affectés dès leur arrivée à H. ou qui ont fait l’objet d’un reclassement pour des raisons professionnels (voir infra). On constate moins de 5 % d’« aco » (agents contractuels) dans les brigades traditionnelles (« la nuit » ou « le jour ») demandées prioritairement par les agents fonctionnaires. Le système des brigades permet un chevauchement d’équipes et une activité constante du dimanche 20h au samedi 20h.

74Qualifiée de « cœur de métier », la filière courrier procure l’essentiel du chiffre d’affaires de La Poste. Les centres de tri conservent pourtant une image négative : les mouvements sociaux dans ces centres ont pour effet de bloquer le courrier dans l’ensemble d’un département. Les centres de délestage et des plates-formes de tri de secours mis en place par La Poste ont des effets limités en raison du manque de qualification des personnes employées pendant les conflits. Cette représentation négative se double, en interne, de la réputation du centre de tri d’être un établissement à problèmes. En effet, pendant des décennies, le centre de tri de H., comme beaucoup d’autres, a été le « rebut de La Poste ». Établissement de main-d’œuvre, les services du personnel y affectaient toutes les personnes devenues indésirables dans les bureaux pour des raisons disciplinaires, médicales ou sociales. Elles y reclassaient, par exemple, les personnes qui, en raison d’un retrait de permis de conduire pour conduite en état d’ivresse, ne pouvaient plus assurer leur tournée. Dans le département, le centre de tri était parfois surnommé « le Tataouine de La Poste » (Tataouine est une ville du sud tunisien où, à l’époque du protectorat français, était implantée le bagne de la légion étrangère)  [40].

ANNEXE II. – Méthodologie de la recherche

75Quatre types de matériaux ont été sollicités dans cette recherche : des entretiens enregistrés auprès des cadres ou chefs d’équipe (n = 9) et des agents fonctionnaires en CDI (n = 18), des entretiens informels (n = 17) et des observations in situ (n = 34).

76Quand on évoque l’encadrement, il est nécessaire de distinguer deux catégories : les cadres proprement dits et les chefs d’équipe, agents de maîtrise qui constituent la première ligne hiérarchique. Ces encadrants de proximité sont chargés par La Poste d’une fonction de communication et de relais entre les cadres et les agents. Les chefs d’équipe travaillent avec les agents et accomplissent aussi quelques tâches administratives. Toutefois, il a été très difficile de les rencontrer : les rendez-vous ont été annulés ou l’entretien a été refusé. Le sujet de l’entretien, jugé à risque au centre, les a sans doute découragés. Deux d’entre eux ont toutefois accepté l’entretien et ont d’ailleurs donné cette interprétation du refus de leurs collègues. Ces deux chefs d’équipe se distinguaient de leurs collègues : ils font périodiquement fonction de cadre. Les positions qu’ils ont prises dans les entretiens n’ont pas permis de distinguer de différences particulières avec les cadres statutaires (n = 7).

77Le choix a été fait de rencontrer des agents qui avaient vécu un événement singulier, un mouvement social ou une altercation. Les agents contractuels en contrat à durée déterminée (CDD) ont refusé les entretiens considérant que leur venue occasionnelle ne justifiait pas un entretien. Cette position de repli est à relier à un projet de travail à temps complet, à une volonté de non-distinction. Les CDD ont estimé, à tort ou à raison, qu’une entrevue sans témoin pouvait être sujette à interprétation et en conséquence préjudiciable à leur insertion future (voir la pratique de mise en quarantaine présentée dans la première partie de l’article).

78Les entretiens enregistrés ont été complétés par des entretiens informels. Les allées et venues auprès des agents favorisaient des conversations à « brûle-pourpoint » et ont permis de livrer des informations précieuses. Après chaque entretien informel (n = 17), les informations recueillies étaient transcrites ou retenues, après-coup, à l’aide d’un dictaphone. La fiche de recueil de données de l’entretien informel essayait de reproduire aussi fidèlement que possible les phrases essentielles de l’entretien. Dix-sept fiches ont été réalisées suite à ces rencontres informelles.

79Le guide d’entretien portait sur les définitions de l’alcoolisation et de l’alcoolisme ; la connaissance de la réglementation en matière d’alcoolisme ; les pratiques de tolérance et de sanction ; les alcoolisations collectives (pots, arrosages, les habitudes de consommation). Le guide destiné aux cadres disposait d’une rubrique supplémentaire consacrée aux modalités de signalement de l’agent alcoolique et aux problèmes rencontrés.

80L’immersion dans le milieu observé a permis d’être le témoin d’incidents, d’altercations entre les agents ou entre les agents et les cadres. Ces événements permettent de rendre compte directement et « à vif » de la manière dont les gens vivent et organisent leurs relations au travail. Ces observations ont fait l’objet d’un traitement identique à ceux des entretiens informels. Dans la mesure du possible, il était demandé aux enquêtés leur interprétation de l’événement, en sollicitant un entretien informel après celui-ci. Trente-quatre « fiches événements » ont été réalisées.

Notes

  • (1)
    Ainsi l’alcoolisme ne figure pas comme entrée dans l’index thématique des tables de la Revue française de sociologie couvrant les articles publiés de 1960 à 2000. Le même constat vaut, à quelques exceptions près, pour les autres revues généralistes. Plus généralement, (suite note 1) l’institutionnalisation de cet objet dans le champ des sciences sociales est faible en France alors même que les pratiques d’alcoolisation sont fréquentes (Nahoun Grappe, 1994).
  • (2)
    À titre d’exemple, 6 % de la mortalité prématurée est associée à l’alcoolisme en France, soit à peu près autant que les accidents de la route (6,2 %), les suicides (6,7 %) et à peu près deux fois plus que le sida (2,8 %) (Badeyan, Pinteaux et Rousille, 1996). Ces données générales minorent de surcroît la place effective de l’alcoolisme dans la mortalité prématurée : les accidents de la route sont pour une part liés à la consommation d’alcool. Ces deux dernières grandes causes de mortalité prématurée ont été peu étudiées relativement au sida ou au suicide.
  • (3)
    L’alcoolisme, comme domaine de recherche, dispose aussi de revues spécialisées relevant essentiellement du domaine de la santé (Alcoologie et Revue de l’alcoolisme).
  • (4)
    Outre les approches psychiatriques et psychanalytiques déjà citées, on peut notamment renvoyer au Haut comité de la santé publique (1985) ; Castel (1994) ; Got et Weill (1997) ; Hillemand (2000). Voir aussi la note 2.
  • (5)
    De nombreuses études ont même conclu à une mortalité moindre chez les buveurs modérés que les abstinents (Poikolainen, 1994).
  • (6)
    Le « transbordement » consiste à décharger ou charger le courrier dans les camions ; le « dépiautage », « chantier » situé près des quais du transbordement, est le moment où les sacs de courrier sont vidés et où le courrier subit un premier traitement sommaire. Ce travail de dépiautage est peu à peu réduit par le développement des produits « conteneurisés ». Cette transformation des conditions de travail contribue à l’inquiétude justifiée des agents quant au maintien de l’activité du centre de tri (voir infra).
  • (7)
    Il n’existe aucune donnée sur le niveau de consommation d’alcool des agents par définition interdite et aucune estimation pertinente ne peut être avancée. Il faut d’ailleurs noter que la plupart des agents affectés de nuit boycottent la visite médicale pourtant obligatoire tous les ans pour ce type d’activité. Dans les services de jour, une partie des boissons consommées ne sont pas alcoolisées notamment en raison de la féminisation croissante de ces services.
  • (8)
    Le niveau de consommation d’alcool semble varier selon le climat de l’entreprise et des règles propres à l’activité professionnelle. À titre d’exemple (Ancel et Gaussot, 1998, p. 59), cet extrait d’un entretien mené auprès d’un ingénieur : « Je pense que si l’euphorie revient [dans l’entreprise], ça se traduira par une augmentation des pots à nouveau. »
  • (9)
    « Fermer », c’est-à-dire fermer les sacs de courrier. « tre au pair » signifie qu’une brigade a terminé de traiter l’ensemble du courrier qui lui était imparti. Il n’y a pas de « reste ». On ferme toujours à la même heure, pour le (suite note 9) départ du camion qui ne peut pas attendre. Fermer en étant au pair est une source de satisfaction pour l’ensemble de la brigade. Ne pas être au pair, c’est le risque d’une altercation avec la brigade suivante qui devra traiter « les restes », avant de commencer son propre courrier.
  • (10)
    Cette organisation dans laquelle la conscience collective est si prégnante évoque l’analyse classique de Durkheim ([1895]1986, p. XXII) : « Les manières collectives d’agir ou de penser ont une réalité en dehors des individus qui, à chaque moment du temps, s’y conforment […]. L’individu les trouve toutes formées et il ne peut pas faire qu’elles ne soient pas ou qu’elles soient autrement qu’elles ne sont ; il est donc bien obligé d’en tenir compte et il lui est d’autant plus difficile […] de les modifier que, à des degrés divers, elles participent de la suprématie matérielle et morale que la société a sur ces membres. »
  • (11)
    Le but poursuivi par la brigade étant l’absence de « restes » il impose une maîtrise fine du rythme de la production afin de ne pas terminer avant la fin de la vacation. Si une telle situation se présentait trop souvent, la question de la « réorganisation du travail » et d’un « ajustement » des effectifs serait posée par l’encadrement.
  • (12)
    Pour des raisons de confidentialité, tous les prénoms ont été changés.
  • (13)
    Les entretiens mettent en évidence un « modèle fusionnel des relations » fréquent parmi les OS (Sainsaulieu, 1977).
  • (14)
    L’existence d’une organisation informelle et les pratiques de contournement de la règle ont été montrées depuis longtemps (Mayo, 1933 ; Blau et Scott, 1962 ; Crozier et Friedberg, 1977).
  • (15)
    Ces « grandes gueules » sont assez souvent des « buveurs pertinents », i.e. des agents qui consomment généralement plus que les autres agents et qui tiennent un rôle particulier dans le centre de tri : dans les pratiques de remplacement, la « commande », les incidents, les mouvements de grève, la sociabilité extra-professionnelle. Ils occupent une grande partie des espaces de vie dans le centre. En interne, outre les pratiques de remplacement et la « commande », ils donnent un coup de main à la cantine. Ils organisent aussi des moments forts comme le tournoi de foot inter-brigades ou le repas de fin d’année. Ils sont plus souvent que les autres militants au sein du syndicat. En externe, ils fréquentent assidûment les bistrots où se rassemblent quotidiennement des agents du centre. Leur vie tourne très largement autour de l’établissement.
  • (16)
    « Quand j’ai été nommé à Paris, c’était dans un bureau de poste, à l’époque tout était manuel. Le soir quand la caisse était pas juste, tu restais, mais tout le monde s’y mettait, même si ça devait durer une heure et même si c’était pour 10 balles et on trouvait toujours ! Y avait une bonne entente même si on gueulait sur celui qui avait l’erreur […]. Après, avec la micro, c’est parti ! Maintenant tu t’occupes plus du petit copain, t’es tout seul devant ta bécane. Quand je suis arrivé ici j’ai retrouvé cette ambiance, c’était plus chacun pour soi, tu te sens avec des vrais copains. » (Agent, 15 ans en région parisienne en bureau de poste, nouvellement affecté à H. au centre de tri).
  • (17)
    V. est le nom d’une clinique, spécialisée en psychiatrie, à la périphérie de H.
  • (18)
    Cette pratique de la mise en quarantaine d’un salarié par ses pairs afin de défendre l’unité du groupe et son mode d’organisation a déjà été observée (McKinlay et Taylor, 1997). Cette mise en quarantaine peut éventuellement s’exercer envers ceux qui ne participent pas aux alcoolisations collectives (Gentis, 1978).
  • (19)
    Les « jeunes en survie » décrits par F. Dubet dans La galère connaissent la même expérience : « Le shit est comme l’alcool, il se consomme à plusieurs et s’échange, se donne, s’apprend. » (Dubet, 1987, p. 121).
  • (20)
    Rolland Barthes (1957, p. 71) a également indiqué la fonction intégratrice de la consommation de vin : « Un diplôme de bonne intégration est décerné à qui pratique le vin : savoir boire est une technique nationale qui sert à qualifier le Français, à prouver à la fois son pouvoir de performance, son contrôle et sa sociabilité. »
  • (21)
    Ainsi, dans les collèges « difficiles », cette stratégie de l’incident est aussi mise en œuvre par les élèves qui tentent ainsi de renverser le rapport de force entre le maître et eux (Thin, 2002).
  • (22)
    Les cadres mènent une analyse identique de la montée de l’alcoolisation au cours des conflits : « C’est un alcoolisme, je dirais, de solidarité […]. On devient alcoolique pour finalement être accepté dans le groupe. »
  • (23)
    Cette nécessaire solidarité n’est en rien propre à La Poste. Fil rouge commun aux mouvements sociaux ouvriers, elle s’exprime d’une façon relativement identique : « Ne laisse pas tomber les camarades qui débrayent. » (Linhart, 1978, p. 92).
  • (24)
    « [les apéros], ça a repris après les grèves de 98. On n’a rien obtenu après un mois de grève. Quand on a repris, on avait la haine, alors on a continué parce que précisément pendant la grève ça picole encore plus, t’as bien dû remarquer. Ben, le boulot a repris, mais les apéros ont continué et, au début, carrément devant les cadres qui faisaient comme s’ils voyaient rien. Valait mieux, parce que si y en avait un qu’avait cherché, il aurait trouvé ! […]. Vous nous emmerdez et bien nous aussi on va vous emmerder. »
  • (25)
    « Il a été reconnu que certains chefs de centre et receveurs continuaient à ne pas signaler les noms d’agents notoirement alcooliques. Une telle négligence ne peut être tolérée et de sévères observations devront être adressées aux chefs immédiats qui n’auront pas indiqué tous les cas dont ils avaient connaissance. », Circulaire no 141, secrétariat d’État aux PTT du 10 décembre 1956 relative à la lutte contre l’alcoolisme.
  • (26)
    Dans l’univers scolaire, ce rôle est tenu par le « pitre » (Dubet et Martuccelli, 1996). Il est toujours difficile pour un professeur de « s’attaquer » à un pitre ou à une « grande gueule » (Merle, 2002).
  • (27)
    Ce rejet relatif de celui qui ne boit pas est présenté ailleurs (par exemple, Barthes, 1957 ; Ancel et Gaussot, 1998).
  • (28)
    Il est fréquent que les enquêtés imputent le changement supposé d’un agent à une source extérieure aux pratiques d’alcoolisation propres au milieu professionnel. Becker ([1963] 1985, p. 64) a montré la pertinence d’une causalité inverse : « C’est le comportement déviant qui produit, au fil du temps, la motivation déviante. »
  • (29)
    Le problème soulevé par le diagnostic est indiqué également par Baszanger (1986) : « La reconnaissance des symptômes s’effectue dans des circonstances particulières pour la plupart des maladies chroniques. Le plus souvent des maladies “n’éclatent pas”, les symptômes initiaux sont peu tranchés et non handicapants […]. Ceci pose des problèmes tant aux malades qu’aux médecins. »
  • (30)
    Dans l’in stitution éd ucative, ces incidents ou interactions perturbatrices transforment les objectifs poursuivis par les acteurs de l’école, font voir autrement, renouvellent voire bouleversent les attentes relatives à l’univers scolaire. Ce sont des interactions qui amènent l’acteur à penser que « ce ne sera plus comme avant », « qu’on ne l’y reprendra plus », ou « qu’une page est tournée » (Merle, 2002). Cette notion s’est avérée tout à fait appropriée à l’analyse des événements qui ont été observés.
  • (31)
    Cette notion est appliquée au domaine de la santé mentale, dès 1946, par Edwin Lemert (cité par Goffman). Elle a été reprise par d’autres auteurs tels que Becker ([1963] 1985), Hughes en 1967 (Hughes, 1996) et Goffman dans Asiles (1968).
  • (32)
    « Il n’était pas rare que quelques agents fussent trop ivres pour pouvoir travailler jusqu’au bout de leur vacation de nuit. Dans ses dix mille mètres carrés de salle de travail, Paris-Brune offrait aux ivrognes des recoins discrets pour cuver sur des tas de sacs. Nul ne les dérangeait, surtout pas les cadres, qui savaient l’inutilité d’une telle démarche sur les dormeurs. En revanche, elle provoquait un élan de solidarité spontané et unanime chez les autres. Par une loi non écrite mais sacrée, tout buveur excessif jouissait d’une immunité qui ne pouvait être remise en cause sans risque de désordres. L’agent qui cuvait dans son coin n’était coupable de rien : trahi par l’alcool auquel il demandait de lui fournir des forces manquantes, il devait être traité en victime » (Vivas, 1997, p. 84).
  • (33)
    Comme l’indique Goffman (1968, p. 193), « tout se passe comme si la présence d’un témoin ajoutait à la gravité de la faute car il n’appartient plus alors ni à l’offenseur ni à l’offensé d’oublier, d’effacer ou de supprimer ce qui est arrivé ».
  • (34)
    L’expression est due à Garfinkel (cité par Goffman, 1968, p. 193).
  • (35)
    Bureau d’Ordre, secrétariat d’un service ou d’un établissement dans lequel se situe, entre autre, le bureau du responsable du personnel.
  • (36)
    Au centre de tri, la « dérat » ou dératisation désigne la cure de désintoxication. Le terme « dératisation » explicite clairement le sentiment de déchéance et de rabaissement de l’agent mis dans l’obligation d’être « soigné ». L’expression est aussi présente parmi les dockers du Havre (Castelain, 1989).
  • (37)
    D’après Ledermann (1956), la proportion de buveurs excessifs évolue selon le carré de la consommation moyenne par tête de la population à laquelle ils appartiennent.
  • (38)
    En 2001, après la fin de l’enquête, une nouvelle machine à trier a été montée au centre de tri. Elle est plus performante et a notamment fait disparaître l’indexation puisqu’elle indexe et lit même l’écriture manuelle. L’introduction de cette innovation technique contribue à la réorganisation du tri et a pour objet de diminuer sensiblement, à terme, à la fois le nombre d’agents et le nombre de centres de tri.
  • (39)
    À partir de 2001, de nouvelles brigades de nuit ont été mises en place sur un autre horaire (22h-6h). Elles sont constituées essentiellement par des « aco » et, à ce titre, contribuent à fragiliser les solidarités spécifiques aux anciennes brigades de nuit.
  • (40)
    Plus d’informations sur l’organisation du centre du tri et la méthodologie de l’enquête (voir Annexe II) sont disponibles dans Le Beau (2000).
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Français

Fondée sur des observations et des entretiens menés auprès des agents et des cadres de l’entreprise La Poste, cette recherche a pour objet de mieux connaître les pratiques d’alcoolisation et d’alcoolisme spécifiques à ce milieu professionnel. Les unes comme les autres ne peuvent être considérées en dehors des pratiques de sociabilité des agents, pratiques d’entraide au travail et pratiques de contrôle social qui régulent à la fois le quotidien de l’activité de production et le signalement de « l’agent intempérant » par l’encadrement. L’analyse de l’interdépendance entre le quotidien du travail et les pratiques d’alcoolisation permet de comprendre pourquoi les cadres de La Poste, malgré leurs obligations réglementaires les incitant à signaler les agents dits alcooliques, semblent si souvent passifs.

Deutsch

Alkoholisierung und Alkoholismus am Arbeitsplatz. Ethnographie eines Sortierzentrums.

Diese Untersuchung stützt sich auf Beobachtungen und Gespräche mit Angestellten und Führungskräften des Unternehmens « La Poste » und möchte eine bessere Kenntnis der Praxis der Alkoholisierung und des Alkoholismus erlangen, wie sie diesem Berufsmilieu eigen sind. Diese Praxis kann nicht außerhalb der Verbindung mit der Soziabilität der Angestellten, der gegenseitigen Arbeitsunterstützung und der sozialen Kontrolle gesehen werden, die sowohl die tägliche Produktionsaktivität als auch die Anzeige des « Trinkers » durch die Führungskräfte regulieren. Die Untersuchung der gegenseitigen Abhängigkeit zwischen der täglichen Arbeit und der Alkoholisierungspraxis verhilft zum Verständnis, warum die Führungskräften des Unternehmens « La Poste » so oft passiv erscheinen, obwohl sie dienstlich verpflichtet sind, die sogenannten Alkoholiker anzuzeigen.

Español

La alcoholización y el alcoholismo en el trabajo. Etnografía en un centro de clasificación postal.

En base a observaciones y entrevistas efectuadas a empleados y a cuadros de la empresa de correos, « La Poste », esta investigación tiene por objeto ahondar sobre las prácticas de la alcoholización y del alcoholismo específicas en este medio profesional. Ninguna de las dos no deben ser consideradas fuera de las prácticas de sociabilidad de los agentes postales, prácticas de ayuda mutua en el trabajo y prácticas de control social que regulan a la vez tanto la actividad de producción cotidiana como la designación de el « agente intemperante » por el medio profesional. El análisis de la interdependencia entre el trabajo diario y las prácticas de la alcoholización nos permiten comprender por qué los cuadros de os correos, pese a sus obligaciones reglamentarias que a menudo parecen tan pasivos incitan a seÒalar a los agentes, dichos alcohólicos.

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Pierre Merle
IUFM de Bretagne – Université Rennes 2 – Lessor 153, rue Saint-Malo – 35043 Rennes cedex
Bertrand LE BEAU
Université Rennes 2 – Lessor 153, rue Saint-Malo – 35043 Rennes cedex
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