CAIRN.INFO : Matières à réflexion
Mais avant toute chose : toutes les énergies, qui se consument aujourd’hui dans la production de symptômes névrotiques au service d’un monde de la fantaisie isolé de la réalité effective, aideront néanmoins, même si elles ne peuvent déjà profiter à la vie, à renforcer le cri s’élevant en faveur de ces modifications dans notre culture, les seules dans lesquelles nous pouvons entrevoir le salut pour ceux qui viendront après nous.
Freud, Les chances d’avenir de la thérapie psychanalytique.

Faire autrement ?

1 Florence Guignard, a posé clairement la question : « Quelle psychanalyse pour le xxi e siècle ? » Cette question complexe et parfois conflictuelle habite aujourd’hui, sous différentes formes, nos esprits et nos échanges. Nous proposons ici quelques réflexions à partir d’une expérience de « Formation à la pratique de la clinique et des thérapies psychanalytiques [1] » auprès de collègues ayant tous une expérience analytique personnelle et qui se réfèrent sous différentes formes dans leur activité professionnelle à ce qu’ils considèrent comme un « travail analytique ». À partir de cette expérience, nous sommes nous-mêmes amenés à soulever la question suivante : à quelles conditions pouvons-nous maintenir le qualificatif de « travail psychanalytique » dans ce début du xxi e siècle pour tous ceux qui honnêtement s’en réclament ?

2 Un premier constat historique sur l’histoire de la psychanalyse pourrait apaiser nos inquiétudes contemporaines concernant les menaces sur l’avenir de la psychanalyse. Les questions apparemment récentes ne datent pas d’aujourd’hui, elles remontent même aux origines de la découverte freudienne et n’ont jamais cessé.

3 Rappelons-nous des débats excitants entre Freud, Jung, Adler ou Abraham pour ne citer que les divergences initiales les plus connues. Avançant dans le xx e siècle, que dire également des conflits concernant la psychanalyse auprès des enfants, des adolescents, des pathologies limites, ou plus récemment encore, des travaux mettant en lumière des débats inachevés comme ceux sur « la sexualité féminine », « la psychologie du Moi », « la pulsion » « le langage », « l’empathie » ou « l’intersubjectivité » ? Au fil du temps, force est de constater qu’en s’ouvrant à de nouvelles expressions symptomatiques, en plus d’être une exploration du désir et de son développement, la psychanalyse est aussi devenue un soin de la pensée.

4 Liées à ces débats théoriques, les pratiques se sont largement diversifiées. Comme hier, elles ont varié sur le cadre, la durée et le nombre de séances, la position allongée ou pas, les enjeux de l’alliance thérapeutique et de l’alliance de travail… Toutes ces approches ont pris des formes d’exercices bien différents mais se sont néanmoins toutes appuyées sur les concepts issus de la cure-type et en particulier sur le poids et la force de l’inconscient. Rappelons à ce propos que pour Freud le premier point de la définition de la psychanalyse, celui qui se subordonne et à la clinique et à la théorie, c’est d’être « un procédé pour l’investigation de processus animiques qui sont à peine accessibles autrement » (Freud, 1923a, p. 51).

5 Qu’en est-il du problème de la psychothérapie ? Freud, le premier, n’excluait pas l’intérêt voire la nécessité d’attitudes psychothérapiques, à condition – et à ce niveau il se montrait intransigeant – de ne pas les inclure dans le corpus théorique de la psychanalyse. On pourrait citer ici le débat entre Pierre Fédida et Daniel Widlöcher concernant la délicate question de la psychothérapie psychanalytique par rapport à la cure-type. Pour le premier, la psychothérapie analytique est une « psychothérapie compliquée », pour le second une psychothérapie « sur-mesure ». Peut-on dire aujourd’hui que le psychanalyste serait un soliste, il ne jouerait (en théorie) que d’un seul instrument, l’interprétation du transfert dans le processus de la névrose de transfert grâce à un cadre bien établi, alors que le psychothérapeute psychanalytique serait à lui seul un concertino sachant jouer de plusieurs instruments ? Winnicott, lorsqu’il propose une définition extensive de ce qui est psychanalytique, envisage que dans bien des cas, au-delà de la forme, de la technique, lorsque la cure paraît impossible, tout en sachant rester avant tout psychanalyste, on peut faire autrement. C’est un exercice difficile. Mais, si l’on veut maintenir vivante la psychanalyse auprès de ceux qui, malgré la diversité de leurs pratiques, souhaitent tenir ce cap, « l’idée qu’une cloison étanche continuera à séparer la cure analytique de ces activités dérivées semble illusoire » (Green, 2001, p. 92).

Temps de l’analyse et temps post-moderne

6 Ce qui nous est renvoyé par les jeunes thérapeutes n’est pas tant cette opposition, source plutôt de richesse, mais l’enjeu d’une réflexion théorique et technique autour des nouveaux facteurs sociétaux. Parmi ceux qui apparaissent les plus problématiques pour notre champ d’exercice nous retiendrons les paradoxes d’un « individualisme nouveau » dans nos démocraties (Le Goff, 2016) et la question des liens qui unissent les êtres humains entre eux et leurs enjeux intrapsychiques.

7 La modification des rythmes de vie personnels, familiaux et sociaux-culturels dans lesquels les liens se créent et se dissolvent rapidement se fait-elle au nom d’un narcissisme dominant ? En tout cas, ces facteurs sociétaux se concrétisent par une modification des demandes qui nous sont faites, renvoyant aux souffrances liées aux rythmes de vie instables, et le souhait d’être rapidement soulagé. Un argument souvent avancé aujourd’hui contre l’approche psychanalytique porte sur cette notion du temps. Pour le « patient post-moderne » (L. Kahn), le cadre analytique ne serait pas adapté aux valeurs de notre temps. C’est un fait, on n’aurait plus le temps.

8 La critique stoïcienne de l’agitation des « occupés [2] » (Sénèque) questionnait déjà ce sentiment d’une pression inutile du Temps sur l’Homme. Il est vrai que ce n’est pas le moindre de paradoxes que ce soit à cause des progrès technologiques censés nous libérer que nous nous sentions aujourd’hui de plus en plus accablés et surmenés. Nous sommes nos propres voleurs de temps. Au final, de façon surprenante, on voit bien que si ces nouvelles technologies libèrent du temps, elles exigent en réalité du temps supplémentaire, au point de nous faire sentir que nous en manquons toujours, dans une course effrénée à la recherche de l’instant présent ; course qui « dérobe le présent en promettant l’avenir » (Sénèque, 49, p. 315).

9 « Trop tard ? » Voilà une question qui angoisse et emporte nos contemporains dans une course effrénée contre la montre. Aujourd’hui, si l’on se met à recherche du temps perdu ce n’est pas pour attraper, « se rappeler, attendre, espérer, porter l’édifice immense du souvenir » (Proust, 1913). C’est pour le rattraper. Rattraper le temps de l’immaturité première ? Rattraper le temps qui file vers le retour à la dépendance ?

10 Même si ça devient une aspiration croissante que de ralentir, les stratégies de décélération ne sont pas si faciles à mettre en place. Nous ne supportons plus la lenteur. Dès lors, la tendance paradoxale aujourd’hui dans notre société du bonheur et du plaisir immédiats, est que, plutôt que de profiter d’activités à forte valeur hédonique ajoutée – soutiens d’une bonne restauration narcissique et d’une sublimation réussie –, nous recherchons plutôt des activités engendrant une moindre satisfaction, sans plus-value libidinalement narcissique, pourvu qu’elles soient garanties et à court terme, instantanées.

11 Par-delà la discontinuité, anticiper dans la continuité ce qu’il y a après, voilà ce qui est en panne aujourd’hui. Ne parlons pas d’appréhender le « d’où ça vient » ! C’est comme si l’impression contemporaine d’accélération du temps sapait le travail structurant de l’attente, et, par là, fermait toute possibilité de traitement hallucinatoire de la frustration, si essentiel dans la construction des « sentiments d’unité et de continuité d’être » (Winnicott). Les différentes solutions symptomatiques du mal-être de notre temps, seraient alors plus à envisager comme du mal à être. Un mal conduisant à chercher, au contraire du rythme et de la pulsation (pulsionnelle) ingérables imposés par le temps accéléré, un rythme de la lenteur et du repli en soi, au risque d’un poult pulsionnel proche de zéro et d’un décrochement du jeu relationnel dans un repli narcissique isolant et mortifère [3].

12 C’est que, comme l’a bien montré H. Rosa (2010), bien plus que la rationalisation, l’individuation, la division du travail ou la domestication de l’homme et de la nature, ce qui caractérise l’essence de la modernité c’est bien cette « accélération » dont la technique n’est pas seule responsable, mais dénote plutôt l’empreinte du « projet de la modernité », à savoir une idéologie de « l’autonomie ». Pour l’homme d’aujourd’hui, toujours disponible, pour ne rien manquer il ne faut être lié à rien. Pour Hartmut Rosa, le stress, l’hyperactivité, tout comme la dépression, sont les pathologies de « l’accélération » (Rosa, 2010).

13 Dans ce contexte, on peut comprendre que la proposition d’entreprendre une cure-type, dont la durée dépend de la dynamique transférentielle et contre-transférentielle, ne va pas de soi. La crainte de s’allonger sur le divan, ne fait-elle pas écho, et miroir (le miroir et l’écho de Narcisse), à la crainte du retour de cet « antiquement familier d’autrefois » (Freud, 1919h, p. 252), inlassable laissé-tombé (au sens de Winnicott) que paraît être l’homme contemporain, emporté dans sa fuite en avant pour se réapproprier ses pensées et trouver l’issue d’un travail de deuil à terminer ?

14 Depuis Freud, la question de la durée du traitement s’est régulièrement posée :

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Le malade, tout au début de son analyse, pose au médecin la désagréable question que voici : « Quelle sera la durée du traitement ? Combien de temps vous faut-il pour me débarrasser de mes souffrances ? Sa réponse ressemble à celle d’Esope dans la fable du voyageur qu’il interroge sur la longueur du chemin. « Marche », ordonne-t-il et il explique que pour calculer la durée du voyage, il faudrait connaître le pas du voyageur. On se tire ainsi des premières difficultés, mais la comparaison ne vaut rien car le névrosé change facilement de pas et sa progression peut, à certains moments, se ralentir » (Freud, 1913c, p. 98).

16 Aujourd’hui, nos contemporains se tournent plus volontiers vers des thérapies présentant une apparente efficacité en un nombre limité de séances. Heureusement, de plus en plus de psychanalystes, courageusement, s’engagent dans la pratique et la réflexion autour de thérapies brèves psychanalytiques, pour des situations qui le nécessitent, comme avec les jeunes adultes et étudiants dans une vie souvent mouvementée (Michel, 2014) ou dans le cas d’une situation de crise passagère.

17 En regard de la question que posait Bergson – qu’est-ce que l’intuition du temps ?[4] – (Bergson, 2008), le temps de l’analyse pose cette même question : durée et nombre de séances ? Temps de l’analyse en elle-même ? En d’autres termes : quid du temps de la répétition névrotique ?

18 On ne peut tenir hors champ de nos considérations cette question du temps qui passe en dehors du cadre analytique pour les patients. C’est le fondement de notre pratique de ne pas « jouer la montre », de ne pas attendre « qu’avec le temps », comme dit la chanson, ça passera. Bien au contraire. Si répétition il y a, nous travaillons « dans les temps, qui ne se règlent pas sur les horloges, mais… dans les temps du transfert… temps de transposition, de substitution et de transformation », qui, défient la vision d’un temps linéaire ; temps d’actualisation et d’anachronismes « qui bouleversent la trame du temps en donnant lieu aux événements psychiques » (Le Poulichet, 2006, p. 9). Ce temps d’actualisation est certainement l’endroit de la plus grande des résistances envers la démarche analytique : la crainte d’approcher et de vivre un autre temps, celui de l’inconscient.

19 Que ce soit parce que les patients craignent de s’installer dans un processus long, ou que le cadre de la rencontre ne permette pas d’envisager l’installation d’une thérapie au long cours, la question soulevée d’emblée est celle du temps nécessaire à l’organisation et à l’interprétation possible de la névrose de transfert. Dans des thérapies annoncées comme brèves, le maniement du transfert est délicat, dans la mesure où, bien souvent, « ce transfert n’est pas provoqué par le cadre de la cure, mais par les aléas de l’existence » (Despland, Michel, De Roten, 2010, p. 113-114), engageant à envisager davantage le référentiel de la relation d’objet que celui de la pulsion.

20 Quand les circonstances nous amènent à rencontrer des sujets qui viennent dans une situation de crise, de deuil ou de dépression, et pour lesquels on n’a pas le temps de s’installer dans un cadre long, travailler autrement, dans l’actuel, l’ici et maintenant d’un problème d’existence, est quelque chose qui peut être intéressant. Cela ne veut pas dire faire de la phénoménologie. Cela veut dire travailler dans la temporalité de la crise et de la rupture de l’étayage objectal. Mais cela ne va pas sans une certaine frustration de l’analyste. Et quand ça fonctionne, cela ne manque jamais de soulever la question de poursuivre le travail engagé, en indiquant un autre cadre de prise en charge analytique, afin de plonger en confiance et en sécurité dans toute la dynamique pulsionnelle, qui nécessite beaucoup de temps pour être véritablement analysée. C’est peut-être ça qui parfois nous heurte dans la conception de l’intersubjectivité : ne pas avoir le temps de la patiente durcharbeitung.

21 L’autre question que soulève l’idée d’un cadre de thérapie brève psychanalytique, c’est celle de la séparation. Travailler cette question dès le début, c’est-à-dire au fond ce transfert négatif que représente la séparation, est dans ce cadre-là des plus intéressant, en particulier dans les situations de deuil, ou de dépression renvoyant à des deuils. Dans ces cas, le cadre de la thérapie brève est particulièrement intéressant car il permet de travailler directement sur le cœur d’une problématique, avec l’idée de se centrer sur un focus proposé par le patient et sur sa demande de réponse rapide.

Nouveaux environnement

22 Seraient-ce les nouvelles technologies qui posent la question de la rapidité de la réponse ? Plus exactement, peut-être faut-il nous intéresser au numérique comme un nouvel environnement qui aurait vivement intéressé Winnicott. On ne peut ignorer à quel point l’environnement numérique bouleverse profondément notre paysage culturel et recompose notre rapport au temps et au savoir. De l’encyclopédie en ligne aux nouvelles pédagogies dites « inversées », l’accès à la connaissance devient de plus en plus participatif, davantage de l’ordre de l’échange que de la transmission. Si, comme le projet freudien, la disparition de l’ignorance rejoint l’idéal de la Silicon Valley, la révolution des mondes numériques déplace clairement la question de l’autorité sur celle d’un idéal de transparence.

23 Dans le même ordre d’idée, F. Guignard se questionne : « Que penser de l’avenir, dans le fonctionnement psychique des enfants de sept à dix ans, des capacités de symbolisation – impliquant une relation triangulaire et la naissance d’une pensée intériorisée –, au regard du foudroyant développement des possibilités de l’intelligence artificielle fondée sur un système binaire et l’exigence de réponses par l’action ? […] Que sont ces enfants d’aujourd’hui, avec leur apparente maturité, leur apparente indépendance, l’apparente facilité avec laquelle ils assument leurs désirs et leurs prérogatives ? » (Guignard, 2016, p. 166-167, 178).

24 En ce sens, nous rejoignons la philosophe-psychanalyste Cynthia Fleury pour qui « les nouvelles technologies communicationnelles représentent un outil où les asymétries hiérarchiques traditionnelles sont déconstruites » (Fleury, 2015, p. 526). Du binaire au réseau, avec l’essor des machines apprenantes, la relation homme-machine s’inverse, avec en toile de fond la question de la mémoire infinie d’internet par rapport à notre mémoire personnelle, et celle de l’absence d’oubli. Comme un court-circuitage du refoulement, et de la résistance au changement, il n’y a plus besoin de chercher ou de se confronter à l’oubli déguisé et en apparence inaccessible du refoulé. En se branchant et en se débranchant aussi vite, on voit bien comment l’exercice de la toute-puissance de couper ou pas la relation en fonction de la tolérance narcissique interne « permet une implication personnelle à géométrie variable » en pratiquant « l’engagement et le désengagement relationnel à convenance » (Fleury, 2015, p. 526).

25 N’est-ce pas un des éléments de compréhension de ce qui contribue au malaise de l’homme contemporain, toujours plus dépendant de sa relation à la société, à la culture, et d’autant plus en souffrance avec son désir qu’il a l’illusion de l’avoir libéré ? Une culture, entendue comme l’influence conjointe des institutions et des développements technologiques censés aider et protéger les hommes (Freud, 1930), mais qui, en donnant l’espoir qu’elle peut sans cesse être améliorée, donne à l’homme le sentiment qu’il peut, sans limites, être augmenté.

26 Dans ce nouveau contexte de l’intelligence artificielle, et des environnements numériques, que reste-t-il de la psychanalyse ? Quels concepts manquent-ils ou restent-ils à forger pour mieux les appréhender ? Quel impact sur le dispositif de la cure analytique, si la nécessaire asymétrie dans la cure renvoyant à la « situation originaire » (Laplanche, 1987), est remise aussi directement en question ? Dans quelle mesure le cadre de la cure devient-il un dispositif scénique du passé ? C’est une question que nous devons nous poser à l’heure de l’émergence de nouveaux cadres de consultations virtuelles auxquelles certains psychanalystes commencent à s’essayer.

27 On voit bien l’engouement pour les nouvelles thérapies sensées être plus rapides et plus efficaces ; thérapies qui paradoxalement redécouvrent la notion de transfert (sans le citer et apprendre à le travailler comme tel), ainsi que l’importance de la qualité du lien comme un élément déterminant dans le bon déroulement du traitement. Cela va jusqu’à retenter des expériences thérapeutiques pourtant avortées comme celle de l’analyse mutuelle de Ferenczi avec le même souci d’une implication plus forte du thérapeute. Dans le contexte des nouvelles thérapies comportementales cela donne le « self-disclosure » (André, Jollien, Ricard, 2016, p. 19).

28 Il faut du temps pour reconnaître et interpréter le transfert. Si, comme nous l’avons souligné précédemment, un premier temps de la démarche analytique impose parfois de travailler d’abord dans le cadre de pensée de la relation d’objet, comment réfléchir à des cadres psychanalytiques pertinents, bien que n’ayant pas forcément le temps nécessaire à la perlaboration ? Peut-on rester psychanalyste dans ces sortes de cadres à durée limitée ? Oui, certainement. À condition de l’être autrement. Avec moins de fidélité à nos modèles classiques, certes, mais avec peut-être plus de réalisme par rapport aux patients que nous voyons et cadres de soins dans lesquels nous les recevons, sans être pour autant être démunis.

29 À partir d’une première version du problème à résoudre, il est toujours possible de nous laisser aller à imaginer une issue, à initier des scénarios de désirs dans lesquels l’environnement réel et le cours de la vie vont trouver à se figurer. Rêver, et dans la relation transférentielle, nous laisser traverser, porter, par nos représentations infantiles, pour progressivement ouvrir le jeu de la libre associativité.

30 Sachons nous dire qu’un récit ou des résistances banales, dans l’air du temps, un problème du moment, pourront devenir intéressants et spécifiques d’une analyse prenant son temps, à condition que le patient trouve chez son interlocuteur une certaine compréhension du fait psychique, réinscrite dans la mise en histoire d’un passé, d’un présent et d’un futur, et sente qu’une communication à un niveau profond n’est jamais exclue.

A-t-on encore le temps de la psychanalyse ?

31 Après s’être posé la question de savoir si les psychotiques, les enfants ou les état-limites étaient analysables, d’une certaine façon une nouvelle question se pose à nous : comment penser l’accueil psychanalytique de ces nouvelles manifestations symptomatiques en quête de reconnaissances médicale et sociétale que sont, pêle-mêle, l’hyperactivité, la soi-disant addiction aux jeux virtuels, le burn-out (maladie de l’hyperactivité, de la consumation dans le travail), le bore-out (maladie de l’ennui, de la vacuité, du rien), ou le brown-out (maladie de la dévitalisation provoquée par l’absurdité du quotidien), en somme tout le cortège de cette famille de néo-symptômes du « stop » et/ou du « vide ».

32 Aujourd’hui, c’est ce qui prend la place du sexuel. Non pas que le sexuel ait disparu, mais l’expression du symptôme et le contexte de la demande ont changé, dans la mesure où bien souvent les patients consultent en situation de crise, mobilisant un peu plus encore le registre narcissico-objectal. C’est ce qui fait que les demandes sont différentes, et concernent davantage l’Homme dans sa relation au sociétal, non pas dans son rapport à l’autre, mais plus dans un questionnement du style : « Comment est-ce que je me vis dans la société aujourd’hui ? Comment est-ce que je m’insère ? Comment est-ce que je m’ennuie ? Comment est-ce que je me sépare ? »

33 Comme l’a décrit Alain Ehrenberg, « nombre d’entités psychopathologiques sont devenues des questions sociales, tandis qu’un nombre sans cesse croissant de questions sociales sont appréhendées au prisme des catégories et entités psychopathologiques » :

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Le thème mille fois décliné du « malaise dans la société » est l’indice incontestable d’un changement de signification de la souffrance psychique : elle était une raison de se soigner, elle est devenue en plus une raison d’agir sur des relations sociales perturbées. On l’observe encore sous un autre aspect à travers le vocabulaire omniprésent des compétences émotionnelles, relationnelles ou de savoir-être : la santé mentale apparaît comme la condition de la bonne socialisation de chacun. Tout cela constitue une nouvelle donne (Ehrenberg, 2016, p. 2).

35 On peut se demander si la psychanalyse anglo-saxonne, dans sa vision peut-être plus pragmatique que la nôtre, n’aurait pas senti plus tôt ce grand mouvement contemporain, et si, dans le fond, le débat actuel sur les concepts d’empathie et d’intersubjectivité ne viendrait pas d’une tendance d’appréhender le Moi de façon plus globale aujourd’hui ?

36 Nous pouvons ajouter à ce débat l’éclairage donné par d’autres champs médicaux sur la question de l’efficacité du traitement pour soulager les souffrances humaines, les patients et leurs symptômes les plus invalidants. En tant que professionnels nous référant à la psychanalyse, comment tenir bon sur la recherche de la liberté humaine par la dynamique du changement et l’analyse des résistances à ce changement, alors que la pression est forte de la guérison ad integrum comme exigée en chirurgie ou dans les maladies somatiques ?

37 Face à ces différentes questions, comment répondre aux demandes qui nous sont faites dans notre monde contemporain en puisant dans toutes les connaissances conceptuelles et techniques qui ont parcouru l’histoire de la psychanalyse de ses origines à aujourd’hui ? Comment en particulier former les jeunes collègues dont la demande est à la fois identique et différente de celle de leurs aînés ? Comment transmettre l’intérêt de surseoir aux représentations-buts de l’investigation-diagnostic seule, pour prendre encore le temps d’une écoute du contenu narratif, des résistances et de la conflictualité intrapsychique ? Comment partager une pratique clinique sachant autant travailler dans la temporalité lente de la névrose de transfert, que dans celle plus « actuelle » de ce qui pourrait être envisagé comme une « interaction de transfert » (Despland, Michel, De Roten, 2010, p. 114-115) ?

L’expérience de l’A.P.E.P.

38 C’est ce que l’APEP tente de promouvoir depuis plus de vingt ans. L’Association Psychanalyse et Psychothérapies a été fondée en 1996 par Daniel Widlöcher. L’objet de l’association était alors de « promouvoir en France et à l’étranger les recherches sur l’apport de la psychanalyse dans le développement des psychothérapies ». Dans ce but, des ateliers ont été développés sur des thèmes variés comme « épistémologie et psychanalyse », « recherche sur les facteurs amenant les psychanalystes à proposer un projet de traitement analytique » « le concept de réalité dans différents champs des sciences humaines » ou encore « psychanalyse et cinéma ».

39 En 2010, un nouvel objet est apparu, venant compléter le précédent : « développer des processus de formation de cliniciens, étudier les processus de traitement » et ceci « toujours dans le but d’aider à préciser le rôle de la psychanalyse dans le développement des psychothérapies ».

40 Il est important de rappeler que Daniel Widlöcher était devenu entre-temps Président de l’Association Internationale de Psychanalyse de 2001 à 2005. La création en 2010 de la « Formation à la pratique de la clinique et des thérapies psychanalytiques », devenue le cœur des actions de l’APEP, a été largement motivée par le constat que dans beaucoup de pays autres que la France, de nombreuses formations à la psychothérapie analytique existaient, y compris au sein des Instituts de psychanalyse. Une autre raison a sans doute poussé Daniel Widlöcher, accompagné de plusieurs de ses « disciples », à soutenir ce projet : le constat que le monde avait changé, que les demandes de psychothérapie, à la place des cures-type, augmentaient, et que des approches autres que psychanalytiques risquaient de détourner de la psychanalyse ceux qui pouvaient en bénéficier. Une troisième raison reposait sur le constat que de nombreux collègues essentiellement psychologues ou psychiatres, ayant fait personnellement un travail analytique, exerçant professionnellement avec une orientation psychanalytique, (trois critères nécessaires pour être admis à cette formation) ne poursuivaient pas ou pas encore leur route vers l’inscription dans une société de psychanalyse digne de ce nom.

41 Le titre choisi pour la formation – « Formation pratique à la clinique et aux thérapies psychanalytiques » – et le contenu sous formes de séminaires dont certains de supervision, fondent l’esprit de cette formation de l’APEP qui dure deux années.

42 À chacun, nous rappelons que cette formation ne peut ouvrir sur la pratique proprement dite d’une psychanalyse de type cure-type, tout en encourageant ceux qui le désirent d’une part à initier ou reprendre une cure personnelle, ou à poursuivre leur chemin en rejoignant une société psychanalytique de leur choix.

43 Pour justifier le choix de ce style de formation qui peut paraître complexe, rappelons que la difficulté d’une tâche n’est pas nécessairement un obstacle à une initiation féconde, à condition que celle-ci soit l’objet d’une formation et d’un encadrement soutenus.

44 À partir des retours des professionnels ayant suivi ou entreprenant la formation, le constat que nous faisons à l’APEP est celui d’un déclin très net de la place de la psychanalyse dans les institutions de soins et dans les enseignements universitaires.

45 Si la mobilisation est forte pour faire évoluer et perdurer la pratique psychanalytique, dans les institutions où la psychanalyse a encore sa place, la contrainte du temps s’accroît (que ce soit pour la prise en charge ou pour le temps imparti à l’élaboration clinique), dans la logique de plus en plus impérieuse du « taux d’activité » et de l’efficacité.

46 C’est le même constat qui nous revient de collègues travaillant dans les nouveaux secteurs d’activités professionnelles qui se sont ouverts à la pratique clinique (Ressources Humaines, Risques Psycho-Sociaux, Counseling et Coaching…), qui manquent cruellement de cadres de partage de pratique, et de supervisions.

47 Concernant l’enseignement, l’urgence d’une prise de conscience et d’une réflexion sont tout aussi nécessaires. Il n’y a qu’à voir les nouveaux indicateurs bibliométriques de visibilité scientifique (Impact factor), peu favorables aux travaux de recherche psychanalytique, qui freinent le recrutement d’analystes aux postes d’enseignants-chercheurs, et, par-là, la présence de l’enseignement de la psychanalyse à l’Université.

48 Pourtant nous restons optimistes. Chaque année la formation de l’APEP fait le plein, avec toujours le même constat : si les cadres de soins changent, si le temps paraît compté autant pour les soignants que pour les patients, si la psychanalyse ne paraît plus en vogue, de formation en formation (côté soignants) et de tentative de thérapie en tentative de thérapie (côté patient), des deux côtés l’envie demeure d’une écoute clinique et d’un cadre technique psychanalytique.

49 À la fin des deux années de formation, la demande est récurrente de trouver un encadrement suivi et de qualité en groupes de supervisions. Si nous nous réjouissons de cette demande qui est un signe encourageant de l’intérêt encore vif pour la pratique psychanalytique, comment répondre de façon structurée à cette demande ? Tout en préparant et soutenant, le moment venu, la continuité de cette démarche vers les Instituts ad hoc, comment proposer des espaces réguliers d’élaboration de qualité pour ces collègues, souvent isolés dans leur tentative d’appliquer l’enseignement reçu et de s’essayer à l’écoute analytique ? Quelles articulations judicieuses nos Sociétés de psychanalyse peuvent-elles penser, avec des formations telles que celle de l’APEP, tout en respectant les espaces et les prérogatives de chacun ? N’était-ce pas la même préoccupation d’ouverture et d’attractivité, pour un public plus large à la lisière de nos Instituts, qui anima Jean Cournut, dans son souhait de créer le séminaire portant aujourd’hui son nom ?

50 Tout ceci ne nous amène-t-il pas à repenser nos processus de formation en créant de nouveaux cadres propédeutiques aux cadres de formation institués qui gardent le sanctuaire, dans le bon sens du terme ? Des cadres intermédiaires, certes à visée plus pragmatique, plus abordables, mais ne perdant rien de l’identité de nos champs d’exploration du psychisme humain, et permettant de garder vivante notre pratique psychanalytique en donnant le goût d’explorer plus avant la richesse de l’autre pratique psychanalytique… celle qui a son temps.

Notes

  • [1]
    Association Psychanalyse et Psychothérapies (APEP) fondée par Daniel Widlöcher.
  • [2]
    Les « occupés » qui perdent leur vie, tournent en rond, par opposition pour Sénèque aux « hommes de loisir » qui, seuls, « vivent car non seulement ils protègent bien la durée qui leur appartient, mais ils ajoutent la totalité du temps au leur » (Sénèque, 49, p. 331).
  • [3]
    Pensons chez l’adolescent et le jeune adulte à certaines formes de phobies scolaires ou de syndrome Hikikomori encore bien énigmatiques.
  • [4]
    « Intuition » qui, pour Bergson, signifie « d’abord conscience immédiate, vision qui se distingue à peine de l’objet vu, connaissance qui est contact et même coïncidence » ; conscience : « spectatrice et actrice, spontanée et réfléchie » qui « rapproche jusqu’à les faire coïncider ensemble l’attention qui se fixe et le temps qui fuit » (Bergson, 2008, p. 4, 27).
Français

Comment maintenir vivant le cap analytique aujourd’hui ? Le questionnement récent soulevé par nos théories, nos pratiques et nos formations porterait-il sur le poids des changements sociétaux ? Nous proposons une réflexion sur les paradoxes de l’individualisme et la question des liens intrapsychiques qui en découlent, notamment sur les questions du temps nécessaire au processus analytique et sur l’efficacité demandée par nos contemporains.

Mots-clés

  • Psychanalyse
  • Psychothérapie
  • Post-modernité
  • Formation
Deutsch

Zusammenfassung – Wie kann der analytische Kurs heutzutage beibehalten werden? Die neuerlichen Fragestellungen, die unsere Theorien, unsere Praktiken und Ausbildungen aufwerfen, betreffen sie das gewichtige Ausmaß der sozialen Veränderungen? Die Autoren unterbreiten eine Reflektion der Paradoxien des Individualismus und des Problems der innerpsychischen Bindungen, die daraus resultieren, insbesondere im Hinblick auf die Fragen bezüglich der für den analytischen Prozess notwendigen Zeit und der von den Zeitgenossen geforderten Effizienz.

Stichwörter

  • Psychoanalyse
  • Psychotherapie
  • Post-Moderne
  • Ausbildung
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Come mantenere viva la bussola psicoanalitica oggi ? Gli interrogativi recenti sollevati dalle nostre teorie, dalle nostre pratiche e dalle nostre formazioni, porterebbero forse sul peso dei cambiamenti della società? Proponiamo una riflessione sui paradossi dell’individualismo e la questione dei legami intrapsichici che ne derivano, in particolare sulle questioni del tempo necessario al processo analitico e sull’efficacia richiesta dai nostri contemporanei,

Parole chiave

  • Psicoanalisi
  • Psicoterapia
  • Post-modernità
  • Formazione

Références bibliographiques

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Christophe Ferveur
Psychanalyste, Membre adhérent SPP, Formateur APEP, Président du Réseau de Soins Psychiatriques et Psychologiques pour les Étudiants – RESPPET
4 Square Bolivar, 75019 Paris
cferveur@gmail.com
Alain Braconnier
Psychanalyste, Responsable de la formation APEP
11 rue Albert Bayet, 75013 Paris
albraconnier@gmail.com
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Mis en ligne sur Cairn.info le 03/05/2017
https://doi.org/10.3917/rfp.812.0525
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