CAIRN.INFO : Matières à réflexion
Nous présentons ici le second volet de notre analyse consacrée à la transition énergétique et à ses conséquences sur le paysage concurrentiel. Après avoir rappelé dans un volet précédent les principales caractéristiques de la transition énergétique (Flux 95), nous traiterons dans ce Portrait d’entreprise des impacts de la transition énergétique allemande (Energiewende) sur les modèles d’activités des principaux groupes énergéticiens nationaux, RWE et E.On, qui voient leur cadre d’action profondément renouvelé par cette nouvelle politique publique.

1L’Allemagne est probablement le pays en Europe le plus en pointe en matière de transition énergétique. Depuis le début des années 2000, plusieurs législations se sont succédé, qui visent à favoriser l’essor des énergies nouvelles, prévoient la fermeture anticipée des centrales nucléaires, puis organisent un tournant énergétique (Energiewende) dont l’objectif est de faire de l’Allemagne la première économie sans carbone à l’horizon 2050. C’est donc une politique publique très ambitieuse, qui dépasse largement les seules frontières de l’énergie (des systèmes électriques et gaziers), dans laquelle s’est engagé le pays. Elle s’appuie sur la conviction que les coûts – très élevés – induits par ces évolutions organisationnelles et techniques, pourront être plus que compensés par les effets positifs que cela pourra générer sur l’économie allemande sur le long terme : création de nouvelles filières industrielles, développement de nouveaux gisements d’emplois à haute valeur ajoutée, amélioration de la sécurité d’approvisionnement (Morris, Pehnt, 2012). Cette politique est donc avant tout un pari, qui ne peut être engagé que parce qu’il bénéficie d’un très large soutien à la fois des milieux politiques, des milieux d’affaires et de la population. Son objectif principal est de trouver de nouveaux relais de croissance à long terme à une économie avancée, qui cherche à maintenir ses positions sur les marchés mondiaux (le pays compte parmi les principaux exportateurs, avec un excédent commercial de près de 200 milliards € en 2013), dans un contexte de très forte compétition internationale, d’ouverture des frontières et de fortes exigences environnementales.

2Dans ce contexte en transformation rapide, les entreprises allemandes du secteur énergétique sont en première ligne. Les deux premières d’entre elles, E.On et RWE, doivent faire face à des mutations profondes, qui affectent aussi bien leurs résultats actuels que leurs perspectives de développement futur. Elles doivent adopter de nouvelles orientations stratégiques et repenser leurs modèles d’activités qui étaient auparavant tournés vers la satisfaction d’une demande en croissance à l’aide d’un outil industriel organisé autour de grandes unités de production capable de fournir de manière sûre et continue une électricité à coût raisonnable, transitant par de grands réseaux de transport et de distribution interconnectés. Cette architecture est remise en cause par les évolutions suscitées par la transition énergétique allemande et nécessite une adaptation majeure de la part des grands électriciens allemands, dont l’agilité et la capacité d’évolution sont entravées à la fois par la taille et par la durée de vie de leurs équipements, qui représentent un stock de capital immobilisé très important. Par leur exposition aux changements liés à la transition énergétique, déjà très avancée en Allemagne, les situations vécues par les principaux groupes allemands et les orientations stratégiques envisagées peuvent nous éclairer sur ce qui pourrait se passer pour le reste de l’industrie électrique européenne, dans des formes et à des rythmes différents selon les contextes nationaux.

L’Energiewende

3Le tournant énergétique pris par l’Allemagne, formellement consacré par la loi du 30 juin 2011, a été précédé par d’autres décisions d’ordre politique qui ont joué un rôle important dans la redéfinition progressive du paysage énergétique national. En mars 2000, la loi sur les énergies renouvelables, dite loi EEG (Erneuerbare Energien Gesetz), organise un cadre qui favorise le développement des énergies renouvelables en fixant un tarif d’achat très avantageux, dont le coût est répercuté sur l’ensemble des clients résidentiels par l’entremise d’une taxe. Cette loi va servir de point de départ à une expansion très forte de l’éolien terrestre et du photovoltaïque (PV) dans le pays. En l’espace de moins d’une quinzaine d’années, l’Allemagne va s’imposer comme le champion des énergies renouvelables en Europe. Fin 2012, elle compte 31308 MW de capacité installée en éolien terrestre – ce qui la place au troisième rang mondial derrière la Chine et les États-Unis (et au premier rang européen) –, et 32411 MW de capacité installée dans le PV (premier rang mondial). Prises ensemble, les énergies renouvelables contribuent à 23% de la production d’électricité nationale, dont environ 12% sont attribuables à l’éolien terrestre et au PV (le reste est issu de l’hydraulique, de la biomasse et autres sources d’énergies renouvelables). Mais tout ceci finit par coûter cher : les tarifs d’achat font peser sur les ménages allemands une contribution qui se monte à plus de 30 €/MWh, et représente autour de 20% de la facture moyenne TTC, ce qui contribue à faire de l’Allemagne l’un des pays les plus chers en matière d’électricité pour les clients résidentiels [1]. Face à cette situation, et compte tenu de la baisse tendancielle des coûts des énergies renouvelables, les autorités allemandes réfléchissent à une réforme du régime d’aide (nous y reviendrons).

Tableau 1

Composition du mix électrique allemand (2012). Part des énergies primaires dans la production d’électricité

Tableau 1
Houille 20% Lignite 27% Fioul 1% Gaz 12% Nucléaire 17% ENR 23%

Composition du mix électrique allemand (2012). Part des énergies primaires dans la production d’électricité

Source : BMWI, 2013

4L’essor des énergies renouvelables est censé partiellement compenser le déclin du nucléaire. Car les Allemands, et c’est l’un des traits caractéristiques de leur politique énergétique, décident en avril 2002 d’organiser l’arrêt progressif des tranches nucléaires en activité. Cette décision est confirmée et renforcée après l’accident de Fukushima en mars 2011 : la chancelière Angela Merkel décide l’arrêt immédiat des huit réacteurs les plus anciens et la fermeture des neuf autres en activité d’ici 2022 (Cruciani, 2013). Cela oblige à des réorientations de politique énergétique. L’arrêt de l’énergie nucléaire ampute l’Allemagne de sources d’énergie décarbonées et la prive de ressources pour mener à bien ses ambitions. Réaffirmant des objectifs déjà esquissés en 2010, les autorités publiques vont s’engager plus loin dans les réformes et donner une perspective plus vaste à leurs projets avec l’Energiewende de 2011. Les objectifs de politique publique sont particulièrement ambitieux : il s’agit de réduire de 80% à 95% les émissions de CO2 d’ici 2050 pour parvenir à développer une économie largement décarbonée.

5Pour cela, deux leviers sont privilégiés : d’une part, diminuer de manière très significative la consommation d’énergie (-50%), à la fois dans le secteur électrique et dans le secteur des transports. Compte tenu de l’évolution attendue du PIB allemand pendant la période, cela signifie qu’il faudra faire des efforts très soutenus pour améliorer l’efficacité énergétique et réduire la quantité d’énergie incorporée dans la production nationale de richesse. Ce qui suppose de parvenir à exploiter l’essentiel des gisements d’économies d’énergie, en particulier dans les bâtiments, en augmentant considérablement le rythme des rénovations lourdes (qui devraient doubler par rapport au rythme actuel). Il faudra également revoir les politiques de mobilité, la place des transports publics et les formes de motorisation des véhicules individuels (véhicule électrique, filière hydrogène). D’autre part, le second levier utilisé vise à faire croître sur un rythme très élevé la pénétration des énergies renouvelables pour parvenir en 2050 à un mix électrique composé à 80% d’ENR. Ce qui suppose de poursuivre et d’accélérer le mouvement déjà entamé en matière de développement des ENR, tout en pariant sur le fait que ces énergies deviendront compétitives dans un laps de temps pas trop éloigné et pourront former l’ossature d’un système électrique sûr et performant. Les ENR sont des énergies intermittentes, qui ne produisent que lorsque les conditions de vent ou d’ensoleillement le permettent. Pour parvenir à atteindre l’objectif de 80% d’énergies renouvelables en 2050, il faudra au préalable revoir l’architecture d’acheminement et multiplier les investissements de transport d’électricité, le potentiel éolien étant situé au Nord-Ouest du pays et la consommation plutôt au Sud-Est. Il faudra ensuite disposer de moyens susceptibles de garantir la sécurité d’approvisionnement lorsque les ENR produisent peu, ce qui nécessitera de pouvoir procéder à des effacements (gestion active de la demande) et/ou de développer des moyens massifs de stockage, moyens qui ne sont pas encore disponibles actuellement à des coûts raisonnables.

6Tout ceci revient donc à redessiner le paysage énergétique allemand. Il s’agit avant tout d’accélérer et d’accentuer des mouvements qui sont déjà à l’œuvre depuis quelques années et qui se sont traduits par une expansion des ENR, une stagnation puis une légère baisse des consommations d’électricité et une amélioration significative de l’efficacité énergétique. Toutes ces évolutions ont été favorisées par la situation démographique allemande, dont la population stagne depuis le début des années 2000 autour de 82 millions de personnes et qui pourrait passer sous la barre des 65 millions en 2060 si les projections actuelles se confirment.

Tableau 2

Les objectifs de la politique publique allemande

Tableau 2
Objectifs 2020 2030 2040 2050 Réduction de la consommation d’énergie (par rapport à 2008) -20% -50% Réduction de la consommation d‘électricité (par rapport à 2008) -10% -25% Réduction de la consommation d’énergie dans les transports -10% -40% (par rapport à 2005) Réduction des émissions de CO2 (par rapport à 1990) -40% -45% -70% -80% Part des énergies renouvelables dans la consommation d’énergie finale 18% 30% 45% 60% Part de l’électricité d’origine renouvelable dans la consommation 35% 50% 65% 80% d’électricité

Les objectifs de la politique publique allemande

Source : Cruciani, 2013, p. 15.

7Les investissements à réaliser pour atteindre les objectifs décrits plus haut sont gigantesques. Pour le seul secteur électrique, ils se décomposent de la manière suivante : le développement des ENR nécessitera autour de 18 milliards € d’investissement par an en moyenne d’ici 2020 ; la construction de nouvelles centrales thermiques de pointe pour sécuriser l’approvisionnement et compenser les variations des énergies intermittentes devrait coûter 4 milliards € par an d’ici 2015 puis 2 milliards € par an de 2015 à 2020 ; l’expansion et les transformations des architectures de transport et de distribution devraient nécessiter 40 milliards € d’investissements d’ici 2030 ; enfin, le développement de solutions massives de stockage pourrait conduire à des dépenses en capital d’environ 30 milliards € d’ici 2030. Globalement, ce sont environ 240 milliards € d’investissements additionnels qu’il faudra consentir dans le seul secteur électrique d’ici 2030 pour parvenir à suivre la feuille de route donnée par l’Energiewende (Deutsche Bank, 2012a). Cette estimation ne tient pas compte, ni des efforts à consentir en matière d’efficacité énergétique (rénovation des bâtiments), ni du développement des réseaux de chaleur utilisant des sources renouvelables, ni des manques à gagner supportés par les groupes énergétiques qui ne parviennent plus à rentabiliser certains de leurs équipements existants à cause de l’afflux massif d’ENR subventionnées sur le marché. Si l’on ajoute ces trois nouveaux postes de dépenses à l’addition précédente, la facture globale est estimée dans une fourchette allant de 352 à 416 milliards €. Mais, a contrario, cette estimation, qui dépend largement des investissements consentis dans les ENR, pourrait être corrigée à la baisse si les coûts des énergies renouvelables, et plus particulièrement le coût du PV, continuaient à baisser à un rythme soutenu comme ils le font depuis le début des années 2000 (CAS, 2012).

8Qui paiera ? Là encore, rien n’est vraiment tranché. Pour le moment, ce sont les clients finals (essentiellement les ménages) qui supportent l’essentiel des surcoûts. À l’avenir, certaines des dépenses nouvelles liées à l’Energiewende viendront probablement gonfler encore un peu plus la facture : on pense aux investissements sur les réseaux ou sur les moyens de stockage. Cependant, les autorités publiques allemandes, conscientes de devoir aménager la contrainte et limiter les hausses, sont en train de réduire de manière significative les niveaux des tarifs d’achat des énergies renouvelables et de les rendre dégressives, cherchent à atténuer leurs impacts sur le fonctionnement des marchés et tentent de promouvoir l’autoconsommation auprès des clients résidentiels. L’ensemble de ces mesures, qui demandent à être finalisées, devrait permettre de réduire de manière importante la progression des taxes supportées par les clients finals (Deutsche Bank, 2012b). Enfin, les autorités comptent beaucoup sur la diminution des consommations, en particulier dans le secteur résidentiel et tertiaire, pour amortir la hausse des factures, la réduction des volumes permettant de limiter les augmentations de prix exprimés en termes de MWh consommés. Par ailleurs, un soutien massif de la part de la banque publique KfW (Kreditanstalt für Wiederaufbau Bankengruppe, l’équivalent de notre Caisse des Dépôts) est attendu, qui annonce vouloir engager 100 milliards d’ici 2020 dans la transition énergétique allemande, sous forme d’aides et de prêts bonifiés, en particulier pour soutenir les projets d’éoliennes offshore.

Tableau 3

Les huit grandes compagnies électriques en 1998

Tableau 3
Nom Production (en Twh) Structure de l’actionnariat (actionnaires majoritaires) RWE 138 30% municipalités Preussen Elektra 106 100% VEBA Bayernwerk 76 VIAG (40%) et Land de Bavière (60%) EnBW 65 100% Land et municipalités VEAG 47 75% RWE, VEBA, VIAG VEW 35 45% municipalités HEW 17 71% ville de Hambourg Bewag 13 51% ville de Berlin

Les huit grandes compagnies électriques en 1998

Source : d’après Lorrain, 2000, p. 93.

Le secteur électrique et gazier allemand

9Depuis la libéralisation des secteurs de l’électricité et du gaz, les groupes allemands ont profondément évolué et se sont radicalement transformés. Avant 1998, le secteur était caractérisé par une certaine complexité, avec la coexistence de grands groupes, plutôt à dimension régionale, et de multiples acteurs locaux, essentiellement publics. Il faut souligner que, contrairement à d’autres pays en Europe, les collectivités locales restent des acteurs importants dans le domaine de l’énergie, aussi bien en tant qu’actionnaires de certaines des compagnies de production qu’en tant qu’autorités organisatrices, propriétaires et gestionnaires d’entités locales de distribution et de vente via les stadtwerke (Lorrain, 2002 et 2005). Petit à petit, comme les autres pays membres de l’Union Européenne, l’Allemagne va progressivement libéraliser ses secteurs électrique et gazier. Elle le fait à partir de 1998, la loi de transposition de la directive européenne de 1996 sur l’électricité donnant la première impulsion. Les principales mesures qui vont se succéder à partir de cette date sont les suivantes : ouverture à la concurrence des segments de la production et de la vente (dès 1998 pour l’ensemble des clients, y compris résidentiels), séparation comptable, puis juridique et, enfin, patrimoniale des réseaux de transport, création d’une autorité indépendante de régulation, création d’un marché de gros de l’électricité. Parallèlement, des mouvements de recomposition de la propriété des actifs ont lieu, qui vont être l’occasion d’une concentration du secteur autour de quatre principaux acteurs – qui, au passage, se recentrent sur l’énergie – et d’un retrait, partiel et qui ne sera que provisoire, des collectivités locales.

10Avant 1998, huit grandes compagnies se partagent, sur une base territoriale, environ 80% de la production d’électricité nationale. Elles sont propriétés des collectivités locales ou filiales de grands conglomérats industriels actifs dans de nombreux secteurs d’activité. Elles sont également actives dans le transport d’électricité et couvrent, grâce à leur réseau, la totalité du territoire allemand. Puis, viennent les compagnies de distribution et de vente, qui se composent de quatre-vingts compagnies régionales et d’environ huit cent cinquante compagnies municipales (stadtwerke) et entreprises privées concessionnaires. Ces trois types d’acteurs sont également actifs dans la production, au côté de compagnies indépendantes de production, dont les principales sont alors Steag et VKR. Les huit grandes compagnies précédemment citées vendent leur courant par plusieurs canaux : directement à leurs clients, par les compagnies privées concessionnaires dont elles sont actionnaires ou par les compagnies régionales ou municipales, dans lesquelles elles détiennent parfois, mais pas toujours, des participations (Stoffaës, 1994, p. 305).

11Une série de fusions, d’acquisitions et de recentrage s’opèrent entre 1999 et les premières années de la décennie suivante. RWE fusionne avec VEW en 2000, VIAG s’unit avec VEBA pour former E.On toujours en 2000, EDF acquiert une participation de 35% dans EnBW en 2001, puis montera à 45% avant de revendre en 2010 ses intérêts dans le groupe allemand au Land du Bade-Wurtemberg, qui détient actuellement la quasi-totalité du capital. Enfin, Vattenfall, le groupe électrique public suédois, s’implante en Allemagne en rachetant coup sur coup, entre 2000 et 2002, HEW, VEAG et Bewag (Levêque, Monturus, 2010). De huit, les grandes compagnies passent à quatre et vont former l’ossature, pour trois d’entre elles (RWE, E.On et Vattenfall), de grands groupes énergéticiens de dimension européenne.

12Nous allons nous intéresser maintenant aux deux principaux groupes énergétiques allemands, RWE et E.On, et voir comment ils sont impactés par la transition énergétique allemande.

RWE

RWE. Chiffres clé 2012

Création à Essen (Allemagne) en 1898
Activités dans les secteurs électrique et gazier
Implantations : Allemagne, Angleterre, Pays-Bas, Europe Centrale et de l’Est
Chiffre d’affaires : 53, 2 milliards €
Résultat net : 1,3 milliard €
Employés : 70208

13La société RWE est créée à Essen en 1898. Elle débute par une activité dans la production d’électricité, puis élargit ses activités grâce à des rachats successifs de petites sociétés avant de se diversifier en 1906 en acquérant une compagnie de tramway. Les municipalités entrent au capital en 1905 et vont progressivement renforcer leur poids jusqu’à détenir 30% des actions, qui leur donnent droit, grâce aux droits de vote multiples qui y sont associés, à 60% des voix lors des assemblées générales [2]. Dans les années 1920 et 1930, la société poursuit son expansion en Rhénanie, commence à investir dans les mines de charbon et décide d’axer sa production d’électricité sur l’utilisation des ressources locales du bassin de lignite de la Rhénanie, dessine les premiers linéaments de son réseau de transport longue distance, négocie avec les autres compagnies de production d’électricité des accords de démarcation qui délimitent les territoires des uns et des autres et organisent de fait des monopoles territoriaux et, enfin, intervient dans la construction et l’exploitation d’ouvrages hydroélectriques. Puis, la société s’engage dans une série d’opérations de diversification en dehors du secteur de l’énergie : prise de participation de 31% dans le groupe de construction Hochtief en 1924 (qui sera renforcée ultérieurement), acquisition d’un intérêt majoritaire dans le groupe de matériel d’imprimerie Heidelberg en 1940 (Lorrain, 2000 ; Stoffaës, 1994, p. 306). Ces diversifications ne vont pas s’arrêter là puisque le groupe investira aussi, mais bien plus tardivement (dans les années 1980 et 1990) dans la chimie, la distribution de produits pétroliers (réseau de stations essence), l’exploration-production de pétrole et de gaz naturel, les télécommunications, et renforcera ses positions dans les équipements d’imprimerie jusqu’à faire de sa filiale le n°1 mondial du secteur.

14Au début des années 1970, le groupe diversifie ses sources de production d’énergie et décide d’investir dans le nucléaire. Il construit et exploite une première centrale, qui entre en service en 1975 (tranche A de Biblis), d’une puissance de 1200 MW. RWE poursuivra sur sa lancée et construira quatre autres tranches (la dernière mise en service en 1988) pour un total de 6295 MW. Il prend donc une part active dans le développement du nucléaire en Allemagne et se trouve à la fin des années 1980 à la tête de 31% des capacités installées nucléaires allemandes (6295 MW sur 20457), ce qui en fait l’un des principaux acteurs du nucléaire dans le pays. Parallèlement, le groupe continue à investir dans le développement de ses capacités de production lignite et charbon, puis dans les centrales à cycle combiné gaz, essentiellement dans les années 2000 (RWE, 2012, p. 160). Fort de ses investissements, RWE s’affirme comme le principal producteur d’électricité (avec 29% de parts de marché), et le deuxième distributeur (18%) et commercialisateur (19%) en Allemagne, juste derrière E.On.

15Au milieu des années 1990, RWE prend une nouvelle dimension et adopte une stratégie de multi-utilités/multiservices expérimentée par d’autres groupes comme Suez, Enel, Endesa ou Centrica (Lorrain, 2007a, en particulier pp. 70-73). Il s’agit de se développer dans plusieurs infrastructures censées être connexes pour en tirer des bénéfices en termes de mutualisation des coûts et d’amélioration des offres commerciales (package de services, gestion unique des factures, etc.). Ainsi, RWE va se développer de manière simultanée dans l’énergie (électricité et gaz), l’eau, les déchets et les télécommunications. Pour cela le groupe va multiplier les acquisitions, en Allemagne et dans certains pays étrangers (Angleterre, États-Unis), en n’hésitant pas à payer très cher les entreprises ciblées, espérant ainsi pouvoir rentabiliser ses dépenses en réduisant ses coûts et en augmentant les revenus qu’il pourra tirer de sa base clientèle.

16Désireux de bénéficier des opportunités ouvertes par la libéralisation du marché de l’énergie en Europe, le groupe se renforce d’abord dans cette activité. Il fusionne en 2000 avec VEW (groupe de taille bien plus modeste), ce qui lui permet de se renforcer dans le domaine de la production d’électricité en Allemagne, mais également dans le gaz et dans les déchets. Les positions dans le gaz seront encore renforcées en 2001 avec l’acquisition de Transgas, société active en Allemagne et en République Tchèque, pour 4,1 milliards €. RWE s’attaque ensuite à l’international en acquérant en 2002 le groupe de production électrique anglais Innogy pour 8,5 milliards €. Innogy servira de base pour créer un groupe énergétique intégré, également présent dans la distribution et la vente, qui sera ensuite renommé Npower. Des positions sont également prises dans certains pays d’Europe centrale et de l’est, dans l’électricité et le gaz, à l’occasion des opérations de privatisations effectuées dans cette zone. Puis RWE prend un autre tournant en décidant d’investir dans la gestion de l’eau. Il rachète le numéro un anglais de l’eau, Thames Water, pour 11,2 milliards € en 2000, puis American Water Works pour 8,4 milliards € en 2001 et développe des activités en Allemagne en obtenant des contrats comme celui des eaux de Berlin, en association avec le français Vivendi (d’autres contrats suivront, notamment en Chine et en Espagne).

17Cette stratégie multi-utilités/multiservices va se solder par un échec. Les bénéfices attendus ne sont pas au rendez-vous, la base de coûts susceptible d’être mutualisée est trop étroite et les clients n’adoptent pas les packages de services qui leur sont proposés. Confronté à une dette qui explose (elle passe de 1 à 25 milliards € entre 2000 et 2002), contraint d’afficher des résultats financiers peu satisfaisants, malmené par les analystes financiers et certains de ses actionnaires, RWE est obligé de revoir sa stratégie sous la pression des marchés. Le groupe est dans une mauvaise passe, notamment parce qu’il a du mal à se donner de l’air en cédant à bon prix ses activités devenues « non stratégiques » (la construction, le matériel pour imprimerie). RWE va donc élargir le nombre des filiales qu’il est contraint de céder et décide de tirer un trait sur ses diversifications dans l’eau, les déchets et les télécommunications. Vont se succéder des années de réorganisation, de cessions et de recentrages : ventes des activités de construction (Hochtief) et de matériel d’imprimerie (Heidelberg), en plusieurs étapes, entre 2001 et 2004 ; désengagement des activités dans les déchets en 2005 (RWE Umwelt ; 1,4 milliards €) et des activités dans la gestion de l’eau, avec la cession de Thames Water à Macquarie en 2006 pour 11,9 milliards € et la mise sur le marché des actions détenues dans American Water Works entre 2007 et 2009 (Financial Times, 2006 ; Bloomberg, 2006 ; Reuters, 2009). Parallèlement, RWE se concentre sur ses points forts et renforce ses positions sur les marchés électrique et gazier en Allemagne (son marché historique), en Angleterre (avec sa filiale Npower), aux Pays-Bas (avec l’acquisition d’Essent en 2009 pour 7,3 milliards €) et dans les pays d’Europe de l’Est (République Tchèque, Pologne, Slovaquie, Hongrie). À la fin des années 2000, RWE n’affiche plus d’ambitions de développement international ou de volonté d’expansion dans de nouveaux secteurs d’activités. Il s’affirme comme un groupe énergétique de dimension européenne, s’applique à consolider ses positions dans les pays où il est présent et cherche à dégager des résultats financiers plus satisfaisants, en particulier en réduisant son endettement.

Tableau 4

Évolution des principaux indicateurs financiers de RWE*

Tableau 4
Indicateurs 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 Chiffre d’affaires 43,8 42,1 39,5 42,5 42,5 48,9 47,7 53,3 51,6 53,2 EBE* 8,5 8,4 7,1 7,1 7,9 8,3 9,1 10,2 8,4 9,3 EBE/CA 19,4% 19,9% 17,9% 16,7% 18,5% 16,9% 19% 19,1% 16,2% 17,5% Résultat net 0,9 2,1 2,2 3,8 2,7 2,6 3,6 3,3 1,8 1,3 Dette nette 17,8 12,3 11,5 -4,7 -2,1 -0,6 10,3 11,9 12,2 12,3

Évolution des principaux indicateurs financiers de RWE*

* EBE : excédent brut d’exploitation. En milliards €.
Sources : RWE, rapports annuels

18Mais cette relative embellie sera de courte durée, car, depuis 2011 environ, RWE fait face à de nombreux facteurs défavorables qui découlent d’une dégradation générale des conditions d’exercice de ses activités dans l’électricité et le gaz. Dans l’électricité, le groupe énergétique doit faire face à une demande en berne, à un développement très soutenu des énergies renouvelables sur son marché historique qui conduit à une baisse des prix de marché (se traduisant même par des épisodes de prix négatifs) et provoque une sous-utilisation des moyens de production thermiques « classiques » ; il doit enfin subir les conséquences de l’arrêt des centrales nucléaires encore en activité. Tout ceci amène le groupe à devoir faire face à une diminution sensible de ses profits liés à son activité « cœur » : la production d’électricité en Allemagne. Dans le gaz, l’exploitation des gaz de schiste aux États-Unis conduit à une baisse sensible des prix en Europe et affecte les positions des acteurs qui, comme RWE, s’approvisionnent auprès de fournisseurs par l’entremise de contrats à long terme. La situation actuelle n’est donc pas favorable, mais les perspectives, telles qu’elles se dessinent aujourd’hui, sont encore plus sombres. Et c’est bien ce qui inquiète analystes financiers et dirigeants du groupe, qui envisagent les prochaines années avec appréhension : baisse tendancielle des revenus et des résultats opérationnels sur les marchés historiques du groupe (Allemagne en tête), réduction des capacités d’investissement, dégradation de la structure du bilan, nécessité de trouver des relais de croissance (J.P. Morgan, 2013). Tout ceci se traduit dans le cours de bourse, qui passe d’un plus haut à 93 € en novembre 2007 à 29 € en mars 2014, pour une capitalisation boursière qui se situe maintenant autour de 18 milliards €, après avoir fondu de 35 milliards € depuis la fin 2007.

19Face à ces défis, RWE, comme d’autres groupes énergéticiens, réfléchit à une refonte complète de son modèle d’activité. Pour RWE, cela passe par une remise en cause de la pertinence de son positionnement, la cession attendue de certaines activités (comme l’exploration-production de pétrole et de gaz), la réduction drastique des plans d’investissement dans la production thermique d’électricité (divisés par trois entre 2011 et 2016), la fermeture et la mise sous cocon de certaines unités, rendues déficitaires par l’envolée des productions issues des énergies renouvelables. RWE envisage de mettre à l’arrêt (provisoire ou définitif) entre 10% et 15% de sa capacité installée de production thermique et a comme objectif d’améliorer la performance opérationnelle et financière de sa base d’actifs (RWE, 2014).

Tableau 5

RWE, capacité installée en 2012 (en GW)

Tableau 5
Technologies GW % Gaz 16 30% Charbon 12 23% Lignite 11 21% ENR (y.c. hydro.) 4 8% Nucléaire 4 8% Autres 5 10% Total 52 100%

RWE, capacité installée en 2012 (en GW)

Source : RWE, 2012

20En outre, RWE entend accentuer ses efforts en matière d’ENR (développement des capacités installées, expansion dans l’éolien offshore en Angleterre), à la fois en tant qu’investisseur, mais également comme ingénieriste et opérateur, de manière à pouvoir valoriser les compétences de ses équipes sans avoir à apporter beaucoup de capital. Par ailleurs, le groupe cherche à développer de nouvelles activités dans le domaine des services énergétiques et dans la relation client, en s’appuyant sur sa base clientèle et sur ses réseaux de distribution. Le groupe veut se positionner comme un pourvoyeur de solutions pour ses clients, aussi bien les clients résidentiels que les municipalités, pour les accompagner dans la maîtrise de la demande, la gestion de leurs énergies, l’efficacité énergétique. RWE considère que ces activités pourraient constituer un nouveau relais de croissance et faire entrer de plain-pied le groupe dans la transition énergétique (Reuters, 2013). À l’heure actuelle, face aux événements qui modifient le paysage énergétique allemand, RWE se cherche un avenir, sans que l’on sache très bien si les pistes qui sont explorées permettront au groupe de compenser le déclin annoncé de ses activités « historiques ».

E.On

E.On. Chiffres clé 2012

Création en 2000 à Düsseldorf, issue de VEBA (1929) et VIAG (1923)
Activités dans les secteurs électrique et gazier
Implantations : Allemagne, Angleterre, Pays-Bas, Italie, Espagne, Scandinavie, Russie, Turquie, Europe Centrale et de l’Est
Chiffre d’affaires : 132,1 milliards €
Résultat net : 2,6 milliards €
Employés : 72083

21E.On est un groupe issu de la fusion en 2000 de deux conglomérats industriels, VEBA et VIAG. VEBA est une société dont la fondation remonte à 1929 : c’est au départ une holding financière qui regroupe les participations détenues par la Prusse dans de nombreuses branches d’activité industrielles. Elle absorbe Preussen Elektra AG, une société de production d’électricité fondée en 1927 à Berlin et essentiellement active en Basse-Saxe. Preussen Elektra est elle-même issue de la fusion de trois petites sociétés de production d’électricité. Preussen Elektra coopérera étroitement avec une autre société de la holding VEBA, Nordwestdeutsche Kraftwerke AG (NWK), qui produit et vend des équipements électriques pour les clients résidentiels et industriels. Preussen Elektra se développera dans les années 1930 en augmentant progressivement ses capacités de production (usines thermiques utilisant du charbon et du lignite ; unités hydroélectriques), puis en nouant des collaborations avec de nombreuses collectivités locales autour de sa zone historique de desserte, ce qui donnera lieu à la création de filiales locales communes : SCHLESWAG (Rendsburg) ; EWE, (Oldenburg) ; EAM, (Kassel) ; HASTRA, (Hannover). Après la Seconde Guerre mondiale, la partition de l’Allemagne ampute Preussen Elektra d’une partie de ses activités, le siège de la compagnie passe de Berlin à Hanovre. En 1957, la société participe, avec d’autres compagnies électriques allemandes, à la création d’un groupe de recherche ayant vocation à travailler sur le développement du nucléaire civil (Studiengesellschaft für Kernkrafte) et elle s’engagera activement dans cette filière. La compagnie construit plusieurs unités de production d’électricité nucléaire à partir de la fin des années 1960 et sa première tranche nucléaire entre en activité en 1971. Son expansion dans cette filière se poursuit et le nucléaire devient la principale source de production d’électricité du groupe, finissant par représenter 60% de sa capacité installée totale dans les années 1990. Preussen Elektra sera la compagnie d’électricité allemande la plus engagée dans le nucléaire avec 7182 MW de capacité installée, juste devant RWE.

22En parallèle, VEBA, la maison mère de Preussen Elektra, affirme ses ambitions dans de nombreuses branches d’activités et accompagne l’essor économique de l’Allemagne avant la Seconde Guerre mondiale. Elle investit dans la chimie et l’industrie lourde et servira activement les visées militaires du troisième Reich. Après la guerre, VEBA est nationalisée et l’ensemble des actifs de la compagnie est rétrocédé par les forces alliées au gouvernement fédéral. Le groupe poursuit ses activités dans la chimie et l’électricité, se développe dans le transport et la logistique, l’exploration-production de pétrole et de gaz naturel, la distribution de carburants et de combustible pour le chauffage, l’immobilier et enfin dans les télécommunications. En 1965, VEBA fait partie de la première vague de privatisation qui va toucher certains des fleurons de l’industrie allemande comme Volkswagen ou Preussag. Le gouvernement cède 60% de ses parts dans le conglomérat. Le reste de sa participation sera vendu en deux fois, en 1984 et en 1987 (Vickers, Wright, 1989, p. 64).

23VIAG, le second groupe qui fusionnera pour former E.On, suit un chemin à peu près similaire. VIAG est créée en 1923 à l’instigation du gouvernement allemand pour réunir et gérer les intérêts industriels du pays dans un certain nombre de secteurs, comme l’aluminium (VAW), la chimie, la banque, l’électricité ou l’industrie lourde. VIAG concentre ses activités sur ces secteurs et se développe dans l’entre-deux-guerres essentiellement dans le centre du pays et au nord de la Bavière. Avec l’arrivée au pouvoir des nazis puis la guerre, VIAG se réoriente vers les industries d’armement et les produits chimiques et organise l’expansion de ses activités dans l’électricité. C’est à cette époque qu’elle se développe en Autriche (annexée en 1938) et acquiert en 1939 la moitié de la propriété de la compagnie électrique de Munich, Bayenwerk (10% des actions seront rétrocédées au Land de Bavière après la guerre).

24Après la victoire alliée, VIAG est démilitarisée et est gérée par un trustee. L’électricité devient l’un des moteurs de son développement, grâce en particulier à Bayenwerk, dont les activités prennent de l’ampleur (investissements dans l’hydroélectricité, puis la production thermique issue du lignite) et visent à soutenir l’expansion de l’industrie lourde, notamment de l’aluminium, qui est un gros consommateur d’électricité. Bayenwerk est une compagnie de production d’électricité, créée à Munich en 1921 pour assurer le développement d’ouvrages hydroélectriques et pour construire un embryon de réseau de transport. Propriété du Land de Bavière à son origine, Bayenwerk étend son influence dans les années 1930 dans toute la Bavière en signant des contrats d’approvisionnement avec neuf sociétés locales de distribution, et renforce ses capacités de production, en particulier en investissant dans les centrales thermiques. La compagnie fournit également de très grands consommateurs industriels comme la Deutsche Bundesbahn ou des entreprises chimiques, puis va signer des conventions avec certaines des filiales industrielles de VIAG. VIAG donne alors l’exemple d’un conglomérat intégré, ses filiales industrielles (aluminium, chimie) consommant l’électricité produite dans les unités de ses filiales électriques [3]. Dans les années d’après-guerre, l’électricité devient de plus en plus importante pour le groupe, à la fois en termes de profits et en termes de perspective de développement. Bayenwerk investit elle aussi fortement dans le nucléaire (à partir de 1977), développe encore ses capacités de production thermique classique et ressert ses liens avec les sociétés locales de distribution. De son côté, VIAG complète ses actifs dans l’énergie en prenant le contrôle de Thyssengas en 1981 (acquisition de 51% du capital). Après avoir été privatisée entre 1986 et 1988, VIAG entame une autre voie de diversification en s’engageant sur le marché des télécommunications, alors en voie de libéralisation, avec la création de VIAG Interkom.

25En 2000, date de la fusion, E.On hérite donc d’un ensemble d’activités très disparates et fortement hétérogènes. C’est un ensemble de grande taille (74 milliards € de chiffre d’affaires en 2000, 183025 employés), aux ramifications complexes, sans réelle colonne vertébrale, de forme conglomérale, qui n’a rien de réellement séduisant pour les marchés financiers, qui plaident plutôt pour la spécialisation et la concentration sur un seul secteur d’activité. Le groupe va donc s’attacher à rationaliser cet ensemble pour en faire, à partir des filiales spécialisées dans l’électricité (PreussenElektra et Bayernwerk), un groupe énergéticien de dimension mondiale, capable de tirer parti des opportunités ouvertes par la libéralisation des marchés de l’électricité et du gaz. Pour cela, E.On va procéder en deux temps. En premier lieu, il va élaguer dans ses nombreux domaines d’activités et procéder à la cession de l’ensemble de ses filiales hors énergie, qui représentent en 2001 plus des trois-quarts du chiffre d’affaires du groupe. Sont successivement vendues, les activités dans les télécoms (actifs telecoms de VEBA, 5,1 milliards € en 2000 ; VIAG Interkom, 7,2 milliards € en 2001), dans l’aluminium (3,1 milliards € en 2002), la chimie (3 milliards € en 2001), l’exploration-production de pétrole et de gaz et la distribution de carburants (4,7 milliards € en 2001/2002), la logistique (1,2 milliard € en 2002), l’immobilier (7 milliards € en 2005).

26En second lieu, fort des liquidités issues de l’ensemble de ces cessions et d’un endettement peu important, E.On va multiplier les acquisitions dans le domaine de l’énergie, d’une part en développant une stratégie d’expansion internationale axée sur l’Europe, d’autre part en renforçant ses positions en Allemagne dans le domaine du gaz [4]. E.On achète donc successivement Sydkraft et Graninge en Suède (3,8 milliards € et 1,8 milliard € en 2001 et 2004), Powergen, Midlands et TXU Europe en Angleterre (pour près de 20 milliards € entre 2002 et 2003) [5], OGK-4 en Russie (4,4 milliards € en 2007), et de nombreuses acquisitions de plus petite taille aux Pays-Bas, en Turquie, en France, dans les pays d’Europe de l’Est et du Centre. Dans le gaz, E.On achète l’allemand Rhurgas en 2003 et 2004 pour 11,2 milliards €, ce qui en fait le principal acteur sur ce marché et lui donne une position clé dans le transport et la distribution du gaz en Europe. Il complète cet ensemble par d’autres actifs dans le gaz (Heingas) et consolide ses positions dans la distribution via EWW et Thüga, qui regroupent des participations dans des sociétés locales de distribution et de vente d’électricité. La participation dans Thüga sera revendue aux collectivités locales actionnaires en 2009. Depuis lors, les collectivités locales s’affirment de plus en plus comme un acteur de poids dans les secteurs publics locaux en Allemagne (rachat d’EnBW, reprise du réseau de distribution électrique de Hambourg, municipalisation de l’eau à Berlin, etc.).

27En 2006, soucieux de prendre pied dans les marchés du sud de l’Europe où il est absent (et pour se ménager une possibilité d’expansion en Amérique du Sud), E.On s’engage dans une gigantesque bataille boursière (qui durera plus d’un an) pour acquérir Endesa, le numéro 1 de l’électricité en Espagne. Après plusieurs surenchères, le groupe allemand ira jusqu’à proposer plus de 40 milliards € pour s’offrir son homologue espagnol, malgré l’hostilité des pouvoirs publics qui ne voient pas d’un bon œil cette alliance, cherchent à bloquer la fusion par des moyens légaux et tentent parallèlement de susciter des offres concurrentes. En février 2007, c’est finalement ENEL, l’électricien italien, associé pour l’occasion au groupe de BTP espagnol Acciona qui fait tomber Endesa dans son escarcelle en proposant une offre améliorée (Financial Times, 2007. Voir aussi : Lorrain, Defeuilley, 2005 ; Lorrain, 2007b). E.On ne repart pas les mains vides et récupère pour 10 milliards € d’actifs en Espagne et en Italie, cédés par le nouvel ensemble ENEL-Endesa soucieux de se désendetter et d’éviter tout recours de la part du prétendant déçu.

28Malgré cet échec, à la fin des années 2000, E.On est un groupe énergéticien recentré sur son cœur de métier et disposant de positions particulièrement solides en Allemagne (n°2 dans la production d’électricité derrière RWE, n°1 dans la distribution et la vente ; n°1 dans le gaz) et dans de nombreux pays européens. Par sa taille et son expansion géographique, E.On n’a pas d’équivalent en Europe.

29Mais le groupe est également touché par les évolutions des marchés en Europe : comme RWE, E.On doit faire face à une situation déprimée sur son marché historique, des prix en baisse, des contrats gaziers à long terme qui perdent de l’argent, des capacités de production électrique sous-utilisées (voire prématurément stoppées pour le nucléaire), une demande qui fléchit. Les situations sur d’autres marchés en Europe ne sont pas plus florissantes (on pense en particulier à l’Espagne ou à l’Italie) et les perspectives à moyen terme assez peu encourageantes. Les résultats financiers du groupe s’en ressentent, résultat d’exploitation et profit baissent de manière régulière depuis 2010 et les anticipations pour les années qui viennent ne sont pas bonnes. La valorisation boursière, qui culmine en octobre 2008 à plus de 100 milliards € (51 € par action), diminue très sensiblement pour se situer actuellement à moins de 30 milliards € (13 € par action), sans que les analystes n’entrevoient de réelles améliorations à court terme. Mais, contrairement à RWE, E.On dispose de moyens financiers pour faire face à la situation et bénéficie d’atouts pour négocier cette phase difficile.

Tableau 6

Évolution des principaux indicateurs financiers d’E.On*,**

Tableau 6
Indicateurs 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 Chiffre d’affaires* 46,3 49,1 56,1 67,7 68,7 86,7 79,9 92,9 112,9 132,1 EBE** 9,4 10,5 10,2 11,3 12,4 13,4 12,9 13,3 9,3 10,8 EBE/CA 20,3% 21,4% 18,2% 16,7% 18% 15,3% 16,1% 14,3% 8,2% 8,1% Résultat net 4,6 4,3 7,4 5 7,7 1,6 8,7 6,3 -1,8 2,6 Dette nette 7,8 5,4 1,9 -0,2 23,4 44,9 44,6 37,7 36,4 35,9

Évolution des principaux indicateurs financiers d’E.On*,**

* Suite à une comptabilisation particulière des activités de trading, qui « gonflent » artificiellement le CA du groupe, celui-ci n’est pas comparable à celui des autres grandes compagnies électriques et gazières.
** EBE : excédent brut d’exploitation. En milliards €
Sources : E.On, rapports annuels

30Le groupe adopte en 2013 une nouvelle stratégie qui s’appuie sur trois éléments. En premier lieu, E.On réduit la voilure en Europe : cessions attendues de certaines filiales, recentrage sur moins de pays, diminution des investissements, amélioration de l’efficacité productive, réduction des coûts (baisse des effectifs), mise à l’arrêt provisoire ou définitif de certaines centrales de production. Il renonce implicitement à ses ambitions paneuropéennes pour ne garder à terme que quelques bastions hors d’Allemagne et en sortant des zones où ses positions sont moins assurées. En second lieu, le groupe réoriente ses activités vers des segments à fort potentiel de croissance, comme les ENR en Europe et aux États-Unis, les services énergétiques et la production décentralisée (mini-centrales, réseaux de chaleur en Scandinavie et en Allemagne notamment). Enfin, E.On met le cap sur le grand international en évoquant de nouveaux développements dans des pays émergents (Turquie, Brésil) dont le potentiel de croissance à long terme semble intéressant. Tout ceci suppose de pouvoir mobiliser de nouveaux capitaux : E.On espère pouvoir les trouver en réorientant ses flux d’investissements et en menant à bien un programme de cession de 20 milliards €, qui touchera essentiellement les activités en Europe (E.On, 2014).

31E.On et RWE, deux des principaux groupes énergéticiens en Europe, font face à des évolutions majeures qui mettent à mal leur modèle d’activités et les plongent dans des situations financières délicates. Ils coupent dans leurs investissements, vendent certains de leurs actifs, se recentrent sur un nombre limité de zones géographiques et tentent de trouver de nouveaux relais de croissance : les ENR, l’efficacité énergétique, les services aux clients, le grand international. Les groupes allemands de l’énergie ouvrent une nouvelle page de leur histoire et s’engagent dans une transition industrielle et stratégique qui vise à accompagner la transition énergétique et à s’adapter aux mutations qu’elle induit.

Notes

  • [1]
    Compétitivité oblige, les entreprises allemandes disposent d’un régime dérogatoire en matière de taxes et payent moins cher leurs factures d’électricité que les clients résidentiels. Ce qui d’ailleurs pose des problèmes en matière de droit européen.
  • [2]
    Ce régime sera abandonné en 1998. Actuellement, les collectivités locales détiennent environ 15% des actions du groupe. Les autres actionnaires principaux sont des fonds de pension (BlackRock pour 5%, Mondrian pour 3%), puis viennent les employés du groupe, 1%.
  • [3]
    Source : History of VIAG AKTIENGESELLSCHAFT, Reference for Business. Encyclopedia of Small Business. Company History Index. [En ligne] URL :
    http://www.referenceforbusiness.com/history2/98/VIAG–AKTIENGESELLSCHAFT.html (consulté le 16 juin 2014)
  • [4]
    Ceci vient après que le groupe, fraîchement créé, ait un temps envisagé une fusion avec le groupe français Suez (novembre 2000).
  • [5]
    Le rachat d’Innogy donne à E.On la propriété d’actifs aux États-Unis (LG&E Energy), qui seront cédés en 2010 à une autre utility américaine, PPL, pour 7,6 milliards $. Source : Financial Times, 2010.

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Christophe Defeuilley
Chercheur affilié à Sciences Po Paris et à la Chaire Ville de l’École des Ponts ParisTech
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 12/09/2014
https://doi.org/10.3917/flux.096.0061
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