CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Le 13 février 1910, le quotidien Los Angeles Herald présente à ses lecteurs les travaux du démographe français Jacques Bertillon (1851-1922) et les solutions qu’il préconise pour les débats démographiques en cours. Alors que tout le pays s’interroge sur les comportements natalistes des Américains et des immigrants, une proposition simple émerge des travaux du chercheur français et s’adresse aux femmes non-mariées : « Et aux jeunes filles, je conseille très égoïstement de se marier, car pour une même tranche d’âge, la mortalité parmi les femmes mariées est moindre que parmi les vieilles filles (spinsters) » (« Dr. Bertillon Urges Mariage ») [1]. Depuis plusieurs mois, des articles similaires apparaissent dans la presse, et beaucoup d’autres suivront. Tous font référence à la corrélation établie par Bertillon et d’autres chercheurs européens en sciences sociales entre l’acte du suicide et l’état conjugal des individus. Les conclusions convergent dans le même sens : les célibataires vivent moins longtemps que les hommes et les femmes mariées dans le pays, même si des nuances par sexe et par âge doivent être apportées (Frahm).

2Dans l’Amérique progressiste, cette angoisse démographique prend appui sur les inquiétudes natalistes provoquées par les importants flux migratoires depuis plusieurs décennies, notamment ceux plus récents en provenance d’Europe centrale et méridionale. La conjonction des deux éléments se cristallise autour de l’idée du « suicide de la race » (race suicide), blanche et protestante, une expression utilisée publiquement pour la première fois en 1901 par l’intellectuel eugéniste Edward Ross dans un article pour l’American Academy of Political and Social Sciences. Hommes politiques, réformateurs sociaux, médecins ou encore intellectuels se rejoignent souvent pour mettre en avant son inéluctable disparition si rien n’est entrepris pour l’enrayer. La célèbre commission du sénateur William Dillingham, dont les travaux sur l’immigration démarrent en 1907, conseille dans son rapport final aux autorités politiques de fermer les portes migratoires afin d’empêcher un tel désastre. Ce règlement du problème en amont ne résout pas les difficultés en aval : la croissance du nombre de célibataires dans le pays, qui menace la place du mariage et renforce le risque démographique, non pas individuel comme l’observe Jacques Bertillon, mais collectif et civilisationnel (Chudacoff ; Leonard).

3En conséquence, les célibataires, hommes et femmes, deviennent un problème social majeur dans l’Amérique progressiste dans la lignée des inquiétudes de Jacques Bertillon [2]. La morale victorienne s’accommode avec difficulté des nouvelles sociabilités urbaines et nocturnes qui font craindre l’émergence de pratiques sexuelles inacceptables au regard des normes conjugales (Chudacoff ; Canaday). Dans une perspective d’histoire intellectuelle chère à Anne Ollivier-Mellios, cet article présente la circulation de cette hypothèse scientifique entre l’Europe et les États-Unis et s’interroge sur ses effets sociaux, genrés et politiques qui diffèrent d’un espace à l’autre. Si les historiens ont souvent observé les échanges transatlantiques en matière de réformes sociales, à l’image du beau livre de l’historien Daniel Rodgers, Atlantic Crossings, ces idées natalistes, moins porteuses de progrès que de contrôle social, ont été plus négligées, même si elles ne se limitaient pas aux seules sphères conservatrices de la société (Rodgers).

4Ce regard transatlantique efface la distinction bien connue, et actuellement remise en cause dans l’historiographie, entre, d’un côté, les pays catholiques, considérés comme plus natalistes, et, de l’autre, les terres protestantes, jugées plus favorables à la mise en œuvre de pratiques eugénistes (Rosenthal, 2007 ; Reggiani). La diffusion d’un nouveau savoir sur les populations aux États-Unis entraîne l’adoption de mesures natalistes et eugénistes dans des espaces sociaux et politiques spécifiques dont nous évoquerons brièvement les contours dans le dernier temps de cet article.

À l’origine de l’argument démographique, les Bertillon père et fils

5C’est au milieu du xixe siècle que « l’argument démographique », selon la formule judicieuse de l’historien Paul-André Rosenthal, prend forme en Europe (Rosenthal, 2007). La naissance de l’argumentaire est indissociable de celle des sciences sociales en Europe et aux États-Unis (Ross ; Hirsch). En France, la famille Bertillon joue un rôle important dans la naissance de la science démographique en France et son corollaire, l’apparition de peurs et de politiques natalistes (Borlandi ; Dupaquier).

6Gendre d’Achille Guillard, dont les recherches contribuent à la constitution de la science démographique, Louis-Adolphe Bertillon (1821-1883) s’intéresse aux liens entre célibat et suicide dans le cadre de son analyse plus large des causes de la criminalité. Dans cette optique, la famille est un élément de stabilité sociale puisque les statistiques démontrent une récurrence moindre des actes criminels chez les individus mariés. Son fil aîné, Jacques, étoffe le travail et établit des causalités plus précises pour comprendre les comportements démographiques des différents groupes sociaux. Avec effroi, il observe à son tour la récurrence d’actes suicidaires chez les hommes et les femmes non-mariés :

7

Pour les non-mariés (célibataires et veufs, le document ne distingue pas), quelle différence ! C’est presque une progression géométrique que forment les chiffres successifs qui les concernent. À 25 ans, leur tendance au suicide était déjà double de celle des gens mariés du même âge ; à 70 ans, elle est onze fois plus élevée ! Sans cesse le danger augmente pour eux : au lieu de subir un temps d’arrêt comme pour les gens mariés, il croît, sans s’arrêter jamais.
(Bertillon, 277-295)

8Les Bertillon, père et fils, reprennent l’idée commune selon laquelle l’« association conjugale » contribue favorablement à l’allongement de la vie d’un individu. Son absence est donc un facteur de risque pour la population. Prétendument isolé, sans attache familiale, le célibataire des Bertillon est condamné à basculer vers des pratiques sociales et sexuelles déviantes car il ne bénéficie pas de l’harmonie et de la protection du foyer.

9Au-delà de l’espace français, cette corrélation et ses néfastes conséquences sont débattues dans les milieux scientifiques européens et irriguent les thématiques de la sociologie naissante. Les recherches ultérieures à celles de Bertillon, conduites en Italie ou en Prusse, affinent les résultats en distinguant les cas particuliers des veufs et en mettant l’accent sur le différentiel sexuel entre les hommes et les femmes. Dans son étude sur le suicide, considérée aujourd’hui comme l’un des textes fondateurs de la sociologie et, plus généralement, des sciences sociales, le sociologue Émile Durkheim découvre un taux plus élevé d’hommes célibataires parmi les personnes qui se suicident (Durkheim). Mais la réduction de la focale à des groupes spécifiques ne remet pas en cause la validité de la corrélation établie par les Bertillon.

10Très rapidement, cet argument démographique devient un argument politique dans toute l’Europe où les tensions militaires prennent une acuité de plus en plus forte à l’orée du siècle. Les « statistiques vitales », publiées par les démographes, nourrissent un discours de justification de politiques natalistes visant à améliorer le nombre des naissances et la « qualité » de la population pour préparer les combats à venir (Schwebber ; Rosenthal, 2003). Si les États-Unis ne connaissent pas les mêmes structures sociales et ne subissent pas une montée des tensions identiques, ils sont traversés d’une inquiétude démographique similaire. L’Amérique progressiste est hantée par la disparition de la race blanche et protestante.

Du suicide de la race (race suicide)

11À la fin du xixe siècle, intellectuels, hommes politiques, médecins ou encore réformateurs sociaux s’attellent à démontrer l’importance de la baisse de la natalité, à mieux prendre compte la « qualité » de la population et à restaurer l’ordre familial et patriarcal. Ce triple objectif forge un argument démographique repris par différents groupes sociaux dans le pays.

12L’angoisse démographique est indissociable de la construction d’un important savoir statistique aux États-Unis au milieu du xixe siècle. Dans sa brillante étude de la construction du Bureau du recensement (Census Bureau) et des catégories raciales, Compter et classer (2009), l’historien Paul Schor rappelle leur importance pour comprendre la prégnance de l’idée du « suicide de la race » dans le pays. Les agents du Bureau promeuvent l’introduction de la question de la naissance étrangère pour répondre à l’hypothèse selon laquelle « l’ancien taux de croissance parmi nos populations natives diminue rapidement », selon les mots de James Garfield en 1869. Certes, le pays de naissance des parents ne fut pas consigné avant le recensement de 1880, mais cette introduction statistique est décisive en créant la catégorie de « foreign stock » et en permettant ainsi de mesurer les variables dans les comportements migratoires (Schor 195).

13Au rythme des publications décennales des recensements, ce savoir statistique sert à donner corps à l’hypothèse du suicide collectif. Le Bureau du recensement quantifie la thèse d’une natalité plus faible des « native born » par opposition aux « foreign born ». Les agents de la statistique renforcent également l’hypothèse d’une « valeur qualitative » différente des groupes ethniques et donc de la nécessité de sélectionner les « meilleurs éléments de la race. » Pour le responsable de la collecte de statistiques dans le pays, Francis Walker (1840-1897), le différentiel de naissances s’explique par l’inquiétude des Américains face à l’arrivée massive d’immigrés sur leur sol depuis des décennies. En 1891, il va jusqu’à affirmer que « l’apparition des étrangers eux-mêmes aurait provoqué » ce retournement démographique (Schor 203).

14Ce savoir se popularise dans le pays grâce aux classes moyennes, particulièrement inquiètes des conséquences de la modernité. Dès le lendemain de la guerre de Sécession, alors que le darwinisme social se répand dans la nation, la natalité devient un problème dans l’ensemble du pays et nourrit des diatribes enflammées. En 1887, un pasteur du Vermont, S. W. Dike, prononce un sermon intitulé « Perils to the Family » pour dénoncer les menaces sur l’institution familiale traditionnelle (Dike). Il met en avant la différence des comportements démographiques entre les femmes américaines et celles issues de l’immigration. En 1881, il crée une ligue nationale pour la protection de la famille. Cette crainte nataliste est amplifiée par le succès du mouvement eugéniste.

15Depuis la formulation du terme par Francis Galton en 1881, l’eugénisme a trouvé aux États-Unis un terreau particulièrement fertile. Les fondations philanthropiques comme la Carnegie Corporation ne cachent pas leurs velléités de mieux contrôler les naissances et soutiennent en ce sens de nombreux projets de recherche. En 1906, la Fondation pour l’amélioration de la race américaine (American Race Betterment Foundation) est financée pour diffuser les préceptes eugénistes. Un journal dédié à la promotion de la cause est également créé, l’American Breeders Magazine, qui devient en 1910 le Journal of American Heredity. À destination des milieux populaires, des foires sont organisées dans tout le pays à des fins pédagogiques (Kevles ; Leonard).

16Pour beaucoup, le désastre démographique trouve son origine dans les affres de la modernité qui s’incarne dans deux maux spécifiques : la croissance urbaine et la féminisation de l’accès à l’enseignement supérieur. Dans les deux cas, la figure du célibataire cristallise cette angoisse, renforcée par les incessants flux migratoires qui en augmentent le nombre chaque jour. En quelques années, les villes se peuplent de centaines de milliers de célibataires, hommes et femmes, qui inventent leurs propres espaces de sociabilité, très visibles dans le tissu urbain (Chudacoff). Cette visibilité alimente des rumeurs sur le développement de pratiques sexuelles illicites et renforce la volonté de mieux contrôler la vie de celles et ceux qui viennent de s’installer en masse dans le pays. Pour les classes moyennes, souvent influencées par la tradition antimoderniste étatsunienne, la ville devient un creuset de pratiques contraires à la morale victorienne et républicaine. Surtout, les loisirs et les nouvelles formes d’émancipation de la jeunesse font craindre un désintérêt croissant pour le mariage et la vie familiale (Lears ; Canaday).

17Construction statistique utilisée par des classes moyennes masculines, cette peur démographique a d’importantes conséquences genrées. En effet, elle cible particulièrement les jeunes femmes issues de l’élite protestante, accusées de se détourner de leur rôle maternel. En refusant la séparation des sphères qui les cantonne à la sphère domestique, elles prennent le risque de voir s’éteindre la race blanche et protestante. Dans l’Amérique progressiste, la culpabilisation est ainsi omniprésente. À l’automne 1909, les lecteurs et les lectrices du New York Times donnent leur avis sur les causes du célibat et mettent l’accent sur le niveau d’éducation des femmes non-mariées. L’un des lecteurs ne cache pas son inquiétude concernant l’avenir de l’humanité si les femmes les plus spirituelles deviennent « pasteures ou nonnes » et les plus intelligentes des « professeures célibataires ». Cette angoisse est relayée par les milieux eugénistes qui demandent aux femmes éduquées de se conformer à leurs fonctions « naturelles » (« A Woman Wants to Know »). Après avoir étudié les comportements conjugaux des diplômées de Vassar College entre 1867 et 1892 et découvert que 47 % ne s’étaient pas mariées, l’intellectuel eugéniste Robert Sprague invite en 1917 les femmes dans le Journal of American Heredity à prendre plus au sérieux leur responsabilité maternelle et conjugale. Il faut s’armer, leur demande-t-il, contre le « désert aride de l’intellectualisme stérile » (Cookingham 1866). Le mouvement eugéniste diffuse alors tracts et brochures rappelant cette injonction genrée.

18Pour Sprague, comme pour ses détracteur, le rapport distant au mariage et à la maternité de ces jeunes femmes trouve son origine dans leur accès à l’éducation, et notamment l’enseignement supérieur. L’influence néfaste des enseignantes féministes est mise en avant. À tel point qu’en 1909 le politologue Charles Franklin Emerick cherche à démontrer scientifiquement dans le Political Science Quarterly la corrélation entre niveau d’études supérieures et statut conjugal (Emerick). En d’autres termes, l’université éloigne-t-elle les femmes de leur sphère « naturelle » ? Avec honnêteté, ce chercheur conclut de façon circonspecte à l’existence d’un tel lien. Son regard annonce les recherches ultérieures des spécialistes de l’histoire de l’éducation, qui ont démontré que le non-mariage des femmes éduquées n’est pertinent que pour les grandes universités de la côte Est. À l’inverse, dans les universités de moindre rang, la corrélation est beaucoup plus ténue. Une étude sur l’université Grinnell dans l’Iowa au début du xxe siècle a démontré que les valeurs enseignées étaient beaucoup plus conformistes qu’à Vassar College, dans l’État de New York et que, parmi les femmes diplômées, beaucoup se mariaient et devenaient mères de famille. Dans son ouvrage Those Good Gertrudes (2014), l’historienne Geraldine Clifford s’attaque également à ce qu’elle considère comme le mythe le plus fort entourant les institutrices : celui du célibat. Contrairement aux préjugés, les institutrices sont dotées d’un capital culturel et financier qui les rendent particulièrement « intéressantes » sur le marché conjugal, notamment dans les terres de l’Ouest (Clifford). En d’autres termes, les mariages ont été beaucoup plus importants que ne le laissent supposer les débats des contemporains. Le lien établi entre capital éducatif et pratique conjugale relève donc davantage de présupposés idéologiques que d’une réalité statistique.

19Néanmoins, pour les classes moyennes urbaines, il est vital d’enrayer ce cercle vicieux démographique. Alors que l’immigration avait longtemps incarné une force pour la jeune nation, elle devient désormais une menace capable de déliter de l’intérieur les fondements de la société. À l’image de la France qui s’inquiète des conséquences du suicide sur la dépopulation et adopte des mesures natalistes, les États-Unis s’interrogent sur les pratiques conjugales des Américaines dont les parents sont présents dans le pays depuis plusieurs générations. Pour les immigrants en provenance d’Europe centrale et d’Europe méridionale, la crainte est inverse : une surpopulation en raison des comportements démographiques des familles nouvellement installées dans le pays. Si caractéristique de la période, la volonté de remise en ordre se résume à une question simple : quel est le meilleur moyen de préserver le caractère protestant de la nation en luttant contre la « dégénérescence de la race » ? (Wiebe)

20L’argument démographique dans l’Amérique progressiste entrelace donc angoisses natalistes et préoccupations genrées. Si ses conclusions sont en partie erronées comme l’ont montré des études postérieures, sa popularité est forte et conduit les classes moyennes à réfléchir à des mesures concrètes pour mettre un terme à ce désastre démographique. En des termes plus prosaïques, il est indispensable d’obliger les célibataires à se marier au risque, dans le cas contraire, de voir disparaître la République.

Marier les célibataires

21En conséquence, dès le début du xxe siècle, des mesures sont prises pour répondre aux trois enjeux évoqués précédemment : la baisse de la natalité, l’amélioration de la « qualité » de la population et la restauration de l’ordre familial et patriarcal. En raison de la singularité de l’État fédéral aux États-Unis, ces dispositions émergent d’abord au niveau local dans les États, puis à l’échelle nationale. Dans les deux cas, celles-ci visent toutes à restaurer la primauté du mariage pour éviter que les sombres prédictions des Bertillon ne se réalisent dans un avenir proche. Néanmoins, en raison des représentations genrées qui prédominent dans l’Amérique progressiste, elles se déploient de manière différente : les femmes non-mariées sont renvoyées à leur nature maternaliste tandis que les hommes non-mariés, statistiquement majoritaires, notamment dans l’Ouest du pays, sont rappelés à leurs obligations paternelles et maritales.

22En premier lieu, la fermeture des frontières participe de la volonté de renforcer la « qualité » de la population. Bien avant les grandes lois restrictives en matière migratoire de 1921 et 1924, des mesures avaient été prises visant principalement les célibataires. Dès 1875, la loi Page interdit l’entrée du territoire aux femmes non-mariées en provenance de Chine, car elles sont soupçonnées de se livrer à la prostitution. D’autres lois suivent et ciblent plus particulièrement les malades et les indigents. Proposées dans un premier temps par la commission Dilligham, les mesures restrictives des années 1920 mettent en place un système de quotas par origine nationale des immigrés. Sans surprise, le critère retenu est celui des « foreign born », couronnant ainsi des décennies de construction de l’argument démographique (Ngai).

23Cette fermeture des frontières s’accompagne de politiques natalistes discrètes au regard de celles mises en œuvre en Europe. En 1898, le Bureau du recensement publie ainsi une carte des vieilles filles (« old maids chart ») indiquant le ratio entre le célibat masculin et le célibat féminin. Critiquée ou moquée pour ses approximations statistiques dans la presse, celle-ci cartographie les excédents de célibataires dans les cinq régions définies par l’agence fédérale. Dans le Midwest et l’Ouest, deux espaces peu touchés par l’industrialisation et l’urbanisation, l’excédent est particulièrement important. Les agents du recensement se transforment implicitement en « marieurs » et invitent les jeunes femmes du Nord-Est à se rendre dans l’Ouest pour trouver un époux. Ces incitations se retrouvent ailleurs sur le territoire et sont relayées par des agences matrimoniales alors en plein essor (Zug).

24La restauration de l’ordre familial ne passe pas seulement par un contrôle social renforcé des jeunes femmes mais également des jeunes hommes, même si ce point a été négligé par l’historiographie. L’idéologie domestique pour les femmes a pour corollaire celle du chef de famille qui apporte l’argent du foyer (breadwinner ideology). Les réformateurs sociaux et les élites locales se rejoignent pour faire du mariage la pierre angulaire de la société. Dans la communauté juive, par exemple, l’abandon du foyer (desertion) suscite une forte inquiétude (Igra). La femme et les enfants ne doivent pas être à la charge de la communauté mais à celle du père de famille. En conséquence, les visages de ces « déserteurs » sont publiés dans la presse communautaire yiddish pour les enjoindre à revenir dans leur foyer. Dans les grandes villes, les tribunaux ont également la charge de renouer les liens familiaux distendus et de rappeler aux jeunes hommes leurs obligations paternelles. À Chicago, en accord avec les réformatrices sociales, un tribunal aux affaires familiales (Court of Domestic Relations) est créé pour expliquer aux immigrants l’importance du mariage sur le sol étatsunien (Wilrich).

25Les politiques sociales mises en œuvre à l’échelle locale et nationale participent également de cette remise en ordre. Comme dans certains pays d’Amérique latine, les pratiques natalistes accompagnent la réforme sociale, et ne cherchent pas à s’y substituer car celle-ci aurait échoué, à l’inverse de ce qui s’est déroulé en Grande-Bretagne à la fin du xixe siècle (Leys Stepan). Cette imbrication du réformisme et du natalisme a été décrite comme « maternaliste » par les historiennes du genre. À juste titre, celles-ci ont rappelé la volonté des réformatrices sociales de mettre en œuvre ce que l’historienne Gwendolyn Mink désigne sous l’expression de « salaires de la maternité » : la volonté de lier les aides mises en œuvre à une telle assignation de genre (Mink). En d’autres termes, le système d’assistance sociale et les dispositifs philanthropiques étaient destinés aux femmes qui acceptaient de rester à la maison pour y élever leurs enfants. Créé en 1912, le Children’s Bureau devient un lieu important de construction et de déploiement à l’échelle fédérale de politiques maternalistes pour les femmes célibataires (Gordon).

26Enfin, les mesures eugénistes complètent ce dispositif et accompagnent également le réformisme social. État pionnier en matière de politiques sociales, le Wisconsin adopte une loi de stérilisation forcée en 1913. Les économistes de la prestigieuse université de Madison partagent ce point de vue. Plus généralement, les milieux progressistes intègrent cette donnée démographique dans leurs discours et les textes de loi qu’ils défendent publiquement (Leonard).

Conclusion

27En établissant une corrélation entre célibat et suicide au milieu du xixe siècle en France, les Bertillon ne se doutaient pas que leur prospérité outre-Atlantique serait grande jusque dans la presse locale. Quelques décennies plus tard, leur argument démographique entre en résonance avec une peur démographique et nourrit un discours et des pratiques à la fois natalistes et eugénistes. Aux États-Unis, la menace du suicide n’est pas seulement individuelle, mais collective. Les flux migratoires cristallisent ces inquiétudes autour de la figure du célibataire. Les classes moyennes s’inquiètent fortement que le célibat ne devienne définitif, notamment pour les jeunes femmes issues de familles blanches et protestantes. L’injonction au mariage caractérise des politiques natalistes, plus discrètes qu’en Europe, mais néanmoins bien présentes sur l’ensemble du territoire. Pour leur part, les mesures eugéniques visent à améliorer la « qualité » de la population. Ensemble, ces dispositifs espèrent préserver la « race blanche » menacée d’extinction pour beaucoup dans l’Amérique fin-de-siècle. À cette menace, une solution simple s’impose : le mariage des célibataires. Si les mesures migratoires restrictives dans les années 1920 mettront un terme temporaire à cette angoisse démographique, celle-ci réapparaîtra périodiquement. Dans les décennies suivantes, le problème se posera en des termes similaires dans d’autres pays du continent américain, notamment en Argentine (Reggiani & Gonzales Bollo). Ces controverses ne sont toujours pas éteintes dans l’Amérique de Donald Trump où l’extinction de la race blanche et la croissance du nombre de célibataires nourrissent de similaires inquiétudes natalistes. Comme Anne Ollivier-Mellios aimait à le rappeler, les idées comptent, et l’Amérique n’en a pas fini avec ses démons démo-graphiques et ses passions intellectuelles.

Notes

  • [1]
    « And to young ladies I give the counsel to marry in their most selfish interest, as married women have less mortality than spinsters of the same age, at least after the age of 20 » (« Dr. Bertillon Urges Mariage », Los Angeles Herald, 13 février 1910 : III, 7).
  • [2]
    Définir les célibataires est un exercice difficile en raison du caractère évolutif de ce statut. Dans mon ouvrage en cours d’écriture, et provisoirement intitulé Des célibataires aux États-Unis. Une histoire sociale et politique (xixe-xxie siècles), j’adopte la limite d’âge de 35 ans, fréquente dans les travaux historiques par opposition à celle des démographes qui préfèrent parler de célibat définitif et n’intègrent que les hommes et les femmes dont l’âge est supérieur à 50 ans. Dans cet article, je choisis la limite commune dans l’Amérique progressiste qui ne distingue pas de limite d’âge pour définir un ou une célibataire. Ce flou est également celui des travaux d’histoire culturelle indiqués en référence bibliographique.
Français

Mots-clés

  • Famille
  • célibataires
  • période progressiste (1890-1920)
  • États-Unis

Ouvrages cités

  • « A Woman Wants to Know ». The New York Times, 9 octobre 1909.
  • « Dr. Bertillon Urges Mariage ». Los Angeles Herald, 13 février 1910. III, 7.
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Romain Huret
Romain Huret est directeur de recherche à l’EHESS et historien des États-Unis. Il s’intéresse aux inégalités économiques et sociales aux États-Unis et est l’auteur d’American Tax Resisters (Cambridge : Harvard UP, 2014), de Katrina, 2005. L’ouragan, l’État et les pauvres (Paris : Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2010), et de La Fin de la pauvreté ? Les experts sociaux et la guerre contre la pauvreté aux États-Unis (1945-1974) (Paris : Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2008 ; traduction anglaise : The Experts’ War on Poverty : Social Research and the Welfare Agenda in Postwar America, Ithaca : Cornell UP, 2018). Il prépare actuellement un ouvrage sur Les Célibataires aux États-Unis : une histoire sociale et politique (xix-xxe siècles).
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/10/2018
https://doi.org/10.3917/rfea.155.0062
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