CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Entre les élections anticipées de 1992 et celles, anticipées également, de 1994, l’Italie a connu une crise politique d’une portée extraordinaire. Présentée alors comme une révolution (mais seulement de cachemire), elle a été une crise sans violences, sans uniformes et sans émeutes populaires ; et même sans pathos, surtout du point de vue du citoyen ordinaire, peut-être meurtri mais pas dérangé dans ses occupations quotidiennes. Pourtant, pendant deux ans les gouvernements ont été présidés par des hommes de confiance du chef de l’État et composés principalement d’experts, minimisant d’autant le rôle des partis [1], et deux tiers des parlementaires ont été poursuivis par les magistrats pour corruption. Mais surtout, au terme de ces deux années, les élections de 1994, réalisées sous un nouveau régime électoral, ont entraîné une transformation profonde et inattendue du système politique.

2 La DC éparse, ce fut au tour du Parti socialiste et de trois petits partis, qui avaient été pendant quarante ans les alliés indispensables de la DC, de disparaître au lendemain des élections. Quant au rétablissement d’un parti traditionnel comme le PDS, héritier direct du vieux PCI, il apparaît relatif face au succès d’une force politique comme Forza Italia, née deux mois avant les élections, et aussitôt reconnue comme premier parti national, et face au doublement des voix d’Alliance nationale, nouvelle incarnation du MSI, sortie inopinément du ghetto où l’avait confiné jusqu’alors son lien avec le fascisme.

3 Enfin, et ce, dès la campagne électorale, même les règles de fonctionnement du système avaient subi une altération substantielle, le faisant passer d’un multipartisme dont le pivot était le centre, avec une majorité de gauche et une opposition de droite, à un multipartisme fondé sur deux alliances concurrentes, toutes deux candidates pour diriger le pays.

4 Pour expliquer une telle crise, il existe depuis presque vingt ans une orthodoxie narrative et interprétative qui s’intéresse de manière générale à ce qu’elle appelle le « cas italien ». Ses nombreuses variantes évoquent une démocratie faible, ébranlée et peu fiable. Chacune d’entre elles met l’accent sur des aspects, des acteurs et des événements différents. Mais elles ont toutes un même dénominateur commun qui consiste, d’une part, à dénoncer un profond et vaste déficit de modernité à tous les niveaux, politique, institutionnel, économique, etc., et, d’autre part, à attribuer à la partitocratie, au clientélisme et au consociativismo[2], la responsabilité d’une dégradation culminant précisément dans la crise. Toutefois, le même paradigme exalte la vitalité de la société, laborieuse et vivante, dont dépendrait la régénérescence de la démocratie.

5 Une telle interprétation n’aide guère à comprendre le séisme qu’a connu la première République. Non seulement, malgré ses défauts bien connus, l’Italie a toujours fait preuve d’un grand dynamisme et de vitalité, même dans les phases les plus difficiles, mais elle a connu dans le passé des moments non moins délicats (par exemple, durant les années de la grande offensive terroriste et de l’inflation à 25 %) sans que cela débouche sur un écroulement du système politique. Pourquoi, dans ces conditions, la démocratie italienne a-t-elle assisté impuissante à sa propre désagrégation au début des années 1990 ? Pourquoi les partis, soutenus par un consensus électoral, sans doute guère intense mais néanmoins vaste, n’ont-ils pas trouvé, cette fois, les ressources de la légitimité et les entrepreneurs politiques capables de les tirer d’affaire ?

6 Les raisons ultimes du déclenchement d’une crise politique résident dans les actions les plus spécifiquement politiques des acteurs [3]. Plus importantes encore sont pourtant les représentations et les définitions que les acteurs eux-mêmes donnent de la situation dans laquelle ils agissent : situation – dans le cas de l’Italie des années 1980 – précisément plutôt représentée en termes de dégradation et, dès lors, fatalement vouée à la catastrophe. C’est bien pourquoi il y a lieu de se demander si ce n’est justement pas cette narration, cette interprétation qui est un des facteurs fondamentaux de la crise. En effet, dans les années 1980 et au début des années 1990, les conditions de la démocratie italienne ont été difficiles mais leur narration et leur interprétation politique étaient, elles, incontestablement dramatiques. Ce qui, une fois qu’elles se sont imposées au détriment des interprétations précédentes, pourrait avoir véhiculé des significations nouvelles qui donnent un élan décisif à la critique radicale du système.

Du populisme à l’antipolitique

7 Jusqu’à la moitié des années 1970, les représentations dominantes de la politique italienne se caractérisaient par le concept d’« incomplétude » (incomputezza). L’incomplétude d’une démocratie imparfaite était le thème commun des interprétations érudites et des discours politiques : le discours communiste, qui rêvait d’un compromis véritablement « historique » entre les deux partis majeurs, et le discours démocrate chrétien, affiné par Aldo Moro, qui rêvait d’une démocratie « réalisée » (compiuta).

8 Une telle représentation n’excluait pas des accents polémiques sur l’état de la démocratie italienne, ni les critiques sévères envers les adversaires politiques. La gauche accusait la DC d’avoir colonisé les institutions publiques, en n’hésitant pas à tisser des liens troubles avec les services secrets et l’extrême droite. À l’inverse, la DC et ses alliés dénonçaient les excès idéologiques du PCI, sa subordination à Moscou, sa propension à la bureaucratisation et son extranéité au modèle occidental de démocratie. Ne manquaient, enfin, ni les critiques radicales, qui se multipliaient au moment des grands mouvements collectifs, accusant le PCI d’avoir oublié ses objectifs révolutionnaires originels ni les autres critiques qui dénonçaient une faible familiarité avec la démocratie pluraliste du PCI mais aussi de la DC, en raison de sa matrice catholique.

9 L’analyse en terme de partitocratie qui a prospéré ces derniers temps était à ce moment minoritaire. Pendant les années 1950 la polémique d’un professeur de droit public très renommé comme Giuseppe Maranini, inventeur du terme « partitocratie » (partitocrazia) [4], avait rempli les colonnes du quotidien national le plus diffusé, le Corriere della sera. Mais seule la droite libérale et néofasciste, dont l’influence sur l’opinion publique était limitée, partageait cette analyse. L’élaboration d’un discours radicalement négatif sur la politique dans son ensemble, et pour cette raison « antipolitique », remonte au contraire aux années du compromis historique, et c’est seulement dans la décennie suivante qu’un tel discours deviendra dominant et remplacera le discours précédent.

10 Qu’est-ce que « l’antipolitique » [5] ? Je précise que ce n’est pas un phénomène uniquement italien et qu’on peut le considérer comme une variante du populisme avec lequel il partage trois aspects principaux. L’argumentation populiste réhabilite et valorise avant tout le sens commun de l’homme de la rue, prétend qu’il existe des solutions simples aux problèmes les plus complexes de la société moderne et en tire la conclusion que l’homme de la rue, qui, pourtant, dispose d’une supériorité morale et d’une sagesse innée se voit nier la possibilité de se faire écouter. La stratégie populiste se fonde sur la prétention d’exprimer les opinions, les demandes et les sentiments de l’homme de la rue. L’idéologie populiste se fonde sur l’éthique du producteur, sur l’exaltation de l’effort individuel et de la contribution productive individuelle des membres de la communauté ; elle considère, en revanche, avec méfiance – voire hostilité – les éléments économiques et politiques existant, jugés comme servant les intérêts d’une minorité privilégiée aux dépens de la majorité. Au nom de quoi le populisme revendique une démocratie authentique et égalitaire, fondée sur une hypothétique harmonie des intérêts [6].

11 En ce qui concerne les mécanismes institutionnels, la redécouverte populiste de l’homme de la rue n’implique pas une option explicite pour la démocratie directe mais plutôt – au prix d’une grande confusion terminologique – la réalisation d’une forme de démocratie immédiate, où la vertu et la fascination du leader obscurcissent chaque perspective idéologique et chaque programme, réduisant les élections à un rite d’acclamation qui consacre le vainqueur comme l’interprète exclusif de la volonté populaire, auquel il n’est pas légitime d’opposer la moindre limite étant donné que c’est précisément dans le rapport direct avec le leader que le peuple se constitue en sujet politique.

12 Tentation endémique des régimes démocratiques, où coexistent structurellement une composante plébiscitaire et une composante représentative [7], le populisme est tolérable à doses réduites, mais devient préoccupant lorsque, comme aujourd’hui, la droite radicale (le Front national, Vlaams Blok), certains partis conservateurs traditionnels (les cas Thatcher et Reagan), ou des acteurs politiques plus difficiles à situer comme Ross Perot ou Silvio Berlusconi, l’administrent en doses massives aux électeurs occidentaux. En réalité, le populisme actuel montre au moins deux traits originaux qui le transforment en « antipolitique ». Le populisme classique sanctifiait le peuple et condamnait l’establishment, mais se référait aux segments spécifiques de la société et reposait sur les clivages classiques : ainsi les plèbes urbaines étaient l’interlocuteur du péronisme et les classes moyennes l’interlocuteur du fascisme. Le populisme contemporain, celui d’une société dans laquelle les clivages classiques ont été neutralisés et où la collaboration entre les classes sociales est réalisée, a fait sa cible des sommets de la hiérarchie des administrations publiques et de la caste des rentiers de la politique principale, dont il dénonce aussi bien les privilèges que les complicités horizontales, dissimulées à grand-peine par la concurrence électorale [8].

13 Le second trait original réside dans le fait que le populisme actuel n’est plus la ressource d’entrepreneurs politiques exclus du marché politique qui aspirent à y entrer. Des éléments des partis de gouvernement ou des habitués des gouvernements s’approprient de plus en plus souvent le langage politique populiste ou tendent à se présenter comme les vengeurs de l’homme de la rue contre les abus et les injustices perpétrés par les politiciens. Naturellement, chaque responsable politique et chaque parti dénoncent leurs adversaires à leur façon, mais cela ne les empêche pas de dénoncer aussi le contexte dans lequel cela se passe. La cible de l’antipolitique devient la démocratie elle-même, corrompue par les partis, oppressée par la bureaucratie et la ponction fiscale de l’État providence, et chacun des responsables antipolitiques promet de protéger les citoyens.

14 Quelles sont les conditions de la naissance d’un syndrome si singulier ? L’épuisement de ces formidables instruments de création de légitimité qu’étaient les idéologies et les identités collectives ainsi que la transformation des partis en entreprises politiques suggèrent un lien causal. À ceci s’ajoutent l’amoindrissement de la capacité des États contemporains à assumer des décisions autonomes dans le cadre de l’économie globalisée, ce que dissimulent les dirigeants politiques des pays avancés, et la dénonciation croissante de leur propre métier et de leur statut privilégié.

15 Mais surtout, la base de l’« antipolitique » est constituée du désenchantement et du ressentiment de masse qui caractérisent le paysage politique actuel. Une fois disparus les adversaires de classe, une fois défaits les « corps intermédiaires » qui structuraient la société et la politique autour du principe de classe, une fois dispersées les solidarités horizontales que les partis de masse maintenaient entre les milieux populaires, l’individualisme introuvable de la postmodernité s’exprime de plus en plus dans un populisme « antipolitique » auquel la communication télévisée sert d’amplificateur.

16 Mais retournons à l’hypothèse dont nous étions partis. La crise italienne de 1992-1994 ne proviendrait pas de la déchéance de la démocratie républicaine, ni du désastre des finances publiques (qui aurait très bien pu être géré par les partis et la classe politique existante) ni davantage, comme le présente la mythologie construite à propos de la naissance de la Seconde République, d’un rejet spontané et vigoureux de la politique de la part d’une société oppressée et bridée dans sa vitalité et sa moralité. La crise proviendrait de ces lectures négatives de l’état de la démocratie italienne, qui, en s’élargissant et en se renforçant réciproquement, seraient devenues une composante essentielle de cette situation.

17 En s’imposant face aux interprétations concurrentes, elles auraient altéré les représentations et les perceptions de la politique, amplifiant et aggravant par leur catastrophisme les erreurs et les fautes incontestables jusqu’à les rendre, dans un moment si particulier de difficulté, incontrôlables avec les moyens ordinaires, en l’occurrence les ressources institutionnelles de légitimité et de pouvoir dont disposaient les forces politiques au sein du cadre politico-institutionnel existant. En somme, la crise a été l’aboutissement d’une stratification de discours qui, une fois le faible paradigme de l’incomplétude annulé, ont voulu lui opposer un paradigme fort : une régénération de la politique à fonder par une rupture cathartique avec le « régime », en rebatissant les institutions dans une optique majoritaire.

18 Les événements qui se sont succédé dans les six premiers mois de 1992 – l’ouverture de l’enquête Mani Pulite, les terribles meurtres mafieux, le succès de la Ligue du Nord aux élections de 1992, l’élection mouvementée de Scalfaro à la présidence de la République, la pénible constitution du gouvernement Amato, la dévaluation et la sortie de la lire du SME – étaient de nature à mettre à bas n’importe quel leadership politique. Mais ils furent seulement le catalyseur d’un mélange explosif prêt depuis un moment. Et ils auraient pu avoir bien d’autres conséquences si l’« antipoli-tique » n’avait pas intoxiqué le contexte. Une constellation d’acteurs différents, pas toujours issus du milieu politique, interagissaient et entraient en compétition les uns avec les autres. Leurs discours et interprétations autonomes mais convergents ont fini par cristalliser dans un sentiment antipolitique diffus qui a imprégné tout le sens commun et causé la rupture attendue.

19 Il n’est pas nécessaire de supposer que tous les acteurs concernés cultivaient à dessein des projets antipolitiques. En soulignant le contraste entre société civile et sphère politique, certains proposaient seulement le rétablissement de la seconde, tout comme les propositions d’actualiser les formes et la substance de la démocratie ne voulaient pas faire autre chose qu’adopter les modèles déjà en vigueur dans les autres pays développés, où les électeurs désignent depuis longtemps celui qui doit conduire l’exécutif et la majorité parlementaire qui doit le soutenir.

20 Mais c’est la stratification de nombreux discours critiques sur la politique qui a été le moment déterminant pour l’un des plus singuliers processus de changement politique qui ait eu lieu en Occident au cours de la dernière moitié de siècle. Un changement, par ailleurs, qui n’a apporté rien d’autre qu’une plus rapide adoption – imposée par l’urgence – de ces mesures de rigueur financière que la préoccupation électorale des élites politiques avaient jusqu’alors reportées, en même temps qu’une accélération du renouvellement de ces mêmes élites. Si bien que, étant donné que l’histoire ne manque pas d’ironie, beaucoup des auteurs des discours en question, qui entendaient ainsi s’assurer un avenir politique, en ont eux-mêmes été victimes. Certains ont été emportés par la crise, d’autres ont vu leurs ambitions anéanties, d’autres enfin – et ce sont les mêmes qui remuent encore sur la scène – se sont assurés leur propre survie, tout en restant prisonniers des mêmes discours ; discours qui, étant donné les résultats auxquels ils ont fait aboutir la démocratie italienne, et au regard des engagements pris, sont peut-être aujourd’hui l’obstacle le plus difficile à franchir pour obtenir une stabilisation pérenne.

La mobilisation antipolitique de la classe politique

21 Ce que nous proposerons ici est seulement un premier inventaire pour appuyer notre hypothèse. Tout d’abord, passons en revue les acteurs les plus politiques au sens strict du terme, ceux qui sont présents au Parlement (ou aspirent à l’être). En considérant les paradigmes interprétatifs, on doit remonter ex quo au milieu des années 1970. C’est en effet à cette époque que survinrent l’épuisement du paradigme de l’incomplétude et l’apparition de celui du déclin, qui a coïncidé avec la tentative avortée de « solidarité nationale » de la DC et du PCI ; période pouvant être considérée comme une période de crise, bien que celle-ci soit encore latente, n’ayant provoqué aucune rupture, si ce n’est au niveau des interprétations.

22 En respectant l’ordre chronologique, le premier acteur dont il faut se souvenir est le Parti radical (PR) de Marco Pannella dont le style, construit au cours des années 1970, représenta une nouveauté décisive par rapport aux traditions de la politique italienne : parti libertaire né d’une lointaine scission avec le Parti libéral, aligné depuis ses débuts sur la gauche, mais déjà différent des autres partis à la fin de la décennie précédente, après la dispersion des ex-cadres libéraux. Dépourvu volontairement d’une organisation stable, guidé par un leader avec lequel il s’identifiait totalement – à tel point que depuis peu les radicaux participent aux élections sous des listes qui portent son nom –, le PR comptait, comme il compte toujours aujourd’hui, sur un nombre restreint d’inscrits et de militants. Il acceptait la double appartenance à lui-même et à un autre parti, ne participait pas toujours aux élections, tenait parfois des congrès plusieurs fois dans l’année et utilisait pour la lutte politique des armes jamais utilisées auparavant : les jeûnes et les marches. Il recourait en particulier à tout ce qui peut être défini comme de la démocratie directe, réalisée toutefois non pas dans une de ces formes expérimentales d’alors (conseils d’usine, conseils de circonscription, etc.), mais sous une forme référendaire, instrumentalisant un procédé introduit en 1970 et le détournant de ses objectifs initiaux.

23 Les recours au référendum (souvent demandés et non obtenus, soit que les signatures nécessaires n’étaient pas recueillies, soit que la question soumise à référendum était rejetée par la Cour constitutionnelle) ont permis au leadership radical d’obtenir deux résultats principaux. Le premier est d’avoir à la fois mis continûment en discussion l’organisation des pouvoirs prévue par la Constitution en cherchant à contourner la volonté du Parlement et forcé la main aux partis. Le second résultat a été de maintenir un militantisme constant, même de manière éphémère, lié aux thèmes des référendums, ce qui permettait par ailleurs au PR d’occuper des espaces télévisés disproportionnés par rapport à son audience électorale, en étant l’animateur des comités soutenant les référendums demandés et acceptés.

24 On peut imaginer que la motivation fondamentale du Parti radical était liée au faible crédit électoral obtenu par rapport à celui qu’il escomptait au moment du référendum sur le divorce et des batailles pour les droits civils au début des années 1970. Très populaire, le PR n’avait alors pas obtenu les résultats proportionnels à sa capacité d’orienter l’opinion publique. Il ne changea pas tellement son style politique mais plutôt son positionnement et son langage. Après avoir été situé à gauche et avoir été partisan convaincu d’un programme commun de la gauche contre la DC (selon le modèle mitterrandien), le PR, quand cet objectif devint caduc devant la constitution des gouvernements d’union nationale, choisit la voie de l’« antipolitique », ce qui l’amena à converger, à la fin, vers le berlusconisme. Il commença non seulement à abandonner les références au terrain social caractéristique de la gauche mais surtout il se mit à dénoncer avec une véhémence croissante et inhabituelle le système des partis tout entier et la « partitocratie ».

25 Le deuxième protagoniste de l’antipolitique est le socialiste Bettino Craxi. Celui-ci, pour la première fois dans l’histoire républicaine, promet un modèle de leadership au style extrêmement personnel qui se greffe sur un parti très traditionnel. Ce n’est pas que les partis traditionnels manquent de personnalités capables de fasciner des secteurs significatifs de l’opinion publique. Cette insistance neuve sur la personnalité du chef – particulièrement et immédiatement efficace sur le plan médiatique – provoqua l’effacement total de son parti, de sa tradition (Craxi, pour commencer, annula le vieux symbole et choisit Proudhon comme père fondateur à la place de Marx), de ses contenus programmatiques ainsi que de son appareil et des organes collégiaux qui auraient dû le diriger, et enfin de ses organismes de base ouverts à la participation des inscrits. Le tout au seul bénéfice du leader.

26 Le Parti socialiste s’identifiera pleinement à lui, appliquera scrupuleusement ses choix politiques et acceptera de se dissoudre dans un conglomérat de potentats et de clientèles locales absorbé par la recherche quotidienne et minutieuse de votes. En d’autres termes, Bettino Craxi se superposera au vieux PSI et en deviendra l’image, le label et le patron indiscuté, celui qui s’accorde avec les transformations de la société et les demandes suscitées par la modernisation.

27 Parti-mouvement, appliqué à catalyser la perplexité et le mécontentement suscités par la convergence entre la DC et le PCI durant les années de la solidarité nationale, le PSI rompra aussi avec les logiques et les liturgies habituelles de la démocratie des partis. Sur le plan de l’interprétation de la politique nationale, commencera à émerger de cette façon l’opposition entre, d’une part, l’histoire passée de la démocratie italienne, fondée sur le principe de la médiation, prudente, lente, tortueuse, inefficace ; et, d’autre part, un avenir qui reste au contraire à fonder sur des principes innovants et modernes, comme la concurrence entre partis et la décision, rapide et efficace. Ce qu’on appelle la « gouvernabilité ». Selon le nouveau PSI, maintenant que le pays s’est modernisé et sécularisé et que les oppositions de classe ont été réduites, un ajustement s’impose afin de combler les aspirations des franges les plus prometteuses de l’électorat, c’est-à-dire les nouvelles classes moyennes.

28 Le dualisme DC/PCI et « les byzantinismes et les tactiques dans lesquels se complaisent les éléments politiques, partis et fractions de partis », « l’alchimie des formules, [la] manœuvre qui entoure les combinaisons, [la] lutte pour le pouvoir en grande partie corrodé, paralysé ou mal utilisé », le « crétinisme parlementaire » selon les termes de Craxi [9], deviendront la clé descriptive et interprétative de la politique nationale. Cela aboutira à soulever la question des réformes institutionnelles et culminera dans la proposition de faire élire directement le chef de l’État par les citoyens.

29 Ce ne sont pas seulement les équilibres politiques qui sont discutés mais la démocratie républicaine elle-même à laquelle Craxi oppose précisément une nouvelle symbolique : derrière le volontarisme, les attitudes musclées, l’arrogance affichée, se dessine l’image « national-populaire » de Garibaldi. Celle-ci dénote une attention inédite à l’histoire et à l’identité nationale, mais elle contribue aussi à renforcer l’idée de la médiocrité de l’histoire plus récente et à la délégitimer. Je retiens que la représentation négative de cette dernière et l’exigence d’affaiblir à tout prix le pouvoir des deux principaux partis offrirent un excellent alibi à un exercice du pouvoir dont l’absence de scrupules a été dévoilée par les enquêtes des juges milanais.

30 Entre l’ascension de Craxi et l’apparition sur la scène nationale du troisième grand acteur antipolitique s’écoulera presque une décennie. On évoque ici ceux que l’on pourrait appeler les backbenchers de la majorité : une cohorte de personnalités provenant de différents partis de gouvernement, souvent de la DC, unies par la difficulté de satisfaire leurs propres ambitions à l’intérieur des cadres politiques existants.

31 La figure qui se détache le plus parmi elles est celle de Mario Segni. Fils d’une personnalité de premier ordre, plusieurs fois ministre et président du conseil et finalement, chef de l’État, Mario Segni entrera en politique fort du capital politique paternel, nourrissant de grandes ambitions. Il aura néanmoins pendant longtemps peu de réussite puisqu’il ne parviendra pas à occuper les postes auxquels il aspirait : élu sur la vague du renouvellement de la DC au milieu des années 1970 pour la première fois à 37 ans – âge par ailleurs assez jeune selon les paramètres nationaux –, toujours à droite de son parti, lié aux milieux d’affaire qui le soutinrent en retour, présidentiable dès 1978 après seulement dix années d’activité parlementaire, il n’obtint qu’un médiocre sous-secrétariat.

32 Depuis déjà un moment Segni s’était engagé en faveur des réformes institutionnelles. Après avoir fait partie de la première commission bicamérale consacrée à ce thème, il fondera avec Pannella la Ligue pour le collège uninominal et, en 1987, le Mouvement pour la réforme électorale, dans lequel se retrouvent des éléments de la droite de la DC, des laïcs et des socialistes. En 1989, son heure sonnera enfin : Segni fera sienne la proposition, mise en avant par les étudiants universitaires catholiques, de modifier par voie référendaire la législation électorale.

33 Les analyses de Segni ne se distinguent pas par leur originalité. Mais en tant que dissident de la DC, il dispose d’une valeur ajoutée qui lui vaudra le soutien du PCI puis du PDS, bien qu’il soit ouvertement conservateur. Comme le confirmera l’avenir, la victoire du mouvement référendaire ne dépendra pas tellement de sa capacité personnelle d’attraction ou d’harmonie avec une quelconque mobilisation spontanée de la société civile. Cela relèvera davantage des investissements organisationnels et symboliques effectués sur lui par les autres acteurs qui décidèrent de l’épauler : les radicaux, une partie des organisations catholiques, la grande presse, notamment La Repubblica et Il Giornale, sans oublier le PCI puis le PDS sans lesquels les signatures nécessaires pour demander le référendum de 1991 n’auraient jamais été recueillies.

34 Quoi qu’il en soit, l’impact du mouvement référendaire – qui, à deux reprises au moins, focalisera l’attention des citoyens – sur le système politique italien a été déstabilisateur. Le référendum de 1991 rendra populaires les réformes institutionnelles et remettra définitivement en cause la démocratie des partis dont provient paradoxalement une large partie des membres du comité promoteur. En particulier, un éventuel vote favorable à cette question référendaire fut présenté comme un succès de la société civile contre les partis, alors qu’à l’occasion du second référendum sur le système électoral en 1993, la propagande référendaire convergera pour définir comme illégitime la représentation parlementaire issue de la proportionnelle (et pour demander la dissolution des Chambres), accréditant par là même l’idée que le peuple puisse vraiment exercer quelque souveraineté. Cette idée fut validée par le chef de l’État lui-même, qui reconnaîtra publiquement que le scrutin uninominal était la solution « dictée » par le peuple souverain.

35 Nous en venons, finalement, au PCI/PDS. Son rôle a été très important parce qu’il était le second parti italien, au tournant des années 1980. Parti d’opposition mais non relégué dans une position marginale, doté d’une très large audience, agissant grâce à une organisation puissante, ramifiée sur tout le territoire national. Bien que le parti ait été en déclin électoral depuis 1979, son influence restait très importante. Les effets des innovations qu’il devait introduire dans son propre discours politique à la veille d’une nouvelle décade furent donc extrêmement significatifs.

36 Les années 1980 avaient été pour le PCI des années de stagnation après la grande avancée qui l’avait conduit au seuil du gouvernement national. Pendant une décennie, le PCI a oscillé entre, d’une part, la volonté de s’intégrer définitivement dans l’aire du gouvernement (intervenant parfois avec le PSI parfois avec la DC) et, d’autre part, la revendication obstinée de sa diversité, fondée sur ses mœurs politiques et son enracinement social. L’accession de Achille Occhetto en 1989 au secrétariat conclut cette phase prolongée d’impasse en rompant avec la tradition. Le mur de Berlin tombé, le parti ne se contentera plus de revendiquer sa propre autonomie et sa spécificité dans le cadre du mouvement communiste, avec qui les liens n’étaient plus que formels. Il changera de nom et, pour dissiper tout doute, alors qu’il se préparait à entrer dans la famille du socialisme européen, il préfèrera éliminer de sa dénomination toute référence au socialisme : que ce soit pour ne pas entrer en concurrence avec le PSI ou pour souligner la rupture définitive qu’il avait accomplie.

37 Les modalités de cette évolution sont elles-mêmes significatives. La proposition de dissoudre le vieux PCI et de créer à partir de ses cendres un nouveau parti fut avancée par Occhetto en mimant pratiquement le modèle de Craxi : ce fut un coup de théâtre, réalisé au sein de la direction et du secrétariat, pendant un discours tenu dans une section de province, sans entamer la moindre réflexion critique sur les erreurs du parti. Une telle discussion fut au contraire évitée : on préféra célébrer à sa place, à travers les médias, un rite pénitentiel, aussi superficiel qu’exhibé, qui permit de rejeter les responsabilités sur les autres, n’ayant rien à expier soi-même.

38 La brèche ouverte, en réponse à de fortes sollicitations externes, le PDS avouera les financements reçus de Moscou, repensera son propre rôle dans la Résistance et la Résistance elle-même. Il contribuera à généraliser la catégorie du consociativismo comme catégorie clé pour lire le vécu de la République. Certes, le PDS revendique l’originalité de l’expérience du communisme italien et sa progressive assimilation des principes de la démocratie occidentale. Mais l’issue qui en ressort le plus est l’attribution d’une coresponsabilité substantielle du PCI dans la gestion précédente du pouvoir ; gestion précisément contre laquelle se matérialise la rupture par l’adhésion à la bataille référendaire de Segni et Pannella et par l’adoption de la perspective d’une réforme majoritaire de l’assise constitutionnelle, qui accorderait aussi une place plus importante aux personnalités politiques.

39 Le cas du PCI/PDS est l’exemple le plus remarquable d’un acteur politique qui en se reniant cherche à se relégitimer. D’un côté, le PDS ne se soustrait pas à une autocritique sévère ; de l’autre, il se propose comme alternative fondamentale au passé avec des résultats mitigés. Il ne parvient ni à convaincre pleinement l’opinion publique – comme le prouvent ses résultats électoraux – ni à éviter les critiques liées à son passé formulées par ses adversaires politiques, dont ses abjurations ont fourbi les armes. Je reste dubitatif quant à savoir si c’est cela qui a permis au PDS d’échapper au destin qui a frappé ses concurrents. Je suis, en revanche, certain que ces rites expiatoires ont apporté beaucoup d’eau aux moulins de l’antipolitique.

Les acteurs non politiques

40 Les acteurs que nous définirons génériquement comme « non politiques » peuvent être regroupés en trois catégories principales : les intellectuels, la société civile et les médias. Il doit être clair dès le départ que la ligne qui sépare ces catégories n’est pas très nette, comme n’est pas nette celle qui la sépare de la politique. Commençons par les intellectuels.

41 Le fait que les intellectuels aient récupéré un rôle clé dans la construction du discours antipolitique ne permet pas de leur attribuer une responsabilité directe, même s’il s’agit d’intellectuels politiquement orientés en faveur de tel ou tel parti, ni une subordination directe à la politique. La sphère intellectuelle est une sphère en soi qui interagit avec la politique, mais les analyses formulées ne sont pas toujours déterminées par des motivations immédiatement politiques. Ceci n’interdit aux intellectuels ni de rationaliser ex post les perspectives et les orientations politiques ni de fournir, même sans le savoir, des arguments aux acteurs politiques pour nourrir leurs discours. La question des réformes constitutionnelles, qui a été soulevée non pas par des responsables politiques mais davantage par des universitaires – et plus particulièrement par des constitutionnalistes –, a été rapidement récupérée par les politiques.

42 De fait, les constitutionnalistes ont les premiers proposé une transformation radicale du langage, en cessant de parler d’une constitution incomplète et en commençant à parler, non sans prudence, d’ajustement de la forme même du gouvernement [10]. Mais il est évident que l’on observe aussi un retard particulier dans la rationalisation du parlementarisme. En dépit de quelques interventions effectuées au cours de ces vingt dernières années, celui-ci reste encore aussi peu « rationalisé » que celui des autres pays européens.

43 Cela ne signifie pas que les propositions de rationalisation faites durant ces années soient toutes similaires. Cela signifie seulement que l’apport des intellectuels à la construction du discours antipolitique doit être jugé avec précaution. Comme, par exemple, dans le cas d’un essai de Giuliano Amato, paru en 1977 dans la revue culturelle du PSI, en même temps ou presque, que la formulation par Bettino Craxi de la proposition d’une grande réforme des institutions [11].

44 Une telle position s’inscrit dans la continuité d’une plus vaste réflexion toujours conduite par Amato sur la politique et la société italienne. Celle-ci dépassait, peut-être pour la première fois, le vieux paradigme de l’incomplétude et élaborait le paradigme du déclin et de la consociazione ou mieux du « gouvernement partagé » (governo spartitorio), prononçant un réquisitoire impitoyable contre tous les acteurs de premier plan, des partis de gouvernement à ceux d’opposition, des organisations syndicales à la classe des entrepreneurs [12]. Face à un tel diagnostic, les indications thérapeutiques seront novatrices. Une évolution des majorités parlementaires, en vue de résorber les vieilles fractures, d’intégrer de nouvelles classes et d’inaugurer peut-être une nouvelle époque de réformes redistributives, n’était plus envisageable : il s’agissait de proposer un changement substantiel de régime. Pour Amato, dans le modèle de partage, toutes les classes étaient désormais intégrées, avec plus ou moins de succès. Le problème résidait plutôt, soit dans l’absence d’instruments de gouvernement adéquats, soit dans le manque de culture de gouvernement de la gauche, capable de la mettre en concurrence avec la DC. Dans tous les cas, le champ d’action était pour Amato celui des institutions. Ayant emprunté le concept d’« ingouvernabilité » au rapport de la Commission trilatérale, sa thérapie – appelée à structurer le débat pour les années à venir – se focalisait, d’une part, sur les vieux tabous constitutionnels qu’il fallait lever et, d’autre part, sur la promulgation de règles très éloignées culturellement de ce tabou, comme celle qui prévoyait l’élection directe du chef de l’État.

45 Quels ont été les effets de ces raisonnements sur le discours politique et sur l’opinion publique ? Il est probable qu’entre l’évolution du discours politique et de tels raisonnements, il y a eu bien plus qu’une coïncidence temporelle. En outre, de tels raisonnements n’étaient pas isolés. C’est aussi le cas d’un autre illustre élément de l’important lobby des réformateurs des institutions, Gianfranco Miglio, qui dirigea au début des années 1980 un groupe de chercheurs qui élaborèrent une recherche savante et approfondie, suscitant l’attention des médias et des politiques [13], attirés à la fois par le diagnostic sarcastique de Miglio et par le protocole thérapeutique qu’il dictait.

46 L’interprétation de Miglio, moins raffinée, n’était pas si différente de celle d’Amato. Mais elle fit école quant à la façon d’appliquer sa recette réformatrice. Peut-être le premier, en tout cas se faisant plus entendre qu’aucun autre, Miglio invita à contourner la procédure de révision prévue par la Constitution, en avançant non seulement des hypothèses de contournement soft, mais aussi de contournement hard. Dans le premier cas, Miglio imaginait un projet législatif d’initiative populaire qui déléguait au chef de l’État le devoir de réécrire la Constitution, aidé par un comité de techniciens ainsi que par une commission consultative composée de politiques ; le texte réécrit devant finalement être soumis à référendum. Quant à l’hypothèse hard, Miglio était prêt à envisager une « illégalité », définie par euphémisme comme « minime » [14], entendant privilégier les raisons de la légitimité au détriment de celles de la légalité. Au cas où la loi d’initiative populaire n’aurait pas été promulguée par le Parlement, le chef de l’État aurait dû la soumettre motu proprio à référendum [15].

47 Dans la société civile, nous inclurons une galaxie vaste et désordonnée d’acteurs qui ne peuvent être considérés comme des partis ou du personnel politique professionnel. Il existe une société civile, composée de « minorités morales » liées au monde catholique et des milieux laïques qui se mobilisent contre l’immobilisme du système politique et son déclin.

48 Il est douteux que cela soit un ensemble réellement nouveau d’acteurs. Au-delà des formes, la substance de la société civile est en fait constituée, en partie non négligeable, par d’anciens habitués de la politique. C’est le cas pour le mouvement associatif d’origine catholique, se mobilisant déjà au temps des référendums sur le divorce et l’avortement contre les directives de la hiérarchie. C’est également le cas pour les volontaires et les nombreux rescapés de la DC du milieu des années 1970, quand une partie du catholicisme national avait déjà essayé de renouveler la représentation politique elle-même.

49 Quant aux laïques, ils étaient pour la plupart des ex-militants de 1968, des transfuges du PCI, fatigués de la faiblesse de son opposition, ou du PSI, par divergence avec Bettino Craxi. Il existait aussi des milieux d’entrepreneurs et de professionnels, qui voyaient reniées les notions de mérite et de compétence par les principaux partis et qui étaient interdits d’accès à l’arène politique. Il y avait enfin les revues, pour la plupart de diffusion locale, mais aussi quelques-unes de diffusion nationale, comme dans le cas de celle étudiée à Rome, Micromega.

50 Il est possible de soutenir que de tels acteurs représentent les meilleures énergies de la société italienne et que leurs motivations sont les plus nobles. Pourtant, nombreux sont les cas dans lesquels ces acteurs saisiront l’occasion de franchir les limites qui séparent la société civile de la politique pour faire leur entrée au Parlement ou dans des organismes représentatifs mineurs. Ceci apparaît contradictoire avec le fait que leurs dénonciations attisent d’elles-mêmes le feu de l’antipolitique et contribuent à cultiver le stéréotype (non confirmé par les enquêtes de Mani Pulite, tout au moins en ce qui concerne les entrepreneurs) d’une société civile industrieuse et honnête, opposée à une société politique irrémédiablement corrompue [16].

51 Les médias sont enfin le dernier protagoniste de l’antipolitique d’avant la crise. Nous avons déjà rappelé le large soutien de la grande presse au mouvement référendaire, qui s’autoproclame gardien de la vertu publique, bien avant que les magistrats ne revendiquent ce rôle. Mais un tel soutien est assez peu de chose si on le compare au rôle joué par les journalistes audiovisuels, en premier lieu ceux de la télévision publique (contrôlée par les partis) et, dans une moindre mesure, des télévisions privées dont Silvio Berlusconi est le propriétaire.

52 La mise en scène, dans le cadre d’une série de shows à succès, de l’insatisfaction, de la protestation, de la rancœur de l’homme de la rue, mais aussi des disputes entre les diverses obédiences de la « vieille » politique partitocratique, ainsi que la valorisation de la dénonciation faite par des politiciens nouveaux, a été un catalyseur formidable pour la crise des années 1990.

53 L’habileté consistait à montrer le spectacle d’une société civile dans laquelle toutes les classes et tous les groupes sociaux étaient représentés : les pauvres et les riches, les victimes de la mafia et du racket et ceux des lenteurs de l’administration publique, les petits héros du volontariat et les intellectuels de toujours. Tous soucieux de manifester leur propre mécontentement et de revendiquer leur souveraineté qu’ils jugeaient réprimée par les politiques. À l’ère de la télévision, il n’est plus nécessaire que le peuple marche sur Versailles et ramène le roi aux Tuileries. Une manipulation et une persuasion télévisée brutale et grossière ne servent pas davantage car elles n’atteignent jamais les objectifs fixés. Il est bien plus utile de cadrer sur le petit écran domestique quelques dizaines de citoyens furieux, un fragment d’humanité souffrante, même sans objectif politique déterminé [17], dans le seul but de faire grimper l’audience, et de les pousser devant un micro, quitte à les interrompre au milieu de la phrase non seulement pour donner la parole au politique incriminé, mais aussi pour envoyer sur les ondes un spot publicitaire. D’un côté, l’audience y a trouvé une extraordinaire ressource, de l’autre, l’antipolitique y a trouvé son ultime terreau : avec l’aide constante des sondages d’opinion (parfois effectués en simultané avec la transmission), la foule des consommateurs politiques dont manquait encore l’antipolitique s’est reconstituée dans le spectacle de cette masse, même virtuelle.

54 **

55 La démocratie italienne est, depuis vingt ans, surpeuplée d’accusateurs publiques et de « tribuns de la plèbe ». En vérité, il manque à notre inventaire trois acteurs, qui ont eu un rôle décisif à l’intérieur de la crise et qui en ont conditionné l’évolution, mais qui, en fait, ont peu contribué à la provoquer. Il s’agit, d’une part, de la Ligue du Nord, apparue dans le champ politique en 1991 et, d’autre part, de Silvio Berlusconi qui fit triompher son parti, Forza Italia, apparu seulement à la veille des élections de 1994. Enfin, la magistrature mérite aussi quelque attention : essentiellement parce que, avec les enquêtes sur la corruption politique du printemps de 1992, les magistrats qui enquêtaient dans les nombreux Parquets de la République ont ouvertement revendiqué le titre de gardien de la Vertu, s’opposant avec vigueur aux responsables politiques et contribuant de manière décisive à leur discrédit public.

56 Le phénomène n’est pas seulement italien et a une portée tout autre que conjoncturelle [18]. C’est un fait qu’une partie des juges italiens s’est attribué un rôle prééminent dans la régénération morale, civile et politique du pays, en appelant parfois directement à l’opinion publique.

57 La recherche d’une forme de légitimation populaire de la part des magistrats n’est pas inexplicable. Menacés par les responsables politiques, et soumis à des tutelles juridictionnelles jugées inacceptables, les juges ont cherché soit à s’en émanciper, soit à se soustraire à la soumission traditionnelle de nombreux secteurs de l’ordre judiciaire au pouvoir. Il est difficile de nier l’effet de renforcement des humeurs antipolitiques désormais diffuses chez les électeurs que peuvent avoir, outre les incessantes prises de position publique et les avertissements souvent excessifs aux politiques, les irruptions spectaculaires à l’aube au domicile des suspects et la lecture devant les caméras de télévision de communiqués hostiles aux propositions (même discutables) du gouvernement. La magistrature italienne a endossé un rôle très difficile et très important pour la moralisation de la vie publique, selon un scénario qui a révélé très fréquemment des phénomènes de corruption politique et des liens entre politique et criminalité organisée. Mais le style de quelques magistrats et leur prétention à vouloir écrire « la vraie histoire d’Italie » [19] s’inscrivent aussi de plein droit comme l’une des multiples causes de déclenchement de la crise.

58 À l’évidence, le rôle antipolitique de la Lega et de Forza Italia est bien différent. Les mots d’ordre de « Rome voleuse » et du « théâtre de guignols » qu’est la politique, la rhétorique des « gens », du « peuple du Nord », de l’entreprise (petite et moyenne, et pourtant étrangère à l’establishment de l’entreprise traditionnelle), du self made man (hostile à la pléthore de règles) et plus généralement les analyses schématiques proposées par ces deux mouvements à propos de l’état du pays, sont intrinsèquement antipolitiques. Il faut se demander dans quelle mesure les dénonciations de Umberto Bossi et de Silvio Berlusconi sont liées aux narrations et aux interprétations que nous avons passées en revue. Il n’y a rien de substantiellement nouveau dans leur discours politique, si ce n’est l’extrémisme et la capacité à proposer des solutions aux conséquences extrêmes [20]. La nouveauté réside dans le fait que la Ligue et Forza Italia ont obtenu la reconnaissance politique maximale, en l’occurrence un consensus plébiscitaire de la part des électeurs.

59 Nous avons voulu montrer qu’au cours des quinze années qui ont précédé la crise de 1992-1994, le discours politique dominant a été constitué par la dénonciation et la dramatisation du déclin de la politique italienne, associé à l’idée que sa régénération exigeait une rupture, fondée sur les réformes institutionnelles à célébrer dans sa forme la plus solennelle possible avec, par conséquent, la nécessité d’un changement de régime. La dénonciation de la politique était amplement justifiée, avant tout par les comportements des politiques. Il n’était toutefois pas inévitable que cela devienne le thème hégémonique du discours politique, qui plus est sous l’impulsion des politiques eux-mêmes.

60 Les démocraties développées de la fin du millénaire offrent à l’antipolitique un humus très fertile, et la situation italienne peut être perçue sous l’angle d’une profonde dégradation. Mais il y avait aussi d’excellentes raisons pour la représenter autrement. En tenant compte du point de départ, malgré les inconvénients et les erreurs souvent très graves, les résultats économiques de l’Italie, comme ses résultats sur le plan politique sur un demi-siècle peuvent être qualifiés de spectaculaires. Si la comparaison avec d’autres pays européens ne tombe pas dans le stéréotype, il n’y a aucune raison d’en tirer des conclusions dévastatrices. Comment se fait-il que la République offre un bilan d’échec, au lieu de la présenter sous un meilleur jour en soulignant ses succès et ses défauts graves mais curables ?

61 Avec le recul, la réponse est simple. Plus la première République apparaît comme un amas honteux de débris, plus se justifie la naissance de la seconde et plus grand est le degré de légitimation du personnel politique qui espère en tirer un profit politique. Ce personnel affirme, d’un côté, vouloir régler rapidement les affaires judiciaires de la classe politique qui l’a précédé, tout en s’opposant par tous les moyens possibles à l’action de la magistrature, et travaille par ailleurs à fabriquer la plus sévère et négative hagiographie pour mieux occulter avec désinvolture sa propre origine [21]. Réciproquement, en ce qui concerne le passé, l’explication la plus diffuse de l’abandon du paradigme de l’incomplétude est qu’il aurait disparu parce qu’il avait épuisé ses vertus interprétatives, prescriptives et plus encore persuasives. En réalité, ceux qui s’en étaient détachés les premiers étaient les entrepreneurs politiques les plus liés à celui-ci, tandis que leurs concurrents – puis à terme eux-mêmes – ont trouvé plus pratique d’exploiter la désillusion et le ressentiment de l’homme de la rue.

62 Toutefois, le principal avantage offert aux responsables politiques par le discours antipolitique a été de réduire la compétition politique à une grossière simplification binaire (partitocratie/société civile ; étatisme oppresseur/marché libéral ; corrompus/ honnêtes, vieux/neuf), ce qui leur a permis d’économiser en termes d’offre politique par rapport à des discours plus élaborés, qui auraient demandé des investissements considérables pour élaborer des programmes permettant d’obtenir l’approbation des électeurs.

63 En évoquant et dramatisant la menace du déclin provoquée par la partitocratie, la politique italienne a, pendant vingt ans, réalisé, pour l’essentiel, des réformes du système politique (sans jamais se soucier de ce que devraient faire les utilisateurs des institutions réformées) ainsi que de l’administration et de l’économie, et sans préciser la façon dont seraient utilisées les économies réalisées à la suite des coupes effectuées dans les dépenses publiques. En revanche, les politiques publiques concrètes brillent par leur faiblesse que ce soit à propos de l’emploi, de l’éducation ou de l’État social. Paradoxalement, les seuls à proposer des offres politiques concrètes et en mesure de susciter un consensus ont été la Lega, avec son sécessionisme, et Forza Italia, avec sa volonté d’annuler toute règle et de laisser éclore les instincts les plus anarchistes de la société.

64 Il n’est pas infondé de penser que l’exténuante querelle sur les réformes institutionnelles est aujourd’hui le piège le plus insidieux dans lequel se soit jetée la classe politique et le plus grand obstacle à une stabilisation acceptable de la démocratie italienne. Étant donné la direction qu’a pris le débat, et la vaste représentation que l’antipolitique a désormais obtenu au Parlement, ou bien de telles réformes seront populistes et plébiscitaires, ou il sera facile de les dénoncer comme étant des manœuvres « transformistes » et demander encore de nouvelles réformes.

65 Mais un aspect mérite d’être noté : presque tous les acteurs fondamentaux de l’antipolitique – des radicaux au PSI, des backbenchers de la majorité au PCI/PDS, et même jusqu’à certains éléments de la société civile – se trouvent dans une position au sein des hiérarchies politiques nationales qui ne correspond pas à leur aspiration. Parce qu’ils ne réussissaient pas à assouvir leurs propres ambitions dans les règles du jeu en vigueur (que beaucoup d’entre eux appliquaient, même s’ils les contestaient, puisqu’ils en recevaient des avantages considérables), ils ont demandé leur réécriture et, pour l’accélérer, ont proposé avec succès de retourner l’échiquier. Il reste à déterminer s’il est sorti une Italie meilleure de la crise virtuelle de 1992-1993, ou si l’accumulation de tant de mouvements désordonnés n’a pas créé des problèmes plus grands encore que ceux qu’ils voulaient résoudre. En somme, les Hyksos pourraient être de retour. Et les ont invités ceux-là même qui prétendaient en protéger leur royaume.

66 Traduction de David Alcaud

Notes

  • [1]
    Pour la deuxième fois dans l’histoire de l’Italie, la présidence du conseil fut confiée à un non-parlementaire, Carlo Azeglio Ciampi. La première fois fut en 1945 quand Ferruccio Parri, chef de la Résistance, fut nommé chef du gouvernement.
  • [2]
    Selon la théorie du consociativismo, le duel à mort entre la DC et le PCI structurait la politique nationale, tout en étant largement compensé par un partage substantiel mais caché de la gestion concrète du pouvoir, dont les origines remontent, selon certains, au Comité de libération nationale et à la période constituante. L’exposition la plus érudite et fine de cette théorie est celle de A. Pizzorno, « Categorie per una crisi », Micromega, 3, 1993 (repris dans Le radici della politica assoluta e altri saggi, Milan, Feltrinelli, 1994), et « Dopo il consociativismo », Micromega, 2, 1995, p. 236-260.
  • [3]
    Pour une réflexion sur les crises politiques, la référence indispensable est : M. Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de Sciences Po, 1986. En ligne
  • [4]
    G. Maranini, Miti e realtà della democrazia, Milan, Communità, 1958.
  • [5]
    Sur ce thème, la contribution la plus intéressante aujourd’hui est sans doute A. Schedler (ed.), The End of Politics ? Explorations into Modern Antipolitics, New York, St. Martin’s Press, 1997.
  • [6]
    Nous reprenons la définition du populisme de H. G. Betz, Introduction, dans H. G. Betz, S. Immerfall (eds), The Politics of the New Right. Neo-Populist Parties and Movements in Established Democracies, New York, St. Martin’s Press, 1998, p. 4.
  • [7]
    E. Fränel, La componente rappresentativa e plebiscitaria nello stato costituzionale democratico, Turin, Giappichelli, 1994.
  • [8]
    À propos de l’oligopole instauré par les partis aux commandes de l’État, cf. R. S. Katz, P. Mair, « Changing Models of Party Organization and Party Democracy : The Emergence of the Cartel Party », Party Politics, 1 (I), 1995.
  • [9]
    B. Craxi, « Ottava legislatura », L’Avanti, 27 septembre 1979, actuellement dans Prove. Marzo 1978-Giugno 1980, Milan, Sugar Co, 1980.
  • [10]
    Le débat fut inauguré par la revue Gli Stati, 10, 1973.
  • [11]
    L’essai est désormais inclus dans G. Amato, Una repubblica da riformare. Il debattito sulle istituzioni in Italia dal 1975 ad oggi, Bologne, Il Mulino, 1980, p. 135-172.
  • [12]
    G. Amato, Economia, politica e istituzioni in Italia, Bologne, Il Mulino, 1976.
  • [13]
    Gruppo di Milano, G. Miglio (dir.), Verso una nuova Costituzione. Ricerca promossa dal Cesis su « Costituzione vigente e crisi del sistema politico », Milan, Giuffré, 1983.
  • [14]
    « Une illégalité pour ainsi dire, parce qu’il est clair que si le peuple – c’est-à-dire le titulaire de la souveraineté et donc la source de toute légitimité – approuve la proposition, cette "illégalité" devient automatiquement régularisée. L’“illégalité” du président consistera dans la chute du bâillon qui était mis au peuple. », G. Miglio, Introduzione, dans Gruppo di Milano, op. cit., p. 212.
  • [15]
    « En ce qui concerne le fait que la proposition hard de Miglio n’ait pas obtenu beaucoup d’audience, l’idée d’adopter des procédures amiables pour réformer la Constitution s’est, quoi qu’il en soit, matérialisée sous les traits de la Commission bicamérale De Mita-Jotti et puis de celle présidée par D’Alema, dont la légitimité constitutionnelle a soulevé des doutes de la part de personnes faisant autorité » : A. Di Giovine, « Note sulla legge costituzionale n. 1 del 1997 », dans Studi in onore di Leopoldo Elia, ouvrage collectif, Milan, Giuffré, 1999, tome 1, p. 501-534.
  • [16]
    Par exemple, P. Flores d’Arcais, « Combattere la partitocrazia », Micromega, 4, 1990.
  • [17]
    Sur ce thème, cf. G. De Luna, « Tv : un’68 di Regime », Nuvole, 2 (2), 1992 et M. Martini, « Il santorismo, malattia infantile del gentismo », dans S. Bianchi, La sinistra populista. Equivoci e contraddizioni del caso italiano, Rome, Castelvecchi, 1995.
  • [18]
    A. Pizzorno, Il potere dei giudici. Stato democratico e controllo della virtù, Bari, Laterza, 1998 et M. Gauchet, La révolution des pouvoirs. La souveraineté, le peuple et la représentation (1789-1799), Paris, Gallimard, 1999, p. 7-51 et p. 259-286.
  • [19]
    C’est sous ce titre qu’a été publié le mémoire du magistrat instructeur de Palerme sur le cas Andreotti : La vera storia d’Italia. Interrogatori, testimonianze, riscontri, analisi. Giancarlo Caselli e i suoi sostituti ricostruiscono gli ultimi vent’anni di storia italiana, Naples, Pironti, 1995.
  • [20]
    C. Bouillaud, « Les antécédents idéologiques de la Ligue Nord », Revue française de science politique ; 48 (3-4), juin-août 1998, p. 458-479. En ligne
  • [21]
    Une opération analogue a été réalisée en France à l’égard de la Quatrième République : B. Gaïti, De Gaulle prophète de la Cinquième République, Paris, Presses de Sciences Po, 1998.
Français

Résumé

À la fin du deuxième millénaire, entre 1992 et 1994, À la fin l’Italie a été frappée par une crise, en vérité, peu dramatique, mais sans doute bouleversante et qui a radicalement transformé la physionomie de son système politique. Normalement, on considère que la cause fondamentale de cette crise a été la corruption de la vie publique dans les décennies précédentes et la faillite des finances publiques provoquée par un clientélisme omniprésent. Cet article se demande si ces deux phénomènes constituaient des raisons suffisantes pour provoquer une crise assez unique dans l’histoire des régimes démocratiques. L’auteur avance une autre hypothèse : l’une des causes principales de la crise à laquelle la démocratie italienne a dû faire face provient des discours que les principaux acteurs politiques officiels ont construit à son égard et de la floraison d’autres discours formulés par de nouveaux acteurs non conventionnels : des discours « antipolitiques », fondés sur une dénonciation impitoyable, instrumentale et injuste, de l’état de cette démocratie. Ce faisant, ces mêmes acteurs, officiels ou non, ont tenté de se relégitimer ou de se légitimer. En présentant sous ces couleurs la démocratie italienne, et en proposant comme unique recette valable un mythique passage de la « Première » à la « Deuxième » République, on a obtenu uniquement l’effet d’intoxiquer le sens commun et de pousser la démocratie vers une crise – de légitimité – dont on ne voit pas encore la conclusion.

Alfio Mastropaolo
Alfio Mastropaolo est professeur de science politique à l’Université de Turin, secrétaire général de l’Université franco-italienne et membre du Comité exécutif de l’ECPR. Il a, notamment, publié La Repubblica dei destini incrociati. Saggio sul cinquant’anni di democrazia, Florence, La Nuova Italia, 1996 et Antipolitica. Alle origini della crisi italiana, Naples, L’Ancora, 2000. Il est membre des comités éditoriaux des revues Teoria politica, European Union Politics, Laboratoire italien, Politix et Raisons politiques. Il travaille actuellement sur la démocratie et le clientélisme (<mastro@cisi.unito.it>).
Pour citer cet article
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