CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1En France, bien que l’éducation gratuite et laïque soit inscrite dans la Constitution de 1946 comme un « devoir de l’État », un nombre croissant d’exceptions permet aux établissements de l’enseignement supérieur de déterminer des frais de scolarité. Or, le Conseil constitutionnel a rappelé le 11 octobre 2019 – à l’occasion de la mise en œuvre de l’arrêté augmentant drastiquement (+1 600 %) les frais d’inscription pour les étudiants non européens – que cette gratuité de l’éducation s’appliquait également à l’enseignement supérieur, contrairement à ce que comportait ce dispositif cyniquement dénommé « Bienvenue en France ». À côté de l’école, du collège et du lycée, l’université est chargée de permettre ce service public nécessaire à l’exercice du droit à l’éducation, sans barrière d’accès – ni économique avec les frais d’inscription, ni d’excellence avec les concours. Selon le Conseil constitutionnel, des droits d’inscription « modiques » peuvent être perçus « en tenant compte, le cas échéant, des capacités financières des étudiants », ce qui laisse entrevoir, malgré la Constitution, la réaffirmation d’une rupture entre le lycée et l’université.

2Cette tendance à l’augmentation des frais d’inscription pour les non-Européen.nes s’inscrit dans une longue série de petits pas (Aghion & Cohen, 2004) vers un financement des institutions et des acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche (ESR) de plus en plus individualisé et sur la base de la « performance » [1]. Parallèlement à la multiplication d’expérimentations visant des frais d’inscription plus élevés, qui concernent désormais un cinquième des étudiants (Cour des comptes, 2018), les modalités de financement de la recherche ont été repensées autour d’appels à projets concurrentiels à toutes les échelles. L’appel à projets Initiatives d’excellence (Idex) est le plus significatif puisqu’il distribue jusqu’à un milliard d’euros pour les projets les plus imposants [2], et qu’il pourrait déboucher sur une stabilisation de la restructuration à l’échelle régionale après plusieurs tentatives (Pôles régionaux de recherche et d’enseignement supérieur, PRES, en 2006 ; Communautés d’universités et d’établissements, COMUE, en 2013) toutes en perte de vitesse : le niveau d’intégration mutuelle exigé aux établissements partenaires, bien supérieur aux regroupements précédents, apparaît en effet irréversible. On assiste ainsi à de nombreuses fusions, entre universités (Paris Descartes et Paris Diderot ont ainsi fusionné pour devenir l’Université de Paris au 1er janvier 2020), mais aussi entre grandes écoles et universités (Paris Sud a été rebaptisée à la même date en Université Paris-Saclay, intégrant comme « établissements-composantes » quatre grandes écoles ; les universités de Versailles-Saint-Quentin et d’Évry doivent être incorporées à terme) avec des formes institutionnelles dérogeant au statut usuel des universités [3]. L’université est ainsi profondément transformée, dans un sens que l’on peut interpréter comme une rationalisation (Bezes & Musselin, 2015) dans un contexte globalisé – symbolisé par le classement de Shanghai – ou comme une mise en marché (Harari-Kermadec & Moulin, 2015 ; Harari-Kermadec, 2019) ou plutôt en marchés (de service d’enseignement supérieur, de recherche, d’assistance scientifique, de transfert technologique, etc.). Or cette transformation intervient en pleine massification universitaire (+26 % d’étudiants entre 2012 et 2018 [4]), avec la hausse constante du nombre de bacheliers depuis les années 1980 et l’explosion des étudiants en migration internationale depuis les années 2000. Les politiques publiques de l’enseignement supérieur semblent vouloir répondre davantage à la seconde hausse qu’à la première, alors que l’augmentation du nombre d’étudiants étrangers se fait à un rythme comparable à l’augmentation du nombre d’étudiants français, celle-ci étant bien plus significative en volume.

3En produisant une analyse économique de la Loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) en perspective avec les évolutions qui l’ont précédée, cet article s’efforce de mettre en lumière en quoi ces politiques publiques redéfinissent l’ESR dans son ensemble alors même qu’elles ne s’adressent prioritairement qu’à une poignée d’établissements et d’acteurs insérés dans une compétition globale. Dès lors – et comme nous en faisons l’hypothèse dans cet article –, cette nouvelle loi vient prolonger les tendances des précédentes réformes qui, d’une part, réaffirment une mise en concurrence des acteurs de l’ESR par la mise en confrontation du financement et de la « performance », et, d’autre part, perpétuent le mouvement de différentiation de « marques » [5] et de services potentiellement commercialisables.

4La LPPR, toujours à l’état de projet lors de l’écriture de cet article, et dont l’entrée en vigueur est annoncée au 1er janvier 2021 [6], pourrait marquer une importante étape dans cette transformation de l’université, en réaffirmant la priorité donnée à la compétition internationale sur le plan de la recherche [7], visant des retombées en termes d’innovation, et la conquête de nouvelles parts du marché des étudiants en migration internationale. Or cette concurrence internationale concerne essentiellement une dizaine d’universités françaises, et relègue au second plan les efforts concernant le service public à l’échelle nationale désormais massifié. La LPPR a soulevé de nombreuses et importantes oppositions avant même que l’on en connaisse la rédaction.

5Nous nous concentrerons dans cet article sur le retournement temporel envisagé dans le financement de la recherche, qui produit des effets similaires et complémentaires à la hausse des frais d’inscription pour l’enseignement supérieur. Au lieu de financer en amont la recherche, comme c’est le cas avec le financement par appels à projets, mais aussi pour les financements récurrents, la LPPR inaugure le financement a posteriori de la recherche, à partir de l’évaluation de ses productions, de même que les frais d’inscription ne sont collectés qu’une fois les inscriptions réalisées. Dans les deux cas, il s’agit de contreparties monétaires à une activité réalisée ou en cours de réalisation. Ce retournement temporel est décisif dans la mise en marché en ce qu’il fait assumer par les acteurs (établissements, équipes, chercheur.euses) l’intégralité du coût de l’incertitude économique. L’épidémie de la Covid-19 l’a déjà illustré là où l’enseignement supérieur est le plus marchandisé : les établissements dépendant le plus des frais d’inscription sont amenés à réduire drastiquement leur programme et à licencier [8], en particulier ceux qui ont parié sur les étudiants en migration internationale [9].

6Nous défendrons dans un premier temps que ce retournement temporel participe d’une marchandisation d’un travail académique déjà mis en nombre. La flexibilisation de l’emploi envisagée dans la LPPR permettrait de renforcer la prégnance de l’évaluation en y conditionnant l’emploi et en fragilisant les possibilités de titularisation. Elle renforce également la capacité des établissements à exercer leur autonomie d’agent économique. Enfin, nous montrerons que les universités ne sont pas toutes égales sur la ligne de départ, et que cette « loi ambitieuse, inégalitaire – oui inégalitaire, une loi vertueuse et darwinienne » [10] prolonge une polarisation déjà en cours, non pas entre universités et grandes écoles, mais entre les établissements participant au marché global de l’ESR, d’une part, et les établissements cantonnés à assurer l’accès du plus grand nombre au supérieur, dans des conditions d’étude et d’enseignement dégradées, d’autre part.

Chercher d’abord, évaluer ensuite, financer enfin

7L’analyse rigoureuse d’un texte ni stabilisé ni publié, la LPPR, est délicate. Si l’annonce de cette loi a suscité une importante mobilisation du monde académique [11], c’est qu’elle est apparue comme exacerbant une dynamique préexistante, dont les effets se font déjà sentir dans le secteur de l’ESR, à commencer par la précarisation des emplois, mais aussi dans d’autres secteurs (la santé en particulier) et dans d’autres pays (l’ESR britannique, par exemple). C’est aussi qu’elle s’est accompagnée d’interventions d’acteurs de premier plan qui ont mis en évidence une incompatibilité entre leurs visions politiques et les demandes des acteurs du terrain. À côté de la citation d’Antoine Petit rappelée ci-dessus, la candidature en janvier 2020 de Thierry Coulhon, jusque-là conseiller du président Emmanuel Macron, à la tête de l’agence d’évaluation a mis en évidence un changement significatif dans le rôle et les enjeux de cette institution. Alors que la transformation de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES) en Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES) en 2013 marquait une modération du poids de l’évaluation [12] et un abandon de la notation, Thierry Coulhon se proposait en 2019 de redonner « à l’évaluation son plein impact c’est-à-dire construire ou plutôt reconstruire le lien entre l’évaluation et l’allocation des moyens » et de mettre en œuvre le « résultat de l’évaluation précis et subtil mais net et utilisable » [13].

8Si l’évaluation est déjà prise en compte et anticipée par les chercheurs comme moment significatif de la vie scientifique, celle du HCERES se positionne actuellement à côté d’une multiplicité d’instances d’évaluation, par les pairs (rapporteurs de revues, jury d’habilitation et de sélection, Conseil national des universités) ou par des experts (appels à projets locaux, nationaux et européens). Si le HCERES participe à normaliser les discours évaluateurs (Sargeac, 2018), ces instances gardent une importante autonomie, y compris dans la définition des critères de l’évaluation. La forme décisive d’évaluation n’est pas la même suivant que l’on cherche à avancer dans sa carrière, obtenir des financements additionnels pour la recherche ou prendre des responsabilités administratives dans son établissement. Si l’essentiel du financement dépendait de la future évaluation par le HCERES comme le prévoit la LPPR, l’ensemble des acteurs serait amené à s’aligner sur cet unique exercice. L’objectif de l’activité serait dès lors de se conformer au mieux aux critères évalués, ceux-ci étant alors mis en cohérence par une instance centrale, là où la multiplicité des instances évaluatrices autonomes laisse aujourd’hui plus de jeu. Ces critères se muent en autant de mesures des différentes propriétés de l’activité académique. Pour produire un effet performatif, la quantification, c’est-à-dire la mise en nombre conventionnelle d’un phénomène (Desrosières, 1993), doit en effet être soutenue par une institution « qui lui donne une force ou une efficacité immédiate » (Ambroise, 2015). Dans le cas britannique, le rôle central de l’évaluation récurrente dans le cadre du Research Excellence Framework (REF) diffuse ainsi une représentation quantitative de la valeur de la recherche, « net[te] et utilisable » puisqu’elle peut être calculée à l’avance, par exemple pour comparer ce que rapporterait en crédit REF chaque candidat.e à l’occasion d’un recrutement (Harari-Kermadec & Porcherot, 2020).

9Le registre de l’excellence est cohérent avec la forme prise par la quantification à l’aire néolibérale (Desrosières, 2008) où sont mises en avant les valeurs extrêmes plutôt que la moyenne. Alors qu’une quantification keynésienne ou planificatrice vise à piloter une économie dans son ensemble à l’aide d’indicateurs macroéconomiques et de moyennes afin d’obtenir une image d’ensemble, la quantification néolibérale prend pour objet des agents individuels. La concurrence marchande est alors le mécanisme permettant à la fois d’assurer le comportement optimal de chacun et l’agrégation à l’échelle macroéconomique. Les valeurs extrêmes permettent d’identifier des bonnes pratiques à imiter et les « bons élèves » à récompenser afin d’introduire de la concurrence par l’évaluation et les classements là où le marché ne peut pas (encore) se déployer. Dès lors, les enjeux les plus visibles et les mieux financés, ceux qui comptent dans les classements et les évaluations, se concentrent autour de quelques individus et quelques organisations ; de l’autre côté de la distribution, un pan croissant de l’ESR doit se contenter de participer à la compétition comme faire-valoir ou d’observer en spectateur. La LPPR renforcerait à trois niveaux au moins ce mécanisme pseudo-marchand : 1) en mettant à la disposition des chefs d’établissement de nouveaux statuts accentuant la flexibilisation des emplois ; 2) en accroissant l’autonomie financière des établissements pour leur permettre de mettre en œuvre une politique scientifique propre ; 3) enfin, en validant, ou non, a posteriori ces politiques en corrélant le financement à l’évaluation.

Le couperet de l’évaluation toujours renouvelé par la flexibilisation des emplois

10Le projet de LPPR met l’accent sur la recherche, mais prétend réformer largement les statuts des personnels de l’enseignement supérieur. Le rapport du deuxième groupe de travail préalable à la LPPR propose ainsi de répondre à l’attractivité déclinante des métiers de l’ESR (constatée par le premier groupe de travail, qui regrette par exemple « une érosion des emplois permanents » [14], et un faible niveau de rémunération des personnels qu’il convient d’améliorer « tout en prenant mieux en compte leur performance ») par une prise de distance marquée vis-à-vis du statut traditionnel des enseignants-chercheurs. Les tenure tracks proposées pour les (rares) lauréats des chaires d’excellence ont mis en lumière, si cette disposition entrait dans la loi, un allongement de la période avant la titularisation pour les « jeunes » chercheurs (article 3 du projet de loi rendu public en juin 2020). Ces lauréats obtiendraient, en contrepartie de cette incertitude professionnelle prolongée, des conditions de recherche exceptionnelles et un allégement de leur charge d’enseignement. Pour le reste des jeunes chercheurs et chercheuses, la perspective d’un poste permanent se refermerait avec l’introduction des « CDI de mission scientifique » (article 5), dont l’indétermination réside dans la durée plutôt que dans la perspective d’une fin proche. Ce type de contrat s’éteint en effet de lui-même à la fin de la mission, c’est-à-dire au plus tard à la fin du projet à travers lequel il est financé, et plus tôt si le travail a été particulièrement performant.

11D’autres propositions contenues dans ce projet de loi pourraient modifier le statut des titulaires, comme la fin de la référence aux 192 h de charge de cours annuelle. D’ailleurs, et sans attendre une version finale de la LPPR, le décret no 2019-1593 du 31 décembre 2019 relatif à la procédure de rupture conventionnelle dans la Fonction publique permet déjà le licenciement des fonctionnaires. Les transformations poussées des universités britanniques amenaient déjà en 2018 Annie Vinokur et Corine Eyraud à s’interroger sur la survenue du « décès du service public de l’enseignement supérieur en Angleterre ». Pour le cas britannique, l’empressement des acteurs les mieux évalués en accélérerait la survenue et accroîtrait la violence du décès : ce sont les universités les plus riches et prestigieuses qui, par leur statut dérogatoire, recourent le plus à ces formes d’emploi flexibles et moins coûteuses, jusqu’à atteindre en 2015-2016, 53 % des universitaires et 75 % pour les junior academics « sous contrats allant de neuf mois aux “zero hour” payés à l’heure au salaire minimum pour enseigner et dix minutes par copie d’examen corrigée » (Vinokur & Eyraud, 2018).

Une autonomie financière renforcée pour tenir jusqu’à l’évaluation

12Les rapports préalables à la LPPR rappellent également le cas britannique par la possibilité pour les laboratoires et les établissements de s’endetter, afin d’initier le processus de création de valeur qui sera, ou non, réalisée lors de l’évaluation. Si elle reprend une « logique de ce marché bureaucratiquement construit et contrôlé » (Bourdieu & Christin, 1990), c’est parce que cette nouvelle autonomie ne peut s’exercer que dans un champ finalement arbitré de façon externe, par l’évaluation, et valorisé en termes monétaires, de même que la réalisation de la valeur de la marchandise passe par son acquisition par un consommateur en échange d’une quantité équivalente de monnaie.

13Le renforcement d’une autonomie des établissements, ou d’une partie d’entre eux, en tant qu’acteurs économiques est nécessaire au retournement temporel, puisque le financement public n’arriverait que plusieurs années après les dépenses engagées pour produire la recherche évaluée. C’est pourquoi « l’autonomie des établissements sera encore favorisée, par exemple via l’action du PIA des “sociétés universitaires de recherche” » comme l’explicite l’annexe au projet de loi de Finances pour 2020 [15]. Ces sociétés permettent aux établissements d’entreprendre des activités à but lucratif en valorisant « l’ensemble de leurs compétences et de leurs actifs », en particulier immobiliers, et le PIA apporte un capital de départ. Il est intéressant de noter que les objectifs et les indicateurs de performance de la mission interministérielle Recherche et enseignement supérieur présentés dans ce même rapport viennent mettre en première place l’objectif de « produire des connaissances scientifiques au meilleur niveau international », puis celui de « contribuer à l’amélioration de la compétitivité de l’économie nationale par le transfert et la valorisation des résultats de la recherche en entreprise », et enfin de « participer activement à la construction de l’espace européen de la recherche ». Dans cette perspective, l’article 28 de l’ordonnance no 2018-1128 prise en application de la loi « pour un État au service d’une société de confiance » publiée le 12 décembre 2018 « constitue un solide levier de transformation » en ce qu’elle « fournit un ensemble d’outils qui laissent la liberté aux établissements de choisir leurs modes d’organisation et de structuration » [16]. La tension concurrence nationale/visibilité internationale est justifiée de manière endogène face à la nécessité de « mieux coordonner l’offre de formation et la recherche au travers de sites cohérents, en contribuant au rapprochement entre universités, établissements d’enseignement supérieur, écoles et organismes de recherche, et de les rendre ainsi plus visibles et attractifs au niveau international » (vague D de l’évaluation HCERES, 2019-2023).

14Bien que le texte définitif de la LPPR ne soit pas encore connu, ce ne sont pas seulement les discours accompagnant cette loi qui mettent en lumière ce tournant évaluatif. La cohérence avec les réformes précédentes et les versions préliminaires de ce texte législatif illustrent un remodelage de l’encadrement de l’ESR – notamment en termes de statuts et de financement – par l’accentuation de la tension entre une autonomisation budgétaire et une évaluation omniprésente. Si le cas français se distingue encore du cas britannique par le montant des frais d’inscription bien moins élevés, la centralisation autour d’une agence de régulation rapprocherait les fonctionnements. Ainsi, la volonté de confier à l’ANR « la gestion de tous les appels à projets “recherche” portés par des agences de financement nationales » [17] n’est pas sans rappeler la promulgation en 2017 du Higher Education and Research Act (HERA), à l’origine de l’instauration d’un « organisme autonome unique de régulation du marché de l’enseignement supérieur, l’Office for Students (OFS), sur le modèle des agences de régulation des secteurs déjà privatisés » (Vinokur & Eyraud, 2018).

Le financement corrélé à l’évaluation, accélérateur de la polarisation

15Le retournement temporel introduit par le financement corrélé à l’évaluation rapproche la compétition scientifique d’une concurrence économique, la position des établissements étant renforcée par une plus grande flexibilité des emplois scientifiques et une autonomie économique toujours plus libre. Or, tous les établissements ne partent pas égaux dans cette concurrence, et c’est bien ce que semble sous-tendre ce projet de loi par l’importance accordée au financement comme contrepartie d’une performance. La diversification des statuts d’établissements, des formes de contrats et de financement, ou encore les augmentations dispersées de frais de scolarité, menacent d’accroître la polarisation de l’ESR. Une évolution que l’on peut rapprocher de la dynamique globale identifiée par Rikap (2017) de marchandisation « différentiante » des universités, opposant des établissements capables de valoriser économiquement leur recherche et centrés sur les derniers cycles d’enseignement et d’autres réduits à fournir un simple service marchand d’enseignement supérieur, essentiellement en premier cycle, sans moyens pour la recherche.

16Si, comme l’indique le rapport de novembre 2018 de la Cour des comptes au sujet de l’augmentation des frais de scolarité, « cette différenciation des droits à l’œuvre au sein de l’enseignement supérieur ne s’est pas inscrite dans une orientation assumée par les pouvoirs publics […] cependant, de nombreux établissements publics ont, dans ce même contexte, utilisé les droits comme des instruments financiers à part entière dans une stratégie d’accroissement de leurs ressources propres ». Ainsi, selon les formations concernées, « les hausses des droits qui en résultent sont d’ampleur inégale et obéissent à des logiques différentes » [18]. Si les ressources des établissements dépendent de leur capacité à attirer des étudiants solvables, une dynamique divergente s’enclenche. Les établissements les mieux positionnés au départ voient leurs ressources propres croître alors que les établissements périphériques, qui assurent l’essentiel de la massification de l’enseignement supérieur, restent à quai. Sciences Po a ainsi pu profiter de sa position favorable et de son avance dans cette dynamique pour doubler sa population étudiante au cours de la dernière décennie et investir massivement dans l’extension de ses campus. On assiste là à un phénomène économique d’accumulation primitive, que la LPPR pourrait accélérer.

17Or, avec le financement par l’évaluation de la recherche déjà produite, on réplique ce mécanisme d’accumulation pour la recherche. Les établissements les mieux positionnés aujourd’hui du point de vue de l’évaluation de la recherche, ceux que retient le classement de Shanghai, souvent lauréats d’un Idex, verront leurs financements s’accroître mécaniquement, le financement venant valider a posteriori leur recherche déjà réalisée. De même que le financement concurrentiel par appel à projets concentrait une partie croissante des moyens de recherche, le financement par l’évaluation concentrera le résidu de financements autrefois récurrents. Avec un effet de levier permis par le retournement temporel, les établissements les plus solvables et entreprenants pouvant désormais s’endetter pour initier de nouveaux champs de recherche ou se positionner rapidement sur les thématiques émergentes, d’autant plus facilement que la LPPR permettra d’avoir recours à des contrats plus flexibles. On peut également s’interroger sur les proximités entre les experts évaluateurs et les chercheurs et dirigeants des établissements de premier plan, non pas tant en termes de conflits d’intérêts qu’en termes de culture partagée, qui peut faciliter l’évaluation de ces établissements.

18Les deux versants de cette polarisation, financement par l’évaluation de la recherche d’une part et accumulation de frais d’inscription d’autre part, s’articulent déjà : la recherche participe grandement à établir les classements (le classement caricatural de Shanghai ne prenant en compte que des critères liés à la recherche) qui servent dans la communication des établissements vis-à-vis de leurs potentiels étudiants, en particulier pour les formations les plus chères ; la capacité à attirer des étudiants de bon niveau en master et en doctorat fournit une main-d’œuvre bon marché et productive pour les équipes de recherche. On notera ici que le niveau des étudiants en cycle licence est bien moins décisif, la population étudiante des universités françaises étant fortement renouvelée à l’entrée en M1 (Blanchard, Chauvel & Harari-Kermadec, 2020).

19Qu’il s’agisse des frais d’inscription ou du financement de la recherche sur la base de son évaluation, le financement de l’enseignement supérieur a posteriori aurait à nouveau des effets polarisants sur l’ensemble des établissements, dont la majorité est hors course du classement de Shanghai, et, avec eux, les centaines de milliers d’étudiants et les personnels de ces établissements. D’autant que la polarisation du système universitaire français s’est déjà fortement accrue au cours de la dernière décennie : on peut observer un accroissement de 20 % de l’indice de polarisation [19] entre 2007 et 2015 (Avouac & Harari-Kermadec, à paraître). La mise en concurrence « darwinienne » des universités sur laquelle s’appuie cette vision d’un financement conditionnel à la performance est donc biaisée par des situations de départ très hétérogènes.

Conclusion

20Si, plutôt qu’une poignée d’universités d’excellence, un système d’enseignement supérieur d’excellence (Hazelkorn, 2015, p. 185) pourrait faire face à la massification de l’enseignement supérieur, ce n’est pas cette tendance qui semble être contenue dans le projet de loi de la LPPR. La LPPR apparaît à l’inverse comme un texte supplémentaire qui vient renforcer la logique de rationalisation néolibérale à deux bras que sont la mise en marché et le financement conditionnel de la performance. L’inscription dans les mécanismes de l’évaluation, d’autant plus active que les établissements ont à y gagner, participe à la polarisation du secteur, en augmentant l’écart entre les premiers et les autres, au niveau de la réputation mais surtout matériellement, en termes économiques, dès lors que l’évaluation est corrélée au financement. La LPPR s’adresse explicitement à une part, relativement étroite, de l’ESR français : les « scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale » [20]. Cette rhétorique de l’excellence repose sur une reconfiguration de l’autonomie académique : plutôt que de financer un système d’enseignement supérieur et de recherche (Lamarche, 2011) au sein duquel les universitaires disposent d’une autonomie corporatiste (gestion collégiale des carrières, voir Vatin, Caillé & Favereau, 2010, p. 173) et scientifique (définition individuelle des sujets de recherche et des contenus des enseignements), chaque acteur (universitaires, laboratoires, UFR, établissements, revues…) est autonome budgétairement. Les rapprochements de plus en plus clairs entre le cas britannique et le cas français se verront probablement illustrés à nouveau dans ce qui semble se dessiner au niveau européen à travers les ERC et dont l’ANR se fait le « tremplin » [21].

Notes

  • [1]
    Nous reprenons ici le terme de « performance » qui apparaît régulièrement comme la condition d’un financement. Voir la déclaration d’Antoine Petit au sujet du financement des « scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale » (Les Échos, 26 novembre 2019), ou encore le rapport du groupe de travail 1 de la LPPR : « il convient également d’améliorer la rémunération des chercheurs et enseignants-chercheurs, tout en prenant mieux en compte leur performance » (Rapport du groupe de travail 1, Financement de la recherche, septembre 2019). Dans le cas des frais d’inscription, la performance de l’établissement ou de ses composantes est directement économique et ne nécessite pas la médiation d’une évaluation.
  • [2]
    L’appel à projets Idex est la ligne budgétaire la plus importante du Programme d’Investissements d’Avenir (PIA), doté en tout de 57 milliards d’euros (<https://www.gouvernement.fr/le-programme-d-investissements-d-avenir>, consulté le 14 septembre 2020). Il est piloté par le Premier ministre plutôt que par le ministère en charge de l’enseignement supérieur et de la recherche.
  • [3]
    Établissement public expérimental, ordonnance no 2018-1131 du 12 décembre 2018 (<https://www.legifrance.gouv.fr/eli/ordonnance/2018/12/12/2018-1131/jo/texte>, consulté le 14 septembre 2020).
  • [4]
    Selon les Repères et références statistiques sur les enseignements, la formation et la recherche, éditions 2013 et 2019 du ministère chargé de l’éducation, le nombre d’étudiants dans les universités est passé de 1 280 500 en 2012 à 1 614 900 en 2018.
  • [5]
    Le « périmètre de marque » de l’Université Paris-Saclay est mentionné à 16 reprises dans le document présentant son modèle d’université cible de novembre 2017 préparant l’évaluation du jury Idex du 18 décembre 2017.
  • [6]
    Site du MESRI, consulté le 8 mai 2020.
  • [7]
    Antoine Petit, PDG du CNRS, dans une tribune publiée par Les Échos le 26 novembre 2019, promeut une LPPR « qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale ». Le troisième groupe de travail préparatoire à la LPPR visait à trouver les moyens de « convertir les résultats de recherche en innovation ? ».
  • [8]
    « Le coronavirus fait éclater la bulle de l’enseignement supérieur aux États-Unis », Le Nouvel Économiste-Financial Times, 5 mai 2020. Selon le conseil américain de l’éducation, les universités devraient perdre 23 milliards de recettes en 2020-2021. De plus, des procès sont en cours pour le remboursement des frais d’inscription du second semestre 2020 dans plusieurs universités américaines : « Avec la pandémie, les étudiants américains se sentent lésés », L’Obs, 10 mai 2020.
  • [9]
    « “A downward spiral”: coronavirus spins Australian universities into economic crisis », The Guardian, 14 avril 2020.
  • [10]
    Antoine Petit, Les Échos, 26 novembre 2019.
  • [11]
    Pour la première fois depuis une dizaine d’années, plusieurs coordinations nationales de l’ESR ont réuni des centaines de délégués représentant des assemblées générales d’établissement (<https://universiteouverte.org/category/coordination-nationale/>, consulté le 14 septembre 2020). Si cette mobilisation – des enseignants et/ou chercheurs bien plus que des autres catégories de personnels ou d’étudiants – s’inscrit également dans l’opposition à la réforme des retraites, la LPPR en a été le principal moteur avec la précarité des emplois qui la précède.
  • [12]
    Entraînant la vive réaction du conseil de direction de l’agence : « L’injustifiable suppression de l’AERES », Prise de position du Conseil de l’AERES, 1er mars 2013.
  • [13]
    Thierry Coulhon, colloque du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (HCERES), Université de Paris, 17 et 18 septembre 2019.
  • [14]
    Rapports préalables à la LPPR, respectivement du groupe de travail 1, Financement de la recherche, et du groupe de travail 2, Attractivité des emplois et des carrières scientifiques, 23 septembre 2019.
  • [15]
    Rapport sur les politiques nationales de recherche et de formations supérieures, « Annexe au projet de loi de Finances pour 2020 », République française, 27 septembre 2019.
  • [16]
    Ibid.
  • [17]
    Voir p. 12 du rapport du groupe de travail 1, Financement de la recherche, septembre 2019.
  • [18]
    Les droits d’inscription dans l’enseignement supérieur public, rapport de la Cour des comptes, novembre 2018.
  • [19]
    Cet indice compare des groupes d’établissements suivant les caractéristiques sociales et scolaires de leurs populations étudiantes. L’indice est d’autant plus élevé que les établissements d’un même groupe sont similaires et que les établissements de groupes distincts sont différents. L’accroissement de l’indice sur la période est dû à une ouverture sociale et scolaire plus rapide dans les établissements initialement déjà plus ouverts.
  • [20]
    Antoine Petit, Les Échos, 26 novembre 2019.
  • [21]
    Le dispositif Tremplin ERC de l’ANR s’adresse aux chercheurs qui, malgré un projet « classé A », n’ont pas obtenu de financement et peuvent profiter d’une aide pouvant atteindre 120 k€ pour une durée de 24 mois afin d’améliorer leur proposition en vue de soumettre une nouvelle candidature, voir le site de l’ANR (<https://anr.fr/fr/detail/call/tremplin-erc-t-erc-7eme-edition/>, consulté le 14 septembre 2020).
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En produisant une analyse économique de la Loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) en perspective avec les évolutions qui l’ont précédée, cet article s’efforce de mettre en lumière en quoi ces politiques publiques redéfinissent l’enseignement supérieur et la recherche (ESR) dans son ensemble alors même qu’elles ne s’adressent prioritairement qu’à une poignée d’établissements et d’acteurs insérés dans une compétition globale. La LPPR, toujours à l’état de projet lors de l’écriture de cet article, et dont l’entrée en vigueur est annoncée au 1er janvier 2021, pourrait marquer une importante étape dans cette transformation de l’université et introduire un financement indexé à la performance.

  • sociologie de l’éducation
  • réforme de l’enseignement
  • politique en matière d’éducation
  • espaces éducatifs
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    • Textes juridiques et rapports

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      • « Avec la pandémie, les étudiants américains se sentent lésés ». L’Obs, 10 mai 2020.
      • DAVIES A. & KARP P. (2020). « “A downward spiral”: coronavirus spins Australian universities into economic crisis ». The Guardian, 14 avril 2020.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 25/11/2020
https://doi.org/10.4000/rfp.9256
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