CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Plusieurs recherches en sciences sociales ciblent l’apprentissage du travail social « sur le tas » et moins ce que leurs écoles transmettent. Néanmoins, cet apprentissage, comme tous les moments de la formation, est un contexte favorable à la consolidation des dispositions, étudiantes et professionnelles à la fois, et un temps producteur d’effets socialisateurs. L’intérêt de porter le regard sur ce moment s’explique par la particularité qui entoure les cursus en travail social : la formation initiale se situe ici à la frontière entre enseignement supérieur et formation professionnelle continue. Cette filière s’organise en un cursus de trois ans fondé sur une logique d’alternance, entre des moments en stage et des « séquences école », regroupant un public en large partie féminin [1]. Si le stage est notamment mis en avant par les étudiantes et valorisé tout au long de la formation par les enseignantes, comment le moment en école contribue-t-il à façonner les savoir-faire et les savoir-être requis pour le futur rôle professionnel ?

2En intégrant ce cursus, ces futures professionnelles s’orientent vers un emploi centré sur la prise en charge de publics de l’intervention sociale. Par leur futur rôle professionnel, composé de suivi administratif, d’accompagnement et de contrôle social, elles sont censées jouer, institutionnellement, sur les rythmes de vie quotidiens de ces populations (Serre, 2009 ; Blum & Neuberg, 2019). Elles représentent de futures agentes de « socialisation temporelle » (Darmon, Dulong & Favier, 2019) participant, une fois en emploi, à transmettre auprès des populations en situation de vulnérabilité une relation d’assistance axée sur un rapport au temps conforme à des possibles scolaires et professionnels restreints. En portant l’intérêt aux pratiques étudiantes en service social, il s’agit de montrer comment ce curriculum [2] produit un cadre qui participe à la construction d’un rapport au temps spécifique, fondé sur une standardisation des pratiques professionnelles qui rompt en partie avec la culture professionnelle classique des assistantes sociales et qui participe à construire leur futur mandat (Hughes, 1996). En s’inscrivant au croisement de la sociologie de l’éducation et du curriculum et de la sociologie du travail et des professions, il s’agit de s’intéresser au processus de socialisation professionnelle (Avril, Cartier & Serre, 2010) d’assistantes de service social (ASS ou plus fréquemment assistantes sociales), en déplaçant le regard sur le moment de la formation. Questionner la socialisation en école, institution entendue ici en tant qu’organisation de travail, permet de relier les travaux sur les apprentissages scolaires et professionnels (Baszanger, 1983), en appréhendant ce qu’étudier dans ces écoles professionnelles veut dire. Par une analyse en trois dimensions (type de devoirs transmis, rapport au temps et investissements étudiants), il s’agit de voir quel travail effectuent les étudiantes en formation, quel rythme elles intègrent et quelles perspectives elles mettent en avant en lien avec leur futur métier (Becker, Geer, Hughes et al., 1961). Ces perspectives comportent notamment « une définition de la situation dans laquelle sont pris les acteurs, l’existence de buts ou de visées vers lesquels tend l’action, un ensemble d’idées quant aux pratiques qui seraient profitables et adéquates, et un ensemble d’activités ou de pratiques congruent avec ces représentations » (Darmon, 2010, p. 82).

3En s’appuyant sur une recherche qualitative et quantitative (voir l’encadré méthodologique), cette réflexion cherche à rendre compte des contours d’un groupe professionnel par l’analyse de la fabrication des pratiques professionnelles (Demazière & Gadéa, 2009 ; Pichonnaz & Toffel, 2018) en deux temps. L’article commence par mettre au jour les spécificités de l’organisation de ces filières et le contenu des consignes données par les encadrantes, en prenant l’exemple des dispositifs pédagogiques particuliers et de la culture temporelle de ces écoles professionnelles. Il montre ensuite leur réception par les étudiantes et les différents investissements qui se dessinent, répartis différemment selon les origines socio-scolaires de cette population.

Encadré méthodologique

Ces résultats s’appuient sur une recherche doctorale sur la formation professionnelle des assistantes sociales en France et en Italie (Iori, 2018a). Il s’agit de se concentrer sur les résultats concernant plus particulièrement le cas français. L’enquête de terrain française a été menée entre 2013 et 2017 dans deux structures de formation en service social en région parisienne (un centre de formation régional et un département carrières sociales d’un IUT, permettant la validation du diplôme d’État), choisies selon différents critères liés, entre autres, à leur histoire, à la diversité des dispositifs pédagogiques, au nombre des étudiants, à leur place dans l’espace des écoles. Dans chacune des formations enquêtées, nous avons mené à la fois un travail quantitatif longitudinal (suivi par questionnaire d’une cohorte initialement constituée de 108 étudiantes), ethnographique (70 cours observés ainsi que des observations au début et tout au long des trois années de formation), et par entretiens répétés avec des étudiantes (36 entretiens) et des enseignantesa (12 entretiens). Les entretiens ont permis d’approfondir les trajectoires sociales, scolaires et professionnelles ainsi que le rapport à la formation et à l’avenir. Les questionnaires se concentraient quant à eux sur le déroulement de leur stage, sur l’appréciation de celui-ci et des cours en école, tout en questionnant le changement de perspectives scolaires et professionnelles d’une année à l’autre. Les observations ethnographiques des cours, les discussions informelles avec les enseignantes, la lecture et l’analyse des discussions menées sur les réseaux sociaux entre les étudiantes (un groupe pour chaque promotion) ont permis d’apporter une connaissance supplémentaire, tout en abordant aussi avec les étudiantes les déroulements de leurs stages. Les données quantitatives – exploitées à l’aide du logiciel R – ont été analysées pour permettre de montrer les pratiques pédagogiques en formation et appuyer les résultats de l’analyse qualitative.
 
a. À l’instar des étudiantes, le personnel enseignant est également à majorité féminine.

Temps des études et temps de travail : un curriculum à l’intersection d’un apprentissage éducatif et de qualifications professionnelles

4Trois années de formation en alternance dans un centre de formation agréé (école régionale mono-filière, école multi-filière ou IUT) et la réussite au concours final (diplôme d’État, DEASS) sont nécessaires pour consacrer l’entrée dans le groupe professionnel des assistantes sociales. Après une sélection centrée autour de la « personnalité » des candidates (Bodin, 2009 ; Iori, 2016), les étudiantes intègrent un univers spécifique, fait de logiques et d’exigences particulières. Si le temps en école de travail social a été longtemps considéré comme un temps élastique, permettant aux étudiants « l’oubli de l’avenir professionnel », permettant aussi de vivre ses années de formation « sans la moindre inquiétude » (Bodin, 2008, p. 223-224), ce constat n’est plus d’actualité. Le processus progressif de scolarisation et d’universitarisation de ce curriculum, qui s’est accéléré dans les dernières années (Iori, 2020), et les transformations qui ont touché le secteur du travail social (Avenel & Duvoux, 2020) ont contribué à changer progressivement ce cursus.

5Lors de leur orientation, les étudiantes mettent en avant le fait que cette filière répond souvent à leurs aspirations car elle est « concrète », « pratique » et se distingue de la « fac ». Tout au long des trois ans, ces aspirantes professionnelles oscillent entre deux figures, « étudiante » et « apprentie », dans un cursus qui se construit sur l’alternance école/emploi. Dans cette première partie, il s’agit de voir comment cette filière se situe dans une voie médiane de l’enseignement supérieur, entre le cadre ferme et strict des classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) et une partielle anomie temporelle du cadre universitaire (Verret, 1975 ; Beaud, 1997). L’apprentissage mis en avant par ce cursus est un élément qui contribue à une progressive rupture avec les études secondaires et avec d’autres études universitaires. Si celui-ci n’évacue pas les références à l’ordre scolaire en tant que tel, il produit un décalage avec les pratiques pédagogiques classiques auxquelles sont habituées les étudiantes, se centrant davantage sur l’accès à l’emploi tout en cherchant à favoriser la construction d’un rapport déterminé au temps.

L’inculcation d’une standardisation professionnelle

6Après une première année marquée par une introduction au travail social et des moments collectifs d’adaptation sur le terrain, à partir de la deuxième année les centres de formation partagent la multiplication des cours en petits groupes : des ateliers thématiques spécifiques ou autour de la posture professionnelle. Face au poids important laissé au temps en stage, les enseignements sont davantage consacrés à la préparation du diplôme sur les pratiques professionnelles (46 % du volume horaire total), à l’« analyse de la pratique » ou à des séminaires sur des secteurs professionnels spécifiques (36 %). Les attentes du diplôme depuis la réforme de 2004 (les « référentiels de formation ») [3] renforcent ce passage des « disciplines » et des « qualifications » aux « compétences » à valider au fil des trois ans. Les différents enseignements thématiques (en psychologie, sociologie et droit principalement [4], 18 %) sont traités dans un temps très court. Ils gardent un fort caractère normatif et contribuent à inculquer un apprentissage fonctionnel des concepts, dans le but d’intégrer les codes du travail : les procédures, les méthodes et les mesures juridiques. Ils participent d’une progressive soumission aux dispositifs, cadre de légitimité professionnelle du futur métier.

7Les évaluations demandées par les centres de formation contribuent également à ce processus de standardisation professionnelle. De manière similaire à certains dispositifs mis en place dans le cursus HEC, elles participent à « déscolariser de manière scolaire » les étudiantes (Abraham, 2007). La plupart des validations se font par le rendu de plusieurs travaux écrits (65 % des travaux demandés), certains censés valider les épreuves plus théoriques, d’autres préparant aux épreuves du diplôme d’État (notamment le dossier de pratiques professionnelles – DPP). La dissertation est rarement demandée, et les validations sont consacrées à des exercices scripturaux faits de réponses courtes et concises (questions diverses, QCM) ou plus souvent à des rendus autour du recueil d’informations individuelles ou de groupe : dossiers d’enquêtes sur une thématique spécifique, diagnostic d’une action sociale, cartographie d’un service social, synthèse des mesures juridiques et des politiques publiques. Les synthèses écrites et orales d’une « problématique sociale » sont les exercices les plus travaillés et constituent une validation à part pour le diplôme d’État. L’accent est mis sur le respect de la forme, tout comme sur la maîtrise des différentes consignes. Comme le montre Goody, cette attention à la forme écrite participe progressivement d’une domestication de la pensée pratique (Goody, 1979), ce qui dans le cadre du service social va de pair avec le processus de scolarisation progressive de ce curriculum.

8Il s’agit moins ici de considérer l’écrit en tant que document « performatif » de l’activité professionnelle, que d’envisager son injonction et sa standardisation comme moments de rationalisation et de formalisation de la future pratique professionnelle. Face à l’émiettement des savoirs enseignés, cette insistance sur les rendus écrits contribue à produire une intériorisation progressive des règles d’écriture professionnelle, dans le but d’un usage « pratique » de la formation. Les rendus sont consacrés à travailler et façonner la future forme professionnelle. Les futures assistantes sociales sont amenées à rédiger des rapports, des diagnostics, des fiches d’accueil et de suivi, en faisant de cela une pratique professionnelle centrale du métier qui contribue à marquer leur autonomie face à d’autres professionnels de l’action sociale (Serre, 2012). Comme l’explicite cette enseignante :

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On ne vous demande pas de faire l’analyse critique, même si certaines questions peuvent sous-tendre cela ! On vous demande de tester vos connaissances sur tel thème. Vous ne devez pas prendre position [lors de l’écrit]. Plutôt rendre compte d’un étonnement, mais ce n’est pas l’objet de l’épreuve [du diplôme d’État]. On ne demande pas une rédaction télégraphique, un catalogue, mais une capacité rédactionnelle ! (journal de terrain [JDT], septembre 2015).

10L’exemple du mémoire de fin d’études montre bien cette standardisation de la pensée dans la culture professionnelle. Depuis la réforme des années 1980, un « mémoire d’initiation à la recherche dans le champ professionnel » est prévu dans les épreuves du diplôme d’État. Construit dans le sillage des sciences sociales, le mémoire a pour objectif de « problématiser une question ou phénomène social » en produisant une « rupture, distanciation, démarcation » avec ses représentations [5]. La bibliographie distribuée aux étudiantes revendique d’ailleurs ce positionnement : la Formation de l’esprit scientifique de Bachelard, le Guide de Beaud et Weber et les Ficelles du métier de Becker sont accompagnés par le Manuel de recherche en sciences sociales de Quivy et Van Campenhoudt et par un texte de préparation professionnelle au diplôme. Dans l’école régionale, c’est un formateur psychologue qui s’occupe de l’organisation des mémoires, quand le suivi individuel de mémoires est délégué à des vacataires. L’équipe enseignante susceptible de suivre les étudiantes dans leur mémoire est très hétérogène et est composée principalement de professionnelles de l’action sociale, peu nombreuses à être passées par des études supérieures universitaires : sur les 24 « guidantes », dix-sept sont assistantes sociales de formation, on retrouve trois cadres et une retraitée, trois docteures en sciences sociales et trois actuellement inscrites en thèse, cinq occupant un poste de formateur indépendant et deux psychologues en exercice libéral. À l’instar d’autres filières de l’enseignement professionnel et technique, la validité du savoir doit être éprouvée par des agents extérieurs et dans des situations concrètes (Tanguy, 1994, p. 42). Même si le mémoire suit une construction à vocation universitaire, il demeure un exercice évalué principalement par des professionnelles, futurs pairs, lors du jury du diplôme d’État [6].

11La tension entre validation professionnelle et sciences sociales est ici importante. Les étudiantes sont amenées à s’approprier des méthodes de sciences sociales tout en les appliquant à une « recherche dans la pratique professionnelle […] avec les outils des sciences sociales », comme l’explique une intervenante vacataire. Si cet exercice poursuit une approche instrumentale des sciences sociales et de la sociologie en particulier (par exemple le fait de « ne pas tout lire » dans la bibliographie présentée), les étudiantes ont souvent du mal à comprendre l’enjeu de la problématisation et verbalisent publiquement et en off, auprès de leurs collègues, leurs difficultés. La moitié des enquêtées (55 %) déclarent que leur travail est orienté vers la mise en place d’un projet professionnel. Lors du concours, une partie d’entre elles regrettent d’ailleurs cette évaluation, comme le montrent les échanges au lendemain de leur soutenance :

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Je dirais que le jury que j’ai eu aujourd’hui était bienveillant (une formatrice et un ASS en crèche), je n’ai pas vraiment eu de questions sur les concepts, juste deux précisions sur deux mots. Ils m’ont surtout posé des questions sur ma posture professionnelle (mon mémoire est sur l’intervention à domicile, du coup on m’a demandé comment j’aurais réagi dans certaines situations, etc.).
Je trouve ça étonnant qu’il[s] pose[nt] des questions sur notre positionnement en sachant qu’on est censées avoir une posture de chercheur et non d’ASS dans cet exercice…
Je suis passée ce matin. Mon jury était [de] deux ASS (une en polyvalence et une qui travaille avec des enfants). Je n’ai pas eu de questions pièges mais j’ai dû parfois les reprendre que mon travail était un travail de mémoire et moins de positionnement professionnel comme au DC 1 [domaine de compétence].
En termes de questions on m’a demandé quels étaient mes concepts clés dans mon mémoire, ils m’ont beaucoup orienté sur ce que j’aurais fait moi (mémoire sur les victimes de harcèlement scolaire) je me suis plutôt sentie en oral du DPP [dossier de pratique professionnelle] que mémoire. Je reste donc mitigée sans vraiment réussir à me positionner.
(Commentaires en ligne, extraits des discussions des deux promos, juin/juillet 2016)

13Cet exercice est axé sur une visée descriptive d’une problématique professionnelle et participe finalement de l’inculcation des « codes professionnels ». Ces enseignements et leurs rendus ciblent une « acculturation à ce temps planifié et processuel » caractéristique des formations professionnelles (Tralongo, 2015, p. 99) et ils dessinent un nouveau rapport à l’avenir axé sur le contrat et sur une mission d’accompagnement de court terme. Plusieurs étudiantes soulignent qu’elles ne s’attendaient pas à une place si forte donnée aux écrits dans la formation, où – conjointement aux expériences de stage – l’image de l’assistante sociale passe à un rôle plus bureaucratique et s’éloigne du contact avec l’usager.

Condenser le temps en formation et en stage, réduire le temps libre

14L’éducation et la formation constituent globalement des moments centraux de socialisation à travers aussi une rationalisation du temps. Apprendre scolairement revient à « organiser son travail en séquences successives et ordonnées, [à] disjoindre le temps des activités scolaires des autres temps, [à] planifier ses tâches et son raisonnement » (Millet & Thin, 2005, p. 160). L’usage différentiel du temps dépend notamment de la nature des études : la durée, l’intensité et le découpage du temps diffèrent selon les types d’enseignement (professionnel ou général). Ceux-ci génèrent des rapports au temps qui varient selon les classes sociales, calqués sur la division sociale du travail (Tanguy, 1980). L’organisation du temps demeure un enjeu central notamment dans l’enseignement supérieur (Becker, Geer, Hughes et al., 1961 ; Verret, 1975 ; Darmon, 2013). Parallèlement au type de rendus demandés, la formation en service social contribue bien à instaurer un cadre temporel spécifique : aux heures de cours à fréquence obligatoire s’ajoutent des heures de stage, contribuant à fixer un emploi du temps régulier, cadré par des horaires fixes et jalonné de rendus spécifiques. L’emploi du temps institutionnel constitue une matrice socialisatrice à part entière en participant d’une « socialisation silencieuse ou infra-discursive » au type d’études et en imposant « un style de comportement, d’existence et un rapport général au monde » (Lahire, 1996, p. 19).

15Le cadre imposé demeure assez strict, ce qui laisse très peu de marge de manœuvre aux étudiantes dans le choix des activités et demande une présence rigoureuse en cours. Les enseignantes insistent pour qu’elles consacrent l’intégralité du temps à la formation, en rappelant souvent à l’ordre celles qui sont absentes. À plusieurs reprises elles cherchent à responsabiliser les étudiantes : le respect des horaires, la « régularité » des rendus et l’assiduité en cours. Les étudiantes doivent « tenir » le rythme de cette filière. De fait, l’absentéisme est peu fréquent et la presque totalité des enquêtées déclare avoir été assidue lors des trois ans, à quelques retards en cours près. L’encadrement de la formation implique un investissement à temps plein qui ne permet pas toujours de maintenir un « petit boulot » à côté de la formation, ce qui augmente les inégalités entre étudiantes. Comme le dit Chloé :

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On ne peut pas travailler à côté, c’est ça qui est dommage ! Maintenant c’est vrai que Madame [la responsable] a dit qu’on a signé sur le fait qu’au diplôme d’État on doit être assidus, on doit travailler… Très bien ! Mais en même temps il y a des formations où on paie les élèves pour qu’ils n’aient pas besoin d’aller travailler à côté et où ils sont assidus… par exemple les infirmières : leur stage est déjà choisi, il n’y a pas de stress à avoir par rapport à ça… comme ça elles peuvent faire leur truc… (Chloé, née en 1993, bac ST2S, père maître composteur, mère employée d’une boutique de tapisserie ; IUT Carrières sociales).

17Les étudiantes qui arrivent à concilier un petit boulot en parallèle choisissent des emplois plutôt flexibles et cantonnés au soir ou aux week-ends, comme la garde d’enfant ou un job d’hôtesse de caisse ou d’accueil, le tout pour payer les dépenses quotidiennes et les études. Plusieurs étudiantes arrêtent ces activités progressivement entre la première et la troisième année, ayant de plus en plus du mal à concilier le suivi de la formation et du stage. C’est le cas de Noémie, étudiante en école régionale qui s’oriente dans ces études après un bac technologique, une année en licence de psychologie et une « prépa sociale ». Elle reconnaît en début de deuxième année être :

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très fatiguée mais ça va, ça va… [rire]. La reprise a été dure, on a déjà un devoir à faire, réviser les partiels, penser au stage. Là les cours ça me soûle, ça devient vraiment chiant. C’est le fait d’être en cours et d’être assises toute la journée, ça m’énerve d’être assise. C’est fatigant, plus fatigant qu’être sur le terrain... ! (Noémie, née en 1991, bac STMG, père petit entrepreneur indépendant, mère coiffeuse à domicile, cadette de trois sœurs).

19Tout au long des trois ans, les étudiantes soulignent progressivement l’augmentation de la pression. Face à nos questions autour de la charge de travail pendant leurs études, plusieurs étudiantes expriment une difficulté à répondre. Le terme souvent employé dans les entretiens et les discussions informelles est celui d’« intensité », de « lourdeur » et de « pesanteur ». Cette organisation temporelle produit des difficultés pour beaucoup d’entre elles, qui délaissent progressivement leurs activités extra-scolaires : c’est le cas de 80 % des interrogées. Si la perception de cette « intensité » et de ces difficultés peut varier selon des échelles sociales différentes, elle permet de mieux dessiner la culture temporelle de cette filière (Darmon, 2017). Clémence et Faïza, étudiantes en IUT, et Noémie le confirment :

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Bah la plus grande charge c’est les devoirs, les dossiers à rendre c’est surtout ça qui fait la plus grande masse de travail, on a des cours, des partiels, mais ce n’est pas énorme… Le plus gros ce sont les dossiers à rendre (Clémence, née en 1993, bac ES, père charpentier, mère commerciale, frère professeur des écoles).

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Ouais, toujours des dossiers… des trucs à rendre… parfois les fiches de lecture pour le mémoire, juste ça… à lire… […] Trop de devoirs, trop de dossiers à rendre en même temps, c’est une formation intense ! Depuis la première année, la deuxième et la troisième année je n’ai eu aucunes vacances. Depuis octobre à juillet et puis août, c’est super intense ! (Faïza, née en 1995, bac STG, père cadre commercial, mère assistante maternelle, cadette de quatre sœurs).

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J’ai beaucoup la pression là pour la synthèse orale. Je suis toujours au bord de m’évanouir, alors qu’il y a pas de quoi. C’est trop condensé, on charge vachement par rapport aux stages, avec le boulot de stage. On a l’impression d’être toujours au boulot, ce n’est pas forcément évident… (Noémie).

23À partir des documents distribués et des rendus demandés, les étudiantes doivent rendre compte dans un temps court d’une situation et d’un cadre, permettant par là de standardiser des situations professionnelles dans un temps précis. Le court délai de rendu sur lequel insistent les enseignantes participe de l’aspect organisationnel du futur métier, introduisant une logique polyvalente inscrite dans une temporalité serrée de court terme. Cette stratégie va de pair avec les horizons temporels portés par les politiques publiques actuelles, centrés autour d’une injonction à l’autonomie dans une relation d’assistance et de prise en charge de court terme (Duvoux, 2012 ; Blum & Neuberg, 2019).

24Le temps des étudiantes est également occupé par la recherche de stage, réduisant de plus en plus le temps libre à côté de leur formation. Les enseignantes, souvent professionnelles en exercice ou anciennes assistantes sociales, insistent sur le fait de se donner « à fond » dans cette expérience « professionnelle » pour valider les passages d’une année à l’autre et obtenir le diplôme. La doxa professionnelle renforce la charge symbolique de ce moment sur le terrain, centré autour de l’« expérience d’action ». Pour autant, c’est aux étudiantes elles-mêmes de trouver leur stage : elles doivent préparer des dossiers de candidature, des CV, des lettres de motivation, sans que des cours soient mis en place par les écoles pour les y aider. Depuis 2013, une gratification est obligatoire, ce qui a engendré de nombreux problèmes dans la recherche de stage pour toutes les étudiantes en travail social (Iori, 2018b). Environ un tiers des étudiantes en deuxième et troisième années se retrouvent cependant à accepter des stages non gratifiés pour pouvoir se présenter au diplôme final. Comme le soulignent certaines enseignantes :

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« Mieux vaut un stage pas rémunéré que pas de stage ! Il ne faut pas attendre d’être rémunérés avant de choisir un stage » alerte la directrice du département de l’IUT (JDT, septembre 2013).

26Si ces moments de stage permettent notamment à ce curriculum de revêtir pleinement son caractère professionnel, ils participent d’une intériorisation d’un rapport au temps. Ce dernier renvoie à la capacité de s’adapter avant tout à une entrée directe sur le marché du travail et à l’hétérogénéité des publics et des lieux d’intervention. Il structure le caractère « polyvalent » de ces futures professionnelles.

27Dans la continuité des études sur la maîtrise du temps dans l’espace social (Bourdieu, 1980), Muriel Darmon a montré comment, en haut de la hiérarchie symbolique de l’enseignement supérieur, les CPGE conduisent à une incorporation de dispositions temporelles (planifier, réduire les temps vides…) qui peuvent être mobilisées une fois sur le lieu de travail. À l’opposé, l’ethos temporel étudiant à l’université est caractérisé moins par cette idée de prévision de la planification que par une organisation du travail à la tâche (Verret, 1975, p. 602-603). Le curriculum en service social se distingue des filières où le nombre d’heures dispensé est important et le travail personnel fortement demandé comme les CPGE ou le cursus en médecine (Millet, 2000) et parallèlement des filières universitaires plus élastiques. Le cadrage du temps revendiqué par ce curriculum implique une remise de soi à l’institution, faite de disponibilité, de régularité et de soumission aux consignes. Le rapport au temps est un élément supplémentaire dans la division du travail cognitif et une forme de contrôle dans la transmission pédagogique de cette filière (Bernstein, 2007). Cette temporalité doit être conçue dans le sens du respect d’un certain ordre professionnel, d’un maintien de consignes données tout au long de la formation, se rapprochant par là plus de l’enseignement « technique » que de l’enseignement général (Tanguy, 1980). L’insistance sur les épreuves écrites mobilise les capacités scripturales des étudiantes, tout comme la régularité temporelle façonne leurs capacités d’organisation. L’enchaînement des cours et du stage implique de « s’accrocher » face aux différents rendus : les dossiers à rendre pendant la formation rappellent les dossiers des usagers à trier une fois en poste. À l’instar d’autres cursus du supérieur, l’organisation de celui-ci renvoie aux « aptitudes à la régularité et à la ponctualité, aux capacités de prévision et de planification » qui ne se distribuent pas de manière égale entre les étudiantes (Verret, 1975, p. 212-213), comme on le verra dans la partie suivante.

Réceptions et réappropriations étudiantes : s’investir dans la formation en service social

28Nous avons montré comment cette filière exige une forte mise en conformité scolaire et professionnelle. Pour autant, tout en maintenant un cadrage strict, ce cursus n’arrive pas à asseoir une mainmise totale sur ses membres. On l’a évoqué supra, cette inculcation doit être pensée en lien strict avec les types d’étudiantes auxquels ces cursus se réfèrent. On se trouve dans une situation bien différente de celle de certaines institutions « totales » comme le séminaire religieux ou les centres de formation sportifs où se produit un « passage à un monde séparé », avec ses propres normes et styles de vie (Faure & Suaud, 2015, p. 199). Afin d’analyser les « ruptures pédagogiques » qui se produisent dans cet espace du supérieur (Millet, 2000), il s’agit ici de s’intéresser d’abord aux manières d’étudier et aux sociabilités propres au service social, pour, ensuite, identifier trois pratiques d’investissement qui se développent en son sein et qui oscillent entre apprentissage étudiant et apprentissage professionnel, en fonction des origines socio-scolaires des étudiantes.

Manières d’étudier et sociabilités en service social

29Ce cursus est largement composé de populations étudiantes qui ont peu de familiarité avec des études longues et qui sont caractérisées par un rapport à l’école assez hétérogène. Ce cursus représente une voie privilégiée d’accès à un emploi intermédiaire qualifié pour des étudiantes issues davantage des classes populaires (57 % [7]) que des catégories intermédiaires et supérieures (11 % et 32 %), et qui sont dans l’ensemble majoritairement passées par une option générale au baccalauréat (55 %). La formation peut représenter pour ces futures assistantes sociales un changement important dans leurs manières d’étudier, une étape les amenant à redéfinir les habitudes prises en matière d’organisation des révisions, d’écriture ou encore de prise de notes. Dans le cas de Noémie (vu supra), celle-ci reconnaît avoir dû jongler entre les cours en école et les stages, arrêtant ses petits boulots d’hôtesse de caisse et de garde d’enfant à plusieurs reprises, les reprenant à d’autres moments de la deuxième année. Lors de notre rencontre pendant la dernière année, elle met en avant une organisation très rationnelle et méthodique, en détaillant les différentes étapes qu’elle a mises en place dans la recherche du stage, dans la mise à jour de son CV, dans l’adaptation de la lettre de motivation aux différentes structures, tout comme ses différents contacts avec les services de stage, se disant ainsi tout à fait prête à intégrer le monde professionnel et à quitter la formation.

30Globalement, dans la filière enquêtée, on a rarement observé des formes d’entraînement régulières, des cours particuliers ou des « colles », des apprentissages par cœur, ou une présence de révision tous les soirs ou la nuit. Si ce cursus s’éloigne de ce point de vue des filières en haut de la hiérarchie symbolique du supérieur, il s’approche de fait des autres filières courtes dans lesquelles le travail personnel est peu demandé mais où on retrouve une forte injonction à l’assiduité des heures d’enseignement. Contrairement aux étudiants des filières universitaires et de manière similaire à une partie des étudiants des STS et des IUT, le public en service social privilégie globalement un travail individuel chez soi et utilise peu la bibliothèque ou le café pour réviser (25 %), lieux privilégiés plutôt par un public « littéraire » (Lahire, 1996, p. 59-71). Ces étudiantes tendent néanmoins à réviser davantage seules, que ce soit lors de la deuxième (93 %) ou de la troisième année (87 %). Seule une étudiante sur trois déclare privilégier le travail avec les collègues de formation.

31L’intensité de la formation contribue à orienter les étudiantes à canaliser les moments plus libres vers la recherche d’un stage ou d’un futur travail ou encore à mettre à distance les collègues de formation, leur rappelant le lien avec la sphère professionnelle. La relation entre étudiantes de l’école étudiée est assez représentative de ce progressif changement avec l’ordre scolaire précédent et doit être appréhendée en fonction de la composition sociale de ces filières (Orange, 2011 [8]). Lors des entretiens, les étudiantes soulignent à plusieurs reprises la différence entre des « vraies amies » (en dehors de la formation) et les « collègues » (les camarades de la formation), mais aussi l’attention portée aux manières de s’habiller et de se comporter ainsi que les jugements respectifs qui s’instaurent entre elles. On ne trouve aucune indication d’un « esprit de promo ». Si, en première année, elles se retrouvent en fin d’année toutes ensemble dans le parc adjacent à l’école, cela se reproduit de moins en moins lors des années suivantes. Les sorties au sein de la « promo » ne sont pas évoquées dans les échanges entre étudiantes qui privilégient des contacts voués à l’échange de notes et des commentaires liés aux cours. Si on ne retrouve pas cette rivalité exprimée dans la « volonté de vaincre » présente dans le sport comme dans des filières symboliquement plus légitimes (Bourdieu, 1989, p. 117), la « camaraderie » ne s’installe pas non plus et c’est une attention aux collègues comme « futurs pairs » qui va structurer les configurations relationnelles en école. Les étudiantes, tout comme certaines enseignantes et intervenantes de l’école, deviennent rapidement des « futures professionnelles ». Le style de vie des étudiantes se calque alors plus sur un style professionnel que sur un style scolaire ou universitaire. S’il faut se garder de généraliser en la matière, cela contribue néanmoins à structurer l’hypothèse d’une corrélation entre investissement dans la formation et liens amicaux, et à voir comment l’aspect professionnel et le rythme de la formation orientent la socialisation étudiante.

32La réappropriation du rôle d’étudiant et de futur professionnel diffère également selon les trajectoires, les rapports à l’avenir, à la formation et au métier. On verra dans la suite comment les jeunes femmes s’orientant vers ce cursus sont inégalement prédisposées à se soumettre à ce processus de construction professionnelle porté par les écoles.

Des investissements étudiants différenciés

33Les investissements des étudiantes en service social peuvent s’apparenter aux perspectives étudiées par l’équipe d’Everett Hughes (Becker, Geer, Hughes et al., 1961), c’est-à-dire à des « comportement[s] à la fois des représentations et des pratiques, formées et apprises par les individus en réponse à un ensemble spécifique de pressions institutionnelles » (Darmon, 2010, p. 82). Ces perspectives peuvent être appréhendées par une analyse croisée de la perception que les étudiantes ont de la formation, de la charge de travail en école, de leurs trajectoires socio-scolaires et de leurs aspirations au cours des trois ans. Pour ce faire, j’ai réalisé ici une analyse de correspondances multiples (ACM) et une classification ascendante hiérarchique (CAH), à seul usage de vérification empirique d’une posture ethnographique par des données quantitatives [9]. L’articulation de l’analyse factorielle et de la classification permet de souligner l’aspect relationnel entre les variables (Brinbaum, Poullaouec & Hugrée, 2018) et de rendre compte de leur « multi-dimensionnalité » (Demoli, 2015). L’espace de la formation en service social oppose alors, d’un côté des individus ayant plutôt bien reçu la formation en école versus des étudiantes considérant l’apprentissage du métier principalement en stage ; d’un autre côté, on a des individus ayant déjà été fragilisés pendant les trois années (possible arrêt de la formation, remises en question et difficultés dans les validations) opposés à d’autres étudiantes ayant plutôt des bons résultats et une conviction plus forte dans le choix de ce cursus. Trois groupes ressortent alors du degré d’investissement et de réappropriation de la formation (voir figure 1).

Figure 1. L’espace des investissements étudiants

Figure 0

Figure 1. L’espace des investissements étudiants

34La typologie présentée dans le tableau 1 permet d’identifier les différents investissements dans le cursus en service social à partir des résultats scolaires, du rapport à la formation et à l’avenir et de la distance que les étudiantes entretiennent avec les instituts de formation, tout en les reliant aux propriétés scolaires et sociales des étudiantes. Ces trois pratiques étudiantes, envisagées à partir du degré d’investissement, doivent être resituées dans le cadre de l’ordre pédagogique spécifique mis en place par le curriculum suivi.

Tableau 1. Les investissements en formation de service social

Types d’investissementEffectifs et pourcentage
Les étudiantes résolues professionnellementn = 17 ; 33 %
Les étudiantes conformes scolairementn = 23 ; 25 %
Les étudiantes hésitantes à la margen = 29 ; 42 %

Tableau 1. Les investissements en formation de service social

Source : Enquête FRITA sur les étudiantes en service social (Iori, 2018a).

35Le premier groupe permet d’identifier des étudiantes qu’on a nommées « résolues professionnellement » et qui représentent environ un tiers des enquêtées inscrites en dernière année de formation (n = 17). Elles ont dès la première année l’objectif de travailler en tant qu’assistante sociale et déclarent réussir les études sans grandes difficultés. Les épreuves du diplôme ne représentent pas un grand obstacle pour cette sous-population qui déclare avoir reçu des connaissances suffisantes lors des trois années de formation. Ces années se déroulent sans qu’elles mettent en avant des fortes remises en question : si elles évoquent avoir vécu quelques difficultés lors de leurs stages, elles affirment n’avoir jamais eu des doutes sur leur choix d’orientation, ni avoir jamais pensé arrêter cette formation, dont elles sont en grande partie satisfaites. Dans l’ensemble du groupe, la construction du parcours se renforce au fur et à mesure des stages et des cours, vers la future entrée dans le métier. Les étudiantes restent optimistes quant à la possibilité de trouver un emploi à l’issue de la formation, formation qui est pensée sur un registre vocationnel (Suaud, 1978). Il s’agit des étudiantes les plus âgées de leur promotion, elles ont davantage effectué une série secondaire générale et ont davantage redoublé lors de leur scolarité. Elles sont largement issues de familles en mobilité sociale ascendante ayant poursuivi les études au-delà du baccalauréat et exerçant un emploi dans la fonction publique. Huit étudiantes ont même déjà reçu une opportunité d’embauche un mois avant la fin de la formation. Si elles n’ont pas encore d’idée précise sur la structure vers laquelle s’orienter, elles affirment avoir une préférence pour le public auprès duquel elles souhaitent exercer une fois en poste.

36Le deuxième groupe, un quart de cette population (n = 23), réunit des étudiantes qu’on définit comme « conformes scolairement ». Elles se distinguent du premier groupe notamment par leurs capacités à se laisser davantage « travailler » par les dispositifs pédagogiques et professionnels. Elles mettent en avant le fait que le métier ne s’apprend pas uniquement en stage mais aussi en cours et elles affirment avoir tissé un lien particulier avec les enseignantes tout au long des trois années. On retrouve dans ce groupe des étudiantes plus aisées socialement, qui cherchent également à se socialiser lors de cette formation supérieure et ont moins à l’esprit l’objectif d’avoir un métier à l’issue de la formation. Ces étudiantes obtiennent globalement des « bonnes notes » tout au long des trois années tout en mettant en avant des incertitudes et des difficultés sur l’aspect professionnel du cursus. Elles n’ont pas de préférence pour un public particulier de l’action sociale mais elles n’excluent pas de s’orienter directement vers la fonction publique territoriale. La moitié d’entre elles est également prête à accepter une rémunération plus faible et des horaires flexibles pour obtenir un emploi dans le social, insertion professionnelle qu’elles appréhendent. Ces incertitudes les amènent à ne pas être toujours suffisamment en conformité avec les attentes du futur métier et elles peuvent se traduire par un échec aux épreuves du diplôme (c’est le cas pour huit d’entre elles).

37Le dernier groupe est composé des étudiantes qu’on a qualifiées d’« hésitantes à la marge ». Il concerne 29 étudiantes qui se considèrent davantage comme « anonymes » pour les enseignantes. Elles se déclarent satisfaites des enseignements en formation mais elles vivent des incertitudes en restant à l’écart de la formation et en investissant dans une moindre mesure les activités collectives. Elles mettent en avant en entretien le poids de la charge de travail dans leur quotidien et une réussite au terme des trois années non sans difficultés. Ces étudiantes considèrent que le métier d’assistante sociale nécessite un apprentissage plus important sur le terrain qu’en école, terrain où elles auraient aimé passer plus de temps pour acquérir davantage de compétences professionnelles. Elles critiquent également le programme pédagogique mis en place par l’école. Les étudiantes de ce groupe participent moins à la formation et cumulent des activités et des emplois à côté qu’elles délaissent au fur et à mesure que la charge de travail augmente en formation. Elles doutent à plusieurs reprises quant à leur orientation dans cette formation et elles ont déjà réfléchi au moins une fois au cours des trois années à arrêter ce cursus, tout en évoquant leur inquiétude de ne pas obtenir le diplôme. Pour elles, une vocation n’est pas nécessaire pour exercer cet emploi, emploi pour lequel elles ne sont pas prêtes à accepter des rémunérations plus faibles.

38Ni « ascètes », ni « élastiques », les étudiantes des trois groupes gardent à l’esprit des perspectives d’évolution assez courtes et centrées sur l’entrée dans le poste. L’obtention de bons résultats et le respect des règles ne les amènent toutefois pas toujours à devenir assistantes sociales. L’analyse de leur socialisation professionnelle doit donc être réinscrite dans celle de leurs trajectoires socio-scolaires et dans les investissements de cette jeunesse populaire en ascension. Ces deux éléments permettent de voir comment se dessinent des différents rapports à l’avenir, à la réception de la formation et aux révisions demandées au cours des trois ans. Leurs trajectoires s’apparentent à des parcours de « petite » réussite scolaire dans l’enseignement supérieur qui permet le maintien d’une population féminine au sein des classes moyennes salariées et de futures agentes intermédiaires de l’État. Le travail institutionnel mis en place par ce curriculum contribue à une « mise en conformité » des étudiantes aux règles de la formation et du futur milieu professionnel que la majorité intègre à la sortie et plus rarement à une conversion à des visions du monde social particulières (qu’il s’agisse d’un ethos de service public ou d’une vision plus gestionnaire), comme c’est le cas dans d’autres cursus de l’enseignement supérieur.

Conclusion

39La formation en service social, loin de représenter un ensemble homogène, contribue à inculquer un cadre scolaire en lien strict avec le futur emploi visé, structuré par le type des devoirs transmis et la gestion du temps. L’inculcation de ce cadre ne se produit pas de la même manière selon les étudiantes, qui mettent en avant différentes perspectives tout au long des trois années d’étude, perspectives qui doivent être intégrées aux analyses sur la socialisation professionnelle en travail social. Regarder la socialisation en école permet de relier les études en sociologie de l’éducation et du curriculum aux outils de la sociologie du travail et des professions et d’envisager in fine le travail comme étant encastré dans les apprentissages concrets des étudiants.

40Ce curriculum structure un rapport déterminé au temps lié aux futures consignes professionnelles axées sur une régularité et une adaptabilité aux dispositifs. Dans un contexte social et professionnel de plus en plus marqué par des réductions de dépenses, des mesures standardisées et de prises en charge de court terme dans le travail social (Duvoux, 2012 ; Avenel & Duvoux, 2020), cette formation participe d’une fabrication de dispositions professionnelles standardisées et respectueuses des cadres en vigueur de l’action sociale. Cette filière contribue paradoxalement à éloigner les étudiantes de la morale professionnelle classique promue par les assistantes sociales, basée sur l’accompagnement individuel et sur une logique de long terme (Serre, 2009), en redéfinissant leur ethos professionnel.

41Plusieurs questionnements s’ouvrent à la fin de notre enquête. Poursuivre ces interrogations sur les professionnelles une fois en emploi contribuerait d’une part à montrer comment ces jeunes assistantes sociales peuvent être prises dans les contraintes gestionnaires actuelles du travail socio-éducatif, tiraillées sur le temps à consacrer à chaque dossier, à chaque famille ou à chaque individu, tout en échappant à la rentabilité temporelle qui caractérise d’autres professions sanitaires et sociales. Les évolutions de l’espace du supérieur et la progressive universitarisation de cette filière (et de son corps enseignant) ouvrent d’autre part des pistes d’analyse intéressantes sur de possibles évolutions dans la socialisation en formation et les tensions (et les articulations) qui peuvent se dessiner entre forme universitaire et qualifications professionnelles.

Notes

  • [1]
    95 % selon les données de la DRESS. On a choisi, tout au long de ce texte, de décliner au féminin sa population (des étudiantes et des assistantes sociales) ainsi que ses enseignantes.
  • [2]
    Le curriculum est considéré ici comme un « ensemble, institutionnellement prescrit et fonctionnellement différencié et structuré, de tout ce qui est censé être enseigné et appris, selon un ordre déterminé de programmation et de progression, dans le cadre d’un cycle d’études donné » (Forquin, 2008, p. 8). Il inclut le programme, mais aussi le contenu latent (le « curriculum caché »).
  • [3]
    Circulaire DGAS/4A, no 2008-392.
  • [4]
    Au sein des savoirs en sciences sociales, la psychologie et ses annexes (psychopathologie de l’adulte et de l’enfant, psychologie sociale) continuent à occuper une partie prédominante (Ion & Ravon, 2012).
  • [5]
    Fiche méthodologique de présentation du mémoire d’initiation à la recherche dans le champ professionnel, distribuée en école régionale lors de la deuxième année.
  • [6]
    La commission est composée de professionnels, de formateurs et de responsables des centres de formation, alors qu’il y a quelques années des universitaires pouvaient y siéger, sans que leur présence soit obligatoire.
  • [7]
    Les données suivantes sont issues de l’Enquête École de la DREES (2018).
  • [8]
    Selon Sophie Orange, le public populaire et rural qui fréquente les STS n’incite pas à une vie étudiante « classique ».
  • [9]
    Les calculs ont été effectués par le logiciel R, interface R-Studio (package FactoMineR et Explor). Les deux premiers axes représentent 43 % de la variance expliquée. Étant donné le faible nombre des effectifs (69 étudiantes), ces résultats statistiques doivent être considérés à titre indicatif et resitués dans une posture ethnographique face à l’analyse quantitative (Gros, 2017).
Français

L’article montre comment la filière en service social met en place un cadrage qui favorise la construction d’un rapport déterminé au temps, en lien avec le futur emploi d’assistante sociale. Produit par l’institution et appuyé par des formateurs qui l’incarnent, le curriculum contribue à structurer des manières d’étudier, de concevoir la formation et de s’y engager, vers l’entrée en poste. Cette formation n’arrive toutefois pas à asseoir une emprise totale sur ses membres. L’article met en évidence qu’en fonction de leur profil, les étudiants se conforment plus ou moins à ces prescriptions professionnelles, même si l’intensité des formes de travail et de contenus demandées contribue à façonner un ethos professionnel spécifique.

  • programme d’études
  • services sociaux
  • socialisation
  • établissement d’enseignement supérieur
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Ruggero Iori
Paris Cergy Université, EMA (Ecole, Mutations, Apprentissages)
Mis en ligne sur Cairn.info le 26/04/2021
https://doi.org/10.4000/rfp.9681
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