CAIRN.INFO : Matières à réflexion

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« L’origine de la liberté humaine ne réside jamais dans l’intériorité de l’homme, qu’il s’agisse de sa volonté, de sa pensée ou de ses sentiments, mais dans l’espace intermédiaire qui ne naît que là où plusieurs personnes se retrouvent ensemble et qui ne peut durer qu’aussi longtemps qu’elles restent ensemble. » [2]

2La notion de compétence politique, si elle a fait l’objet d’une grande attention de la part de la discipline depuis quelques années [3], nécessite cependant d’être repensée, autour de trois axes de réflexion principaux, s’inscrivant dans une perspective pragmatiste. Tout d’abord, le concept de compétence politique, étant nécessairement lié à ce qui est attendu des citoyens dans un cadre démocratique, mériterait d’être élargi afin de prendre en compte les évolutions récentes des démocraties contemporaines, qui ne se résument plus à la simple expression du vote à intervalle régulier, mais requièrent une participation plus constante de la population. Ensuite, le concept de compétence politique devrait, à l’inverse d’une tendance lourde en science politique, se concentrer sur les pratiques des acteurs davantage que sur leurs dispositions cognitives ou leur for intérieur. Nous proposerons ainsi une approche non mentaliste de la compétence politique. Enfin, la notion de compétence politique devrait être désessentialisée, et donc analysée dans une perspective processuelle. Il s’agit de réinsérer la compétence politique dans son contexte de production, afin de s’intéresser aux trajectoires et devenirs des acteurs, et ainsi évaluer le façonnement de la citoyenneté par le cadre institutionnel, politique et culturel dans lequel elle s’inscrit.

3Il ne s’agit pas pour autant de faire table rase du passé, tant les arguments présentés ici s’appuieront sur une analyse des évolutions contemporaines de la science politique et des sciences sociales dans leurs conceptualisations des notions de compétence politique et de politisation. Il nous semble néanmoins possible de proposer ici une nouvelle synthèse, qui pourrait s’avérer opératoire tant pour penser le rapport ordinaire au politique que pour analyser empiriquement les modes d’accès à la chose publique. Nous avons qualifié cette synthèse de pragmatiste, car elle s’inspire d’un des paradigmes théoriques récents les plus dynamiques des sociologies américaine et française [4]. Ces éléments théoriques seront articulés à des propositions méthodologiques, car seule une approche ethnographique, centrée sur les pratiques civiques des acteurs, permet de tenir le défi de l’étude des processus pratiques de mobilisation et d’acquisition de savoirs et savoir-faire des individus. Nous essaierons ainsi de construire une analyse élargie de l’accès à la compétence politique et d’en proposer une illustration empirique à partir de recherches menées auprès de participants d’institutions de démocratie participative. On conclura en évoquant les enjeux politiques et théoriques fondamentaux que recouvrent la question de l’accès à la compétence politique. Dans la mesure où la conceptualisation de celle-ci dépend toujours de la théorie sous-jacente de la démocratie dont elle découle, le renversement de la perspective mettant au centre la plasticité de la compétence politique des acteurs permettra de souligner le potentiel de changement social ouvert par la multiplication d’espaces rendant possible le développement de la politisation des acteurs.

Repenser la notion de compétence politique

Élargir la notion de compétence politique en lien avec les transformations récentes de la démocratie

4Loïc Blondiaux a souligné dans un article récent le lien indéfectible unissant théories de la démocratie et conceptualisations de la compétence politique [5]. L’idéal d’un citoyen informé, au cœur de l’idéal républicain, faisait plus ou moins explicitement partie des théories classiques de la démocratie [6]. L’enjeu intellectuel et politique central en France au 19e siècle sera ainsi la conciliation de la République et du « gouvernement des capacités » [7], se traduisant par l’accent mis sur l’Instruction publique, vue comme la clé de voûte de la démocratie.

5Rapidement pourtant, les premières recherches empiriques en science politique vont souligner « l’incompétence » et le « désintérêt » d’une très vaste partie des citoyens pour la chose publique, ce qui constitua un argument décisif pour la formulation d’une théorie élitiste ou minimaliste de la démocratie [8]. Il apparaissait à la fois efficace et souhaitable de minimiser l’influence de citoyens apathiques et incompétents politiquement.

6Dans ce contexte, la conceptualisation de la compétence politique qui a prédominé jusqu’à ce jour a été très largement cognitive, centrée sur la connaissance du champ politique et la maîtrise des règles qui y prévalent. La compétence politique est définie, de façon traditionnelle, comme « la capacité plus ou moins grande de reconnaître la question politique comme politique et de la traiter comme telle en y répondant politiquement, c’est-à-dire à partir de principes proprement politiques (et non éthiques par exemple) » [9]. Dans l’univers anglo-saxon, on se réfère plus souvent au concept de « sophistication politique », celle-ci étant essentiellement mesurée par la réponse des individus à des questions politiques dans le cadre de questionnaires [10]. Cette définition apparaît cependant minimaliste, réduisant le politique au seul champ politique et la compétence à la connaissance des règles du jeu et des acteurs au sein de ce champ. Être compétent politiquement revient alors essentiellement à posséder les connaissances nécessaires à l’expression d’un choix – et notamment d’un vote – éclairé. En centrant l’analyse de la compétence politique sur la seule maîtrise des règles du jeu politique, on court ainsi le risque du légitimisme [11]. Si la faible connaissance du monde politique, la difficulté à situer des candidats ou des propositions sur l’axe droite-gauche, l’instabilité et l’incohérence des préférences ont été très largement repérées, et constituent un acquis pour la discipline [12], réduire la compétence politique à ces variables représente indéniablement l’imposition symbolique d’un idéal de savoir expert sur le politique propre aux acteurs dominants du champ politique, autorisés par là même à définir qui peut ou non parler de façon compétente au sein du champ.

7Compte tenu de ces limites, les recherches sur la compétence politique se sont récemment recentrées autour d’une problématique différente, soulevant la question suivante : comment les citoyens peuvent-ils construire des raisonnements politiques relativement cohérents à partir d’un stock de connaissances politiques limité ? Comment font-ils autant avec si peu, parvenant ainsi à une intelligibilité minimale de l’univers politique ? Ces interrogations sont apparues dans des champs de recherche assez différents, allant de la linguistique à la psychologie sociale et à la science politique [13]. Une des réponses apportées – issue principalement de la psychologie cognitive – est que les citoyens ont largement recours à des raccourcis cognitifs, qui leur permettent de mettre du sens dans une réalité complexe, et ainsi formuler des jugements politiques relativement sophistiqués, sans connaître toute la chaîne causale menant d’une cause à un effet, par exemple [14].

8Si la prise en compte des compétences pratiques des citoyens apparaît comme une avancée significative pour la discipline, il existe une autre raison pour laquelle il devient nécessaire d’élargir les recherches portant sur la compétence politique : c’est qu’on ne demande plus aujourd’hui tout à fait la même chose aux citoyens qu’il y a cinquante ans. Si le vote est indéniablement le mode dominant de participation en démocratie, on ne saurait réduire la participation politique conventionnelle à celui-ci, et encore moins la compétence politique à la seule connaissance du champ politique.

9On assiste en effet depuis la fin des années 1980 à une transformation profonde tant des théories démocratiques – dans le cadre de ce qu’on a qualifié de « tournant délibératif » [15] – que des pratiques politiques, la participation étant désormais perçue comme « le nouvel esprit de l’action publique » ou de la démocratie [16]. Les démocraties contemporaines ne sont plus exclusivement régulées par l’action des professionnels de la politique. Chaque décision publique est désormais – elles l’ont certainement toujours été, mais cette tendance s’est fortement accentuée ces dernières années [17] – le fruit d’une négociation, voire d’une délibération entre des acteurs divers, professionnels de la politique, membres d’organisations internationales, représentants d’entreprises, d’associations, de syndicats, et parfois même des citoyens ordinaires. On parle ainsi désormais de la gouvernance des sociétés démocratiques [18], ce terme – qu’on ne cherchera pas à discuter ici en dépit des difficultés qu’il recèle – recouvrant la diversité des acteurs impliqués et des institutions interagissant dans la production de décisions publiques. On peut encore élargir l’analyse en considérant que le poids croissant de l’opinion publique (médiatisée par les sondages) dans la direction des sociétés incite les citoyens ordinaires à s’exprimer plus directement, via le recours à des modes non-conventionnels de participation, tels les manifestations, sit-in, rassemblements ou actes de désobéissance civile. Alors que le vote s’est imposé au 20e siècle comme « la forme légitime sinon exclusive de la participation citoyenne » [19] – et qu’une des justifications du suffrage universel était précisément de canaliser l’activité politique des masses [20] – on assisterait aujourd’hui à un tournant, marquant un réélargissement des pratiques démocratiques, marqué par un lien plus direct entre espace public et système politique [21]. Ces différentes tendances se traduisent par la multiplication des espaces de participation, qui constituent autant d’arènes d’expression des préférences politiques [22]. Si le vote demeure le principal mode d’expression des préférences politiques dans les démocraties contemporaines, il n’est clairement plus le seul.
Il nous semble qu’une des caractéristiques majeures de ce « nouvel esprit » est une transformation de ce qui est attendu ou requis des citoyens en démocratie. Un (bon) citoyen doit désormais non seulement voter à chaque élection, mais également participer à un certain nombre d’arènes publiques [23]. L’injonction à participer à laquelle sont soumis les individus incite donc à repenser la notion de compétence politique. Le vote n’étant plus le seul mode d’expression des préférences politiques, il convient de s’intéresser aux compétences requises pour s’exprimer convenablement dans l’espace public. Or, les autres espaces d’expression des opinions requièrent d’autres compétences que la simple connaissance des programmes, des idées et des candidats que suppose le vote. On demande au fond beaucoup plus et beaucoup moins aux citoyens aujourd’hui qu’hier. Plus, car la palette de savoirs et de savoir-faire requis pour intervenir de façon compétente dans l’espace public est aujourd’hui beaucoup plus large qu’auparavant : savoir parler en public, monter en généralité et prononcer des discours orientés vers l’intérêt général, animer une réunion, gérer une négociation entre des intérêts divergents, constituent autant de gestes démocratiques que ne maîtrisent pas la majorité des citoyens [24]. Mais dans le même temps, ces savoirs et savoir-faire nouvellement requis peuvent être puisés dans l’expérience personnelle ou professionnelle des acteurs [25]. En un mot, la coupure est beaucoup moins nette avec l’expérience ordinaire qu’avec le type de connaissance spécialisée requis pour maîtriser les règles du jeu politique institutionnel [26]. Alors que les citoyens peuvent parfois s’appuyer sur leur expérience personnelle pour comprendre des raisonnements politiques complexes [27], il serait possible d’élargir ce cadre analytique au-delà de la simple maîtrise des codes du champ politique.
Les transformations contemporaines des théories et des pratiques démocratiques incitent donc à élargir le paradigme de la compétence politique, qui ne peut plus être réduit à sa simple dimension cognitive. Il nous semble que la compétence politique, dans son acception minimaliste, n’est qu’un des aspects de la compétence civique, nécessairement plus large, qui comprend différents types de savoirs et de savoir-faire que nous évoquerons dans cet article [28]. Par compétence civique on entendra donc la capacité à maîtriser les codes et les pratiques nécessaires à l’expression de ses préférences en démocratie. Nous considérons en effet que chaque espace social – et par extension chaque arène publique – est régulé par des normes définissant la bonne façon d’agir [29]. La maîtrise de ces règles est nécessaire pour agir avec succès dans un espace donné. Ces normes ne sont cependant ni arbitraires ni intangibles, elles sont issues des pratiques antérieures, plus ou moins sédimentées, et sont appliquées et défendues par les dominants au sein de l’espace social donné. Dans le cadre de réunions publiques, les citoyens doivent maîtriser, comme on le verra, une certaine façon d’exprimer leurs préférences s’ils veulent être entendus par les gouvernants. La capacité à exprimer ses préférences – par le vote, la prise de parole ou la protestation – dans l’espace public requiert un certain nombre de savoirs et de savoir-faire, dont le citoyen peut disposer – du fait de sa socialisation primaire – mais dont il peut également manquer et acquérir par sa socialisation secondaire, dans différents espaces sociaux (dans la sphère privée, professionnelle ou civique). Il s’agit par conséquent d’adopter une approche processuelle de l’accès à la compétence civique, afin de déterminer comment les individus parviennent à élargir la palette de leurs connaissances et savoir-faire. La compétence civique est donc définie comme l’ensemble des ressources cognitives, techniques, politiques, émotionnelles et pratiques dont disposent les citoyens pour intervenir dans l’espace public. Au fond, elle n’est rien d’autre que le résultat de la trajectoire des individus, elle-même insérée dans des conditions sociales et historiques particulières, constituant autant de conditions de possibilités d’expériences et d’interactions.

Centrer l’analyse sur la politisation des pratiques, davantage que sur celle des opinions

10Cet élargissement de la perspective nécessite également de changer le prisme épistémologique à travers lequel la compétence politique est étudiée. Conceptualisée traditionnellement comme une propriété individuelle, voire comme une disposition intériorisée par les acteurs, elle pouvait être étudiée en dehors de toute pratique via les réponses offertes à des questionnaires individuels. Trois séries de facteurs semblent conduire à la remise en cause de ce paradigme cognitiviste, permettant ainsi de s’intéresser davantage aux pratiques qu’aux connaissances ex nihilo des acteurs [30].

11Tout d’abord, la compétence politique, dans son acception traditionnelle, requiert bien plus que la maîtrise de certains savoirs propres au champ politique. La compétence des professionnels de la politique ne se résume pas à leur connaissance de l’histoire politique, de principes économiques rudimentaires, des règles du droit public, ni du positionnement des forces politiques. Elle est aussi, et peut-être surtout, le fruit d’une « pédagogie clandestine » [31], ou pour le moins implicite, permettant l’acquisition à la fois d’une hexis corporelle et oratoire incarnées par certaines pratiques discursives – la rhétorique du tribun – que maîtrisent tant les professionnels de la politique que les militants et, à un degré moindre, tous ceux que l’on considère généralement être compétents politiquement. Si de tels savoir-faire sont en partie issus de la socialisation primaire, on ne comprendrait pas l’accent mis à Sciences Po sur la pratique de l’exposé ou sur le rite du « grand oral » ou, dans les universités d’élite anglaises, la valorisation de l’adhésion à des debating societies permettant le perfectionnement de la pratique de la joute oratoire, si leur maîtrise ne passait pas également par une pratique répétée dans des instances de socialisation secondaire. En ce sens, l’étude de la compétence politique doit dépasser le seul stade cognitif pour se concentrer sur les pratiques des acteurs.

12Ensuite, les travaux de John Zaller ont montré de façon magistrale l’importance que pouvait revêtir le contexte dans l’expression des opinons individuelles, réhabilitant ainsi le rôle des facteurs situationnels dans l’analyse de la compétence politique [32]. Si les individus sont parfois incapables de fournir autre chose que des opinions non informées, incohérentes et « top of the head », sur des sujets auxquels ils n’ont jamais véritablement réfléchi jusqu’alors, il suffit de les placer – ou de les observer – dans des circonstances favorables pour qu’ils formulent des raisonnements politiques relativement sophistiqués. Il semble que les focus groups constituent des arènes particulièrement propices au développement de discussions politiques parmi des individus parfois très peu compétents politiquement au sens traditionnel du terme [33]. Alors que certains individus apparaissent incapables de parler politiquement en public, ils peuvent se permettre de formuler des raisonnements directement politiques dans des contextes plus intimes ou plus privés [34]. L’incompétence politique des masses ne serait donc pas une donnée gravée dans le marbre : dans des contextes où la politique est moins formalisée, les individus les plus dépossédés sont capables d’émettre des jugements politiques. Si ceux-ci ne se réfèrent pas directement au champ politique, ils peuvent néanmoins produire des raisonnements sur ce qu’il faut faire, montant ainsi en généralité, ce qui peut être considéré comme une forme minimale de politisation [35]. De telles conclusions, en soulignant la plasticité de la compétence politique, incitent à centrer l’analyse sur les contextes d’interactions et les pratiques civiques des individus, plus que sur leurs réponses à des questionnaires ou leurs dispositions cognitives.

13Enfin, s’il existe bien sûr un lien entre ce que pensent les acteurs et ce qu’ils disent et font, il n’est pas sûr que la sociologie politique dispose des outils pour accéder aux raisonnements internes des individus. La volonté de rechercher les « véritables opinions » des acteurs a conduit un certain nombre de politistes à se tourner vers des méthodes expérimentales de psychologie sociale ou politique qui permettraient d’évacuer tout contexte [36]. De telles méthodes font peser de manière artificielle des contraintes expérimentales sur l’expression des opinions, comme si celles-ci pouvaient exister à l’état brut. Derrière une opinion ou un motif, il ne peut y avoir qu’un autre motif dans une régression infinie vers une intériorité qui n’est pas accessible en dehors de la présentation qu’en fait l’acteur par l’expression de ses motifs [37]. Un entretien, un questionnaire, un vote ou une discussion dans le cadre d’un focus group ou d’une réunion publique, sont tous des modes d’expression de préférences politiques inscrites dans un certain contexte. Aucun matériau n’est plus « pur » qu’un autre, bien que certains apparaissent plus artificiels. La compétence politique est perçue, dans son acception traditionnelle, comme une disposition des acteurs, or, comme le souligne Bernard Lahire : « Les dispositions ne sont jamais directement observées par le chercheur. Elles sont inobservables en tant que telles, mais sont supposés être “au principe” des pratiques observées » [38]. Les dispositions sont donc nécessairement induites de l’observation des pratiques, de la description des situations dans lesquelles ces pratiques se sont déployées et la reconstruction de la trajectoire des acteurs. Dans la mesure où les sciences sociales ne peuvent parvenir qu’à une connaissance externe de la réalité, et que le rôle du contexte dans l’expression des opinions a été démontré, il semble plus judicieux d’un point de vue sociologique de se concentrer sur l’expression publique et les justifications des acteurs en situation que sur leur for intérieur. En outre, considérer les justifications publiques comme des prétextes ou des expressions d’hypocrisie [39] met de côté leur efficacité sociale dans le contexte donné.
Il semble à ce titre nécessaire de passer dans l’étude de la compétence civique d’une perspective « internaliste » et psychologisante centrée sur les dispositions cognitives des acteurs, à une approche non mentaliste et praxéologique s’intéressant à « l’entre-deux », c’est-à-dire à ce qu’un citoyen doit faire pour apparaître compétent dans l’espace public. Adopter une perspective pragmatiste, c’est ainsi considérer que les individus disposent d’un stock de savoirs et de savoir-faire – issu de leurs expériences antérieures – qu’ils peuvent activer en situation afin de répondre de façon compétente aux problèmes auxquels ils font face. La question qui se pose dès lors est celle de l’accès à la compétence civique, ou autrement dit, de l’acquisition du répertoire pratique dont dispose chaque individu.

Opter pour une analyse processuelle de l’accès à la compétence civique

14Ce troisième point découle du précédent : dès lors qu’on réévalue le rôle du contexte dans l’accès à la compétence civique, ce qui conduit à s’intéresser aux pratiques, on met en cause son caractère statique, ce qui doit logiquement se traduire par l’adoption d’une approche processuelle, centrée à la fois sur la trajectoire passée des acteurs (permettant de rendre compte de leurs pratiques civiques stabilisées) et sur les transformations des savoirs et des savoir-faire individuels fruits des situations dans lesquels les acteurs se trouvent engagés. Adopter une approche processuelle permet de replacer la question de la compétence civique dans sa temporalité et son contexte de production, afin d’éviter à la fois les écueils d’une perspective subjectiviste faisant de l’individu un acteur libre de tout déterminisme encadrant ses choix et une position à l’inverse strictement mécaniste, où l’acteur n’est plus que le vecteur de forces structurelles qui le dépassent et sur lesquelles son entendement n’aurait pas prise. L’approche processuelle vise ainsi à désessentialiser la notion de compétence politique qui, quand elle est perçue comme un attribut « statutaire » de l’individu ou du groupe social, apparaît comme une disposition irrémédiable et réifiée, ce qui ne permet pas de rendre compte des phénomènes de conversion [40], de variabilité des pratiques selon les contextes d’interaction, ni même plus largement de la politisation, le terme impliquant en soi l’idée d’un phénomène graduel bien que non linéaire.

15Certaines études sur la socialisation politique, ayant relativisé l’importance de la famille pour la majorité des acteurs, ont tenté de replacer la question de la politisation dans le cycle de vie plus large des individus, et ont ainsi mis en avant le rôle d’autres instances dans l’acquisition de la compétence politique [41]. En replaçant la question de la compétence civique dans le cycle de vie des individus, on peut à la fois mesurer la force structurante du passé sur les pratiques tout en laissant ouverte la possibilité que de nouvelles expériences surviennent, constituant autant d’occasions de socialisation, voire de bifurcation de la trajectoire des acteurs.
Cette approche a déjà reçu un large écho dans le champ de la sociologie des mouvements sociaux, à travers l’étude des carrières militantes, ou des conséquences biographiques de l’activisme [42]. Le concept de carrière permet notamment d’adopter une analyse dynamique des processus de construction identitaire. La mobilisation et l’acquisition de nouvelles compétences ne peuvent être comprises que quand celles-ci sont replacées dans la trajectoire plus globale des acteurs, en les comparant à leurs expériences passées, ce qui permet de comprendre comment celles-ci sont assimilées, rejetées ou incorporées [43].

Le processus d’accès à la compétence civique au sein d’une institution de budget participatif

16Ce cadre théorique et épistémologique étant posé, nous allons pouvoir le mettre à l’épreuve, afin de déterminer s’il permet véritablement de rendre compte du rapport des citoyens au politique. L’objectif ici est d’évaluer l’impact d’un type particulier d’expérience sur la compétence civique des acteurs : la participation à des institutions de démocratie participative. L’enjeu de l’observation de l’accès à la compétence civique au sein d’institutions de démocratie participative est d’approfondir l’étude des rapports profanes au politique – qui s’est principalement concentrée jusqu’à présent sur le repérage du politique, notamment à partir de moyens non politiques [44] – en analysant comment des pratiques initialement peu politiques peuvent déboucher sur une politisation durable [45], ce qui permet de passer de l’analyse des dispositions à celle des pratiques civiques. Comment et où s’opère cette conversion au politique [46] au sein d’institutions de démocratie participative ? Quels types de compétences les citoyens ordinaires possèdent-ils initialement et peuvent-ils acquérir par leur participation ? Comment des individus peu politisés peuvent-ils, dans un tel contexte institutionnel, accéder à une politisation durable ?

17Afin de répondre à ces questions, cet article s’appuie sur une enquête ethnographique menée pendant près de deux ans, de décembre 2004 à septembre 2006, au sein d’un dispositif de budget participatif (BP) municipal dans le 11e arrondissement de Rome en Italie. Ce cas a été choisi car il présente une expérience offrant un pouvoir de codécision important aux citoyens et faisant de la question de la politisation des participants et de l’éducation à la citoyenneté un objectif central du dispositif [47]. Afin de comprendre l’impact que la participation répétée à un BP pouvait avoir sur les individus, il s’agissait d’observer et de suivre les acteurs en situation – afin d’évaluer si leur façon d’interagir en public évoluait avec le temps –, ce que nous avons pu effectuer à partir de l’observation de 54 réunions publiques du BP. Il s’agissait, ensuite, de replacer ces expériences dans la biographie individuelle des acteurs, afin d’évaluer la nouveauté des compétences observées et le sens qu’elles revêtaient pour eux, d’où la réalisation d’entretiens de type « récits de vie », avec douze participants plus ou moins engagés. Il nous semble en particulier que l’observation directe est plus opératoire que le recours aux focus groups et aux questionnaires afin d’évaluer le rapport ordinaire des citoyens au politique. Si les travaux portant sur le « civisme ordinaire » ou la politisation des discussions s’avèrent extrêmement stimulants [48], la transférabilité de résultats issus de méthodes quasi expérimentales dans des situations politiques effectives est toujours sujette à caution. Si de tels protocoles permettent de mettre en avant les compétences (potentielles) des acteurs, ils ne permettent pas d’analyser les conditions sociales et contextuelles d’accès à la parole politique. Sans faire de la méthode ethnographique un moyen d’accéder à des données objectives en tant que telles, il semble néanmoins qu’elle constitue le seul protocole méthodologique permettant de prendre au sérieux l’importance du contexte d’interaction sur l’expression des opinions politiques [49].
Nous analyserons dans un premier temps l’espace de participation créé par cette expérience de BP, avant de nous pencher sur les effets de l’engagement au sein de celui-ci. Nous décrirons ensuite le processus par lequel les individus engagés au sein de cette institution peuvent acquérir un certain nombre de connaissances, de savoir-faire et de compétences pratiques par leur participation, qui constituent autant de ressources à même de faire bifurquer leur trajectoire politique de façon significative.

Le budget participatif du 11e arrondissement de Rome : une institution formellement inclusive

18Il existe aujourd’hui une centaine d’expériences de budget participatif en Europe et près d’un millier dans le monde [50]. Inventé au Brésil, dans la ville de Porto Alegre à la fin des années 1980, le budget participatif a connu depuis un succès important, compte tenu de son impact sur le développement économique et social de la ville [51]. Un BP sera défini comme une institution permettant l’inclusion de citoyens ordinaires dans le cycle budgétaire d’une collectivité publique. L’instauration d’un BP se traduit en général par la création d’assemblées à l’échelle du quartier, de l’arrondissement ou de la ville dans son ensemble, ouvertes à tous les habitants, au sein desquelles des citoyens participent à l’élaboration de projets qui sont ensuite intégrés au budget municipal ou régional. Ainsi, une partie (de 1 à 20 % dans les cas européens) du budget d’investissement annuel de la collectivité est décidée plus ou moins directement par les citoyens – il s’agit en général de codécision entre élus et citoyens.

19La mise en place d’un budget participatif en 2003 dans le 11e arrondissement de Rome s’est inscrite dans une perspective politique radicale, incarnant la volonté d’un maire communiste fraîchement élu et proche du mouvement altermondialiste, « d’approfondir la démocratie » [52]. D’un point de vue procédural, le BP romain fonctionne selon un cycle de réunions annuelles calqué sur le calendrier budgétaire. L’arrondissement est découpé en sept quartiers qui sont les espaces centraux de la participation. Au début de l’année, une assemblée est organisée dans chaque quartier au cours de laquelle on procède à l’élection de délégués. Les candidats à l’élection sont des citoyens volontaires qui n’ont pas de fonction représentative mais qui constituent des participants réguliers, piliers du dispositif participatif. Ensuite, et il s’agit du cœur du processus, des réunions de groupes de travail thématiques se réunissent régulièrement au cours des mois suivants afin de construire des projets relatifs aux cinq compétences municipales principales, à savoir urbanisme, voirie, espaces verts, politiques culturelles, jeunesse et sports. Les réunions des groupes de travail sont ouvertes aux délégués, ainsi qu’à tous les habitants du quartier qui discutent collectivement sans distinction statutaire. Enfin, au terme du processus, une assemblée de quartier est organisée – où la participation est beaucoup plus importante que lors des groupes de travail – au cours de laquelle les participants votent pour un projet par thème, celui obtenant le plus de suffrages par catégorie devant être intégré au budget de l’arrondissement. L’allocation de 5 millions d’euros – 20 % du budget municipal d’investissement – est ainsi décidée directement par les habitants. Au-delà de la volonté d’approfondir la démocratie, l’expérience romaine revendique expressément l’objectif de créer une citoyenneté active et critique. Le premier article du règlement du BP précise ainsi que « le BP vise la promotion d’une citoyenneté active à travers l’inclusion du citoyen dans les décisions de l’arrondissement » [53]. Les modérateurs qui coordonnent les réunions voient dans le BP une véritable école de citoyenneté, le but de l’expérience étant « d’offrir une opportunité de développement personnel aux citoyens en faisant du savoir individuel une ressource commune à tous les citoyens » [54].
Il s’agit à présent d’évaluer l’impact de l’engagement au sein de ce type d’institution sur la trajectoire des acteurs, afin de déterminer si les budgets participatifs sont en mesure, comme ils le prétendent, de façonner une citoyenneté plus compétente, apte à participer plus activement dans l’espace public.

Un public relativement hétérogène aux compétences initiales variées

20Les citoyens, bien que qualifiés de « profanes », ne sont pas des pages blanches et participent avec leurs compétences propres, issues de leurs expériences antérieures, qu’ils sont capables de mobiliser dans l’espace public [55]. La richesse et la créativité du BP vient précisément de la mise en présence répétée d’acteurs aux connaissances et aux compétences initiales variées. Si le taux de participation est faible, puisque seulement 1 498 personnes ont participé en 2004, ce qui représente environ 1 % de la population de l’arrondissement, le public du BP est relativement hétérogène, bien que certaines catégories soient surreprésentées [56]. Diversité du point de vue du genre tout d’abord, puisqu’en 2004, 53 % des participants étaient des femmes au sein du BP romain [57]. Au niveau générationnel ensuite, si l’on peut noter une surreprésentation des plus de 50 ans (36 % des participants avaient plus de 51 ans), toutes les classes d’âge sont représentées, 12 % des participants étant des étudiants par exemple. Concernant les catégories socioprofessionnelles, on peut remarquer une surreprésentation des employés (25 % des participants) et une sous-représentation des chômeurs (seulement 5 % du total). Les participants du BP romain ont en général un niveau d’éducation plus élevé que la moyenne de la population, 24 % ayant un diplôme universitaire, 41 % ayant au moins le bac. Enfin, on peut souligner une nette surreprésentation des militants : 63 % des participants étant membres d’une association, d’un parti politique ou d’un syndicat [58]. Ce dernier point apparaît particulièrement important dans la mesure où ce sont précisément les interactions entre les acteurs engagés et les autres qui sont à l’origine de l’acquisition de la plupart des nouvelles compétences.

21En dépit de la nette surreprésentation de certaines catégories de la population, qui ne fait que refléter le poids de l’origine sociale et des ressources culturelles dans les phénomènes de participation politique déjà largement documenté [59], on peut souligner la forte diversité du public participant, en particulier au regard d’autres arènes politiques plus conventionnelles. Ces acteurs aux profils hétérogènes mobilisent différents types de savoirs et savoir-faire lors des discussions publiques, afin de donner du poids à leur argumentation et convaincre l’auditoire de la justesse de leurs propositions. Trois types de compétences initiales ont ainsi été repérées : le savoir d’usage ; le savoir technique ; la compétence politique [60].

22Le savoir d’usage apparaît central dans la justification de toute démarche participative locale, dans la mesure où il repose sur l’idée que les citoyens sont les meilleurs connaisseurs des réalités liées à leur vie quotidienne et, qu’à ce titre, leur implication dans la production des politiques publiques ne peut qu’en améliorer la rationalité et la justice. L’idée est ancienne, puisqu’elle est conceptualisée par Aristote, pour qui ceux qui doivent respecter la loi en sont de meilleurs juges que ceux qui la font, et est réapparue récemment avec certaines théories de la délibération [61]. C’est ainsi la pratique et l’usage qui fondent la qualité du jugement. La figure du citoyen usager (des transports en commun, des services publics, etc.) a ainsi fait son apparition dans le vocabulaire politique contemporain [62]. Dans le cadre du dispositif étudié, c’est davantage la figure de l’habitant ou du voisin qui domine néanmoins.

23Le savoir d’usage, mobilisé discursivement au cours réunions publiques, prend en général deux formes rhétoriques distinctes : l’enracinement et le témoignage. L’enracinement local, marque de la pratique et de l’observation répétées du territoire, apparaît comme une condition nécessaire à l’octroi d’une légitimité suffisante pour parler, pour s’élever et acquérir une grandeur supérieure à celle du simple individu. Lié à une expérience personnelle, il est narré sous la forme de récits modalisés. Alors que tous les interactants – compte tenu de leurs ressources culturelles, politiques et donc discursives – ne sont pas en mesure d’accéder immédiatement à un discours général, voire politique, le recours au récit personnel et au témoignage permet d’élargir le cercle de la parole légitime [63]. Le BP permet ainsi à une compétence non politique, liée à la vie quotidienne des acteurs, d’accéder à l’espace public. L’élargissement des modes d’expression des revendications au-delà de la simple argumentation rationnelle qu’incarne le recours au savoir d’usage rend possible la participation d’acteurs non politisés [64], ce qui va parfois se traduire à long terme comme nous le verrons, suite à des interactions répétée avec des militants notamment, par un processus de politisation.
Le savoir technique est quant à lui généralement issu d’une pratique professionnelle spécifique. Compte tenu des sujets débattus au sein des BP – portant principalement sur l’aménagement urbain, la voierie, les transports en commun, l’environnement –, la figure de l’architecte ou de l’urbaniste occupe une place particulière parmi les participants. Il n’est en effet pas rare de rencontrer des architectes au sein des réunions du BP, mobilisant leur savoir professionnel, partageant leur expertise, afin de qualifier ou disqualifier certaines propositions. Le savoir technique n’est pas réservé aux experts cependant, et certains militants mobilisent des compétences acquises dans d’autres arènes publiques, des militants écologistes citant des chiffres précis relatifs à la pollution, aux militants pour le droit au logement ou pour les sans-papiers connaissant parfaitement les textes réglementaires relatifs à ces questions. Ces différents acteurs sont ainsi en mesure d’enrichir cognitivement les discussions du BP, et ils exercent ainsi une influence non négligeable sur les décisions finales et sur les autres participants.
Nous pourrions enfin évoquer les compétences politiques d’un certain nombre de participants, les membres de partis politiques ou d’associations étant surreprésentés au sein du BP. On ne s’attardera pas ici à décrire les savoirs et savoir-faire proprement politiques dont ils disposent, qui relèvent de la définition classique de la compétence politique, bien documentée par ailleurs [65]. Il faut souligner ici que chaque forme de savoir et savoir-faire n’est pas la propriété de tous les participants : certains les cumulent (les militants, les architectes, etc.), alors que d’autres en sont relativement dépourvus. Bien qu’on ne dispose pas de données socio-démographiques systématiques, il est évident que le savoir technique – compte tenu des compétences professionnelles qu’il requiert – est l’apanage d’individus issus de certaines catégories socioprofessionnelles, et que la compétence politique est directement corrélée au capital culturel. À l’inverse, le savoir d’usage est l’arme des faibles, la ressource de ceux qui n’en ont pas. À l’image des travailleurs qui ne disposent que de leur force de travail dans le rapport de production, les habitants les plus démunis ne disposent que de leur expérience vécue du territoire comme ressource à mobiliser dans le cadre des réunions du budget participatif.

Apprendre à parler selon les formes requises : un processus de domestication

24Il faut souligner que la mise en présence d’acteurs aux profils hétérogènes, qui, jusqu’alors, ne disposaient pas de plateforme d’échange et de sociabilité, est une source potentielle d’informations et d’expériences extrêmement riche. Les interactions entre ces différents acteurs vont parfois s’avérer décisives, affectant de façon assez profonde la trajectoire civique des individus. Nous avons ainsi pu repérer un processus de bifurcation des trajectoires individuelles suite à l’engagement participatif, qui n’a cependant touché qu’une minorité de participants [66]. Ce processus est composé de plusieurs étapes, qui peuvent s’avérer plus ou moins excluantes pour les acteurs.

25Une condition essentielle à la socialisation par la participation, est que celle-ci soit répétée dans le temps, l’intensité des interactions étant comme nous le verrons une condition de la bifurcation des trajectoires. Or, tous les citoyens ne participent pas avec le même degré d’intensité au BP. Celui-ci est structuré par des cercles de la participation, qui reflètent la régularité de la participation et le degré d’intégration au sein de l’institution. Nous avons ainsi distingué trois cercles concentriques, formés par les participants réguliers, les participants intermittents, les non-participants. Afin d’exister et se stabiliser, les institutions participatives ont besoin de créer un groupe de participants réguliers, qu’on qualifiera de « groupe de bons citoyens ». Il est en général composé de 10 à 15 membres volontaires, qui forment le premier cercle des participants. Il existait ainsi un « groupe de bons citoyens » dans chaque assemblée de quartier du BP romain – mais également dans les autres cas étudiés. Bien intégrés à l’institution, ils connaissent les règles du jeu, s’expriment régulièrement devant l’assemblée, si bien qu’ils ont une influence importante sur le comportement des autres et sur les décisions finales. Le second cercle est composé de participants intermittents, qui n’assistent qu’à quelques réunions chaque année. Enfin, le troisième cercle est composé de la population dans son ensemble et représente donc les 95 % de la population qui ne participe jamais à un BP.

26Afin d’être affectés par leur participation, les acteurs doivent intégrer le « groupe de bons citoyens ». Pour cela, ils doivent tout d’abord être présents et, qui plus est, régulièrement, la participation pouvant être vu comme une forme d’engagement et donc de soutient (minimal) au dispositif. Ils doivent également être en mesure de parler en public. Les dispositifs participatifs étudiés reposent en effet sur la délibération publique pour prendre leurs décisions. Si, dans certains cas, les discussions sont tranchées par un vote individuel plus ou moins secret, celui-ci a toujours été précédé par une discussion collective permettant de définir, préciser et évaluer des propositions et des arguments. Les participants doivent donc posséder ou acquérir la confiance nécessaire à l’expression publique pour faire valoir leurs besoins ou leurs projets. Cette nécessité de l’expression publique constitue un premier filtre, comme l’indique la plus faible participation aux réunions de discussion – les groupes de travail – qu’aux réunions décisionnelles (se résumant à un vote et peu de prises de parole). Si, en 2004, 1498 personnes ont pris part au BP romain, seule une centaine a participé régulièrement aux réunions des groupes de travail [67]. Si les mécanismes d’exit ne peuvent être réduits à la seule crainte de prendre la parole – des facteurs tels le temps requis pour une telle participation, l’intérêt perçu comme limité de réunions non directement décisionnelles (bien qu’elles jouent un rôle dans la sélection des propositions à porter au vote), la délégation implicite envers des « délégués » qui, sans être des représentants, sont précisément là pour assurer la construction des propositions, ne peuvent être écartés – celle-ci joue également un rôle et constitue un premier filtre.
Ensuite, au sein même des groupes de travail, tout le monde ne prend pas la parole. 21 % des participants aux groupes de travail n’ont ainsi jamais pris la parole lors des réunions observées [68]. Il faut souligner que ce chiffre ne reflète pas les inégalités entre les interventions des participants – quelques acteurs prenant la parole plusieurs fois et de façon prolongée, d’autres n’intervenant que brièvement et une seule fois – et qu’il démontre, en creux, l’importance de l’agencement procédural sur l’accès à la parole publique. Les réunions des groupes de travail se traduisaient en effet, en règle générale, par la division en trois ou quatre petits groupes de discussion, chacun composé de 5 à 10 membres, ce qui a permis la prise de parole d’une majorité de participants, à la différence des autres cas étudiés où les groupes étaient plus larges (au moins vingt à trente personnes) et le taux de prise de parole plus faible (68 % à Morsang-sur-Orge, 40 % à Séville). Ceux qui demeurent silencieux sont condamnés à rester aux marges de l’institution – participant de façon intermittente, ils pourront glaner quelques informations – mais ne seront pas affectés significativement dans leurs pratiques civiques. Nous n’avons ainsi jamais rencontré de participant régulier, véritablement intégré au BP, ne prenant jamais la parole en assemblée publique.
Non seulement les participants doivent prendre la parole, mais ils doivent également s’exprimer convenablement, selon les formes requises. Une condition nécessaire à l’intégration au sein de l’institution est le respect des règles grammaticales définissant la bonne façon de parler en public. Les individus ne peuvent tout simplement pas dire tout et n’importe quoi en public [69], sans quoi ils sont lourdement sanctionnés symboliquement, comme l’indique la séquence qui s’est déroulée dans le quartier de Tormarencia.

Mazia venait pour la première fois à une réunion du BP, sa participation étant motivée par un problème qu’elle souleva immédiatement : les arbres de sa rue n’avaient pas été coupés depuis longtemps et leurs branches constituaient un danger pour les voitures et les piétons. La question qu’elle souleva ne pouvait pourtant être prise en compte par le BP : s’agissant de la dernière réunion de l’année, la liste des propositions à soumettre au vote était désormais close. Les autres participants (réguliers) l’invitèrent néanmoins à rester, dans la mesure où elle pourrait voter pour les autres propositions concernant son quartier. Elle se montra cependant peu intéressée : « Je ne vais pas voter pour une proposition dans telle rue alors que je ne la connais pas. Et ces rues ne me concernent pas ». Un peu irritée, elle décida de quitter la réunion : « Dans la mesure où le problème de ma rue ne peut pas être réglé, je m’en vais ». Un des délégué lui répondit alors : « Mais élargissez vos horizons. Vous vous concentrez trop sur votre rue. Ici on ne travaille pas pour nos rues égoïstement, mais pour tout le monde ». Mazia, se sentant attaquée, lança : « J’élargirai mes horizons quand mon problème sera résolu ! » Elle ne revint jamais à l’assemblée. [70]

27Les interventions trop modalisées, centrées sur les intérêts privés des locuteurs, sont sévèrement sanctionnées au sein des assemblées du BP, par l’attribution de réputations dépréciatives – « gueulard », « consommateur », « égoïste », « lobbyiste » – et une forme d’exclusion symbolique. Cette question est d’autant plus complexe que, comme nous l’avons dit, le BP permet une ouverture de l’action publique à des savoirs traditionnellement exclus, et notamment le savoir d’usage. Celui-ci étant nécessairement lié à une pratique individuelle, personnelle et relativement idiosyncratique, les locuteurs doivent le cadrer de telle façon à ce qu’il soit compatible avec la grammaire de l’institution. Le savoir d’usage n’est ainsi jamais une fin en soi. Il doit ouvrir une discussion plus générale sur ce qu’il faut faire. Si les participants peuvent partir d’un témoignage personnel pour illustrer leurs doléances, ils doivent néanmoins opérer un travail de généralisation à partir de celui-ci. À l’image de la figure du bon électeur des manuels d’instruction civique de la Troisième République, censé prendre ses distances à l’égard de ses intérêts particuliers, mais aussi de ses pulsions et de ses émotions [71], pour être entendu dans une arène participative, il faut prendre le point de vue de la communauté et viser plus ou moins directement l’intérêt général.

28Mais, en rupture avec la morale civique républicaine, si l’orientation vers le bien commun est requise, ceci ne doit pas se traduire par l’expression de discours trop ouvertement politiques ou partisans, qui passent souvent pour du « bla-bla » ou de « la politique politicienne », apparaissant à la fois inefficaces et inutiles pour mener à bien les projets du BP. Quand les participants se laissent emporter dans des discours généraux ou politiques, ils sont interrompus et rappelés à l’ordre par un « mais alors, quelle est ta proposition au final ? » Les orateurs doivent donc à la fois promouvoir l’intérêt général, tout en l’inscrivant dans un projet concret qui n’apparaisse pas motivé par un intérêt privé. C’est en ce sens que les discussions au sein de ces institutions sont initialement peu politiques, dans la mesure où les sujets évoqués doivent être d’abord abordés sous l’angle pratique – un problème se pose à des membres de la communauté – avant d’être généralisés, c’est-à-dire présentés comme traitables collectivement.
Ainsi, la première chose que les participants apprennent au sein du BP – et qui est une condition de leur intégration au sein de l’institution – est à parler selon les formes grammaticales requises [72]. L’apprentissage de la grammaire de l’institution, par des mécanismes de sanction et de gratification, peut ainsi apparaître, à l’image du vote en son temps, comme un processus de domestication des citoyens, qui doivent se conformer aux bonnes façons d’agir dans l’espace public.

Les compétences citoyennes en interaction

29Parlant la langue de l’institution, ces individus vont progressivement intégrer le « groupe de bons citoyens » et ainsi accéder à une participation régulière qui, la plupart du temps, les affectera significativement. Il faut souligner néanmoins qu’une majorité de participants ne passe jamais cette première étape [73]. Demeurant incompétents discursivement, ils sont condamnés à rester aux marges de l’institution, voire à en être simplement (auto)-exclus. Si ce processus d’apprentissage est intensif, il ne touche donc pas plus d’une centaine de personnes dans le cas romain. Parmi la centaine de participants réguliers, seuls 21 % ne sont pas des acteurs engagés initialement [74] et ce sont eux qui vont être le plus affectés par leur participation. Nous avons ainsi repéré l’acquisition de différents types de connaissances, de savoirs et de savoir-faire, permise par la participation répétée à des instances de budget participatif.

Apprendre à délibérer, un savoir-faire collectif

30Ce qu’on qualifie généralement de délibération, entendue comme un échange raisonné d’arguments visant à prendre une décision collective, peut être décomposé en une série de gestes et de pratiques, qui requièrent de chaque participant des compétences spécifiques : apprendre à écouter les autres, à les respecter en parlant à son tour poliment et sans agressivité, à poser des questions de clarification, à faire des propositions « concrètes » et « constructives ». La pratique de la délibération, loin d’être spontanée, suppose donc à la fois une organisation procédurale et un apprentissage collectif. On peut à cet égard évoquer l’expérience de l’assemblée du quartier de la Montagnola, où un véritable processus d’apprentissage prit forme avec le temps, par imitation et tâtonnements.

Les deux premières réunions de l’année avaient été chaotiques. La trentaine de participants présents avait refusé de se diviser en groupes de travail – contre l’avis des organisateurs. Ce refus s’était traduit par un débat désorganisé, les uns parlant au-dessus des autres, ne s’écoutant pas, passant d’un sujet à l’autre. À la troisième réunion, un mois plus tard, les participants décidèrent de se diviser en groupes de travail, qui n’étaient dès lors plus constitués que de 4 à 5 membres. La dynamique de la discussion changea drastiquement. Au sein du groupe que je suivis, la discussion fut calme et constructive, le modérateur précisant par moment : « pas tous en même temps », « chacun son tour ». Un tour de parole fut organisé, les propositions prises en note manuscritement, et ceux qui coupaient un intervenant furent systématiquement sanctionnés. Une véritable délibération put ainsi se développer, reposant sur l’évaluation collective des arguments pour et contre telle ou telle proposition. En peu de temps, par l’imitation de règles de bonne conduite définies par les organisateurs, des citoyens avaient appris à délibérer ; l’organisation accrue de la discussion permettant de passer d’un débat agonistique et parfois agressif à des échanges plus coopératifs et constructifs. [75]

31C’est ainsi par tâtonnement, du fait des échecs rencontrés en situation (constats partagés par les participants du caractère inefficace de la désorganisation discursive), grâce à l’influence éclairée des modérateurs qui ne cessèrent de souligner l’importance de procédures simples de gestion de la discussion, qu’un apprentissage collectif pu s’opérer. L’apprentissage du rôle de (bon) citoyen passe ainsi en premier lieu par l’acquisition de manières de faire, relativement standardisées et conventionnelles, qui ne peut se produire que dans l’interaction. La participation aux assemblées du BP permet ainsi aux individus d’apprendre à exprimer leurs opinions et à parler en public, à gérer une réunion, à distribuer des tours de paroles et à faire intervenir les acteurs les moins compétents.

Une formation à l’action collective

32La participation au BP constitue pour les acteurs les moins politisés une véritable formation à l’action collective, qui repose sur des savoir-faire pratiques et des compétences rarement explicités mais indispensables à l’engagement. Outre la maîtrise de la délibération, les participants les plus investis apprennent à organiser un agenda politique, à gérer différentes sensibilités, voire agencer une négociation entre différentes positions irréductibles. La participation au BP peut également se traduire par l’organisation d’actions collectives visant à mobiliser des cercles plus larges de la population locale. Les participants apprennent ainsi à organiser une manifestation, à mener une campagne de pétition ou à construire des événements visant à sensibiliser la population à une cause. Cet ensemble de savoir-faire, bien qu’extrêmement pratique, était souvent étranger à la plupart des participants initiaux.

Acquérir une expertise technique

33La participation au BP a ensuite permis aux acteurs d’acquérir un certain nombre de compétences techniques, leur permettant de discuter sur un pieds d’égalité avec les experts municipaux. Le BP a trait, la plupart du temps, à des questions urbanistiques (voirie, aménagement urbain, développement local, etc.) relatives aux compétences municipales. Les discussions au sein des assemblées étaient par conséquent souvent techniques, requérant l’utilisation de plans, de schémas, de chiffres précis, afin de déterminer où et comment construire un gymnase, une piste cyclable, un parking, un espace vert, ou comment agrandir l’école du quartier. Les réunions du BP mettaient ainsi en présence des participants sans compétence technique particulière, d’autres qui, par leur activité professionnelle, possédaient des connaissances importantes sur certaines questions précises, et des ingénieurs municipaux dont les rares interventions apparaissaient comme de véritables leçons d’urbanisme. L’apprentissage technique se fait donc principalement par les interactions discursives entre citoyens et experts dans le cadre du BP romain. Les participants ont ainsi pu acquérir une certaine compétence technique sur des questions urbanistiques, ils savent désormais quelles sont les contraintes juridiques à la réalisation de tel ou tel type d’aménagement urbanistique, les coûts de certains projets, les avantages et inconvénients techniques de différents types de réalisations de voirie. De ce point de vue, la participation à des institutions de démocratie participative semble à même de réduire le fossé entre experts et profanes dans la construction des politiques publiques.

34Les participants réguliers apprennent également à gérer un budget, avec ses entrées et ses sorties, la nécessité de l’équilibre, etc. Le BP permet ainsi d’accroître la transparence dans l’attribution des fonds publics, la complexité budgétaire n’étant plus un frein à la compréhension des choix politiques, cette « pédagogie budgétaire » étant également vu par les élus comme un moyen de faire comprendre aux citoyens les difficultés de leur tâche et faire taire les revendications.

Mutualiser des connaissances politiques

35En dépit de l’exclusion des discussions proprement politiques de ces arènes participatives, celles-ci ne sont pas coupées du champ politique local, si bien que la participation est un moyen d’accroître les connaissances politiques du public et peut même constituer un espace de politisation individuelle. Si la mutualisation des connaissances politiques ne se passe pas directement dans les réunions publiques, les « groupes de bons citoyens » du BP apparaissent également comme des espaces de sociabilité qui jouent un rôle décisif dans la politisation des acteurs. C’est donc le plus souvent en coulisses, dans les discussions interpersonnelles après les réunions, dans les pots, au bar ou dans la rue qu’un rapport au politique et une interprétation collective de l’expérience vécue en commun est construite. On explique la position prise par tel acteur au cours de la réunion par son affiliation partisane, on commente les dernières décisions municipales, les avancées ou blocages de certains dossiers, parfois on se permet même de parler, souvent pour le railler, du président du Conseil de l’époque, Silvio Berlusconi.
Les participants découvrent ainsi le champ politique local et les différentes organisations qui le composent. Leur engagement leur permet également de connaître parfois personnellement certains acteurs du champ politique, et au premier rang desquels les élus. Ils peuvent également identifier plus facilement leurs couleurs politiques (ce qui était loin d’être le cas pour tous au départ), mettre des mots et des actions sur des orientations partisanes. Ils apprennent à négocier avec les élus, à jouer des rivalités et des rapports de force entre partis pour tirer leur épingle du jeu. Les participants découvrent enfin le fonctionnement de la machine administrative, la répartition des compétences, les conflits d’institution. Lors des réunions publiques elles-mêmes, le discours tenu par certains activistes expérimentés peut parfois s’apparenter à de véritables cours sur les rapports de force politiques locaux ou le fonctionnement institutionnel municipal, à condition de ne pas prendre un ton trop partisan. Les membres de partis politiques évoquent les dernières décisions municipales, les militants pour le droit au logement abordent la situation des mal-logés dans l’arrondissement, les écologistes partagent leur savoir sur les questions liées au réchauffement climatique ou à l’aménagement urbain. On voit aisément que si la mobilisation de l’ensemble de ces informations a une visée persuasive, elle constitue également un apport cognitif substantiel pour les acteurs. À cet égard, les instances de budget participatif peuvent représenter des espaces de politisation, à l’image de cette participante, déclarant y avoir « découvert une passion pour la politique ».

Une politisation par acculturation

36Le processus de politisation observé dans les BP pourrait s’apparenter à la « politisation par imprégnation » dégagée par Maurice Agulhon. À l’image des petits notables provençaux qui ont joué un rôle d’intermédiaires culturels entre la politique nationale et les paysans français au 19e siècle – notamment au sein des chambrées et des clubs qui permettaient des contacts répétés, des rapprochements inter-sociaux, et par là même, une imprégnation mutuelle qui a politisé la structure sociale villageoise, gagnant de proche en proche toutes les catégories sociales [76] – les acteurs politisés au sein des BP, et au premier rang desquels les militants, jouent un rôle décisif dans la politisation des citoyens les plus éloignés du politique initialement. Tant les connaissances directement transmises, que les savoir-faire acquis par imitation, sanction et gratification, et plus largement l’espace de sociabilité créé au sein et autour du BP qui permet des interactions entre acteurs politisés et non politisés, affectent ces derniers – pour peu qu’ils soient suffisamment engagés – de façon durable.

37Cette vision d’une politisation unilatérale et par le haut, des militants vers les profanes, doit néanmoins être nuancée, dans la mesure où l’influence est mutuelle, les processus d’apprentissage jouant dans les deux sens. Les militants reconnaissent en effet que la participation au BP leur permet « de redécouvrir le territoire » et d’acquérir un savoir d’usage qu’il ne possédait pas initialement, engagés qu’ils étaient dans des causes politiques plus globales. De la même façon, les acteurs initialement non politisés n’apparaissent pas comme des réceptacles passifs du politique, dans la mesure où ils interprètent à leur tour les messages dont ils sont l’objet, se les approprient, les hybrident, voire parfois les rejettent. En ce sens, les processus observés ici correspondent peut-être davantage à ce qu’Yves Déloye a qualifié de politisation par « acculturation ».

38

« Sans remettre en cause le caractère inégal de cet échange qui peut prendre la forme d’une véritable confrontation, la notion d’“acculturation politique” suggérée entend insister sur la complexité, plus encore sur le caractère non univoque mais au contraire diversifié (dans ses formes et dans ses lieux d’effectuation) de ce contact entre deux cultures (au moins) qui agissent et réagissent entre elles, l’une sur l’autre. Rien ne serait plus erroné que de considérer que l’une des cultures écrase l’autre et la modèle, telle une cire molle, à son image. » [77]
En soulignant tant l’hétérogénéité des cultures à l’œuvre, que les processus d’imprégnation mutuelle, de métissages culturels et politiques, d’hybridation et de résistance, la notion « d’acculturation politique » semble complexifier l’approche agulhonienne, et en ce sens mieux correspondre à ce que nous avons pu observer dans les BP. Si, compte tenu de l’hétérogénéité des acteurs, tant politisés que non politisés, au sein des BP, et du caractère peut-être plus fragile et évanescent de la politisation observée, nous préférons parler de style – au sens d’Eliasoph et Lichterman [78] – que de culture, nous avons bien observé des processus de politisation par acculturation. Le style du groupe de bons citoyens imprègne les acteurs voulant l’intégrer et est également en partie modifié, négocié, par l’intégration de ces nouveaux membres [79]. En ce sens, le processus d’intégration au groupe de bons citoyens, qui requiert d’être imprégné par interaction de son style, peut être qualifié de processus d’acculturation.

Quand la participation réoriente les trajectoires individuelles et collectives

39Une centaine de participants, à condition qu’ils aient été suffisamment investis dans le processus, sont devenus plus compétents suite à leur expérience de participation, acquérant des savoirs et savoir-faire techniques, politiques et pratiques qu’ils ne possédaient pas auparavant. Mais dans quelle mesure cette compétence civique nouvellement acquise s’est-elle traduite par une modification sensible des pratiques politiques des acteurs, jusqu’à constituer une bifurcation de trajectoire ? Il s’agit d’une projection dans le temps plus long des effets individuels et collectifs de la participation politique.

40La participation au BP peut tout d’abord se traduire par une forme de politisation négative, critique ou cynique. Plusieurs centaines de participants quittent en effet le navire en chemin chaque année, comme l’indique le taux élevé de turnover[80]. Le BP n’offrirait qu’un pouvoir dérisoire aux citoyens, comme l’illustre la lenteur et parfois l’absence de réalisation des projets votés dans les assemblées du BP, et il serait un moyen pour le pouvoir politique de manipuler les citoyens et d’étouffer la contestation. Bien que l’exit soit généralement silencieux, les acteurs préférant voter avec leurs pieds, il arrive que le cynisme et la déception s’expriment ouvertement en assemblée, à l’image de cette participante.

41

« Le BP n’a rien fait depuis sa création ! C’est une honte ! On se fout de nous. À chaque fois on me dit de ne pas dire ça ou ça, que ça n’est pas possible, que ça n’entre pas dans les compétences de l’arrondissement, que ça a déjà été accepté par ailleurs, etc. À quoi ça sert alors ? J’ai fait des propositions 10 fois et ça n’a rien changé. » [81]

42Elle se calma sous l’influence apaisante de quelques participants, mais ne revint plus jamais à l’assemblée. Déçus par le dispositif, certains participants sont devenus plus cyniques après leur participation, tant envers la démocratie participative en particulier que la politique en général. Chez certains, cette expérience frustrante de participation s’est traduite par le passage d’un apolitisme à un anti-politisme. Si davantage d’acteurs en sortent déçus que satisfaits, on peut se demander si, au final, les expériences de démocratie participative, quand elles n’offrent pas un pouvoir suffisant aux citoyens ou quand la participation n’est pas assez organisée, n’ont pas un effet plus négatif que positif en terme de politisation. Loin de réenchanter la démocratie, ces expériences, si elles ne sont pas suffisamment concluantes, risquent de renforcer la défiance ambiante à l’égard de la chose de publique. S’il n’en va pas ainsi de toutes les expériences participatives, il convient néanmoins de souligner que, pour avoir un impact civique significatif, elles doivent être évaluées positivement par les citoyens, ce qui reste l’exception en Europe.

43Si de nombreux citoyens ont été déçus par leur expérience participative, d’autres ont continué à participer en dépit des difficultés initiales, et ont parfois vu leur trajectoire civique radicalement transformée. Une dizaine d’individus engagés au sein du BP ont ainsi réinvesti les compétences nouvellement acquises dans d’autres organisations. On peut ainsi évoquer le cas de jeunes étudiants romains, qui n’étaient pas engagés auparavant, mais qui se mobilisèrent de façon décisive au sein du BP afin de faire aboutir un projet de création de centre socioculturel dans leur quartier. Après plus d’un an de participation active au sein du BP, le projet vit le jour, le centre socioculturel étant géré directement par les étudiants, qui s’étaient entre-temps constitués en association. Les associations locales cherchent également au sein du BP des recrues potentielles. Les modes d’engagement – et d’expression – semblent en effet largement comparables entre le BP et certaines associations de quartier, si bien que la reconversion de l’un à l’autre peut se faire aisément. On a ainsi régulièrement pu observer des leaders d’associations de quartier inviter – plus ou moins publiquement – des membres actifs du BP à les rejoindre. En ce sens, la démocratie participative peut apparaître comme un moyen de dynamiser la société civile locale, en produisant de nouveaux acteurs civiques venant grossir les rangs d’organisations existantes ou en favorisant la création de nouvelles associations.
On a également pu observer l’engagement croissant de certains acteurs auprès de professionnels de la politique. Des participants réguliers au BP, non encartés, ont ainsi été contactés et cooptées par les élus et les partis politiques, afin d’être intégrés aux listes municipales pour les prochaines élections. On peut ainsi évoquer le cas, paradigmatique, de Floriana, qui connu un processus de politisation pratique, marqué par un engagement accru suite à sa participation au BP.

Son engagement local lui a d’abord permis de découvrir une réalité inconnue au sein du quartier : « Je me souviens, à la première assemblée à laquelle j’ai participé, on parlait de jardins, de lumières, etc. et un homme que je ne connaissais pas s’est levé timidement et a dit avec un accent manifestement étranger : “Je comprends que vous soyez préoccupés par les jardins publics. Mais il faut que vous sachiez que chez nous, en hiver, il y a des personnes âgées qui meurent dans le camp des gens du voyage.” Il s’agissait d’un représentant d’un camp Rom d’à côté. Et ça a été comme un coup-de-poing dans l’estomac. Ces deux réalités… » La rencontre directe d’une réalité sociale distante au sein du BP lui a permis de « prendre conscience de certains problèmes sociaux cruciaux du quartier. Souvent, les « chocs moraux » sont à l’origine d’un engagement plus direct, un premier pas dans un processus de politisation [82].
Elle s’est ainsi engagée à fond au sein du BP et cette expérience lui a permis d’acquérir à la fois des habilités pratiques et un réseau de connaissances des notables locaux, qu’elle a ensuite pu réinvestir sur la scène politique. Ayant toujours voté, mais sans jamais militer au sein d’un parti politique ou d’une association, elle connut un processus de politisation pratique. Elle fut en effet contactée – après trois ans de participation – par la majorité municipale pour figurer sur les listes de Rifondazione Comunista aux élections locales : « J’ai tellement aimé cette expérience du BP que je voulais continuer à un niveau plus élevé […]. C’est nouveau pour moi, j’ai toujours voté, mais je n’avais jamais été vraiment active dans quoi que ce soit. Alors quand le maire m’a proposé d’être sur les listes électorales, j’ai été vraiment flattée, et j’ai dit oui bien sûr. » [83]

44Les compétences nouvellement acquises ainsi que le réseau progressivement constitué constituent autant de ressources que les partis politiques cherchent à capter dans leur quête de légitimité et d’enracinement local. Floriana ne fut pas la seule participante du BP à qui l’on proposa de figurer sur les listes électorales en 2006, mais les autres refusèrent. Le budget participatif peut ainsi apparaître comme un canal alternatif de recrutement des élites politiques locales, à côté des partis politiques, dont c’est le rôle traditionnel [84].

Tableau

Trajectoire civique des participants au BP (2004) [85]

Tableau
Militants Participants non engagés Total Part des participants non engagés Participants2 943 555 1498 37 % Participants faisant défection* 250 250 500 50 % Participants réguliers 79 21 100 21 % Nouveaux militants 0 10 10 100 % * Il s’agit d’une estimation des participants de 2003 ne participant plus en 2004.

Trajectoire civique des participants au BP (2004) [85]

45On ne peut cependant attribuer ces bifurcations de trajectoire, et plus globalement ce processus de politisation, à la seule participation au sein du BP. La disponibilité biographique des acteurs, tout comme leurs dispositions politiques et culturelles jouent également un rôle décisif. Une condition essentielle à la politisation par la participation est que l’engagement soit répété dans le temps de façon relativement intensive. L’intensité de l’engagement est elle-même tributaire de la disponibilité biographique des individus – les étudiants et les retraités, ainsi que les acteurs à la recherche de nouveaux engagements étant particulièrement investis dans le BP de ce point de vue [86]. Dans le cas de Floriana, évoqué précédemment, sa trajectoire de politisation ne peut être comprise si elle n’est rattachée au temps libéré par sa retraite et au sentiment de « désœuvrement » qui s’en est suivi. Son engagement lui a ainsi permis de se « sentir revivre ». La réitération de la participation ne dépend pas uniquement de la disponibilité biographique cependant, mais également des dispositions sociales et politiques des individus. Floriana a ainsi pu mobiliser dans l’espace public son stock préalable d’expériences lié à son activité professionnelle : expert-comptable rattachée au ministère des Finances. En outre, afin de participer intensivement au BP, il faut croire qu’un tel engagement peut valoir la peine, que celui-ci peut avoir un impact et qu’il peut être souhaitable d’y consacrer du temps, autant de considérations qui sont loin d’être partagées par une vaste majorité de citoyens dans les démocraties contemporaines [87]. Ainsi, pour participer, qui plus est régulièrement, les acteurs doivent à la fois être politisés a minima – dans le sens où ils ne rejettent pas toute institution perçue comme politique – mais moins ils le sont initialement, plus ils seront marqués par leur participation. D’autant plus que la surreprésentation des individus les mieux dotés culturellement indique que les plus démunis ont le moins de chance d’être touchés.

46En dépit du poids évident des dispositions, nous avons voulu insister ici sur le rôle du contexte d’interaction, capable de compenser en partie les ressources inégales dont disposent les individus initialement, et qui constitue ainsi un espace propice à la politisation individuelle. Bien que le poids des structures sociales et des mécanismes de relégation politique rendent de telles trajectoires improbables, leur simple existence indique que ce que le social fait, il peut le défaire, et que de ce point de vue, les conditions institutionnelles et procédurales d’interaction peuvent représenter des contrepoids significatifs à la force des mécanismes de reproduction.

Une démocratisation de l’accès à la compétence civique ?

47Les éléments empiriques présentés ici, bien que fragmentaires, nous ont permis de souligner à quel point les trois caractéristiques propres à une approche pragmatiste de la compétence civique se recoupaient en pratique. L’étude de budgets participatifs indique que les participants doivent mobiliser d’autres ressources que celles inclues dans la définition traditionnelle de la compétence politique. La référence directe au champ politique semble même (activement) exclue des interactions au sein de ces arènes publiques. Comment dans ces conditions un processus paradoxal de politisation individuelle est-il possible ? Le mécanisme que nous avons repéré est le suivant. Les budgets participatifs constituent des arènes publiques formellement ouvertes, permettant la mobilisation et l’expression de savoirs et de savoir-faire généralement exclus ou marginalisés au sein du jeu politique, principalement issus de l’expérience personnelle des acteurs. La mise en présence au sein du BP d’acteurs aux compétences initiales variées, et notamment les interactions entre participants engagés et non engagés, crée des conditions permettant à ces derniers de connecter leurs expériences personnelles à des enjeux politiques. Les citoyens ordinaires apprennent ainsi à monter en généralité. La répétition dans le temps de ce type d’interactions permet également l’acquisition de compétences plus durables, qui peuvent être techniques, politiques ou pratiques. Si de nombreux acteurs quittent le navire en chemin, compte tenu du coût extrêmement élevé d’une telle participation et de son caractère bien souvent excluant pour les plus dépourvus culturellement, ceux qui restent peuvent parvenir à une politisation plus formalisée, via l’adhésion à un parti politique, une association, voire l’engagement sur une liste pour les élections locales [88]. C’est donc bien l’élargissement des attentes à l’égard des citoyens qui conduit à s’intéresser à la diversité de leurs compétences et de leurs pratiques et, au terme d’une analyse processuelle, permet de repérer des bifurcations significatives de la trajectoire civique des acteurs.

48L’approche traditionnelle de la compétence politique – centrée sur la connaissance du champ politique et les dispositions des acteurs – n’aurait tout simplement pas permis de rendre compte de la plasticité des pratiques des individus, et aurait ainsi laissé de côté l’analyse de processus de politisation qui peuvent apparaître décisifs pour les démocraties contemporaines. Face au déclin des formes traditionnelles d’intermédiation et d’encadrement politique, il semble que les institutions de démocratie participative sont parfois en mesure d’assurer la socialisation politique d’individus issus des classes populaires. Alors que, de façon paradoxale, on assiste simultanément à l’essor de l’impératif participatif au développement d’une véritable « haine de la démocratie » [89], renvoyant les acteurs ordinaires à une incompétence ontologique, tout l’enjeu de cet article était, en soulignant la plasticité de la compétence civique des acteurs, de montrer qu’un approfondissement de la démocratie est possible, à condition de fournir les conditions institutionnelles, procédurales et politiques – c’est-à-dire des cadres d’interaction – permettant aux acteurs les plus démunis de pouvoir s’interroger collectivement sur leurs intérêts et devenir suffisamment compétents pour faire valoir leurs arguments dans l’espace public. Si la démocratie participative demeure le plus souvent très loin de cette ambition et court même le risque de la délégitimer, il nous semble que l’accent mis sur les dispositifs institutionnels et procéduraux comme condition d’interaction et d’apprentissage permet de soulever la question politique fondamentale : qui peut parler, et par là, gouverner [90].

Notes

  • [1]
    Titre inspiré de l’ouvrage d’Erving Goffman, Les moments et leurs hommes, Paris, Minuit, 1988, et Annie Collovald, « Pour une sociologie des carrières morales des dévouements militants », dans Annie Collovald et al. (dir.), L’humanitaire ou le management des dévouements, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2002, p. 177-229, dont p. 222.
  • [2]
    Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ?, Paris, Seuil, 1995.
  • [3]
    Voir en particulier le numéro spécial de la Revue française de science politique, 57 (6), décembre 2007 ; Lionel Arnaud, Christine Guionnet (dir.), Les Frontières du politique : enquêtes sur les processus de politisation et de dépolitisation, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005 ; Jacques Lagroye (dir.), La politisation, Paris, Seuil, 2003 ; le numéro spécial consacré au « Repérage du politique » par la revue EspacesTemps, 76-77, 2001. Le 9e congrès de l’Association française de science politique, organisé à Toulouse en septembre 2007, comptait trois ateliers portant sur la politisation et le rapport profane au politique.
  • [4]
    Voir notamment l’article majeur de Nina Eliasoph, Paul Lichterman, « Culture in Interaction », American Journal of Sociology, 108 (4), 2003, p. 735-794. Il existe également des liens avec la sociologie pragmatiste française, en particulier, Luc Boltanski, Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1992 ; Laurent Thévenot, L’action au pluriel, Paris, La Découverte, 2006 ; Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris Seuil, 2001 ; Isaac Joseph, Daniel Céfaï (dir.), L’héritage du pragmatisme. Conflits d’urbanité et épreuves de civisme, Paris, Éditions de l’Aube, 2002. En ligne
  • [5]
    Loïc Blondiaux, « Faut-il se débarrasser de la notion de compétence politique ? Retour critique sur un concept classique de la science politique », Revue française de science politique, 57 (6), décembre 2007, p. 759-774. En ligne
  • [6]
    On pense ici bien sûr à la critique de Lippmann du concept de « citoyen omnicompétent » : Walter Lippmann, The Phantom Public, New York, Harcourt Brace, 1925. Sur le lien entre théorie démocratique et conceptualisation de la compétence politique, voir également Georges Marcus, Russel Hanson, « The Practice of Democratic Theory », dans G. Marcus, R. Hanson (eds), Reconsidering the Democratic Public, University Park, Pennsylvania State University Press, 1993, p. 1-32 ; Bernard Berelson, « Democratic Theory and Public Opinion », Public Opinion Quarterly, 16 (3), 1952, p. 313-330.En ligne
  • [7]
    Cf. Pierre Rosanvallon, Le sacre du citoyen. Histoire du suffrage universel en France, Paris, Gallimard, 1992.
  • [8]
    Les travaux de Bernard Berelson, Paul Lazarsfeld, Victor McPhee (Voting, Chicago, University of Chicago Press, 1954) soulignent le désintérêt du public, comme ceux un peu plus tardifs mais au retentissement majeur de Philippe Converse (« The Nature of Belief Systems in Mass Publics », dans David Apter (ed.), Ideology and Discontent, New York, The Free Press, 1964, p. 206-261) qui vont nourrir les théoriens élististes, parmi lesquels : Giovanni Sartori, Democratic Theory, Detroit, Wayne State University Press, 1962 ; Michel Crozier, Samuel Huntington, Joji Watanuki, The Crisis of Democracy. Report on the Governability of Democracies to the Trilateral Commission, New York, New York University Press, 1975.
  • [9]
    Pierre Bourdieu, La distinction, critique sociale du jugement, Paris, Minuit, 1979, p. 466.
  • [10]
    Robert Luskin, « Explaining Political Sophistication », Political Behavior, 12 (4), 1990, p. 331-361 ; Loïc Blondiaux, « Mort et résurrection de l’électeur rationnel. Les métamorphoses d’une problématique incertaine », Revue française de science politique, 46 (5), octobre 1996, p. 753-791.En ligne
  • [11]
    Cf. Camille Hamidi, « Éléments pour une approche interactionniste de la politisation : engagement associatif et rapport au politique dans des associations locales issues de l’immigration », Revue française de science politique, 56 (1), février 2006, p. 5-25.
  • [12]
    Cf. Philippe Converse, « Attitudes and Non-Attitudes : Continuation of a Dialogue », dans Edward R. Tufte (ed.), The Quantitative Analysis of Social Problems, Reading, Addison-Wesley, 1970, p. 168-189 ; Daniel Gaxie, Le cens caché. Inégalités culturelles et ségrégation politique, Paris, Seuil, 1978.
  • [13]
    Cf. Marc Sadoun, « Faut-il être compétent ? », Pouvoirs, 120, 2006, p. 57-69.
  • [14]
    Cf. Patricia Conover, Stanley Feldman, « Candidate Perception in an Ambiguous World : Campaigns, Cues, and Inference Processes », American Journal of Political Science, 33, 1989, p. 912-940 ; Victor Ottati, Robert S. Wyer, « The Cognitive Mediators of Political Choice : Toward a Comprehensive Model of Political Information Processing », dans John Ferejohn, James Kuklinski (eds), Information and Democratic Processes, Urbana, University of Illinois Press, 1990, p. 186-216 ; Paul Sniderman, Richard Brody, Philip Tetlock, Reasoning and Choice. Explorations in Political Psychology, Cambridge, Cambridge University Press, 1991.
  • [15]
    Cf. John Dryzek, « The Deliberative Turn in Democratic Theory », dans Deliberative Democracy and Beyond, Oxford, Oxford University Press, 2002, p. 1-8.
  • [16]
    Loïc Blondiaux, Yves Sintomer, « L’impératif délibératif », Politix, 57 (15), 2002, p. 17-35 ; Loïc Blondiaux, Le nouvel esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie participative, Paris, Seuil, 2008.
  • [17]
    Sur la question de la généalogie des pratiques participatives, voir Marie-Hélène Bacqué, Yves Sintomer (dir.), La démocratie participative : histoires et généalogies, Paris, La Découverte, 2010.
  • [18]
    Cf. Patrick Le Galès, « Du gouvernement des villes à la gouvernance urbaine », Revue française de science politique, 45 (1), février 1995, p. 57-95 ; Jon Pierre, Guy Peters, Governance, Politics and the State, Basingstoke, Macmillan, 2000 ; Jean-Pierre Gaudin, Pourquoi la gouvernance ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2002.
  • [19]
    Yves Déloye, Olivier Ihl, L’acte de vote, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, p. 361.
  • [20]
    Cf. Albert O. Hirschman, Bonheur privé, action publique, Paris, Fayard, 1983, p. 192-203.
  • [21]
    Cf. Jürgen Habermas, Droit et démocratie, Paris, Gallimard, 1997. Il s’agit évidemment davantage d’une évolution que d’une rupture, le lien entre espace public et système politique ayant pris la forme, dans la seconde partie du 20e siècle, de la relation syndicats/partis politiques, comme l’ont analysé les théoriciens du néocorporatisme. Cf. Philippe Schmitter, Gerhard Lehmbruch (eds), Trends towards Corporatist Intermediation, Londres, Sages, 1979. Néanmoins, cette médiation passait par des pratiques représentatives classiques – telle l’élection de représentants syndicaux – alors que celle-ci opère aujourd’hui de façon plus directe. Cette évolution peut être interprétée, avec Bernard Manin, comme le passage de la démocratie des partis à la démocratie du public. Cf. Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Flammarion, 1995.
  • [22]
    Comme le souligne Pierre Rosanvallon : « Se sont simultanément diversifiés les répertoires de l’expression politique, les vecteurs de cette expression, ainsi que leurs cibles. […] Les citoyens ont ainsi beaucoup d’autres moyens que le vote pour exprimer leurs griefs et leurs doléances. […] Si la démocratie d’élection s’est incontestablement érodée, les démocraties d’expression, d’implication et d’intervention se sont quant à elles déployées et affermies » (Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie. La politique à l’âge de la défiance, Paris, Seuil, 2006, p. 26-27).
  • [23]
    Cette évolution s’inscrit dans le passage d’une « citoyenneté d’obligation », reposant sur le respect de la loi, le consentement à l’impôt et le vote, à une « citoyenneté d’engagement », reposant sur une participation plus active de la population à la vie de la cité, pour reprendre les termes de Russell Dalton, The Good Citizen. How a Younger Generation is Reshaping American Politics, Washington, CQ Press Americans, 2007.
  • [24]
    Sur le caractère potentiellement excluant de cet élargissement des modes d’expression publique, et notamment la nécessité de la prise de parole, voir Rémi Lefebvre, Frédéric Sawicki, La société des socialistes, le PS aujourd’hui, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2006.
  • [25]
    Comme le souligne Loïc Blondiaux : « Cette théorie renouvelée de la démocratie fait de la connaissance individuelle des phénomènes politiques un élément désormais secondaire » (L. Blondiaux, « Faut-il se débarrasser de la notion… », art. cité, p. 769).
  • [26]
    Cf. Dominique Cardon, Jean-Philippe Heurtin, Cyril Lemieux, « Parler en public », Politix, 31, 1995, p. 5-19 ; Jacques Ion, Michel Peroni (dir.), Engagement public et exposition de la personne, La Tour d’Aigues, Éd. de l’Aube, 1997.
  • [27]
    Cf. Alfredo Joignant, « Pour une sociologie cognitive de la compétence politique », Politix, 65, 2004, p. 150-173 ; Samuel Popkin, Michael Dimock, « Political Knowledge and Citizen Competence », dans Stephen Elkin, Karent Soltan, (eds), Citizen Competence and Democratic Institutions, University Park, Penn State University Press, 1999, p. 117-146.
  • [28]
    Dans la mesure où notre argumentation s’appuyait tout d’abord sur une analyse critique du concept de compétence politique, nous avons utilisé ce terme jusqu’ici. Mais l’élargissement de la notion que nous proposons nous conduit désormais à opter pour le terme de compétence civique, sauf quand nous ferons référence à l’acception classique du concept de compétence politique.
  • [29]
    Cf. L. Thévenot, L’action au pluriel, op. cit.
  • [30]
    Il ne s’agit pas de rejeter la question de la cognition hors du champ de la compétence politique, mais plutôt de proposer une analyse des pratiques cognitives, davantage qu’une description des connaissances des acteurs.
  • [31]
    Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Paris, Minuit, 1977, p. 117.
  • [32]
    Cf. John Zaller, The Nature and Origins of Mass Opinions, Cambridge, Cambridge University Press, 1992.
  • [33]
    Cf. William Gamson, Talking Politics, Cambridge, Cambridge University Press, 1992 ; Sophie Duchesne, Florence Haegel, « Avoiding or Accepting Conflict in Public Talk », British Journal of Political Science, 37 (1), 2007, p. 1-22 ; Sophie Duchesne, Florence Haegel, « La politisation des discussions », Revue française de science politique, 54 (6), décembre 2004, p. 877-909.
  • [34]
    Cf. Nina Eliasoph, Avoiding Politics. How Americans Produce Apathy in their Everyday Life, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.
  • [35]
    Cf. C. Hamidi, « Éléments pour une approche interactionniste de la politisation », art. cité.
  • [36]
    Cf. Cass Sunstein, « The Law of Group Polarization », The Journal of Political Philosophy, 10 (2), 2003, p. 175-195 ; James Kuklinski (ed.), Citizens and Politics. Perspectives from Political Psychology, Cambridge, Cambridge University Press, 2001.
  • [37]
    Sur cette question épistémologique importante, cf. C. Wright Mills, « Situated Actions and Vocabularies of Motive », American Sociological Review, 5, 1940, p. 904-913 ; pour une interprétation contemporaine, cf. Danny Trom, « Grammaires de la mobilisation et vocabulaires de motifs », dans Daniel Céfaï, Danny Trom (dir.), Les formes de l’action collective. Mobilisations dans des arènes publiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 2001, p. 99-134. Voir également Danny Trom, « De la réfutation de l’effet NIMBY considérée comme une pratique militante. Notes pour approche pragmatique de l’activité revendicative », Revue française de science politique, 49 (1), février 1999, p. 31-50.
  • [38]
    Bernard Lahire, L’homme pluriel, Paris, Pluriel, 1995, p. 92.
  • [39]
    On pense notamment au concept de « force civilisatrice de l’hypocrisie » cher à Jon Elster, « Argumenter et négocier dans deux assemblées constituantes », Revue française de science politique, 44 (2), avril 1994, p. 187-257.
  • [40]
    Voir Peter Berger, Thomas Luckmann, The Social Construction of Reality. A Treatise in the Sociology of Knowledge, Londres, Penguin, 1966.
  • [41]
    Cf. Alfredo Joignant, « La socialisation politique : stratégies d’analyse, enjeux théoriques et nouveaux agendas de recherche », Revue française de science politique, 47 (5), octobre 1997, p. 535-559.
  • [42]
    Voir notamment Doug McAdam, « The Biographical Consequences of Activism », American Sociological Review, 54, 1989, p. 744-760.
  • [43]
    Sur l’usage du concept de « carrière » dans la sociologie des mouvements sociaux, voir Olivier Fillieule, « Pour une analyse processuelle de l’engagement individuel », Revue française de science politique, 51 (1-2), février-avril 2001, p. 199-217.
  • [44]
    Pour le développement le plus récent de cette approche, soulignant le rôle de ressources culturelles ou esthétiques dans le repérage du politique, voir Alfredo Joignant, « Compétence politique et bricolage. Les formes profanes du rapport au politique », Revue française de science politique, 57 (6), décembre 2007, p. 799-817.
  • [45]
    Les institutions de démocratie participative sont des institutions politiques dans le sens où elles sont créées par en haut, par des acteurs politiques élus. On veut néanmoins souligner que les interactions qui se déroulent en leur sein ne sont pas initialement politiques, dans la mesure où on y traite de problèmes concrets, et où la référence directe à la politique partisane est rejetée. Un des enjeux des interactions qui s’y déroulent est précisément le passage de la petite à la « grande politique », pour reprendre les termes de Dewey.
  • [46]
    On fait ici référence à la notion de « conversion » mobilisée par Jacques Lagroye pour décrire les processus de politisation de pratiques diverses en activités politiques. (J. Lagroye, La politisation, op. cit.)
  • [47]
    Cette étude s’inscrit dans une recherche plus large, comparant l’expérience romaine à celle de Morsang-sur-Orge en banlieue parisienne et de Séville en Espagne. Nous avons néanmoins choisi ici de centrer l’analyse sur un seul cas afin d’insister sur les mécanismes de politisation davantage que sur les différences liées à l’inscription des dispositifs dans des contextes politiques et culturels distincts. Cf. Julien Talpin, « Schools of Democracy. How Ordinary Citizens Become Competent in Participatory Budgeting Institutions », thèse de doctorat de science politique, Institut universitaire européen, Florence, novembre 2007.
  • [48]
    Cf. A. Joignant, « Compétence politique et bricolage… », art. cité ; S. Duchesne, F. Haegel, « Avoiding or Accepting Conflict in Public Talk », art. cité.
  • [49]
    Pour une défense de l’approche ethnographique pour analyser la politisation, voir N. Eliasoph, P. Lichterman, « Culture in Interaction », art. cité.
  • [50]
    Cf. Yves Sintomer, Carsten Herzberg, Anja Röcke, Démocratie participative et modernisation des services publics : des affinités électives ? Enquête sur les expériences de budget participatif en Europe, Paris, La Découverte, 2008.
  • [51]
    Marion Gret, Yves Sintomer, Porto Alegre, L’espoir d’une autre démocratie, Paris, La Découverte, 2002.
  • [52]
    Entretien avec L. Ummarino, conseiller municipal chargé du budget participatif, Rome, 16 décembre 2004.
  • [53]
    Voir le site du BP romain, <http://www.municipiopartecipato.it/pages/index/tab/regolamento>.
  • [54]
    Associazione Progetto Laboratorio Onlus, « Il progetto Sensiblizzando », dans Massimilano Smeriglio, Gianluca Peciola, Lucianno Ummarino (a cura di), Pillola rossa o pillola blu ? Pratiche di Democrazia Partecipativa nel Municipio Roma XI, Rome, Intra Moenia Edition, 2005, p. 160. Traduction de l’auteur.
  • [55]
    Pour une critique du concept de « citoyen profane », voir l’introduction de Loïc Blondiaux dans Thomas Fromentin, Stéphanie Wojcik (dir.), Le profane en politique. Compétences et engagement du citoyen, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 37-51.
  • [56]
    Nous ne chercherons pas ici à discuter de la question, pourtant essentielle, de la légitimité de décisions prises dans des institutions au public si limité.
  • [57]
    Lucianno Ummarino, « Bilancio Participativo », dans M. Smeriglio et al., Pillola rossa o pillola blu ?, op. cit., p. 178.
  • [58]
    Ernesto d’Albergo (a cura di), Pratiche partecipative a Roma. Le osservazioni al piano regolatore e il bilancio partecipativo, Rome, Università La Sapienza, 2005, p. 75-76. Ces chiffres sont certainement gonflés par le fait que les militants ont davantage tendance à répondre à des enquêtes par questionnaires que les autres.
  • [59]
    D. Gaxie, Le cens caché…, op. cit. ; Sydney Verba, Kenneth Lehman Schlozman, Henry Brady, Voice and Equality. Civic Voluntarism in American Politics, Cambridge, Harvard University Press, 1995.
  • [60]
    Cette classification est en partie inspirée de Yves Sintomer, « Du savoir d’usage au métier de citoyen », Raisons politiques, 31, 2008, p. 115-133.
  • [61]
    Cf. Tali Mendelberg, « The Deliberative Citizen : Theory and Evidence », dans Mickaël Delli Carpini et al. (eds), Research on Micro-Politics : Political Decision Making, Deliberation and Participation, 6, San Diego, Elsevier Science, 2002, p. 151-193.
  • [62]
    Luc Rouban, « Le client, l’usager et le fonctionnaire : quelle politique de modernisation pour l’administration française ? », Revue française d’administration publique, 59, 1991, p. 435-444 ; Catherine Neveu, Citoyenneté et espace public : habitants, jeunes et citoyens dans une ville du Nord, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2003.
  • [63]
    Cf. Iris M. Young « Communication and the Other : Beyond Deliberative Democracy », dans Seyla Benhabib (ed.), Democracy and Difference. Contesting the Boundaries of the Political, Princeton, Princeton University Press, 1996, p. 120-135 ; Lynn Sanders, « Against Deliberation », Political Theory, 25 (3), 1997, 347-376 ; Francesca Polletta, It Was Like a Fever. Story Telling in Protest and Politics, Chicago, Chicago University Press, 2005.
  • [64]
    Cf. Marion Carrel, « Susciter un public local. Habitants et professionnels du transport en confrontation dans un quartier d’habitat social », dans Claudia Barril, Marion Carrel et al. (dir.), Le public en action. Usages et limites de la notion d’espace public en sciences sociales, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 219-240.
  • [65]
    Cf. Frédérique Matonti, Franck Poupeau, « Le capital militant. Essai de définition », Actes de la recherche en sciences sociales, 155 (5), 2004, p. 4-11.
  • [66]
    Par bifurcation, on entend une modification substantielle des pratiques civiques ou politiques des individus. Il s’agit d’un processus, graduel et sans rupture, bien que l’on puisse distinguer un avant et un après. Voir D. McAdam, « The Biographical Consequences of Activism », art. cité, p. 745-746.
  • [67]
    Plus précisément, 278 personnes ont participé aux groupes de travail en 2004. Ce chiffre comptabilise cependant plusieurs fois les individus ayant participé à plusieurs réunions, si bien qu’on peut estimer qu’une centaine a participé régulièrement aux groupes de travail.
  • [68]
    Nous comptabilisons essentiellement les orateurs lors des groupes de travail, les autres réunions – d’élection des délégués et de vote – n’ayant pas vocation à assurer une discussion collective. Ainsi, 340 des 430 participants aux groupes de travail que nous avons observés ont pris la parole à un moment ou un autre.
  • [69]
    Cette idée est centrale dans toute la littérature sur la démocratie délibérative – d’inspiration kantienne – la force de la publicité étant attribuée aux présupposés du langage par Habermas, à la recherche stratégique de la conviction des indécis chez Elster, ou à la soumission à certaines normes sociales chez Fearon. Voir Jürgen Habermas, Théorie de l’agir communicationnel, Paris, Fayard, t. 1, 1987 ; J. D. Elster, « Argumenter et négocier… », art. cité ; James Fearon, « Deliberation as Discussion », dans Jon Elster (ed.), Deliberative Democracy, Cambridge, Cambridge University Press, 1998, p. 44-68.
  • [70]
    Notes d’observation, quartier de Tormarencia, groupe de travail n°4, Rome, 28 mars 2005.
  • [71]
    Yves Déloye, École et citoyenneté. L’individualisme républicain de Jules Ferry à Vichy : controverses, Paris, Presses de Sciences Po, 1994.
  • [72]
    Pour davantage de matériaux empiriques illustrant l’apprentissage du rôle de « bon citoyen », voir Julien Talpin, « Jouer les bons citoyens. Les effets contrastés de l’engagement au sein de dispositifs participatifs », Politix, 19 (75), 2006, p. 13-31.
  • [73]
    Un signe des difficultés d’intégration au sein du BP est le taux très élevé de turnover, puisque environ 50 % des participants de 2003 n’ont pas renouvelé l’expérience en 2004.
  • [74]
    E. d’Albergo (a cura di), Pratiche partecipative a Roma…, op. cit., p. 76.
  • [75]
    Notes d’observation, quartier de la Montagnola, Rome, janvier-mai 2005.
  • [76]
    Maurice Agulhon, La république au village, Paris, Plon, 1970. Pour une bonne revue de cette littérature, cf. Gilles Pécout, « La politisation des paysans au 19e siècle. Réflexions sur l’histoire politique des campagnes françaises », Histoire et sociétés rurales, 2, 1994, p. 91-125.
  • [77]
    Yves Déloye, « Pour une sociologie historique de la compétence à opiner “politiquement”. Quelques hypothèses de travail à partir de l’histoire électorale française », Revue française de science politique, 57 (6), décembre 2007, p. 775-798, dont p. 795.
  • [78]
    N. Eliasoph, P. Lichterman, « Culture in Interaction », art. cité. Le style d’un groupe se dégage d’une structure récurrente d’interactions reposant sur des pratiques discursives partagées, des pratiques de sociabilité communes et des frontières symboliques plus ou moins poreuses, définissant l’attitude adéquate au sein du groupe, et construisant en creux l’image du bon membre du groupe. Le concept de « group style » est lui-même issu d’une discussion de certaines notions de la 2nde École de Chicago, et notamment celle de « subculture » de Gary Alan Fine. Cf. Gary A. Fine, Sherryl Kleinman, « Rethinking Subculture : An Interactionist Analysis », The American Journal of Sociology, 85 (1), 1979, p. 1-20. On voit ainsi à quel point la frontière est ténue entre le style et la sous-culture, ce qui tend à avaliser le recours au concept d’acculturation. Dans le cas des BP, on l’a vu, le bon citoyen doit participer régulièrement, prendre la parole, promouvoir l’intérêt général, éviter les discours partisans et idéologiques, proposer des projets concrets et écouter les autres. C’est à ce type de style que les acteurs les moins politisés initialement ont été acculturés suite à leur participation régulière au BP.
  • [79]
    Ainsi, le rejet des discours partisans au sein des BP (même s’il s’inscrit dans une matrice culturelle plus profonde) est principalement l’œuvre des acteurs non politisés qui, bien que pouvant être perçus comme dominés au sein de l’institution, sont en mesure de définir certaines des règles du jeu et de rappeler à l’ordre des militants. Le style, s’il n’est pas produit par la situation – il a une historicité propre –, est façonné en interaction.
  • [80]
    Sur les 978 participants de 2003, un peu plus de 500 n’ont pas pris part au processus en 2004, par exemple. On peut noter qu’autant de militants que de participants non engagés ont fait défection d’une année sur l’autre.
  • [81]
    Notes d’observation, quartier Roma 70, groupe de travail n° 3, Rome, 12 avril 2005.
  • [82]
    Cf. James Jaspers, The Art of Moral Protest. Culture, Biography, and Creativity in Social Movements, Chicago, Chicago University Press, 1997 ; Jeff Goodwin, James Jaspers, Francesca Poletta (eds), Passionate Politics. Emotions and Social Movements, Chicago, Chicago University Press, 2001.
  • [83]
    Entretien avec Floriana, Rome, 28 mars 2006.
  • [84]
    On peut souligner que le recrutement en dehors du parti est une pratique assez classique à l’échelon municipal, mais que celui-ci se fait en général en direction des responsables associatifs locaux, ayant un profil différent des membres les plus professionnalisés des BP intégrant des conseils municipaux. À ce sujet, voir Christian Le Bart, Les Maires. Sociologie d’un rôle, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2003.
  • [85]
    Sources : E. d’Albergo (a cura di), Pratiche partecipative a Roma…, op. cit.
  • [86]
    Sur le concept de « disponibilité biographique », voir Doug McAdam, « Recruitment of High-Risk Activism : The Case of Freedom Summer », American Journal of Sociology, 92, 1986, p. 64-90.
  • [87]
    Sur ce point, voir notamment Céline Braconnier, Jean-Yves Dormagen, La démocratie de l’abstention. Aux origines de la démobilisation électorale en milieu populaire, Paris, Gallimard, 2007.
  • [88]
    On peut également évoquer l’exemple du 20e arrondissement de Paris, sur lequel nous avons mené des recherches récemment, où 3 des 29 conseillers d’arrondissement membres de la majorité municipale sont issus de conseils de quartier, preuve que ce phénomène de politisation, voire de professionnalisation, dépasse les cas de budget participatif et concerne la plupart des institutions de démocratie locale.
  • [89]
    Jacques Rancière, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.
  • [90]
    Je tiens à remercier Mathieu Berger, Loïc Blondiaux, Marion Carrel, Yves Déloye, Sophie Duchesne, Bernard Manin et Stéphanie Wojcik pour leurs commentaires sur une première version de ce texte.
Français

Résumé

Les évolutions contemporaines de la démocratie, marquée par une érosion de la place du vote, requiert d’élargir la notion de compétence politique et de prendre en compte la diversité des savoirs et savoir-faire dont disposent et que peuvent acquérir les individus pour exprimer leurs préférences dans l’espace public. L’article propose ainsi une synthèse pragmatiste des travaux contemporains, requérant d’adopter une analyse élargie, praxéologique et processuelle de l’accès à la compétence civique. Cette approche théorique et épistémologique est illustrée, dans un second temps, par une étude ethnographique de l’accès à la compétence civique au sein d’une institution de budget participatif, soulignant la plasticité de la compétence des acteurs. C’est ainsi l’image d’une politisation en interaction qui se dégage, la participation répétée pouvant se traduire par une bifurcation de la trajectoire des acteurs, dans le sens d’un engagement plus institutionnalisé ou, à l’inverse, d’un cynisme accru envers la chose publique.

English

Can citizens speak up?

Notes for a pragmatic approach to civic competence

Abstract

In the light of recent developments in democracies, particularly voter abstentionism, the concept of political competence needs to be broadened to allow for the diversity of skills and knowledge agents may possess or acquire to express their preferences in the public sphere. This article presents a pragmatic synthesis of some recent studies based on an expanded praxiological and processual analysis of the acquisition of civic competence. This epistemological and theoretical approach is then illustrated by an ethnographic study of access to civic competence in a participatory budgeting organization, which underscores the malleability of the competence of agents placed in a favourable institutional setting. It therefore offers a model of politicization in interaction; iterated participation results in the bifurcation of agents’ trajectories – either towards more institutionalized civic engagement or increased cynicism about politics.

Julien Talpin
Post-doctorant, Julien Talpin est chercheur associé au Laboratoire Cultures et Sociétés urbaines (UMR 7112). Il a récemment soutenu sa thèse à l’Institut universitaire européen de Florence, intitulée « Schools of Democracy. How Ordinary Citizens Become Competent in Participatory Budgeting Institutions ». Il a notamment publié : « Pour une approche processuelle de l’engagement participatif : La construction de la compétence civique dans des institutions de budget participatif et ses conséquences sur la démocratie représentative », Politique et sociétés, 27 (3), 2008, p. 133-164 ; « Jouer les bons citoyens. Les effets contrastés de la participation à des dispositifs participatifs » Politix, 19 (75), 2006, p. 13-31. Ses recherches portent sur les effets individuels de la participation politique et les reconfigurations des formes de représentation dans les démocraties contemporaines.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 17/03/2010
https://doi.org/10.3917/rfsp.601.0091
Pour citer cet article
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