CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’immigration des Portoricains vers les États-Unis est ancienne. Elle commença dans les années 1860, lorsque de nombreux opposants à l’occupation espagnole de l’île de Porto-Rico trouvèrent refuge aux États-Unis. Elle se poursuivit après l’occupation de l’île par les États-Unis en 1898 à la suite de la victoire américaine sur les Espagnols et fut stimulée par l’octroi aux habitants de l’île de la citoyenneté américaine en 1917 (sans que l’île ne soit toutefois incorporée à l’Union). Dans les années 1920, la vague de départ amorcée en 1917 continua, répondant ainsi au besoin croissant de main-d’œuvre aux États-Unis, conséquence des restrictions de l’immigration étrangère mise en place par le Congrès, ainsi que, parallèlement, au sous-emploi sur l’île de Porto-Rico qu’avait aggravé l’augmentation rapide de sa population. Après la Seconde Guerre mondiale, l’immigration s’intensifia en conséquence de Operation Bootstraps, la politique d’industrialisation à Porto Rico, menée par le gouvernement portoricain dirigé par Luis Muñoz Marin, qui accéléra l’exode rural, première étape avant une migration massive vers les États-Unis. En 1947, la mise en place d’un Bureau of Employment and Migration (connu ensuite sous le nom de Migration Division) par l’administration portoricaine, avec l’aide du gouvernement américain, contribua fortement à l’essor du mouvement vers les États-Unis [2]. Le siège de la Migration Division était à New York mais des bureaux régionaux existaient dans plusieurs autres États (Connecticut, Floride, Illinois, Massachusetts, New Jersey, Ohio, Pennsylvanie).

2La migration portoricaine vers les États-Unis, et plus particulièrement celle, importante quantitativement, vers la ville de New York, a été très tôt source de méfiance. Considérés comme porteurs de maladie, responsables de la paupérisation ou de la hausse de la délinquance et de la criminalité, les « Boricuas », nom donné aux personnes d’origine portoricaine en référence au mot taïno « Borinquen » désignant l’île de Porto Rico, subirent, dès les années 1930, de véritables campagnes de dénigrement dans la presse américaine (Sanchez-Korrol). D’emblée, les missions de la Migration Division reflétèrent la volonté du gouvernement portoricain de diffuser une image positive de ces « migrants-citoyens » (Célestine, 2008). Outre l’organisation de la migration, elle était chargée de rassurer la population américaine, new-yorkaise surtout, et d’inciter les migrants, souvent en situation de précarité socio-économique, à s’entraider plutôt qu’à revendiquer leurs droits, afin de ne pas alimenter les inquiétudes de la population d’accueil.

3Il s’agit ici de recenser et d’analyser les stratégies adoptées à New York, destination privilégiée des Portoricains migrants, par le leadership portoricain, pour tenter d’améliorer l’image de la population portoricaine depuis la vague migratoire d’après-guerre. Tout en retraçant la trajectoire d’une population de « Latinos » installée depuis plus d’un siècle sur la côte Est des États-Unis, et de façon à l’inscrire dans l’histoire nationale, nous nous intéresserons, selon le cadre théorique proposé par le sociologue Luc Boltanski dans son étude sur les groupes sociaux en formation, aux modalités privilégiées par les leaders associatifs et les autres intermédiaires de la population portoricaine pour présenter le groupe portoricain à New York. Ainsi, pour Luc Boltanski, étudier le processus de formation du groupe social des « cadres » renvoie à l’étude de la genèse de « la personne collective d’où les personnes individuelles tir[ent] le nom commun qui les désign[e], et, peut-être, leur identité sociale ». Il s’interroge ainsi sur le « mode de cohésion du groupe » (Boltanski 51), question déjà posée par la sociologie durkheimienne, dont les contours peuvent être dessinés par les entrepreneurs de mobilisation et les instances de pouvoir. Boltanski met ainsi l’accent sur le caractère double du travail de formation des groupes : il s’agit à la fois d’un « travail social d’unification » et d’un « travail politique de mobilisation » (Boltanski 52). S’il est important de noter que le travail d’homogénéisation est différent de la « cohésion » du groupe, notre terrain d’étude, les organisations portoricaines, nous permet de voir dans quelle mesure les deux enjeux sont liés. Pour étayer notre étude, nous nous appuierons sur des entretiens semi-directifs réalisés en face-à-face à New York en 2006 et 2007 avec des personnes impliquées dans des organisations portoricaines entre les années 1950 et les années 2000. La conduite d’entretiens a permis de pallier les biais inhérents à la consultation des archives conservées par les organisations (rapports, tracts, courriers, etc.). Ces archives, si elles constituent un point de départ et de référence très important, présentent le risque de ne produire que ce que les dirigeants estiment présentables. Ainsi, les conflits internes au moment des actions de mobilisation risquent d’être passés sous silence, leurs traces absentes ou effacées. D’où la nécessité de compléter ces sources par les propos d’anciens militants ou de témoins des événements.

4Cette analyse comprend l’étude de certaines techniques de distinction et de différentiation par rapport aux autres populations de Latinos arrivées à New York plus récemment, techniques destinées à répondre aux questions suivantes : comment apparaître comme membre d’une minorité durablement installée et non plus comme un migrant ? Comment y parvenir sans s’aliéner le soutien des autres Latinos, nécessaire pour « faire nombre » et revendiquer des droits ? Que faire pour que le groupe soit pris en considération dans le paysage politique ? Nous verrons comment, à partir de la fin des années 1950 surtout, les Portoricains cherchèrent à singulariser leur appartenance ethnique. Cette singularisation, dont le but était d’offrir une image sécurisante du groupe au moyen d’une référence marquée à l’ancienneté de son appartenance à la communauté nationale, ne constitue cependant qu’une des modalités du processus de « bonne présentation ». La conformité aux diverses injonctions du monde associatif – managériale, de participation, de « giving back to the community » –, permit également aux Portoricains de façonner, avec plus ou moins de succès, l’image qu’ils souhaitaient renvoyer du groupe. Cet article remet ainsi en cause les analyses globalisantes sur les « Latinos » aux États-Unis en rendant compte de la complexité des constructions identitaires à l’œuvre chez les Portoricains, ainsi que des usages politiques de celles-ci.

La construction d’un groupe « portoricain »

5L’ouvrage classique de Bernardo Vega, Memoirs of Bernardo Vega, publié en 1984, relate, sur le mode autobiographique, que nombre de Portoricains durent faire face à la méconnaissance de leur statut de citoyen de la part de certains officiels de l’immigration. L’auteur fait ainsi état de plusieurs cas de Portoricains à qui il fut refusé l’entrée sur le territoire américain par des agents des services d’immigration ignorants de leur statut et de la liberté de circulation sur le territoire américain que ce statut induisait, cela alors que s’exprimait une hostilité certaine à l’encontre d’une population perçue comme responsable des problèmes sociaux et sanitaires de la ville de New York (Vega 27). Au début des années 1940, les migrants portoricains étaient encore vus sous un jour défavorable comme en témoigne cet extrait de la tribune de Charles E. Hewitt, publiée dans le magazine mensuel Scribner’s Commentator, informant les lecteurs de la présence de cette population :

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Of these 18 Porto Rican men and women […]
Ten will be on relief in the minimum period
Six will save enough relief money to get one of his relatives up here to go on relief in his turn
One has active tuberculosis, and one more will come down with it within the year
Two are suffering from malaria
Six are thoroughly infected with hookworm
Three have active syphilis
All were unemployed back in Puerto Rico
All will live in the most abjectly poor section of New York’s Harlem – or on the notorious Red Hook waterfront in Brooklyn, two of the most disease and crime ridden slums in Eastern America
Two will marry negroes, or live with them
One of the women will have a child before she knows enough of the English language or American customs to get any formal aid
One will be mixed up in the dope business or commit a sex-crime
All will find their best chance to work on the « sweat-shop » trades, at $5-7 a week-although the young girls may do better at prostitution particularly if they are under 20 years.
(Scribner’s Commentator 1940 in Thomas 134)

7Cette litanie est suivie d’une remarque sur le problème particulier posé par la population portoricaine qui ne pouvait être expulsée en raison de son statut juridique. Citoyens américains, les Portoricains ne constituaient pas un groupe classique de migrants. En annonçant que certains se marieraient avec des noirs, l’auteur entendait dénoncer le caractère ambigu de la race de ce groupe à la fois distinct et proche des Afro-Américains. Les attaques formulées par Hewitt relevaient clairement du discours nativiste classique, mais, comme l’a souligné Lorrin Thomas, certains éléments mis en avant par Hewitt sont spécifiques à la situation des Portoricains qui, en raison de leur accès à la citoyenneté américaine, étaient accusés de profiter à mauvais escient des prestations sociales américaines (Thomas 134). Les nativistes – terme qui désigne aux États-Unis ceux qui se considèrent comme « natifs », malgré leurs origines anglaises ou écossaises – étaient favorables à une restriction de l’immigration de ceux dont les origines étaient considérées comme géographiquement ou culturellement éloignées. Cette restriction leur paraissait nécessaire pour ne pas courir le risque d’une altération de leur identité dont les fondements sont républicains et protestants. Denis Lacorne a montré que si l’objet des attaques de nativistes varia au fil des vagues migratoires, le procédé fut constant, la population attaquée étant désignée comme la source de tous les maux sociaux, politiques, religieux et sanitaires (Lacorne).

8La massification de la migration à partir de 1947 suscita de nouveaux commentaires défavorables à l’égard des Portoricains dans la presse new-yorkaise. Ainsi, le New York Times publia, le 25 mai 1947, un article éloquemment intitulé « Relief Funds Being Spent Without Proper Controls » portant sur l’augmentation des dépenses sociales en conséquence de la présence croissante des Portoricains dans la ville. Un tabloïd, le World Telegram, fit paraître deux séries d’articles sur ce qui est désigné comme « peut-être la migration de masse la plus importante de l’histoire moderne [3] ». Quand ils n’étaient pas franchement hostiles, les articles insistaient sur l’afflux des Portoricains dans les quartiers populaires de la ville et de la crise du logement et de la surpopulation des écoles qui en résultaient, tout particulièrement dans le quartier d’East Harlem [4].

9Cette représentation négative des Portoricains est très présente également dans les sciences sociales de l’époque (Rodriguez, 1994). Ainsi, jusqu’aux années 1970, dans les études menées sur les Portoricains, était régulièrement dénoncée une forme de passivité politique et organisationnelle contrastant avec l’expérience d’autres populations. C’est le cas de Beyond the Melting Pot, de Nathan Glazer et Daniel P. Moynihan, publié en 1970. Les Portoricains étaient alors souvent envisagés sous l’angle de la pathologie sociale, du « deficit model », concept que dénoncera en 1991 la sociologue Clara Rodriguez, dans Puerto Ricans : Born in the USA. L’un des exemples les plus édifiants est sans doute l’ouvrage d’Oscar Lewis, La Vida, publié en 1965, qui porte sur des familles portoricaines dont certains membres vivent à Porto Rico et d’autres aux États-Unis. L’anthropologue voit dans celles-ci un exemple de la « culture de la pauvreté », caractérisée par des familles matriarcales, des pères absents, des grossesses précoces, une faible disposition au travail, la violence et l’obsession du sexe. La pauvreté des Portoricains serait le résultat de « valeurs culturelles », les inclinant à la marginalité et entretenant un cercle vicieux de misère sociale. À ce titre, l’ouvrage de Lewis constitue une version portoricaine du rapport Moynihan sur les familles noires au milieu des années 1960.

10Ces travaux démontrent une relative méconnaissance, dans les années 1920-1970, des Portoricains et de leur place dans le paysage associatif et politique de New York. Pourtant, dès le milieu des années 1920, des associations portoricaines s’étaient donné pour mission de représenter les Portoricains, mais également les autres populations d’Hispanos de la ville de New York. Parmi les pionnières, l’association Brotherhood of America mit dès sa création, en 1923, l’accent sur la culture et les traditions, comme les associations précédentes, mais aussi sur les problèmes concrets rencontrés par les Portoricains (par exemple les difficultés de logement et d’emploi), sur l’importance à accorder à la citoyenneté américaine et sur la nécessité de s’organiser. Ces nouvelles orientations marquent un intérêt croissant non plus seulement pour l’île d’origine mais pour les conditions de vie des migrants dont l’installation apparaît comme plus durable que par le passé, en raison, notamment, des difficultés économiques sur l’île de Porto Rico.

La défense des intérêts portoricains à New York : le rôle des institutions

11Les dirigeants des associations portoricaines créées dans la première moitié du xxe siècle avaient pour ambition de défendre les intérêts portoricains à New York, mais également de maintenir des liens avec Porto Rico. Pour les associations existait également le souci constant d’être représentées, d’avoir des porte-parole et des interlocuteurs au sein des institutions de la société d’accueil. C’est dans cette optique que fut créée la Liga Puertorriqueña e Hispana en 1928, dont la mission était de « défendre les droits civiques et promouvoir le bien-être des citoyens des États-Unis nés à Porto-Rico ou dans le monde hispanique » (in Sanchez-Korrol 153) L’association se donnait plus généralement pour mission l’union de l’ensemble des Hispaniques sans distinction de nationalité ainsi qu’un rôle d’intermédiaire avec les autorités de la ville.

12Lorsque, en lien avec la politique de développement industriel de Porto Rico (Operation Bootstrap), fut mis en place un programme devant faciliter la migration des Portoricains vers les États-Unis et que le Bureau of Employement and Migration fut créé, il s’agissait de faire en sorte que les Portoricains accèdent à des conditions de vie satisfaisantes, les directeurs du bureau développant une rhétorique du self-help et expliquant aux migrants portoricains que c’était l’entraide plus que les revendications auprès des pouvoirs publics qui leur permettrait de réussir (Lapp). Cette première mission fut cependant élargie aux problèmes d’« ajustement » des Portoricains de New York (Lapp 100)

13Si la notion d’« ajustement » n’est pas clairement définie, certains éléments soulignent que la population portoricaine est en fait invitée à bien se comporter, pour se fondre dans le paysage new-yorkais. En 1948, la Migration Division avait un maigre budget, était en sous-effectif et ne disposait pas d’un soutien politique suffisant pour avoir un rôle déterminant dans la communauté migrante à New York. Le gouverneur de l’île, Luis Muñoz Marin, et ses proches croyaient fortement au rôle des sciences sociales dans l’élaboration de l’action publique. L’une des premières actions des responsables de la Migration Division fut ainsi de commander un rapport à des universitaires américains. C’est le Bureau of Applied Social Research de Columbia University, dirigé par Paul Lazersfeld, qui eut la responsabilité du rapport. Le Commissioner of Labor, l’équivalent du ministre du travail de Porto Rico, était chargé de suivre le dossier et la direction scientifique du dossier fut attribuée au sociologue C. Wright Mills. La recherche fut en fait effectuée par Clarence Senior, sociologue et directeur de la Migration Division, et aboutit à un ouvrage rédigé en collaboration, publié en 1950, The Puerto Rican Journey : New York’s Newest Migrants (Mills, Senior et Rose K. Goldsen). Le rapport fournit de nombreuses données empiriques sur la population portoricaine installée à New York, qui est décrite comme particulièrement marginalisée socialement et économiquement. Mills et les deux autres auteurs observent ainsi que les Portoricains, comme les précédentes vagues de migrants, occupent principalement des emplois non ou peu qualifiés. Selon eux, les nouveaux arrivants portoricains semblaient condamnés à conserver ces emplois peu qualifiés, en raison, notamment, des faibles possibilités d’ascension sociale et d’accès à la classe moyenne. Le rapport montre également que cette population, souvent assimilée aux noirs américains, souffrait de racisme et que, plus généralement, la question de la race compliquait la définition de leur identité. Les migrants sont également décrits comme dépourvus de ressources organisationnelles ou familiales. Selon les auteurs, « the organizations that regulate him [the migrant] are not of his own creation. He is in a world he never made » (92).

14Mickael Lapp et d’autres historiens, dont Clara Rodriguez et Virginia Sanchez-Korrol, ont montré que l’image du migrant portoricain aliéné reflétait l’absence de prise en compte de certaines formes d’organisation au sein d’associations culturelles ou de clubs sociaux. Les auteurs de The Puerto Rican Journey, dans leur recherche de groupements à visée politiques susceptibles d’encourager l’assimilation des Portoricains, auraient trop rapidement conclu à l’absence de vie associative, attribuant celle-ci à l’absence de « tradition organisationnelle » sur l’île de Porto Rico (Lapp 105). Alors que le rapport concluait sur la nécessité pour la population portoricaine de voir émerger une institution solide, susceptible de la seconder et de la représenter auprès de l’ensemble des administrations nationales et, localement, auprès de la ville de New York, les difficultés budgétaires de l’île de Porto Rico n’autorisaient pas un financement suffisant pour que la Migration Division joue ce rôle. Cependant, tout en limitant son rôle à la recherche d’emploi et au placement des migrants, la Migration Division servit de fait d’intermédiaire auprès de certains services de la ville désireux d’inclure les Portoricains dans leurs programmes d’action sociale, par exemple du Mayor’s Advisory Committee on Puerto Rican Affairs. Établi peu avant les élections municipales de 1949 par le maire William O’Dwyer, avec le soutien de Luis Muñoz Marin, ce comité devait permettre à la mairie de constituer un espace de rencontre et de travail entre officiels portoricains, les services municipaux de la ville de New York et des Portoricains diplômés, établis à New York. Ces derniers travaillaient principalement dans la presse, l’éducation ou le travail social. On peut voir dans l’établissement d’un tel comité une tentative pour détourner les électeurs portoricains du candidat d’origine italienne, Vito Marcantonio, que ces derniers étaient nombreux à soutenir depuis les années 1930. Membre de l’American Labor Party et représentant au Congrès du 20e district d’East Harlem, Marcantonio s’était engagé à plusieurs reprises dans des luttes au nom des Portoricains. Alors que l’anticommunisme s’amplifiait aux États-Unis, le gouvernement de Porto Rico, soucieux de briser l’image communiste de la colonia, vit ce comité d’un très bon œil (Perrier). Le comité devait en effet faciliter l’intégration des Portoricains. Toutefois il révélait un paradoxe : alors que le comité avait un objectif assimilationniste, ce qui était aussi le cas de la Migration Division, la population portoricaine était dans le même temps considérée comme suffisamment spécifique pour justifier l’existence d’une instance destinée à régler ses problèmes particuliers.

15Il s’agissait également, pour le comité, comme pour la Migration Division, de transformer l’image de la population portoricaine, dont on mit en avant les marques de bonne volonté d’intégration. Était ainsi exprimée la volonté de ne pas présenter les Portoricains uniquement sous l’angle des problèmes posés à la ville d’accueil. On insistait alors sur les valeurs et sur les caractéristiques positives de ces citoyens. Pourtant, c’était bien à travers le prisme de la pathologie sociale que le groupe restait appréhendé. Le succès populaire du film West Side Story, sorti en salles en 1961, dans lequel s’affrontent deux bandes rivales, les Jets, des Anglos blancs, issus de la classe ouvrière, qui se considèrent comme de vrais Américains, et les Sharks, immigrés récents d’origine portoricaine, contribua à produire l’image d’un groupe racial distinct des « Anglo-Américains », dont la migration et la présence à New York constituaient une menace pour l’identité américaine.

La production d’une image rassurante

16Le mouvement des droits civiques joua un rôle important dans l’avènement des mobilisations portoricaines des années 1960. Il constitua en effet une référence pour les militants portoricains, le processus de racialisation subi par la population portoricaine dans la ville de New York ayant rapproché l’expérience portoricaine de celle des Afro-Américains. La parution de l’ouvrage de référence de Glazer et Moynihan, Beyond the Melting Pot, dans lequel la population portoricaine était décrite comme politiquement passive, encouragea la réflexion sur la nécessité de la mobilisation collective dans le but de renverser l’ensemble des représentations négatives de la population « boricua » de New York.

17Dans le contexte américain, accéder à la reconnaissance en tant que groupe ethnique revenait pour les Portoricains à voir le groupe accéder au statut de minorité au même titre que les Afro-Américains. Dans les années 1960, le mouvement pour les droits civiques amena sur la population noire une forte attention médiatique et politique sur les thèmes de la lutte pour l’égalité des droits, la citoyenneté pleine et entière et l’intégration à la nation (McAdam). Une étape importante dans la formation du groupe portoricain fut ainsi l’implication de nombreux jeunes cadres, diplômés du supérieur, d’origine portoricaine au mouvement des droits civiques (Jennings). Comme le note une militante portoricaine, interviewée en juillet 2006 :

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We were very influenced by the Afro-American culture. The Afro-Americans basically taught us how to survive in the streets. It was not our parents who spent their days working and just did not know. The 1960s were crucial. With the Afro American civil rights movement, they inspired all kinds of movements[5].

19Les discours et le potentiel mobilisateur du mouvement pour les droits civiques attirèrent de nombreux étudiants, qui, dans le cadre des réunions de la Migration Division, se retrouvèrent aux côtés des Afro-Américains (Jennings). La proximité sociale et urbaine des Afro-Américains et des Portoricains construisit ainsi une communauté d’expériences facilitant l’implication portoricaine dans le mouvement pour les droits civiques. Était aussi en jeu une forme de rupture biographique, de découverte de la dimension noire de l’identité portoricaine, comme le révèle cet autre entretien qui montre que certains pouvaient se « découvrir » noirs et mettre en avant un héritage « afro-portoricain » :

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In this country, what matters is whether you’re white or not. In the study groups I was mentioning earlier, we built an identity. In most schools, people just don’t learn about their history. Young generations don’t get that. Now there’s a lot of interracial marriages. We’re a sort of middle ground : between black and white. We should think about it as an advantage. But my experience of the « middle-ground » is that it’s easier to relate to African American because we obviously share this african background in our culture, our music : it’s the core of Puerto Rican culture. I know that my great-grandmother was a slave[6].

21Le mouvement des droits civiques, mais aussi « la guerre contre la pauvreté » du président Lyndon Johnson ouvrirent de véritables perspectives pour le développement des organisations portoricaines. Dans le cadre des mesures législatives prises à partir de 1964, l’Economic Opportunity Act établit un bureau, appelé Office of Economic Opportunity, qui devait organiser l’administration locale des fonds fédéraux mises à disposition pour la lutte contre la pauvreté. L’Economic Opportunity Act eut un véritable impact sur les associations locales (appelées « community-based organizations » ou CBO), qui se multiplièrent à l’échelle des quartiers des villes américaines. Ainsi, parallèlement à l’émergence de groupes bien connus tels que les Black Panthers ou le Student Nonviolent Coordinating Committee, une myriade de petites structures portoricaines, moins visibles, se constitua.

22Le programme d’action « communautaire » prévu par l’Economic Opportunity Act de 1964 promouvait la création d’agences locales, publiques ou privées financées par l’État fédéral, les Community Action Agencies. Ces agences étaient chargées de développer des services sociaux et d’intervenir dans le champ économique. Cette orientation fut prolongée en 1968 par un amendement à l’Economic Opportunity Act, qui instaurait un dialogue entre mouvements sociaux et politiques fédérales. Les programmes engagés au nom de la guerre contre la pauvreté représentaient une opportunité politique pour les Portoricains car, s’ils étaient officieusement destinés aux noirs (on parle de « black programs »), ils ciblaient officiellement les populations pauvres. Le langage, racialement neutre, des dispositifs permettait ainsi aux associations portoricaines d’obtenir des financements et de développer des associations de quartiers spécialisées dans l’éducation et l’aide sociale.

23Parmi les associations portoricaines les plus anciennes de la ville de New York, on compte United Bronx Parents et ASPIRA, qui menèrent des actions dans le domaine de l’éducation, tout en tenant un discours qui remettait en cause la situation socio-économique des Portoricains. À partir de leur création, en 1965 pour la première, en 1961 pour la seconde, ces associations durent mettre en forme leurs actions afin de répondre à certains critères de légitimité des subventionneurs, fédéraux dans un premier temps, puis de plus en plus souvent privés. Il s’agissait d’abord d’adopter les principes des programmes fédéraux de lutte contre la pauvreté comme la rhétorique qui l’accompagnait : participation des populations visées, mobilisation des populations locales, renforcement de la démocratie locale, empowerment[7]. Parmi les secteurs prioritaires, l’éducation figurait en bonne place.

24Pour comprendre les mobilisations relatives à l’éducation, il est important de rappeler que l’arrêt Brown v. Board of Education de 1954 mettait un terme à la ségrégation raciale dans les écoles et partant, ouvrait la voie à un système scolaire dit « intégré ». L’application du principe de déségrégation devait néanmoins se heurter à l’opposition d’une partie de la population – la classe moyenne blanche – et à une forme d’inaction de la part des administrations en charge de son application (Simmelkjaer ; Torres et Velasquez). Cette interprétation régnait au sein des communautés portoricaines et était renforcée par l’idée que ceux qui contrôlaient les écoles avaient été incapables d’assurer une éducation de qualité aux populations pauvres, et en particulier aux minorités. La mobilisation pour la décentralisation scolaire était également présentée comme un mouvement transcendant les groupes raciaux, cela dans plusieurs quartiers de la ville, en particulier dans le Lower East Side, Harlem ou encore à Ocean Hill-Brownville (Jennings et Chapman). Au milieu des années 1960, face aux effets décevants de la déségrégation scolaire, c’était alors tout le système éducatif qui était critiqué et remis en question pour son inefficacité à mener les jeunes issus des minorités à la réussite (Cohen).

25Des actions furent menées pour former les parents portoricains, domaine dans lequel United Bronx Parents (UBP) élabora une expertise. Le contact constant avec des parents du South Bronx et la production d’analyses sur le système scolaire de la ville rendirent l’UBP incontournable dans le domaine éducatif et plusieurs agences ou organisations new-yorkaises eurent recours à ses services [8]. Dans la pratique, l’action de l’UBP consistait à fournir aux parents les moyens d’avoir un rôle dans les écoles de leurs enfants : étaient ainsi proposés aux parents des questionnaires à soumettre aux responsables scolaires (principal, proviseur) et concernant les effectifs, les résultats, les programmes ou le personnel, au nom d’un droit à l’information en tant que parent et contribuable. Des centres de leadership pour les parents furent par ailleurs ouverts dans plusieurs quartiers de la ville. Ces centres proposaient aux parents des cours et des formations sur des thèmes tels que : « Comment fonder une association de parents d’élèves ? », « Comment avoir un impact sur la qualité de l’enseignement fournie dans l’établissement où est inscrit mon enfant ? », « Quels sont les besoins spécifiques des enfants noirs et des enfants portoricains ? ».

26Un Advisory Board d’une quarantaine de membres fut également mis en place. Ce comité d’experts et de conseils avait pour fonction de définir les grandes orientations de l’UBP et de veiller au professionnalisme de l’association, élément-clé de sa crédibilité. En développant la rédaction de rapports sur l’éducation, l’UBP renforça son image d’association compétente, voire d’expert, et les responsables de l’UBP devinrent des représentants de la communauté, cela en dépit d’un projet – le contrôle des institutions scolaires par la communauté – qui, s’il semble radical, n’en demeurait pas moins en conformité avec les demandes fédérales de l’époque.

27Les mobilisations pour l’éducation bilingue ou pour le community control furent ainsi portées par des acteurs du secteur associatif non-lucratif dont la création avait été favorisée par les financements du programme anti-pauvreté. Progressivement, les organisations professionnalisèrent leur recherche de fonds et cessèrent d’être caractérisées par la seule mobilisation des résidents d’un quartier. Cette évolution s’explique par la baisse des financements dans le secteur non-lucratif. Après avoir adapté leur action aux priorités des programmes fédéraux, ce furent les fondations privées qu’il fallait séduire. Les populations locales devinrent progressivement un gage de sérieux vis-à-vis des financeurs, un outil de légitimation. L’évolution peut également se lire à la lumière de l’émergence de la logique managériale au sein du secteur non-lucratif aux États-Unis. Ainsi les pratiques du monde de l’entreprise se trouvèrent-elles appliquées dans le monde associatif.

28Le cas d’ASPIRA est également significatif d’une évolution vers une logique managériale. L’activité de l’association était au départ principalement tournée vers l’éducation et vers la mobilisation de la jeunesse portoricaine de la ville de New York. Progressivement, l’association se bureaucratisa et devint un interlocuteur privilégié des pouvoirs publics en matière d’éducation. Le nombre de salariés augmenta de manière significative, de même que les sources de financement qui se diversifièrent. Ce sont, aujourd’hui, l’expertise en matière d’éducation et le soutien aux jeunes Latinos « prometteurs » qui dominent, la notion de « Youth Development » s’étant substitué à celle de « Youth Organizing ». Ce déplacement, qui n’est pas uniquement sémantique, révèle une modification de la vision et des objectifs, ainsi que des modes d’action d’ASPIRA. L’action n’est plus contestataire ; elle tend à faire émerger une élite formée et dotée d’une formation universitaire pour défendre le groupe.

29Aujourd’hui, les acteurs du secteur non-lucratif mettent ainsi en avant une « éthique de la responsabilité communautaire » qui remplace l’expertise en matière scolaire (Simonet-Cusset). Cette éthique est largement définie en rapport avec la notion de leadership, qui n’est plus exactement celle que l’on rencontre dans le système alinskien, du nom du sociologue Saul Alinski dont les travaux visaient à remettre en cause le travail social tel qu’il pouvait être pratiqué dans les années 1940 et 1950 aux États-Unis (Alinski 59). Selon les préceptes alinskiens du community organizing, les rôles sont très bien définis : on a ainsi des individus de la community qui s’organisent à la suite d’un grief, les membres très actifs devenant des leaders, le coordinateur de l’ensemble, ne venant généralement pas lui-même de la communauté, étant un organizer.

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Audrey : I would like to go back to something you said. You spoke of « giving back to the community ». What do you mean by « community » ?
Hector : That’s a very good question. I define it by virtue of influencing your environment. Whether you do it as a public speaker, being a borough president or being a political figure : that’s giving back ! Working in your company and during your time off you decide to mentor young kids in your community and in your neighborhood : that’s a good thing and that’s giving back. So the issue of community is defined, for me, by scale, in terms of… so that you could be very narrow in terms of your religious affiliation and what you do as a faith-based organization. It can be at the neighborhood level in terms of participating in community boards, it could be at a more macro-level in terms of being mayor of a city or borough president or running a CBO. For many of the students, it’s as they […] go into college becoming heads of groups, based on certain issues, whether it’s radical or not. It’s taking on issues in ways that people can. All I’m saying to you is that I define it by virtue of, you know from the very basics, how do you influence beyond yourself : whether it’s your colleagues, whether it’s your church, whether it’s your constituents, your street, your neighborhood : whatever ![9]

31La formule « giving back to the community », dont on trouve une trace dans le commentaire d’Hector, se comprend comme une forme d’engagement dans la vie civique. Cet engagement peut intervenir dans le cadre d’une trajectoire sociale ascendante marquée par l’accès à des positions prestigieuses dans le domaine lucratif ou non-lucratif ou encore en politique. Servir de modèle aux jeunes générations permet d’assumer ses responsabilités envers ses concitoyens (ses voisins, sa communauté d’origine, etc.)

32Cependant, dans un contexte de développement d’une logique managériale dans la gestion du secteur non-lucratif, on observe que la légitimité qui passait autrefois par l’ancrage local est remplacée de nos jours par la légitimité aux yeux des bailleurs de fonds (Bereni ; Bacqué, 2005). Selon Angelo Falcón, fondateur et directeur de l’Institute for Latino Policy : « In the 1960s and 1970s, you had antipoverty groups, in the 1980s, everybody talked about the underclass, and now you gotta talk about “Latinos” and “panethnicity” » [10]. La remarque d’Angelo Falcón renvoie à l’évolution démographique en défaveur des Portoricains signalée au début de cet article. Le double phénomène couplant un changement démographique et le développement d’une logique managériale a des implications pratiques sur le travail des organisations comme sur leurs répertoires d’actions et sur les enjeux. À l’instar des processus observés par Anne Bory dans l’ensemble du secteur non-lucratif américain, la légitimité d’une organisation du secteur non-lucratif s’obtient à l’aune du prestige des membres de ses conseils d’administration (Bory 113). Une association comme ASPIRA met ainsi en avant des parcours types qui opèrent à la fois comme modèles pour les jeunes et comme garant du sérieux de l’organisation.

L’émergence du label « Latino » et ses implications pour les Portoricains

33En 1965, les quotas fondés sur la nationalité des candidats à la migration vers les États-Unis furent abolis par une série de dispositions législatives, ce qui engendra une augmentation de la population originaire d’Amérique Latine ou de la Caraïbe parmi les migrants. En septembre 1969, la proclamation présidentielle 3930 marqua le lancement de la « Semaine de l’héritage hispanique aux États-Unis ». Au début des années 1980 fut lancée la Décennie hispanique par le président Reagan. Ces interventions fédérales allaient dans le sens d’une homogénéisation des populations d’Amérique Latine et de la Caraïbe. Pour Suzanne Oboler, ce processus intervint alors que des manifestations de forte affirmation culturelle émanant de groupes tels que les Chicanos – c’est-à-dire les Mexicains – ou les Portoricains s’étaient rendues visibles dans l’espace public (Oboler 82). Autrement dit, ces deux populations voyaient leur trajectoire particulière respective noyée dans celle d’un groupe plus large, composé pour partie de populations récemment installées dans le pays. La création de la catégorie « hispanique » par l’Office of Management and Budget en 1977 et son introduction dans le questionnaire du recensement décennal de 1980 renforça l’importance de la labellisation. Pour Oboler, ces décisions prenaient certes en compte la présence des populations hispanophones sur le territoire des États-Unis, mais cela aux dépens de populations installées depuis plus longtemps, tels les Portoricains. Pour Arlene Davila, la complexité des identifications raciales et ethniques est niée à partir du moment où sont utilisées ces labellisations qu’elle décrit comme étant des « marginalized identity categories blurring ethnic and national identifications-as well as other social differences of class, education, citizenship status- that while historically and socially prescribed are politically activated to denote association, establish political alliances and wrest shrinking resources within the neoliberal city » (Davila 18).

34La catégorisation « par le haut » ne peut toutefois être considérée comme une simple imposition. Elle met en jeu un processus complexe pour les groupes minoritaires entre investissement des identités collectives assignées et production de nouvelles identifications (Martiniello et Simon). En effet, si l’émergence de la catégorie « hispanique » intervient à un moment d’affirmation culturelle des Portoricains, les stratégies de ceux-ci pour rendre le groupe spécifique ne furent pas toujours couronnées de succès (Célestine, 2010). Bien qu’il soit le résultat d’un processus de catégorisation mis en œuvre par le pouvoir fédéral, le label « hispanique » est également le fruit de création identitaires et l’objet d’une réappropriation de la part des associations portoricaines de New York. Depuis les années 1980, la soumission à cette étiquette pour obtenir des financements semble inéluctable. Une association comme l’Institute for Puerto Rican Policy devint ainsi l’Institute for Latino Policy au début des années 2000 et les associations qui ne changent pas d’appellation se présentent volontiers comme étant au service d’une population de Latinos ou d’Hispaniques au sens large. Deux des associations portoricaines les plus importantes de New York, qui menèrent la lutte pour l’éducation bilingue dans les années 1960 et 1970, le Puerto Rican Legal Defense and Education Fund (PRLDEF) ou encore ASPIRA décrivent aujourd’hui leurs missions comme tournées vers l’assistance aux Latinos, tout en insistant sur l’importance du leadership portoricain.

Conclusion

35Les associations portoricaines effectuent un travail de communication essentiel dans le but d’assurer leur rôle de représentant de l’ensemble des Hispaniques de la ville de New York, insistant en parallèle sur leur expertise, sur l’ancienneté de leur ancrage et sur la constitution d’un leadership dans les années 1960. Par exemple, l’association PRLDEF, dont l’une des actions initiales avait été la promotion des carrières juridiques auprès d’étudiants portoricains, compte aujourd’hui une minorité de ceux-ci, les étudiants portoricains ayant été remplacés par des Latinos venus d’autres pays [11]. On observe ainsi un double processus dans les associations actuelles : d’une part, l’insistance sur la représentation et l’action au nom d’une population de Latinos ou d’Hispaniques ; de l’autre, l’affirmation du leadership portoricain.

36Les représentants actuels du milieu associatif portoricain portent en outre un regard relativement lissé sur les mobilisations passées. Ainsi, les années 1960 et 1970 sont décrites comme le moment de l’émergence des institutions portoricaines qui ont permis à la communauté d’affirmer sa présence dans la ville de New York et de permettre l’émergence d’un leadership et de représentants. Dans ces représentations sont mêlées des associations comme ASPIRA et les mobilisations radicales de groupes comme les Young Lords, mouvement portoricain radical créé dans les années 1960 sur le modèle des Black Panthers [12]. Pourtant, malgré l’importance des mouvements radicaux dans l’imaginaire collectif des Portoricains, il existait bien deux logiques d’action. D’une part, celle de certains groupements qui utilisaient des méthodes d’action relativement radicales dans une visée de remise en cause du système capitaliste et politique ; de l’autre, celle des associations qui luttaient contre la pauvreté avec les outils, les principes et la rhétorique des pouvoirs publics. Par ailleurs, les labellisations forgées par les pouvoirs publics comme « hispaniques » ou « latinos » sont aujourd’hui reprises par les groupes portoricains car elles permettent de représenter une population plus large et d’affirmer ainsi par le nombre la légitimité des demandes collectives. Il semble néanmoins que le double processus d’appropriation du label « hispanique » et de mise en place d’associations – signe de la vitalité de le vie civique du groupe – ne soit pas nécessairement de nature à rassurer. Lors de la nomination de Sonia Sotomayor comme candidate au poste de Juge à la Cour suprême, l’engagement passé de la « première juge hispanique » (en fait portoricaine) au sein du Puerto Rican Legal Defense and Education Fund a été présenté comme susceptible de nuire à son impartialité. Autrement dit, l’engagement civique très valorisé dans la société américaine est appréhendé de manière plus négative lorsqu’il est au service d’un groupe ethnique.

Notes

  • [1]
    Une première version de ce texte a été présentée lors du congrès annuel de l’Association Française d’Études Américaines, en mai 2009, à Besançon.
  • [2]
    À partir de 1950, le Congrès américain vote un ensemble législatif permettant l’établissement du « Commonwealth de Porto Rico ». Si ce nouveau statut maintient la relation de dépendance avec les États-Unis et ne permet toujours pas aux Portoricains de bénéficier de représentants au Congrès, elle permet une plus grande latitude en matière de politique intérieure et donne lieu à la mise en place d’une constitution.
  • [3]
    « New York’s Puerto Rican Influx », World Telegram, mai et octobre 1947.
  • [4]
    Voir par exemple dans le New York Telegram « Puerto Rico to Harlem – At What Cost ? », 1er mai 1947 ; « Little Puerto Rico, a Gigantic Sardin Can », 2 mai 1947 ; « Puerto Rican Influx Overcrowds Schools », 3 mai 1947.
  • [5]
    Entretien avec une militante portoricaine, conduit par l’auteur, à New York, en juillet 2006.
  • [6]
    Entretien avec une militante portoricaine, conduit par l’auteur, à New York, mai 2006. Voir également Lao-Monter et Davila.
  • [7]
    Voir Economic Opportunity Act, 1964, title II. Le terme empowerment, difficile à traduire en français, désigne le processus par lequel une personne ou un groupe social acquiert les moyens de renforcer sa capacité d’action (Bacqué).
  • [8]
    Records of United Bronx Parents, « History of the Parent Leadership Training Programs », June 1968. Archives of the Puerto Rican Diaspora, Centro de Estudios Puertorriqueños, Hunter College, CUNY (Box 1, Folder 9).
  • [9]
    Entretien avec Hector Gesualdo, directeur exécutif d’Aspira, mené par l’auteur, à New York, en décembre 2007.
  • [10]
    Entretien avec Angelo Falcón, Institute for Latino Policy, New York, mené par l’auteur, en avril 2006.
  • [11]
    Entretien de l’auteur avec une salariée du PRLDEF, New York, avril 2006
  • [12]
    Sur la formation du gang des Young Lords à Chicago, voir Diamond.
Français

Il s’agit dans cet article de comprendre les stratégies développées par les leaders portoricains après la Seconde Guerre mondiale, pour présenter une image positive de la population qu’ils représentaient à New York. Il montre notamment la manière dont l’action du gouvernement portoricain, à travers l’établissement de son Bureau des Migrations, la lutte des Afro-Américains pour les droits civiques, l’ « empowerment » ou le « community organizing » ont façonné l’action politiques des leaders portoricains. L’article traite également de l’adoption progressive du langage de la pan-ethnicité, par le biais du label « latino » ou « hispanique », par les Portoricains de New York.

Mots-clés

  • portoricains
  • hispaniques
  • latinos
  • identité
  • mobilisations ethniques
  • minorité

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Audrey Célestine
Audrey Célestine a soutenu sa thèse « Mobilisations collectives et construction identitaire. Le cas des Antillais en France et des Portoricains aux États-Unis » sous la direction de Denis Lacorne à l’IEP de Paris (CERI) en novembre 2009. Elle est chargée de cours dans le Master d’Affaires Internationales de Sciences Po Paris, dont elle est diplômée. Elle a publié « Action collective et labellisation ethnique : le cas des Portoricains de New York » dans l’ouvrage Politiques de la diversité. Expériences anglaise et américaine dirigé par Emmanuelle Le Texier, Olivier Esteves et Denis Lacorne (Presses de Sciences Po, 2010). Elle est co-responsable du projet ANR Proximite et distance (sociale et politique) dans l’Outre-Mer (PRODISDOM) et sera « Memory Fellow » à New York University au printemps 2011.
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 28/11/2010
https://doi.org/10.3917/rfea.124.0103
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