CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 En 2001, Sciences Po lança le dispositif « Conventions éducation prioritaire » (CEP). Par le biais de conventions établies avec des lycées « défavorisés », l’institution visait à recruter des jeunes des milieux populaires, notamment issus de l’immigration, en les sélectionnant non pas sur la base de leur excellence scolaire, mais de leur « potentiel » et de leur motivation [1]. Ce dispositif connut, à partir de 2009, un important « tournant méritocratique[2] » (Fernandez-Vavrik et al., 2018) (voir figure 1). Cela n’est guère étonnant, dans la mesure où la discrimination positive engendre systématiquement des objections opposant recrutement au mérite et recrutement de faveur (Calvès, 2016). Ce tournant s’est traduit par plusieurs modifications significatives. Aux consignes de la part de la direction de la scolarité concernant l’attention à porter désormais au niveau scolaire des candidats, se sont ajoutés l’accroissement du nombre de pièces attestant de leurs qualités scolaires et la place importante accordée aux enseignants dans les commissions de sélection.

Figure 1. Les trois âges de la procédure CEP

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Figure 1. Les trois âges de la procédure CEP

Source : Sciences Po, « Liste des établissements partenaires de Sciences Po (CEP) », novembre 2021.

2 Ces commissions constituent un objet idéal pour observer les formes concrètes que revêt le renouvellement affiché d’élites scolaires susceptibles de devenir des élites professionnelles. Leur étude permet plus particulièrement d’analyser les deux logiques sous-jacentes à la circulation verticale des élites (Pareto, 1917) : soit une ouverture sociale significative en réponse à des pressions directes ou indirectes de la part de nouveaux prétendants aux positions élitaires, soit une ouverture sociale limitée et fortement contrôlée par les élites existantes à des fins de légitimation. Ces deux logiques renvoient aux deux types d’ascension par l’école que distingue Ralph Turner (1960) : la compétition ouverte (open contest) et le parrainage (sponsorship). Notre travail étend et adapte cette typologie à l’étude des dynamiques spécifiques aux systèmes éducatifs du début du XXIe (van Zanten, 2016 ; François et Berkouk, 2018) au travers de l’examen d’un processus non envisagé dans l’article pionnier de Turner.

3 Se présentant comme une réponse institutionnelle aux limites des modalités de mise en œuvre de la compétition ouverte par l’État, les CEP constituent en effet un nouveau mode d’ascension sociale relevant de la discrimination positive via la redéfinition des barrières méritocratiques et l’appui délibéré à des candidatures de jeunes n’appartenant pas aux catégories dominantes. En raison du nombre réduit des membres de ces catégories pouvant accéder à Sciences Po par cette voie (variant entre 6 et 10 % du total des admis selon les années), comme du fait qu’il s’agit de ceux perçus comme les meilleurs en leur sein, on peut d’emblée qualifier ce processus de « parrainage compensatoire » (Grodsky, 2007). Dans la mesure où, pour Turner, le parrainage suppose que le statut élitaire soit conféré en fonction des qualités que les élites en place souhaitent trouver chez les nouveaux membres, nous proposons ici une hypothèse complémentaire. Le degré de parrainage dépend des qualités privilégiées dans la sélection et dont la nature peut témoigner tantôt d’une volonté de reproduction à l’identique des élites, tantôt d’une volonté de relative « diversification ».

4 L’exploration de cette hypothèse s’avère d’autant plus pertinente dans le cas des commissions d’admission des candidats issus de la voie CEP que leur composition et leur mode de fonctionnement permettent à la fois d’analyser des divergences et des tensions, notamment entre enseignants et acteurs du monde de l’entreprise, et des articulations originales entre normes scolaires et managériales. Afin d’examiner en détail ces différentes dimensions, nous privilégions l’analyse des critères et modes de jugement de la part des membres de ces commissions et laissons provisoirement dans l’ombre les perspectives et actions des bénéficiaires de cette procédure (Pasquali, 2016). Nos analyses confirment les résultats de M. Oberti et A. Pavie (op. cit.) concernant l’évolution de la vision du mérite portée par le dispositif. Toutefois, alors que leur travail s’intéresse aux effets de la procédure sur les caractéristiques objectives des admis, nous portons une attention particulière aux actes microsociologiques de catégorisation et aux représentations que les jurés ont des candidats. Nous mobilisons principalement des concepts issus de travaux en sociologie des élites et de l’éducation (Bourdieu, 1989) et en sociologie économique et de la culture relatifs aux processus de valuation (Beckert et Musselin, 2013 ; Lamont, 2012 ; Marchal et Rieucau, 2010).

5 Nous nous intéressons à trois dimensions, qui seront analysées successivement dans le texte. Après avoir esquissé le cadre d’interaction que constituent les commissions du point de vue de leur organisation et de la répartition des rôles entre leurs membres, nous exposerons les modes de jugement qu’y déploient ces derniers en lien avec leurs appartenances sociales et professionnelles. Enfin, nous analyserons les processus de délibération et de construction d’un jugement consensuel

6 Nous fondons nos analyses sur une enquête comprenant trente-neuf entretiens semi-directifs, menés entre 2018 et 2020, auprès de membres de ces commissions (trente) dont neuf participaient à l'organisation du dispositif de sélection ; l’analyse de la documentation mise à disposition des membres des commissions au cours de cette période ; des observations participantes menées par l’une d’entre nous dans une quinzaine de commissions, entre 2010 et 2020 [3].

Encadré 1. Méthodologie

Cette enquête constitue un « terrain proche. » Nous sommes toutes les deux des observatrices internes à l’institution, ce qui a facilité l’accès au terrain (observations et entretiens) et a nécessairement orienté notre regard. Notre travail a néanmoins été mené de façon tout à fait indépendante vis-à-vis de l’institution et nos positions sociales distinctes – celle d’une chercheuse établie dans l’institution et celle d’une étudiante – se sont avérées complémentaires dans l’analyse et ont permis de réduire d’inévitables biais interprétatifs.
Les membres des commissions ont été contactés en mai et juin 2018, sur la base de leur volontariat, à l’issue d’un questionnaire portant sur leur expérience des jurys. Les entretiens, d’une durée d’une heure et quinze minutes, ont porté sur leur « carrière » comme membres des jurys, sur leur expérience et les ressorts individuels de leur jugement, ainsi que sur le processus de décision collective. Ils ont été analysés à l’aide d’un guide d’analyse de contenu précisant les modalités exprimées autour de ces thèmes.
L’une d’entre nous a observé les commissions en réponse aux invitations annuelles faites à certains enseignants et chercheurs de Sciences Po d’en faire partie. Même si certains membres de l’administration et du corps enseignant étaient au courant de ses enquêtes sur les conventions d’éducation prioritaire, elle n’a pas explicitement indiqué aux autres membres de chaque commission son statut d’observatrice participante. Les notes prises pendant ces observations ont été analysées à l’aide d’un guide d’analyse de contenu se focalisant sur les critères de jugement informels et formels mobilisés par chaque membre et leur étayage par divers éléments empiriques issus de l’examen du dossier des candidats ou des échanges avec eux au sein de chaque commission.

1 Les fondements d’un rituel d’interaction

7 Les entretiens d’admission des candidats issus de la voie CEP peuvent être analysés comme des rituels d’interaction (Goffman, 1967), au sein desquels les règles et les rôles découlent des ordres moraux en vigueur dans la société, qui s’actualisent sur le plan microsociologique dans des situations contraignant les marges d’expression et d’action des individus. Ces règles et ces rôles relaient les deux dimensions de l’activité de Sciences Po en tant qu’institution d’enseignement : former des jeunes et les intégrer au monde du travail. Ils sont aussi marqués par l’encastrement de l’établissement dans un environnement social, institutionnel et politique élitiste qui oriente les missions qu’il assume. L’activité des commissions est fortement marquée par ces orientations. Ces dernières s’incarnent dans deux cadres formels à la fois concurrents et complémentaires, prenant appui sur les conceptions divergentes de leurs rôles qu’ont leurs membres et déterminant leur investissement subjectif, ainsi que celui des candidats (Goffman, 1974, pp. 10-11).

1.1 Le cadre et les règles : entre concours et entretien de recrutement

8 L’environnement de Sciences Po est hybride. Via ses sources de financement, ses modalités de formation et de « circulation » des jeunes, l’institution maintient des liens étroits avec les secteurs public (établissements de formation, administrations étatiques) et privé ou mixte (entreprises, fondations, associations). Ces deux secteurs privilégient deux modèles de sélection distincts : le concours, qui caractérise la sélection dans les grandes écoles et dans la fonction publique, et l’entretien de recrutement qui prévaut dans le privé. Les entretiens d’admission des jeunes issus de la voie CEP empruntent à ces deux cadres, volontairement imposés par la direction, mais aussi relayés par les membres des commissions, suivant qu’ils occupent des positions académiques ou d’encadrement dans le secteur public ou privé.

9 Le cadre formel des entretiens d’admission et le sens dont ils sont investis témoignent de la prégnance du cadre public du concours qui, comme le note Jean-Michel Eymeri-Douzans (2012), conjugue en France l’idéal d’égalité révolutionnaire avec le réalisme d’une sélection aristocratique des « meilleurs ». Ces entretiens sont régis par un ensemble de dispositions destinées à garantir l’égalité formelle des candidats et à marquer le caractère impersonnel de l’épreuve. Accueillis à l’heure précise à laquelle ils ont été convoqués, et sommés dès leur entrée dans la salle de montrer une pièce d’identité, les candidats sont invités à s’asseoir à un pupitre isolé séparé d’un mètre environ de ceux réservés aux membres des commissions, placés en position d’« examinateurs ». Ces derniers évaluent six candidats avec qui ils échangent pendant vingt minutes et sur lesquels ils délibèrent cinq minutes à l’issue de chaque entretien et pendant un quart d’heure à la fin de la session. L’« esprit concours » influe par ailleurs fortement sur la façon dont les membres des commissions assument leur rôle, chacun étant conscient que pour les candidats, l’audition est une « rencontre décisive » (gateway encounter) (Ridgeway, 2013), induisant pour les heureux élus, désormais séparés de leurs pairs au lycée et agrégés à l’univers des élites scolaires (Bourdieu et saint-Martin, 1987), une bifurcation dans leur parcours biographique, scolaire et professionnel.

10 La présence d’un second cadre d’ordre managérial transparaît néanmoins dès le début de l’entretien. L’impersonnalité associée au cadre « concours » est d’emblée nuancée par le fait que les membres de la commission déclinent leur nom et appartenance professionnelle face aux candidats. Ce cadre managérial, associé au secteur privé, devient plus prégnant dans le déroulement concret des interactions. Leur forme et leur contenu reflètent largement celui des entretiens de recrutement – présentation du candidat, puis questions pour mieux connaître ses centres d’intérêt, ses motivations pour intégrer l’institution et ses projets professionnels à plus long terme – sans suivre un ordre séquentiel strict concernant les thèmes ou l’intervention de chaque membre. Bien que moins courante dans les entretiens de recrutement, une épreuve originale intervient à la fin de l’entretien : le « commentaire d’un document d’accès rapide ». Choisie au sein d’un album par l’un des membres de la commission, ce qui est souvent une photographie relevant de l’actualité politique ou culturelle vise à évaluer la réaction et la mobilisation de connaissances des candidats face à un stimulus imprévisible.

Figure 2. Caractéristiques générales des membres des jurys interrogés

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Figure 2. Caractéristiques générales des membres des jurys interrogés

Source : Corpus des entretiens semi-directifs réalisés entre 2018 et 2020 par les autrices (n = 39).

1.2 La définition et la division des rôles : le professeur, la direction et « l’externe » 

11 Le rituel d’interaction est soutenu par les rôles qu’assument les trois membres des commissions d’admission (un représentant du corps enseignant de Sciences Po, un représentant de la direction de Sciences Po et une personnalité extérieure). Les représentants du corps enseignant sont en majorité des professeurs ou des chercheurs ayant des postes de droit public [4] ou de droit privé relevant de la Fondation Nationale des Sciences Politiques (FNSP). Ils peuvent également être des professeurs certifiés et agrégés dans le secondaire dispensant des cours à Sciences Po. Les représentants de la direction en sont parfois membres (le directeur de Sciences Po, les doyens), ou occupent des responsabilités pédagogiques et administratives (dans le pôle Égalité de chances ou dans les services en charge des admissions, des ressources humaines ou des partenariats extérieurs). Enfin, les personnalités extérieures sont des professionnels parisiens travaillant dans le secteur privé (banques, grandes entreprises, fondations) ou public (hauts fonctionnaires, élus) sollicités du fait des relations qu’ils entretiennent avec Sciences Po en tant qu’alumni, professeurs vacataires ou mécènes.

12 Ce qui distingue en premier lieu les membres des commissions est la distance sociale qui les sépare des candidats. Tous exercent des professions intellectuelles supérieures ou occupent des positions de cadre. Pour atteindre ces positions, ils ont suivi des parcours d’études supérieures d’au minimum cinq années, souvent dans des établissements sélectifs (écoles normales supérieures, écoles d’ingénieurs ou de commerce ; plus de la moitié dans l’échantillon sont des alumni de Sciences Po). Il s’agit en outre de membres des classes supérieures établies, un tiers seulement des personnes interrogées ayant connu une mobilité sociale ascendante (parents employés, petits commerçants ou à profession intermédiaire), allant souvent de pair avec une mobilité territoriale vers la capitale. S’il est possible d’opérer des distinctions plus fines entre eux en fonction de la structure de leur capital économique et culturel (Bourdieu, 1979), il s’agit globalement d’un ensemble d’individus occupant des positions à statut élevé qui doivent juger les qualités d’individus placés souvent à l’autre extrémité de l’échelle sociale.

13 Ces membres sont familiers à des degrés divers des deux cadres d’interaction du concours et de l’entretien de recrutement. Une partie d’entre eux a passé des concours d’accès aux grandes écoles, aux professions de l’enseignement ou de la recherche ou à la haute fonction publique. Ils sont aujourd’hui souvent amenés à siéger dans les jurys de ces mêmes concours. Cadres du public et surtout du privé, ils sont également familiers des entretiens professionnels en vue du recrutement ou de la promotion des salariés. Il est implicitement attendu d’eux qu’ils fassent appel, lors des commissions, à leur socialisation antérieure à ces deux registres d’action. Les séances de sensibilisation à leur rôle, proposées depuis quelques années par le pôle « Égalité des chances », puis par le service des admissions, sont surtout fréquentées par des représentants de la direction qui accèdent pour beaucoup à un nouveau rôle et dont l’activité est fortement cadrée par la direction :

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« On sentait l’importance de l’événement (la séance de formation) puisque c’est la directrice de la scolarité qui est venue avec le responsable de l’admission CEP. Et puis on a été briefés parce qu’on devait représenter la direction. […] donc, c’est rare en tant que responsable pédagogique qu’on nous donne cette fonction au côté de justement un membre académique et puis du membre extérieur. » (Responsable pédagogique, 35 ans)

15 La majorité des membres endosse aisément le rôle qui est attendu d’eux. Un mécène du programme CEP qui participe aux jurys depuis six ans souligne au cours de l’entretien :

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« On voit bien que si on ne savait pas qui dans les trois membres du jury est de l’institution, du corps enseignant, permanent et la personne externe, on peut les identifier et de manière évidente ».

17 Une division du travail s’instaure sans qu’il soit nécessaire de l’évoquer en amont des entretiens : le professeur assure le contrôle du niveau scolaire du candidat et teste son « potentiel » intellectuel, autrement dit il assume la mise en œuvre du cadre « concours » ; l’externe assume, selon les termes d’un d’entre eux, le rôle du « professionnel de service » et se porte garant du respect du cadre « entretien de recrutement » en s’intéressant à la personnalité, à la motivation et aux projets professionnels du candidat ; l’administrateur assure le bon déroulement de l’entretien suivant les logiques formelles propres aux deux cadres, arbitre le dialogue entre les deux membres et se focalise sur l’adéquation du projet et du profil du candidat à l’offre curriculaire ainsi qu’aux attentes institutionnelles de Sciences Po.

2 Le processus de valuation : entre regard professoral et regard managérial

18 La définition des rôles des membres des commissions au cours de l’interaction, qui s’est institutionnalisée avec l’évolution de la procédure, s’actualise dans le processus de « valuation » (Dewey, 2011) des candidats. Ce processus permet d’observer concrètement les deux dimensions de cette activité. La première, beaucoup moins étudiée et pourtant centrale, concerne l’appréciation immédiate des traits saillants d’un objet ou d’une personne, dans ce cas, ceux des candidats, faisant appel à la subjectivité des juges et aux émotions que l’échange engendre chez eux (Rivera, 2015). La seconde, l’évaluation détachée des qualités, vise l’objectivité ; elle s’appuie sur des compétences professionnelles, et plus largement culturelles, associées à la formation des membres des commissions, à l’expertise acquise dans l’exercice de leur activité, mais aussi à leur statut social (Lamont, 2009). La place accordée à ces deux dimensions dans les commissions varie en fonction de l’interprétation du cadre d’interaction (concours ou entretien de recrutement), mais aussi du rôle (professeur ou manager) qu’endossent leurs membres et du type d’expertise qu’ils estiment détenir et dont l’institution reconnaît l’existence. Ces variations donnent lieu à deux modalités de regard expert : l’entendement professoral et l’entendement managérial.

2.1 L’entendement professoral

19 Les catégories de l’entendement professoral renvoient à des opérations de classement et de cooptation, structurées par l’ethos professionnel des enseignants et structurant l’avenir d’étudiants jugés plus ou moins dignes d’intégrer certaines sphères intellectuelles (Bourdieu et Saint-Martin, 1975). Les membres des commissions considèrent qu’ils doivent évaluer les candidats de la voie CEP en tenant compte, d’une part, du haut degré de sélectivité scolaire que caractérisent les autres modalités d’admission de l’institution et, d’autre part, du rôle du mérite scolaire dans la légitimation de l’accès à celle-ci comme aux positions professionnelles que leurs diplômés occuperont plus tard (Duru-Bellat, 2009). Ils sont de façon plus diffuse conscients du fait que les dispositions et les compétences intellectuelles sont des dimensions essentielles à la perpétuation d’un système de valeurs distinctif et d’un ordre moral nécessaires à la reproduction des élites et à leur position de domination (Bourdieu, 1989). Tous cependant n’accordent pas la même importance à ces critères dans leur valuation des candidats.

2.1.1 Le rôle déterminant du dossier pour définir un niveau scolaire minimal

20 La valuation des compétences scolaires des candidats prend avant tout appui sur les éléments présents dans leurs dossiers scolaires. Ces derniers occupent, depuis une dizaine d’années, une place centrale dans le travail de jugement, encadrant matériellement les entretiens et réduisant leur place dans la décision finale. Les dossiers scolaires jugés médiocres ou « limites » induisent de fortes réserves en amont de l’entretien et portent le coup de grâce lors de la délibération finale. La consultation des dossiers n’est cependant pas aisée. Ils comportent un grand nombre de pièces, souvent scannées dans le désordre. Aux notes de seconde, première et terminale, à celles des épreuves anticipées du bac, et au rapport du jury d’admissibilité dans les lycées [5] se sont progressivement ajoutés la présentation, par les candidats, de leur motivation pour Sciences Po, un devoir noté par un de leurs enseignants et une courte dissertation sur un sujet généralement philosophique (en 2020 : « Qu’est-ce être responsable ? »). De surcroît, le temps d’examen de ces différents éléments est très court et n’est pas formellement pris en compte dans le déroulement des entretiens. N’étant pas communiqués en avance aux commissions, leurs membres ne peuvent les consulter qu’une demi-heure (en moyenne cinq minutes par dossier) avant la tenue des entretiens ou pendant leur déroulement.

21 Ces contraintes rendent très visibles les écarts entre les membres du jury concernant l’importance accordée aux dossiers et les modes de lecture associés. Beaucoup se contentent de vérifier le niveau scolaire des élèves en terminale et, surtout, leurs notes aux épreuves anticipées du bac en français à l’écrit. Celles-ci sont réputées faciliter la comparaison entre les candidats, étant moins soumises aux variations entre les lycées que les notes dans les bulletins ; elles sont en outre perçues de façon consensuelle comme un indicateur fiable du niveau d’expression écrite estimé indispensable pour réussir dans l’enseignement supérieur sélectif en sciences sociales, pour exercer des positions de cadre et, plus largement, pour prétendre faire partie des classes supérieures. Les membres externes regardent souvent « en diagonale » les autres éléments du dossier, à la fois parce qu’ils sont moins familiers des évaluations scolaires et moins portés à faire confiance à des jugements académiques, et parce qu’ils comptent sur les professeurs pour en faire une lecture plus détaillée.

22 Ces derniers se sentent davantage capables d’en réaliser une lecture rapide et approfondie. Ils s’intéressent aux notes et aux appréciations des enseignants, y compris celles portées sur le dossier d’admissibilité et ils font confiance à des collègues « profs qui pensent détecter des appétences […] et qui ont eu envie d’encourager quelque chose qu’ils ont ressenti dans une curiosité intellectuelle » (professeure agrégée, 40 ans). Des différences se font néanmoins jour entre les professeurs qui ont une expérience dans le secondaire et ceux recrutés directement dans le supérieur. Les premiers se jugent mieux armés pour décrypter les commentaires de leurs collègues. L’une d’entre elles nous confie ainsi regarder systématiquement non seulement les notes d’histoire et de sciences économiques et sociales – matières centrales à Sciences Po – mais aussi les commentaires du professeur de sport et l’absentéisme, pour se donner une idée du « comportement du candidat ». Les seconds sont plus sensibles aux capacités des jeunes à problématiser, argumenter et mobiliser des connaissances. Ils cherchent à les vérifier en s’intéressant au devoir noté et aux réponses des candidats à la question de type philosophique, mais préfèrent évaluer ces compétences intellectuelles à l’oral.

2.1.2 Un oral pour apprécier le « sérieux » et le partage de valeurs intellectuelles

23 L’oral joue deux rôles du point de vue de l’entendement professoral : tester une conformité avec ce qui est attendu d’un candidat à Sciences Po et évaluer son attachement à des valeurs intellectuelles. La conformité est jugée de deux façons principalement. La première a trait au maniement de la langue, à son accent, sa diction, son élocution qui, avec sa façon d’écouter les questions et d’y répondre, servent à mesurer la capacité du candidat à se plier aux normes scolaires et sociales (Bourdieu et Passeron, 1970). La seconde renvoie au « sérieux » avec lequel il ou elle semble avoir préparé sa candidature à Sciences Po. Les représentants de la direction en particulier valorisent fortement le soin pris par les candidats à examiner l’offre scolaire de l’institution et à proposer des projets d’études en adéquation avec cette offre. Ils demandent aussi régulièrement aux candidats quels sont leurs « plans B » au cas où ils ne seraient pas admis à Sciences Po. Le type de cohérence qui est évalué n’est pas toujours d’ordre purement scolaire (adéquation aux filières suivies dans le secondaire et/ou au projet d’études et professionnel), les autres vœux étant aussi considérés comme des indicateurs du niveau académique que le candidat s’attribue et de son ambition. Une responsable pédagogique (50 ans) indique ainsi :

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« C’est un gros indice. C’est qu’il y en a qui nous disent : "Ben moi, j’ai postulé pour une capacité en droit dans la ville moyenne à côté de chez moi". Et puis, il y en a d’autres du même niveau socioculturel qui disent : "Moi, je suis reçu à Henri IV". Evidemment, ça fait son petit effet sur le jury. »

25 Pour évaluer les qualités intellectuelles des candidats à l’oral, les membres externes et une partie des représentants de la direction se focalisent moins sur le contenu que sur la mise en forme des propos (le langage et la capacité des candidats à valoriser des éléments de leur trajectoire scolaire ou leurs activités). Ils considèrent néanmoins l’absence de centres d’intérêt ou certaines lacunes relatives à l’actualité comme rédhibitoires. Dans les deux cas, on observe une forte interpénétration entre des dimensions cognitives, morales et sociales privilégiant la « bonne volonté » des candidats à se rapprocher de la culture des élites. Les enseignants, notamment ceux du supérieur, accordent plus d’importance aux connaissances que les candidats sont capables de mobiliser. Il s’agit souvent de connaissances liées au dossier de presse que les candidats ont réalisé ou aux centres d’intérêts qu’ils déclarent, et parfois de connaissances scolaires liées aux domaines dont les enseignants en question sont spécialistes. Ces derniers s’intéressent davantage encore aux capacités de raisonnement des candidats et à leur « honnêteté intellectuelle » (Lamont et al., 2000). D’une part, celle-ci désigne l’inclination du candidat à ne pas se défiler, à « honnêtement essay[er] de répondre de manière imparfaite à trois questions d’affilée » plutôt qu’à « complètement [les] esquiv[er] » (enseignant-chercheur, 45 ans). D’autre part, elle renvoie à sa capacité à étayer empiriquement ses affirmations concernant ses centres d’intérêt ou ses investissements, comme l’indique un ancien professeur qui pose des « questions qui cherchent à tester une honnêteté intellectuelle » : « un candidat qui dit que ce qui l’intéresse, c’est l’humanitaire, "ok ! C’est quoi l’humanitaire ?" […] Je dis ça, mais est-ce que c’est vraiment vrai ? Est-ce que l’humanitaire m’intéresse vraiment ? Est-ce que j’ai fait des efforts ? » . Ici, l’interpénétration entre les dimensions cognitives, morales et sociales est orientée par la valorisation de l’adhésion des candidats aux normes qui régissent l’activité intellectuelle.

2.2 L’entendement managérial

26 Ce que nous qualifions d’« entendement managérial » renvoie à un ensemble de catégories de jugement associées à l’exercice de fonctions de cadre autour des notions d’action, de pragmatisme et d’efficacité (Abraham, 2007), mais aussi d’innovation et de flexibilité (Boltanski et Chiapello, 1999). Dans le cas étudié ici, ces catégories sont utilisées pour distinguer des jeunes dont on estime que le « mérite » repose sur des qualités qui ne leur ont été inculquées ni dans des contextes familiaux peu capables de préparer les enfants à des univers de travail compétitifs, ni dans des contextes de formation peu orientés vers le développement de compétences managériales. Dès lors, l’appréciation à dominante intuitive de ces traits se focalise sur les effets positifs à rebours que des contextes défavorables ont pu engendrer en forgeant des « personnalités ».

2.2.1 La recherche de « sang neuf » et le primat de traits forgés dans l’adversité

27 Les critères non scolaires permettraient, d’après ceux qui les mobilisent, de recruter des jeunes qui, comme le note une mécène quinquagénaire, alumna de Sciences Po, seraient d’un « niveau moindre » par rapport aux candidats traditionnels, mais néanmoins « méritants ». La proposition de cette dernière, « détecter des gens qui ont de l’enthousiasme, de l’énergie, le goût de l’effort », reprend des qualités toujours mises au premier plan du discours que l’institution tient sur le dispositif, même si elles sont désormais conçues comme complémentaires, et non compensatoires, de dispositions et compétences scolaires.

28 L’accent mis sur ces critères renvoie à deux dimensions que certains privilégient de façon unilatérale, alors que d’autres les considèrent comme également importantes : la conformité des candidats aux codes du monde professionnel des cadres (« bien présenter », être « poli, souriant », membre de l’équipe pédagogique, 55 ans) et la présence chez eux de traits associés à la figure de l’« entrepreneur ». Ainsi, un banquier de 35 ans présente son coup de cœur de l’année comme étant une personnalité :

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« assez iconoclaste d’avoir monté une start-up et […] il avait aussi une manière iconoclaste de parler très euh… enfin, un peu banlieue, si je puis dire. Je n’aime pas trop utiliser ce terme-là. Mais en même temps, de manière très dynamique, très fluide, à sa façon. Euh, qui n’était pas du tout la manière dont on attendrait un étudiant de Sciences Po de s’exprimer. Mais qui finalement euh… marquait l’esprit parce qu’il y avait ce décalage avec les autres candidats et il y avait une vraie originalité. »

30 Ces dimensions ressortent de visions tantôt naturalistes, tantôt méritocratiques. Certains membres ont des conceptions proches de celles de Pareto (1917) et de la pensée conservatrice sur les élites au 19e siècle (Dudouet, 2018). Contre l’entre-soi et la reproduction à l’identique des élites qui conduiraient à leur « étiolement », il faudrait ainsi « du sang neuf pour… le monde des élites et celui de la haute fonction publique, éventuellement » dit un énarque (70 ans). Chez d’autres, l’accent est mis, dans la continuité du projet républicain, sur les talents et le mérite de personnes ayant forgé leurs qualités en faisant face à des conditions de vie difficiles et en cherchant à y échapper. Un PDG d’entreprise publique d’une soixantaine d’années décrit ces entretiens comme « de vrais paris ». Il recherche en effet des lycéens :

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« qui ont une vraie originalité, une vraie capacité créatrice et ces personnes-là, il faut évidemment les prendre. Par contre, à l’égard de ces personnes qui ont tout eu par leur éducation, leur famille… il y a comme un degré d’exigence et, pour le coup, on ne peut pas pardonner une certaine […] atonie, un faux fuyant dans le jugement ou je dirais, une faille dans l’expression. […] Et je trouve quand même que, bien souvent, les gens qui ont des parcours issus de la diversité, comme on dit, ont une force intérieure que n’ont pas les autres. Pardon de dire des choses comme ça, mais c’est ce que j’ai souvent observé. »

32 Ce mythe de la jeunesse populaire aux personnalités plus affirmées est aussi présent chez des « internes » de l’institution, à l’image de cette responsable administrative, attirée par les entretiens d’admission de la voie CEP du fait des retours de ses collègues enthousiastes qui lui disent avoir rencontré des « gens et parcours incroyables. » Il est plus largement partagé par des membres des classes supérieures évoluant dans un entre-soi géographique et relationnel. Engendrant une forte méconnaissance des conditions concrètes de vie des classes populaires (Paugam et al., 2017), cet enfermement les conduit, simultanément, à surestimer le poids des déterminismes sociaux et à se focaliser sur des individus « exceptionnels ».

2.2.2 Acculturation aux pratiques bourgeoises et mise en récit de soi

33 « Une personne avec qui j’aurais envie de travailler » (financier, 55 ans). Ainsi, lors des entretiens, les membres externes et les représentants de la direction qui mettent en œuvre un entendement managérial sont à l’affut de signes révélateurs de « personnalités », soit proches d’eux malgré la distance sociale, soit « hors du commun ». Pour ceux qui penchent en faveur du premier type, les centres d’intérêt et les activités extrascolaires jouent un rôle essentiel dès lors qu’ils témoignent d’un effort d’appropriation de la culture légitime. C’est bien évidemment le cas des pratiques de lecture, de la maîtrise des langues et des pratiques artistiques utilisées pour évaluer le capital culturel et l’« ouverture culturelle » des candidats. Les voyages, s’ils ne se limitent pas au retour au pays d’origine de leurs parents, comme le suivi de l’actualité, sont censés témoigner d’un désir d’ouverture. Les engagements associatifs indiqueraient des dispositions citoyennes signes de qualités morales, d’intégration sociale et d’intérêt pour la cité autant que des capacités organisationnelles entrepreneuriales. Les pratiques sportives peuvent, quant à elles, être perçues comme des signes tantôt d’une acculturation minimale aux mœurs de l’élite, par l’acquisition de qualités telles que la maîtrise de soi et l’esprit de compétition (Stevens, 2007), tantôt comme des métaphores : une professeure et un avocat d’affaires se réfèrent ainsi à l’escalade comme une activité sportive symbolisant une volonté d’ascension sociale.

34 Ces activités constituent des signes en soi, mais leur conversion en capital symbolique par leur mise en récit compte aussi, notamment quand elles témoignent de la capacité des jeunes à transformer des activités routinières, voire stigmatisantes, en opportunités. Un journaliste indique ainsi à propos d’une élève pour qui il a eu « un coup de cœur » :

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« Elle avait fait un stage de serveuse que je trouvais pour ma part courageux. » Ce qui l’intéresse, c’est la « façon de répondre » à ses questions sur son expérience : « En quoi ça consistait, quel était son rôle ? Est-ce qu’elle avait des difficultés ? Qu’est-ce que ça lui a apporté ? ».

36 Cette capacité à mettre en valeur ses expériences fait partie des compétences comportementales (soft skills) valorisées par les employeurs car elles leur permettent de choisir, parmi les détenteurs de compétences intellectuelles et techniques (hard skills) de haut niveau, ceux qui d’après eux s’ajusteraient le mieux aux attendus sociaux de leurs futures fonctions (Brown et Hesketh, 2004 ; Rivera, 2011). Dans le cas des jeunes à qui ces hard skills font partiellement défaut, le statut des soft skills est plus ambigu. Leurs qualités de « stand uper », pour reprendre l’expression d’un externe quadragénaire issu du monde de l’art, leur éloquence, leur « vivacité d’esprit » attirent. Toutefois, elles induisent aussi des soupçons quant à leur « authenticité », c’est-à-dire quant au caractère « fabriqué » non seulement de tel ou tel discours, mais de leur personnalité toute entière [6], alors que « l’honnêteté », non seulement intellectuelle, comme indiqué précédemment, mais aussi au sens large, est une qualité fortement valorisée par les classes supérieures chez les classes populaires (Bourgeois, 2013).

3 La construction d’un consensus

37 Si nous voyons s’esquisser des ponts entre les deux pôles de l’entendement managérial et professoral autour de l’idéal méritocratique, reste à savoir comment est atteint un consensus au cours des délibérations entre les membres des commissions. Celles-ci, très brèves à l’issue de chaque entretien, plus longues à la fin de chaque session, engendrent peu de conflits. Le consensus est latent, en raison de la proximité sociale entre leurs membres et d’une définition largement partagée des buts du dispositif qui engendre une confiance mutuelle vis-à-vis de ce dernier (Gastil et al., 2007 ; Marchal et Rieucau, op. cit.) et les conduit à se percevoir, selon la formule de l’un d’entre eux, « sur la même longueur d’onde ». Il s’actualise dans des échanges privilégiant la commensuration (Espeland et Stevens, 1998), c’est-à-dire la comparaison des qualités des candidats en fonction d’anticipations de leur degré d’ajustement à l’institution, et il se concrétise par la délégation de la décision finale aux membres considérés les plus à même de déceler les risques de désajustement.

3.1. Un idéal partagé : l’ascension sociale via l’école

38 Le consensus préexistant à la délibération repose sur le partage, parmi les membres des commissions d’admission, d’un même idéal : celui d’une mobilité sociale ascendante, par l’école, de nouveaux venus dont on récompense les talents innés ou acquis par les efforts accomplis. La croyance dans la méritocratie scolaire joue un rôle central dans la justification des inégalités d’accès à des positions hautement convoitées dans les sociétés démocratiques où ces inégalités sont fortes. Cette croyance est particulièrement répandue chez les classes supérieures hautement diplômées (Tenret, 2011). Or, comme nous l’avons noté, tous les membres des commissions interviewés, à l’exception d’un seul, ont fait des études supérieures et occupent des positions prestigieuses et bien rémunérées, dans le secteur public ou privé.

39 Dans l’imaginaire de ces catégories sociales, la stratification et le degré de centralité des positions sociales et des institutions d’enseignement jouent un rôle central. Cette « image topologique » (Zerubavel, op. cit.) les conduit à se situer eux-mêmes ainsi que les candidats « traditionnels » et les candidats CEP à inégale distance de Sciences Po. L’école est perçue à la fois comme un foyer de l’élite, et comme le lieu de consécration d’un parcours scolaire « méritant », légitimant ensuite l’occupation de positions prestigieuses (Bourdieu, 1989). Les membres des commissions se perçoivent de ce fait doublement comme des « gardiens » : ils ouvrent ou ferment les portes d’accès à l’institution en fonction des compétences scolaires des candidats, mais aussi de leur adhésion et acculturation aux valeurs de l’élite en place ou de la démonstration de qualités « hors du commun » permettant sa régénération.

40 Le « mérite » supposé des candidats recrutés par la voie CEP repose sur la distance à parcourir entre leur milieu d’origine et leur point d’arrivée, comparativement aux autres candidats, autrement dit entre les ressources associées aux contextes familiaux et scolaires dans lesquels ils ont été socialisés et les dispositions et compétences attendues à Sciences Po et, plus largement, dans les univers professionnels et sociaux des classes supérieures. Les ascensions les plus spectaculaires sont ainsi les plus valorisées, ce dont témoignent les caractéristiques de ceux désignés par les membres des commissions comme leurs « coups de cœur ». Souvent aînés de grandes fratries, ayant des parents au chômage ou exerçant des activités manuelles, en tout cas appartenant aux classes populaires, ils sont le plus souvent issus de territoires périphériques associés à des phénotypes raciaux : les DOM-TOM, notamment la Guyane et la Nouvelle-Calédonie, ou les « banlieues ». C’est ainsi qu’un enseignant-chercheur présente l’un de ses coups de cœur 

41

« Une jeune étudiante sri-lankaise dont les parents avaient fui la guerre. Et dont le père était caissier au supermarché. Et la mère était à la maison. Elle avait sept frères et sœurs dont elle s’occupait en plus. Elle faisait de la danse indienne. Très droite […], très jeune, peut-être un an d’avance. Elle est arrivée en France à l’âge de 12 ans. Français impeccable. Et elle nous avait dit […] "Je souhaite devenir procureur de la République". Pas fréquent. Bon. Pourquoi ? […] "parce que je souhaite ne pas rajouter à l’injustice sociale une injustice plus grande encore, celle de l’État". Niveau de réponse 16, 17 ans. Bon. […] Vraiment, elle est excellente. Dossier scolaire excellent. L’attitude est impeccable. Elle est vraiment incroyable. Et le jury est vraiment… ça se voit. Enfin, on sait qu’on va la prendre. »

42 Quand ces élèves proviennent de zones rurales, l’accent est mis sur ce qui est perçu comme l’isolement culturel de ces territoires et la capacité des individus à s’en extraire :

43

« Il y a eu une candidate qui venait d’un coin perdu de Moselle, donc on s’est dit : "Elle vient pas d’un milieu ouvert à la culture. Il y a probablement pas les médias… elle est obligée d‘avoir tous les médias par la télé". On s’est dit : "Elle est plutôt défavorisée par rapport à d’autres qui vivent dans Paris, qui sont entourés par des radios, de multiples médias, multiples informations" […] donc, cette personne qui vient d’un trou perdu, si elle veut aller à Sciences Po, elle a quand même intérêt à faire sa culture générale, à travailler avant. » (Responsable RSE, 55 ans)

44 Tous les membres de commission n’accordent pas le même degré d’importance à cet écart, ce qui, couplé au profil social varié des candidats, explique que les jeunes des milieux populaires ne représentent au mieux qu’entre 30 % et 40 % des admis (van Zanten, 2010 ; Oberti et Pavie, op. cit.). La position sociale d’origine n’est en outre pas une condition suffisante. Il faut pouvoir mettre en avant soit des dispositions et compétences innées ou précocement acquises en dépit du caractère défavorable du contexte – ou grâce à celui-ci –, soit des signes d’un effort pour les acquérir en déjouant les obstacles. Parmi les traits présentés comme innés, le talent intellectuel occupe sans surprise une place centrale :

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« Je suis attachée à cette égalité des chances. C’est-à-dire qu’évidemment on ne naît pas tous avec les mêmes atouts. Et pourtant, en matière d’éducation et d’études, il y a des potentiels académiques qui existent dans les familles issues de milieux modestes qui ne trouvent pas toujours à s’exprimer parce que les obstacles sur leur route d’excellence sont réels. » (Mécène, alumna de Sciences Po, 60 ans)

46 Parmi les signes de la volonté de se détacher de son milieu d’origine, la perception d’« un élan » (avocat d’affaires, 70 ans) en matière de mobilité sociale joue un rôle central, notamment pour les membres extérieurs des commissions. Les professeurs valorisent eux aussi le souhait de se rapprocher des valeurs de l’élite scolaire et culturelle qu’eux-mêmes représentent. Ceux issus de classes moyennes enseignant dans le secondaire sont toutefois les plus portés à critiquer le dispositif, à partir de deux perspectives en apparence opposées, mais de fait, complémentaires. D’un côté, ils mettent à distance l’idée que l’institution scolaire devrait être la seule voie pour s’élever dans l’échelle sociale (« c’est une erreur de penser que toute promotion sociale doit passer par la scolarité académique » – professeure agrégée, 70 ans). De l’autre, leurs convictions politiques les conduisent à souligner la fonction de légitimité de l’ordre établi que remplit la cooptation de quelques-uns par les institutions situées en haut de la hiérarchie sociale : « Il n’y a rien de mieux qu’un bon pauvre qui rentre à Sciences Po quand même. À côté de tous ces mauvais pauvres qui manifestent » (professeure agrégée, représentante de la direction, 65 ans).

3.2. Les mécanismes du consensus : les outils et leur prise en main par les « internes »

47 Le meilleur moyen de catégoriser le candidat comme susceptible ou non d’entrer à Sciences Po est de le comparer aux autres candidats – les délibérations finales ayant lieu au terme des six entretiens – et aux étudiants de Sciences Po tels qu’on l’a été (alumni), tels qu’on les fréquente (professeurs) ou tels qu’on se les imagine. Les membres des commissions remplissent le formulaire de compte-rendu d’entretien qui présente les critères suivants : maîtrise de l’expression orale, capacité à mobiliser et à mettre en relation des connaissances pertinentes, qualité d’écoute, capacité à développer une réflexion personnelle, ouverture d’esprit, motivation. Ils choisissent parmi cinq types d’appréciation (excellent, très bien, bien, moyen, insuffisant) et doivent proposer un « commentaire et appréciation générale ». En raison du peu d’espace et de temps alloués à cette tâche, les commentaires sont brefs, se réfèrent souvent étroitement aux critères du formulaire et intègrent des avis hétérogènes, certains critères étant évalués positivement et d’autres négativement. Ils sont aussi rédigés – par l’administrateur ou le professeur – en pesant les mots de sorte à réduire fortement la possibilité d’un recours de la part des candidats. Ils sont apposés à des évaluations que la direction souhaite tranchées (des A, A+, A ou A- ; ou des C, mais le moins possible des B) pour réduire le travail du jury final d’admission, qui revoie théoriquement tous les dossiers, mais de fait s’attarde seulement sur les cas litigieux. À titre d’exemple, dans l'encadré 2, les commentaires sur trois candidats ayant reçu les notes A, B et C lors d’une des dernières commissions auxquelles l’une d’entre nous a participé [7].

Encadré 2. Commission d’admission en 2020

Proposition A - Un bon dossier au départ, mais un entretien quelque peu décevant. Sa motivation est floue, mais ses connaissances en culture générale sont correctes.
Proposition B - La candidate a une très bonne capacité d’expression à l’oral. Mais sa capacité à développer des réflexions critiques et personnelles et à prendre position est plus limitée. Sa connaissance de l’offre pédagogique est bonne.
Proposition C - Les réflexions du candidat ne sont pas assez approfondies, voire superficielles. Sa connaissance de l’offre pédagogique de Sciences Po est lacunaire. Des connaissances limitées, y compris sur son sujet de dossier de presse.

48 À l’effet très structurant du formulaire s’ajoute celui des recommandations du guide de la conduite des entretiens envoyé aux membres des commissions en amont, et notamment de celle-ci : « Chaque membre de commission devrait endosser le rôle d’un enseignant de Sciences Po : aurait-il envie d’avoir, dès la rentrée suivante, le candidat comme étudiant ? ». Cette exhortation, qui fait appel directement à la proximité avec la situation de travail (Bureau et Marchal, 2009), légitime très fortement l’expertise des professeurs. Ces derniers, particulièrement ceux qui ont une expérience des publics « défavorisés », assument pleinement leur rôle d’expert :

49

« La parole de prof, je te dis pas ça parce que je suis prof, mais elle peut être assez convaincante » (professeure agrégée, 40 ans). Leur influence est souvent relayée par les représentants de la direction, d’autant plus quand ils font leur début au sein des commissions. L’une d’entre elles indique ainsi s’être « beaucoup reposée sur leur expérience […] en tant que membres des jurys depuis plusieurs années et leur expérience en tant qu’enseignants, parce que le truc, c’est qu’eux, ils vont les avoir dans les classes. Et ils ont l’habitude des étudiants. Alors que moi, pas du tout. »

50 Les externes ne sont certes pas écartés des délibérations, et l’ancienneté de la participation aux commissions conforte leur confiance en leur expertise et celle que les autres membres leur attribuent. Cependant, leurs remarques, qui portent sur la motivation des candidats, leurs parcours et centres d’intérêt ou leur performance orale, viennent seulement nuancer un jugement positif ou négatif sur les performances académiques des jeunes dont il est question car ils acceptent désormais, pour la plupart, de déléguer le jugement final aux professeurs et à l’administration. Non seulement ils placent ces derniers dans le rôle de recruteurs qui auront directement à faire à ces candidats, mais ils se placent aussi eux-mêmes dans des rôles de conseiller parce qu’ils savent qu’il est devenu exceptionnel que des candidats, ayant des mauvaises notes, mais brillants à l’oral, soient admis par le jury final :

51

« Il y a eu des désaccords sur un candidat sur lequel on était d’accord pour dire qu’il était brillant à l’oral mais sur lequel nos avis divergeaient au regard de son dossier scolaire […] Moi, je voulais le faire rentrer. Moi, je voulais tous les faire rentrer (rires) […] C’est peut-être sur celui-là que mon jugement a le plus évolué […] Au regard de son dossier scolaire, on pourrait imaginer qu’il ne suivrait pas. Et donc, malgré sa préparation, malgré le bon entretien qu’il avait fait, on allait le mettre dans une mauvaise situation. » (Énarque, 65 ans)

52 Quand il n’émerge pas spontanément, le consensus est pris en charge par les représentants de la direction, qui s’appuient sur deux sources de légitimité. La plus évidente est celle qui découle de leur rôle de « représentants » de la direction : ils bénéficient à la fois d’une délégation pour incarner ses visées et pour les adapter aux situations. Les outils d’évaluation dont ils disposent leur permettent ainsi d’intégrer les avis des autres dans le moule institutionnel :

53

« J’ai surtout essayé de prendre la main pendant l’entretien […] Mais c’est compliqué aussi de faire le poids face à une personne qui est dans l’institution depuis des années, qui a effectivement un grand savoir […] En délibération, c’était un peu plus facile de faire valoir ma position. En plus, c’est bête, mais il y aussi l’outil de remplir la fiche. Et ça, la directrice m’a toujours dit : "C’est à toi de le faire". » (Responsable pédagogique, 35 ans)

54 À cette légitimité institutionnelle s’ajoute celle qu’ils tirent de leur appartenance à deux mondes, ayant souvent eu des parcours professionnels dans le privé, et exerçant désormais des activités en lien direct avec les enseignants et au moins indirectement avec les étudiants. La proximité avec le privé transparaît dans les remarques évaluatives au cours des entretiens relevant de l’entendement managérial. Celle avec Sciences Po est au cœur de leur croyance en leur expertise. Une membre de l’administration, débutante des jurys CEP, se distingue ainsi des externes qui :

55

« se sentaient probablement encore moins légitimes que moi […] parce que je suis dans Sciences Po, je connais Sciences Po, je baigne dans Sciences Po toute la journée. »

56 Si les externes reconnaissent volontiers l’importance de cette dimension, c’est aussi le cas d’une partie des enseignants, notamment lors de la discussion des « cas limites », car ces derniers sont sensibles au fait que c’est in fine l’administration qui devra assumer le poids des problèmes liés à une mauvaise décision :

57

« J'ai des points de vue tranchés sur qui doit pas être admis. Sur les gens où je pense que c’est tangent, j’ai tendance à faire confiance à l’administration prioritairement. » (Enseignant-chercheur, 50 ans).

58 Enfin, une certaine connivence peut se renforcer au fil des années entre jurés « habitués », qui va de pair avec la confiance qu’ils développent dans leur « expertise » de jugement. La participation pendant plusieurs années de suite au processus peut engendrer une réputation locale (Marchal et Rieucau, op. cit.) qui se manifeste soit dans des formes de complicité (« j’étais avec un collègue avec qui je fais souvent passer les oraux. Donc on se retrouve complètement sur la même ligne. ») (Enseignante-chercheuse, 45 ans), soit dans des formes de méfiance vis-à-vis de quelqu’un réputé « désinvolte » ou au contraire « trop sévère » (une administratrice à propos de deux professeurs). Certains membres externes sont aussi des habitués, mais le turn-over parmi eux est plus important en raison, d’une part, d’un moindre engagement vis-à-vis de la procédure, et, d’autre part, de la sélection opérée par les organisateurs administratifs qui écartent ceux dont les points de vue sont jugés peu compatibles avec la définition institutionnelle des CEP [8]. Ces dynamiques participent alors à l’homogénéisation des décisions, en donnant la priorité à l’expertise académique et administrative.

Conclusion

59 Ainsi que nous l’avons montré dans ce texte, le recrutement des prétendants à devenir des nouvelles « élites de la diversité » (Mauger, 2009) à Sciences Po repose sur un « bricolage » de différents ordres institutionnels (Thelen et Conran, 2016). Des personnes issues d’univers sociaux semblables, mais dotées de catégories d’entendement différentes – professoral et managérial – sont invitées à émettre des jugements avec un faible niveau d’information sur les candidats et dans un temps très court. Ces conditions favorisent des jugements plus intuitifs que raisonnés qui relèvent souvent de réflexes sociaux et professionnels de catégorisation. Si les premiers rapprochent les membres des commissions alors que les seconds les divisent, le contexte procédural et normatif atténue fortement les conflits potentiels entre eux. D’une part, les contraintes temporelles et l’incitation à produire des jugements tranchés favorisent des comportements pragmatiques et, d’autre part, la composition des jurys et les modes d’intervention des représentants de la direction encouragent l’expression polie des différences et la recherche d’accommodements. À cela s’ajoute l’acceptation partagée d’un pouvoir de décision en faveur des membres internes et des catégories institutionnelles qu’ils manient.

60 La subordination des jugements des membres externes à ceux des internes n’implique cependant pas un effacement de l’entendement managérial devant l’entendement professoral, notamment parce que les catégories relevant du monde de l’entreprise sont aussi mobilisées par les membres de l’administration qui les transposent à l’univers de l’enseignement supérieur. La présence de ces deux logiques, scolaire et managériale, est l’une des raisons expliquant le profil composite du candidat idéal issu des CEP qui doit être d’un bon niveau scolaire, faire preuve de « curiosité » et « d’ouverture » sur le plan culturel ainsi que de qualités morales et d’engagement civique, tout en ayant une « forte personnalité », en étant « authentique » et en sachant mettre en valeur ses expériences. L’autre raison est la nature même d’un dispositif de « parrainage compensatoire » qui, contrairement à l’ouverture généralisée de l’accès, ne concerne qu’un petit nombre d’« élus », auxquels on attribue néanmoins la capacité à « tirer » un plus grand nombre vers le haut, justifiant ainsi le fait de placer ce dispositif sous la bannière de l’égalité des chances (van Zanten, 2010). Ces « élus » doivent être suffisamment différents du public traditionnel pour justifier le rôle du dispositif en termes de « diversification » de la population étudiante, mais, en même temps, posséder certains traits similaires à ceux des élites scolaires, ou tout au moins manifester une volonté de s’en rapprocher pour pouvoir s’y intégrer et contribuer à la stabilité de l’ordre social en vigueur.

61 Depuis la réforme des admissions de 2021 [9], c’est cette figure hybride qui oriente de façon globale les pratiques de sélection à Sciences Po, la procédure CEP ayant de fait joué un rôle pionnier dans l’introduction de procédures – l’épreuve orale principalement, mais aussi la demande de courts textes pour évaluer la personnalité et la motivation des candidats – permettant de tester des qualités et des compétences non strictement scolaires. Sa diffusion témoigne du souhait de Sciences Po de marier les logiques à l’œuvre actuellement dans l’enseignement supérieur sélectif à celles du marché de l’emploi des cadres, tout en préservant des traits liés à son histoire et en se distinguant d’autres modes d'admission à l’élite. L’accent mis notamment sur la curiosité, l’ouverture, l’engagement et les capacités de communication des candidats résonne avec l’attention accordée par l’institution, dès son origine, à une formation généraliste, mais pas seulement livresque, à l’intérêt pour le domaine politique et à la « virtuosité d’expression » des futures élites (Garrigou, 2001). Il lui permet de revendiquer un mode de sélection différent de celui des classes préparatoires, donnant la priorité au dossier scolaire et au potentiel intellectuel des élèves (Darmon, 2012 ; van Zanten, 2016), des concours de la haute fonction publique, valorisant la culture générale des candidats, mais aussi leur orientation vers l’action (Oger, 2008 ; Eymeri-Douzans, op. cit.) ou encore des concours de recrutement des grandes écoles de management comme HEC. Ces dernières ciblent des candidats excellents sur le plan scolaire, mais perméables à l’adoption d’un « sérieux managérial », c’est-à-dire valorisant des savoirs pratiques, directement opérationnels et rentables, au service du profit économique (Abraham, op. cit.).

62 Il serait néanmoins erroné de supposer que cette réforme contribuera à effacer l’écart entre les caractéristiques des prétendants à devenir des nouvelles « élites de la diversité » et les autres admis car, d’une part, cela reviendrait à abandonner le projet de « rénovation des élites » et, d’autre part, cela supposerait que l’opération d’agrégation via le dispositif d’admission effacerait par magie (Bourdieu et Saint-Martin, 1987) des différences construites et renforcées tout au long de la socialisation familiale et scolaire des candidats. La question qui a focalisé jusqu’à présent le plus l’attention est celle de l’écart « tolérable » entre le niveau scolaire des premiers et des seconds, qui demeure significatif, même après le « tournant méritocratique » du dispositif CEP (Oberti et Pavie, op. cit.) sans que rien ne permette de penser qu’il pourrait se réduire de façon importante à l’avenir. Au vu de la place que prennent désormais les soft skills dans le recrutement de tous les candidats, il est néanmoins nécessaire de se pencher aussi sur des différences dans les qualités et les compétences sociales valorisées chez les uns et chez les autres. Ces deux dimensions sont essentielles pour comprendre les difficultés, jusqu’à présent peu étudiées, que peuvent rencontrer les jeunes diplômés CEP à s’insérer dans le marché du travail des cadres. Davantage encore que pour les jeunes issus des classes supérieures, cette conversion des ressources scolaires en ressources professionnelles n’a rien d’automatique (Lozach, 2020) étant donné les discriminations de nature diverse dont ils pourraient faire l’objet (Safi, 2013).

Notes

  • [1]
    Toutefois, dès l’origine du dispositif, les élèves issus des catégories populaires ont été minoritaires, leur proportion passant de 40 % à 30 % en moyenne entre 2010 et 2020. N’étant pas majoritaires chez les candidats, leurs chances d’être admis ne sont pas en outre plus élevées que celles des élèves d’autres milieux sociaux. La prise en compte de la nationalité des parents montre quant à elle une forte représentation, dépassant les 50 %, d’élèves ayant au moins un parent né hors de France. Ces élèves ont, toutes choses égales par ailleurs, plus de chances d’être admis que des élèves dont les deux parents sont nés en France (van Zanten, 2010 ; Oberti et Pavie, 2020).
  • [2]
    Ce « tournant méritocratique » s’explique par la conjonction de deux facteurs. Le premier est une visibilité plus grande de la proportion d’élèves recrutés par la voie CEP rencontrant des difficultés scolaires au cours de la première année, résultant à la fois de l’accroissement de leur nombre et de l’« universitarisation » du curriculum et du profil des enseignants. Le second est l’arrivée d’une nouvelle doyenne du Collège universitaire de Sciences Po, très sensible à la réduction de l’écart entre les niveaux scolaires des admis par la voie CEP et par les autres voies. De façon générale, on peut distinguer trois « âges » (Rochex, 2010) de la politique CEP.
  • [3]
    Cet article s’inscrit dans un projet relatif au dispositif Conventions Études Prioritaires dirigé par Agnès van Zanten. Ce projet bénéficie du soutien apporté par l’ANR et l’État au titre du programme d’Investissements d’avenir dans le cadre du labex LIEPP (ANR-11-LABX-0091, ANR-11-IDEX-0005-02). Nous remercions les coordinateurs de ce numéro et les évaluateurs anonymes pour leurs lectures attentives, ainsi qu'Aurélien Froissart et l’ensemble des personnes rencontrées qui ont accepté de participer à l’enquête.
  • [4]
    Dépendant du ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (MESRI), ou bien du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS).
  • [5]
    Les candidats qui se présentent à ces commissions ont suivi des « ateliers Sciences Po » dans leurs lycées d’origine, au sein desquels ils ont préparé un dossier de presse portant sur un sujet d’actualité, et ont été déclarés « admissibles » par des jurys constitués au sein de leurs établissements, devant lesquels ils ont soutenu ce dossier. En principe ouverts à tous les élèves, sans condition de ressources ni de résultats, les modalités de recrutement du public de ces ateliers varient fortement entre les établissements. Des grandes différences ont également été observées concernant leur fonctionnement et celui des jurys d’admissibilité, dont certains, visant à récompenser l’investissement des élèves, permettent à beaucoup d’entre eux de candidater à Sciences Po alors que d’autres, visant leur admission dans l’institution, sont très sélectifs (Fernandez-Vavrik et al., 2018).
  • [6]
    « On a vu dans un ou deux cas des problèmes de mensonge (…) C’était un élève de la convention CEP qui disait qu’il était passionné de musique (…) et il y avait quelqu’un dans le jury qui avait vraiment des compétences en musique, qui a commencé à le titiller (…). Et on a vu que sur ce sujet-là, ce n’était que du vent. Et nous, on avait pu voir que sur d’autres sujets, c’était aussi du vent, qu’il essayait de nous en mettre plein la vue. Et ça, on a trouvé que c’était vraiment très grave et c’était quelqu’un qui déjà par son apparence, c’était un garçon qui voulait vraiment se la jouer avec du parfum très fort, etc. » (membre de l’administration, 55 ans).
  • [7]
    En 2020, en raison du confinement lié à la crise sanitaire, les commissions ont siégé à distance et en l’absence des membres extérieurs. Le jugement a également pu être altéré par rapport aux commissions des années précédentes, les dossiers des candidats éyant pu être consultés quelques jours à l’avance.
  • [8]
    Nous n’avons pas de données précises sur le turn-over des membres des commissions, mais une comparaison des listes sur trois ans (2018, 2019, 2020) fait apparaître des changements plus nombreux parmi ces derniers que parmi les enseignants ou les membres de l’administration. De l’entretien avec deux personnes de l’administration, il ressort que certains membres extérieurs peu sensibles au niveau scolaire des candidats, ou bien, plus rarement, peu portés à valoriser la « diversité », ont été écartés des commissions à différentes périodes.
  • [9]
    à la suite d’un ambitieux travail d’harmonisation des voies d’admission en première année à Sciences Po, à la rentrée 2021, tous les étudiants ont été sélectionnés sur la base de leurs notes en cours d’année et aux examens au lycée, de leur parcours scolaire et personnel et d’un entretien oral. Certains aménagements (un regard spécifique porté sur leurs parcours personnels, la prise en compte de leur participation à des actions d’accompagnement de l’accès au supérieur notamment) subsistent cependant pour les étudiants issus des CEP, dont les dossiers continuent à être examinés à part. En revanche, comme pour tous les autres élèves, leur oral se déroule désormais sans la présence d’un membre externe à l’institution. Cette réforme est justifiée, dans le discours officiel, par la volonté d’harmonisation et de lisibilité des épreuves en vue de recruter les « meilleurs talents ». En ce qui concerne les CEP, la disparition d’une voie d’accès spécifique est présentée comme pouvant être compensée par une focalisation plus grande sur le recrutement d’élèves boursiers et par l’extension du nombre des lycées partenaires jusqu’à atteindre le seuil de 200 en 2023.
Français

Cet article porte sur les commissions d’admission d’un dispositif d’ouverture sociale créé par un établissement d’enseignement supérieur français sélectif. Il s’agit d’analyser ses effets sur le renouvellement des modes d’accès aux élites via l’école. Nous mettons en évidence le caractère hybride de ce mode de sélection en distinguant deux cadres et formes d’entendement, professoral et managérial. Nous montrons également que l’opposition apparente des critères de valuation mobilisés par les membres de ces commissions n’empêche pas l’émergence d’un consensus autour d’un nouveau modèle d’ascension sociale construit sur des représentations partagées de la méritocratie et des classes populaires.

  • discrimination positive
  • sélection
  • origine sociale
  • grande école
  • accès a l'enseignement supérieur
  • promotion sociale
Deutsch

Die Erneuerung der Eliten : Chancengleichheit und Urteilsprozesse in Universitäten mit Aufnahmeverfahren

Dieser Artikel befasst sich mit den Zulassungsausschüssen eines Programms zu Chancengleichheit und sozialer Öffnung, das in einer französischen Elite-Universität eingerichtet wurde. Dabei werden die Auswirkungen auf die Erneuerung der Zugangsmöglichkeiten zu den Eliten via das Schulsystem analysiert. Die Autorinnen heben den hybriden Charakter dieses Auswahlprozesses hervor, indem sie professorale und managerielle Rahmen und auch Verstandsformen identifizieren. Zudem wird geschildert, wie der Scheingegensatz der von den Kommissionsmitgliedern herangezogenen Bewertungskriterien die Entstehung eines Konsenses über ein neues Modell von sozialem Aufstieg nicht verhindert, welches sich auf gemeinsame Vorstellungen von Leistungsgesellschaft und Unterschicht stützt.

  • Auswahl
  • Elitehochschule
  • Zugang zur Höheren Bildung
  • Sozialer Aufstieg
  • Soziale Herkunft
  • Positive Diskriminierung
    • En ligneAbraham Y.M. (2007), « Du souci scolaire au sérieux managérial, ou comment devenir un "HEC" », Revue française de sociologie, vol. 48(1), pp. 37-66.
    • En ligneBeckert J. & Musselin C. (2013), Constructing Quality : The Classification of Goods in Markets, Oxford, Oxford University Press.
    • Boltanski L. & Chiapello E. (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard.
    • En ligneBourgeois M. (2013), « Choisir les locataires du parc social ? Une approche ethnographique de la gestion des HLM », Sociologie du travail, n° 55, pp. 56-75.
    • Bourdieu P. (1979), La Distinction, Paris, Les Éditions de Minuit.
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Charlotte Glinel
Doctorante en sociologie. Centre de Sociologie des Organisations (CNRS – Sciences Po)
Agnès van Zanten
Sociologue. Observatoire Sociologique du Changement
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 11/07/2022
https://doi.org/10.4000/formationemploi.10709
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