CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans le débat scientifique contemporain qui anime le champ des recherches sur le territoire et les services urbains en réseau, la prise en compte de la diversité territoriale est un parent pauvre du débat scientifique bien qu’elle constitue, de notre point de vue, un facteur central pour comprendre la territorialisation différenciée des modes de développement et de gestion de ces services. L’une des questions centrales du champ scientifique porte sur la mondialisation des modèles de gestion des services urbains : son vecteur principal aurait été ces vingt dernières années l’injonction à une bonne gouvernance adressée à l’usage des pays du Sud par les bailleurs de fond internationaux, combinée à la marchandisation des services urbains. Le débat porte notamment sur la nature et la portée de l’impact de la circulation généralisée des modèles de gestion, quelque peu diabolisée par une littérature militante, et notamment sur les phénomènes de métissage, résistance ou apprentissage collectif qui traduisent la territorialisation effective de ces modèles (Lorrain, 1995 ; Coing, 1996 ; De Gouvello, 2001 ; Dorier-Apprill, Jaglin, 2002). Mais le plus souvent, cette entrée accorde peu de place à la diversité des modes de gestion et d’accès au réseau et se concentre sur le moment réformiste, les enjeux de la régulation sectorielle et ses acteurs au détriment d’une prise en compte de la diversité socio-territoriale in situ.

2Un second débat porte sur l’interprétation de la mutation contemporaine du « modèle universel » de mise en réseau des services urbains tel qu’elle a été théorisée par Graham et Marvin dans leur ouvrage sur le Splintering Urbanism (Graham, Marvin, 2001). La thèse soutenue par ces auteurs est celle d’un retournement du rôle des infrastructures en réseau dans la structure sociale et matérielle des villes : après avoir joué un rôle d’accompagnement et même de moteur de la croissance urbaine pendant le XXe siècle, et plus particulièrement un rôle d’intégrateur social et économique du fonctionnement des territoires, les réseaux seraient aujourd’hui un accélérateur de fragmentation sociospatiale, par le renforcement réciproque du caractère désintégrateur des réformes des services urbains et des dynamiques de sécession sociospatiales. Cette thèse fait l’objet d’une controverse alimentée en France par exemple par Coutard (2002) qui remet notamment en cause sa généralisation systématique à tous les services urbains en réseau et à l’ensemble des régions économiques du monde (vieux pays industrialisés et pays émergents, pays d’Europe centrale et orientale et pays en développement).

3Ces deux débats ont un point en commun : de grandes hypothèses généralistes sont confrontées à un regard critique qui s’appuie principalement sur la diversité des situations territoriales. La notion de différenciation territoriale n’y renvoie généralement qu’à la seule dimension idiosyncrasique des terrains d’étude, ce qui limite la portée du raisonnement inductif que l’on peut fonder sur elle. Dans la plupart des sciences sociales, la diversité territoriale est renvoyée au mieux aux effets de contexte. Il n’y a guère que la science politique, sous l’angle du changement d’échelle de l’action publique (Duran, Thoenig, 1996) et les sciences de l’espace (géographie, aménagement et urbanisme) qui ont construit la territorialisation et la territorialité comme catégories du raisonnement scientifique. Notre propos sera ici de contribuer à l’effort de ceux qui veulent donner toute sa place à la territorialisation dans le débat scientifique sur la mutation des services urbains en réseau. Plus précisément, nous ferons l’hypothèse que la diversité, état momentané des processus de différenciation territoriale à l’œuvre (conçue comme la transformation d’une structure territoriale héritée par l’inscription spatiale des relations de pouvoir, de leur institutionnalisation et de leur réception par les sociétés locales) joue un rôle moteur tant dans le développement historique du « modèle universel » de mise en réseau des services urbains que dans ses mutations contemporaines.

4Ce faisant, nous nous plaçons dans la lignée de la grille d’analyse proposée par Jaglin (Jaglin, 2005) à propos de la régulation des services urbains en réseau. Cette auteure distingue la régulation sectorielle classique de la régulation sociopolitique à laquelle les collectivités locales recourent pour stabiliser les antagonismes et assurer la reproduction d’un système social. Cette régulation produit des arrangements territorialisés où la redéfinition des modes de contrôle et de desserte en fonction des spécificités locales supposées des usagers est de fait susceptible de produire une organisation fragmentée du service à l’échelle intra-urbaine. En d’autres termes, dans les villes africaines qu’elle étudie, les découpages de l’espace urbain justifiés par la neutralité de la technique (de méthode de distribution d’eau par exemple) ou de choix gestionnaires (décentralisation de l’offre, partage public/privé/communautaire de la distribution…) procèdent, sous couvert d’une adaptation à la variété de la demande, de stratégies de territorialisation du pouvoir urbain pour mieux contrôler et neutraliser l’inéquité sociospatiale urbaine.

5Nous nous proposons dans cet article, de compléter cette analyse du rôle de la régulation dans son rapport avec la diversification territoriale de l’organisation des services urbains en réseau. En premier lieu, nous faisons l’hypothèse que la territorialisation n’est pas seulement le produit de la gouvernance locale des réseaux mais vient alimenter directement le mécanisme de la régulation sociopolitique de toute l’épaisseur de l’inscription territoriale des réseaux : on pourrait aussi parler de régulation territoriale. D’autre part, la régulation, quelle que soit sa nature, n’explique pas tout. La capacité collective à agir sur l’organisation des réseaux est largement subsumée par des facteurs internes (dépendance au sentier technique, standardisation et effets de réseau…) et externes (idéologies, modèles de croissance économique et d’aménagement du territoire, normalisation sociale et détournement par les usages…) du développement séculaire du « modèle-réseau » (Scherrer, 1992). Or, tout au long de ce développement, les réseaux ont procédé par réduction des différenciations territoriales héritées (entre ville et banlieue, ville et campagnes, centre et périphérie…) tout en produisant de nouvelles formes de différenciation territoriale. À chaque étape, la différenciation territoriale dessine les limites « naturelles » du cadre normatif technico-gestionnaire susceptible d’être instrumentalisé par les relations de pouvoir. Trois raisons principales font apparaître le Liban comme un idéal-type pour observer ce qui s’apparente à un millefeuille de relations sédimentées entre différents états de diversité territoriale et les modèles d’organisation des services urbains en réseau.

6Le Liban est un pays dont la fragmentation sociale, le poids des communautés et les lignes de fractures géopolitiques, et partant, la faiblesse de l’État, sont devenus légendaires, à tel point que toute explication de l’inefficacité de l’action publique, notamment urbaine, y est inévitablement renvoyée en dernière instance à son idiosyncrasie politique et territoriale. Du reste, les rares travaux disponibles en relation avec notre propos traitent justement de l’impact de la guerre sur la fourniture des services urbains, pour en souligner l’articulation étroite avec les nouvelles lignes de clivages dans leur dimension territoriale (Awada, 1988 ; Davie, 1991) ou politique, et plutôt pour des services comme l’éducation ou la santé (Harik, 1994 ; Harb, 2005). Sans nier cette spécificité, notre projet consiste à comprendre comment l’évolution des modes d’organisation et de régulation territoriale des secteurs de l’eau et de l’électricité permet d’évaluer la combinaison des facteurs internes (ou sectoriels) et externes (territoriaux) propre à chacun de ces domaines. La variété et la complexité de ces combinaisons font du Liban un terrain particulièrement remarquable pour observer le rôle de la différenciation territoriale dans l’évolution des services urbains en réseau. Cela conduit à relativiser l’incommensurable exception territoriale du Liban et à dégager sa dimension heuristique.

7À la différence des pays d’Afrique subsaharienne étudiés par Jaglin où le standard universel du « tout-en-réseau » n’a jamais été au mieux qu’un « modèle parodique » d’action urbaine, le Liban a connu un développement du modèle universel beaucoup plus comparable à celui des pays industrialisés d’Europe ou d’Amérique du Nord. Mais, à l’instar de ce qui a pu se passer pour d’autres raisons dans les anciennes démocraties populaires d’Europe Centrale ou Orientale, ou encore dans le Cône Sud du continent américain, il s’agit d’une situation héritée, de plus en plus décalée avec les dynamiques territoriales, dans laquelle la logique d’équipement généralisée en réseau est restée en suspens depuis le début de la guerre civile en 1975. Ce pays est caractéristique d’une situation intermédiaire entre pays en développement et pays développés, proche de celle des pays occidentaux d’il y a 30 ans, mais traversé par les tensions, injonctions, et circulations des modèles de gestion des années 2000. Dans cette situation intermédiaire, le modèle du réseau universel constitue un horizon structurant les attentes et les politiques à défaut d’être une réalité sur le terrain.

8L’intérêt du cas d’étude libanais est aussi d’analyser les processus et les difficultés des transferts de modèle de gestion des services urbains. La thématique de la privatisation, sous la pression des bailleurs de fonds relayée par une partie de ses élites politiques, est un enjeu majeur du débat actuel des politiques publiques, dans un contexte marqué par un endettement considérable lié notamment à la gestion des services publics. La multiplication des expérimentations, qui coexistent sur le territoire libanais vient renforcer la diversité des modes d’accès et des modes de gestion observés.

9Pour illustrer notre propos, nous étudions un service généralement régulé à l’échelon local, l’approvisionnement en eau potable (et ponctuellement l’assainissement), et un service géré à l’échelon national, l’électricité. Nous en cernons les relations avec la réorganisation sociale, économique et politique du territoire libanais en suivant un découpage en grandes séquences historiques : indépendance, guerre civile, reconstruction, réformes actuelles [1].

La mise en place inachevée du modèle universel du réseau au Liban

10Les secteurs de l’électricité et de l’eau potable/assainissement au Liban se présentent aujourd’hui dans la situation suivante : fortement désorganisés par la guerre civile, ils ont fait l’objet d’importants investissements physiques visant à une remise à niveau technique durant la reconstruction, sans toutefois parvenir à une situation satisfaisante en termes de service. Ils présentent des différences en termes de structure institutionnelle comme du point de vue des réformes sectorielles aujourd’hui engagées. Le principal opérateur pour l’électricité est Électricité du Liban, prototype d’un opérateur public, exerçant un quasi-monopole sur la production, le transport et la distribution de l’électricité. Très largement endetté, enjeu de nombreuses polémiques, notoirement déficient, il fait l’objet de plans multiples de restructuration d’inspiration libérale. Dans l’attente de ces réformes controversées, il fonctionne largement grâce à la sous-traitance. Le secteur de l’eau est historiquement organisé à une échelle locale mais depuis 2000, il connaît une réforme institutionnelle encore inachevée visant à des regroupements d’échelle régionale, à rebours du mouvement de décentralisation institutionnelle, ce qui ne va pas sans poser quelques problèmes concernant les prérogatives des municipalités. Par ailleurs, le pays n’a connu qu’une expérience importante de délégation de service urbain, à Tripoli, qui s’achève actuellement par un constat très négatif.

11Avant l’indépendance acquise en 1943, l’organisation des secteurs de l’eau et de l’électricité était marquée par le modèle urbain des concessions de services octroyées par l’Empire ottoman et les autorités du Mandat français, qui s’articulait avec un complexe système communautaire et privé de droits d’eau (Rajab, 2006 ; Ghiotti, Barakat, 2006). Après cette date, une réorganisation de la fourniture et de la régulation tarifaire des services en réseaux est progressivement intervenue. Leur développement a été placé, surtout à partir de la fin des années 1950, au service de l’aménagement du territoire et de l’intégration nationale. La présidence de Fouad Chéhab (1958-1964) a donné en effet une impulsion décisive à des projets et des institutions qui se caractérisaient encore, dix ans après l’indépendance, par une grande fragmentation et de nombreuses régions rurales ou des petites villes qui n’avaient pas accès à ces services. La construction d’infrastructures pour l’eau potable et l’électricité fut le symbole de l’ambition du régime d’unifier un pays profondément divisé. De surcroît, le mode de développement promu par le Mandat puis par les premiers gouvernements de l’Indépendance a favorisé Beyrouth et la région centrale, et permit le maintien dans les régions rurales et montagnardes éloignées du centre de relations sociales inégalitaires dans un contexte de pauvreté. L’aspiration à un développement harmonisé, selon l’expression popularisée par le Père Lebret, conseiller de Chéhab, était forte. Dans cette phase, trois critères permettent de caractériser et de différencier les évolutions de l’eau et de l’électricité : la couverture nationale du service, l’intégration fonctionnelle et la tarification.

La création d’une entreprise nationale : Électricité du Liban

12L’électricité se distingue par une intégration fonctionnelle. L’Office de l’électricité de Beyrouth est créé en 1954, et devient ultérieurement Électricité du Liban. Cette entreprise publique prend la suite de la concession d’électricité à Beyrouth, au fonctionnement erratique et aux tarifs onéreux. Les différentes firmes privées détentrices de concessions y sont intégrées progressivement, au fur et à mesure de l’expiration des délais d’exploitation, processus qui n’est pas achevé [2]. Selon des données de 2000, près de 85% des usagers de l’électricité sont des abonnés à EDL (CDR, 2003).

13À la constitution d’un quasi-monopole pour la production et la distribution de l’électricité s’est articulé un vaste programme d’électrification du pays, en particulier des zones rurales. C’est l’une des grandes réalisations du régime chéhabiste et de ses successeurs jusqu’à la veille de la guerre. Sur environ 1600 villages et hameaux au total que compte le pays, 500 seulement étaient raccordés au réseau en 1962. Douze ans plus tard, seuls 50 n’étaient toujours pas électrifiés.

14La mise en place d’une tarification unique (y compris dans les concessions) constituait une autre facette du projet d’intégration nationale par l’extension du réseau électrique. Pour les ménages, une tarification progressive fut introduite, conçue comme une péréquation entre petits et gros consommateurs. D’autre part, en imposant des tarifs électriques unifiés et meilleur marché qu’au temps des concessions, le gouvernement apporta une impulsion décisive au développement industriel.

La mise en place d’une administration décentralisée de l’eau

15La modernisation et l’extension des réseaux d’eau potable représentaient un enjeu politique tout aussi central. Toutefois, cette évolution s’est faite davantage sous le signe de la continuité avec la période mandataire. L’homogénéisation institutionnelle et tarifaire fut moins poussée que dans le domaine de l’électricité et les droits communautaires sont demeurés une composante essentielle du système, en milieu rural comme urbain.

16Le premier établissement public des eaux, l’Office de Beyrouth, remplaçait la concession de la Compagnie des eaux de Beyrouth, restituée à l’État en 1951. D’autres offices des eaux ont été créés jusqu’en 1981 pour les principales villes du littoral et leur arrière-pays des montagnes libanaises (Tripoli, Saïda, ou encore Tyr). Cette rationalisation de la gestion de l’eau s’est accompagnée par la création du ministère des Ressources hydrauliques et électriques, tant pour le développement des réseaux sur l’ensemble du territoire, que pour assurer la tutelle sur les offices des eaux. Si les villes ont été dotées d’une administration décentralisée avec le développement des réseaux d’eau potable, la gestion de l’eau dans les campagnes continuait d’être gérée par des comités locaux, héritage des droits de l’eau reconnus durant la période ottomane et du mandat français. Les très nombreux comités locaux de l’eau ont en partie été intégrés dans cette nouvelle administration de l’eau décentralisée et dès 1972, la régionalisation de la distribution de l’eau avait été proposée autour de 5 offices. La guerre civile n’a pas permis cette réorganisation administrative, et en 1991, on dénombrait 21 offices des eaux et quelque 300 comités locaux. Les ayants droit sur les sources se considèrent actuellement propriétaires des eaux et n’acceptent pas de payer l’eau distribuée par les Offices et l’eau d’irrigation (Ghiotti, Barakat, 2006). Cette fragmentation socio-territoriale de l’administration se traduit également par une grande diversité de la tarification. Le prix minimum étant de 65 000 LL [3] à Bcharré dans le Liban-Nord, contre 231 000 LL dans le Metn, caza du Mont-Liban (Source : Catafago, Jaber, 2001).

17À la tentative inachevée d’homogénéisation des structures gestionnaires des services urbains [4] succède, avec la guerre civile, un éclatement territorial favorisant un véritable foisonnement des situations technico-territoriales.

Le foisonnement des situations technico-territoriales

L’héritage de la guerre

18Les dysfonctionnements actuels des services urbains sont pour une large part l’héritage du conflit libanais (1975-1990), qui a bouleversé tant les infrastructures en réseau, les structures institutionnelles de régulation que la demande, les usages et les représentations. Les mouvements de population ont abouti à une nouvelle géographie régionale plus homogène du point de vue confessionnel. Deux tiers des habitants du pays ont changé au moins temporairement de domicile, un tiers définitivement. Les bouleversements politiques de la période de guerre ont entraîné une reconfiguration spatiale et sociale (Verdeil et al., 2007). À l’échelle nationale, les villes moyennes des régions périphériques ont connu une croissance forte. Les deux grandes villes de Beyrouth et Tripoli ont connu des évolutions plus complexes, les centres touchés par les combats perdant des habitants, tandis que se formaient de nouvelles banlieues, qui ont absorbé aussi bien des citadins que des réfugiés d’autres régions. Ce mouvement de déconcentration géographique a également contribué à une densification de l’espace rural. Dans tous les cas, l’homogénéisation confessionnelle s’articule à des différentiations sociales, sensibles en particulier à travers l’émergence et le gonflement de secteurs illégaux ou en marge à des titres divers (dont les camps palestiniens) où la question de l’accès à l’électricité et plus largement aux services urbains se pose de manière dramatique.

19Face à cette reconfiguration géographique, les autorités gestionnaires des services urbains n’ont pas adapté leurs réseaux à la nouvelle demande, par manque de moyens financiers et humains et faute de pression politique en ce sens. Les réseaux et les infrastructures de fourniture d’eau potable ont été affectés, mettant à mal la distribution. L’Électricité du Liban, ne pouvant assurer une production suffisante pour l’ensemble du pays, a dû mettre en place un rationnement (Awada, 1988).

20L’incapacité ou le refus d’équiper les nouvelles zones urbaines et globalement, la quasi-disparition de l’autorité de l’État ont entraîné le développement d’un secteur informel dans les services urbains. Pour faire face à la carence et à la pénurie, les ménages adoptent des stratégies individuelles (stockage de l’eau dans des réservoirs, équipements alternatifs, moteurs individuels), et des stratégies collectives et commerciales apparaissent progressivement : vente d’eau, générateurs de quartiers, générateurs d’immeubles. La carence des services urbains se traduit également par le développement d’une fraude massive. Si, dans certaines régions, la fraude s’explique par l’impossibilité légale ou de facto d’être raccordé au réseau, et est dans ce cas encouragée par les milices, dans d’autres régions qui bénéficient du raccordement, les abonnés n’en profitent pas moins de la faillite de l’État pour installer des branchements frauduleux (accrochages sur le réseau électrique, puits illégaux, desserrement de la jauge). Le non-paiement des factures est une autre manifestation du dysfonctionnement étatique, durement ressenti par les opérateurs dont les recettes diminuées n’ont plus permis de faire face à l’entretien des réseaux, sans parler des investissements nécessaires (Awada, 1988).

Les politiques de reconstruction accentuent la différenciation

21Les investissements consentis pour la remise à niveau des infrastructures en réseau représentent une fraction importante de l’effort de reconstruction : 24,8% de 5,8 milliards de US$ pour l’électricité, et 18,9% pour le secteur de l’eau et de l’assainissement [5]. Mais ces sommes ont été inégalement réparties sur l’ensemble du territoire, renforçant ainsi les inégalités sociospatiales et accentuant de facto la diversité des modalités d’accès aux services urbains pour les usagers.

L’eau au Liban-Nord : la règle du disparate

22Malgré les programmes de reconstruction mis en œuvre, les services urbains portent encore les stigmates des dommages matériels et du manque d’entretien et d’investissements. La géographie de ces déficiences est très différenciée tant à l’échelle nationale, qu’à l’échelle régionale ou locale. Le niveau de desserte en eau potable varie suivant la localisation géographique, créant une géographie de branchés, non-branchés et mal-branchés, qui se traduit par une diversité des pratiques d’accès à l’eau potable.

23Ainsi dans la mohafazat du Liban-Nord, la quantité d’eau disponible par habitant en 2002 variait considérablement entre le nord et le sud de la région : respectivement de 35 l/hab/jour pour l’office du Akkar, à 292 pour celui de Batroun. Plus de 40% des immeubles ne sont pas raccordés à un système d’adduction dans les circonscriptions foncières du Liban-Nord, et plusieurs villages ne sont pas desservis. Cela reflète en particulier les disparités socio-économiques des habitants et les effets de la différenciation urbain/rural [6] dans l’aménagement du territoire, mais la desserte à l’échelle intra-urbaine n’est guère homogène. Si presque toutes les communes de l’office des eaux de Koura sont desservies, le taux de desserte intra-urbain n’est que de 65% [7]. Faute de compteurs individuels sur les branchements qui sont équipés de jauges calibrées, l’Office des eaux de Koura coupe les vannes du réseau une fois desservis le nombre d’abonnés actifs théoriques [8]. Le réseau d’Amioun, le chef-lieu, a été créé en 1940 et devait desservir 2000 habitants. Aujourd’hui, il devrait pouvoir en desservir 14 000 (en saison haute). Du fait de son sous-dimensionnement, de la faiblesse du débit et de l’importance des fuites, la distribution d’eau dans les différents quartiers de la ville est assurée par roulement (généralement plusieurs heures par jour, parfois un jour dans la semaine). Les nouvelles extensions, notamment les lotissements, sont privées des réseaux de distribution.

24Faute d’accès au réseau de distribution public, les habitants se rabattent sur des solutions alternatives. Le nord de la région est ainsi caractérisé par une très forte proportion de puits privés. Les secteurs montagneux sont faiblement équipés, comparativement au littoral. Du fait de cette géographie des mal-branchés ou débranchés, le marché privé de l’eau est très actif pour avoir un accès à l’eau potable ou le sécuriser en complément de l’abonnement public. La moitié des habitants du Liban-Nord ont recours à deux sources d’approvisionnement, un quart à trois sources (ICEA-CORAIL-IPSOS, 2004). Des micro-opérateurs approvisionnent les ménages à partir d’un forage privé, acheminant l’eau en camions-citernes. Le recours aux camions-citernes concerne jusqu’à 75% des ménages en période d’étiage dans la région Nord (ICEA-CORAIL-IPSOS, 2004). Le camion-citerne ne constitue pourtant que la troisième source d’alimentation en eau pour cette région, après les galons et l’eau embouteillée, et les bornes-fontaines ou sources.

25Pour s’adapter aux dysfonctionnements techniques des réseaux publics, les ménages s’équipent de réservoirs ou citernes – utilisés pour le stockage de l’eau – situés au rez-de-chaussée des maisons, souvent en extérieur, et équipés d’une pompe motorisée qui achemine l’eau jusqu’au toit vers un autre réservoir, assurant ainsi une distribution de l’eau dans les différents points d’eau de la maison par gravité. Certaines municipalités, comme à Chekka, installent des bornes fontaines gratuites pour la desserte des quartiers résidentiels. Les bidonvilles situés dans la zone industrielle de la ville se fournissent en eau à la borne-fontaine mise en place par la Cimenterie Nationale Libanaise. Les fuites non techniques – ou branchements illicites – sont également de mise dans l’ensemble du Liban. Ainsi, l’ensemble des pertes (techniques et non techniques) est estimé à 80% dans le caza de Zghorta et plus de 50% à Tripoli.

26Les habitants ont ainsi recours à différents modes d’accès cumulés et/ou agencés selon différentes combinaisons, en fonction de leur localisation géographique et de leurs ressources financières : réseau public, solutions alternatives avec des puits privés, eau embouteillée, eau acheminée par camion-citerne, ou encore solutions illégales.

L’électricité : la pénurie comme moteur de la différenciation

27Malgré les importants investissements visant au retour à un fonctionnement normal du secteur de l’électricité, de multiples problèmes entravent jusqu’à aujourd’hui le service qui demeure très insatisfaisant. Production insuffisante, au coût de revient trop élevé et très sensible à la hausse des carburants, absence de bouclage du réseau, entretien déficient, perte de compétences, pertes techniques élevées (15%), piratage et fraudes diverses, non-paiement des factures, abus multiples dans l’approvisionnement en carburant sont quelques-uns des problèmes rencontrés par l’entreprise, sur lesquels nous ne revenons pas ici (Verdeil, 2009) [9]. Ces dysfonctionnements se traduisent notamment par une diversité territoriale accrue qui concerne tant l’accès au service que les formes de régulation.

28En premier lieu, l’alimentation électrique est très inégale entre les différentes régions du pays. Globalement, l’alimentation se situait en moyenne en 2004 entre 20 et 22 heures par jour. La guerre de 2006 a accentué ces pénuries. Toutefois, il apparaît que la capitale Beyrouth (dans ses limites municipales) connaît une alimentation presque normale, sauf période de crise ponctuelle. Par contre, les autres régions du pays connaissent des pénuries pouvant aller, selon les chiffres de 2004, jusqu’à 8 ou 9 h en moyenne. En période de crise (sans parler de la guerre [10]), l’alimentation peut faire défaut plus de 15 h par jour pendant une semaine ou plus. Ces contrastes régionaux révèlent la priorité donnée en toutes circonstances à la capitale, lieu de concentration des institutions étatiques, économiques et financières, et par ailleurs lieu de résidence de la population la plus aisée. Même si la dégradation accentuée du réseau dans certaines régions peut entrer en ligne de compte, cette différenciation régionale renvoie avant tout à un choix politique et aussi, probablement, à une volonté de punir des populations mauvaises payeuses et fraudeuses. La fraude et le non-paiement présentent en effet également une forte différenciation régionale. Les pertes non techniques se montent en moyenne à 23% de la production en 2004. Mais en 2003, le « vol du courant » se serait monté à près de 70% dans les régions de la Békaa (centre et nord) et au Liban-Nord, entre 50 et 60% au Sud-Liban (Mufti, 2003).

29Le profil des fraudeurs est divers. La fraude est importante dans des régions éloignées du centre politique et souvent marquées par la pauvreté, où les populations déplacées peuvent représenter une fraction non négligeable de la population. Les habitants de plusieurs secteurs illégaux sont réputés pour frauder, notamment dans la banlieue sud, à majorité chiite, de Beyrouth. Toutefois, les données citées montrent que le nord de Beyrouth, sunnite et chrétien, ainsi que le Mont-Liban où la classe moyenne constitue une part importante de la population sont également concernés par la fraude et le non-paiement. Une lecture uniquement confessionnelle ou sociale de la fraude est donc trop réductrice. Les observateurs font valoir que des entreprises ayant pignon sur rue, ou des personnalités, ont fait l’objet de procès-verbaux portant sur des montants très importants quand la fraude des secteurs pauvres concernerait des montants individuellement plus limités.

30La géographie de la fraude fait apparaître, plutôt qu’un type de catégorie sociale bien déterminée, le poids des régulations politico-régionales. La fraude et le non-paiement représentent dans cette perspective une forme de redistribution de facto organisée par les pouvoirs locaux issus de la territorialisation des rapports de force miliciens à l’issue de la guerre civile, consolidés sous l’hégémonie syrienne. Ces pratiques soulignent l’incapacité de l’administration centralisée et à visée théoriquement uniformisatrice de l’EDL à opérer de manière homogène sur l’ensemble du territoire. Elle doit s’accommoder des rapports de force locaux, qui cautionnent les refus de paiement et protègent les consommateurs fraudeurs.

31À cela s’ajoute une autre différenciation, organisée par l’État dans le cadre du règlement du conflit civil, en faveur des déplacés de la guerre. En théorie, les habitants des secteurs non réglementaires ne peuvent bénéficier d’un raccordement au réseau électrique, pour lequel il est nécessaire de justifier d’un titre de propriété et d’un permis d’habiter. En fait, un accès temporaire au réseau a été créé, permettant un accès pour un prix forfaitaire et un débit limité à 10 A. La situation des camps palestiniens, qui regrouperaient environ 200 000 personnes, est à peu près similaire [11]. Toutefois, de nombreux habitants de ces camps renoncent à ce type d’accès, en raison de l’irrégularité du service, et recourent plutôt à la fraude [12].

32Que ce soit dans le domaine de l’eau potable ou dans celui de l’électricité, la reconstruction n’a que partiellement modernisé et étendu les réseaux en fonction de l’urbanisation : cette action spatialement sélective a donc introduit de nouvelles différenciations plus qu’elle n’a résorbé celles qui existaient, même si la situation globale s’est améliorée. D’autre part, le fonctionnement intermittent des deux services conduit au développement de pratiques informelles coûteuses pour les usagers, quoique spatialement inégales. La tolérance territorialement variable de la fraude est aussi un élément de différenciation. L’après-guerre, loin de résorber la fragmentation territoriale, la conforte par les politiques publiques géographiquement différenciées.

Vers des accès au réseau à la carte : les prémices d’un Splintering Urbanism ?

33Dans les secteurs de l’eau et de l’électricité apparaît une extrême diversité de situations en termes d’accès, de niveau de services et de régulation par les opérateurs publics. L’insatisfaction exprimée par les usagers présente une opportunité, pour des opérateurs de services aux statuts divers, de mettre en place des formes d’accès au réseau à la carte. Une continuité entre les offres de service informelles alternatives à la pénurie et ces services à la carte présente quelques similitudes avec les modalités du splintering urbanism.

34La pénurie électrique a progressivement favorisé l’émergence d’un secteur informel d’opérateurs électriques créant leur propre réseau de quartier. Leur production était estimée en 2002 à 1000 GWh, soit environ 9% de la production d’EDL (AbiSaid, 2005). Toutefois, d’autres initiatives, à l’échelle d’immeubles ou d’opérations résidentielles allant du complexe d’immeubles au lotissement sécurisé, proposent des services d’alimentation électrique autonome qui s’apparentent à des clubs : cela concerne 17% des immeubles à Beyrouth en 2004, et plus de 10% dans le Grand Beyrouth. De nombreux nouveaux immeubles, notamment dans la région centrale du pays, intègrent dès leur conception des puits (eau non potable) et des générateurs d’électricité destinés à pallier les périodes de pénurie. L’émergence des complexes fermés et sécurisés, une conséquence de la guerre amplifiée dans le contexte de l’après-guerre par l’intervention de nouveaux opérateurs immobiliers et de nouvelles stratégies résidentielles des classes supérieures, s’explique également par une volonté de sécurisation de l’accès aux services urbains « standards ». La promotion de ces complexes résidentiels insiste sur la mise en place de services haut de gamme localisés palliant les déficiences du réseau commun, et présentant une nette analogie avec la notion de premium network spaces de la théorie de Marvin et Graham.

35Les pratiques des entreprises libanaises illustrent des stratégies d’optimisation des coûts qui les conduisent à jouer sur l’entrée et la sortie du réseau. La Cimenterie Nationale Libanaise, située à Chekka, est connectée au réseau électrique pour 30% de sa consommation d’électricité et utilise plusieurs générateurs pour le reste de sa consommation [13]. Jouant sur l’écart entre les tarifs diurne et nocturne, elle utilise le service public la nuit et produirait sa propre électricité pendant la journée [14]. La consommation électrique de la CNL repose donc sur une véritable stratégie d’ajustement de la consommation énergétique à visée économique, jouant d’une situation d’entre-deux, en étant à la fois dans le réseau et hors du réseau.

36Les « chalets » et établissements balnéaires qui ont fleuri sur la côte libanaise à partir des années 1980 semblent illustrer le phénomène de bypass décrits par Marvin et Graham, avec la mise en place d’infrastructures sur mesure. Las Salinas, situé à Enfé, est doté d’une connexion particulière au réseau octroyée par l’office des eaux, pour un abonnement de 200 m3 par jour, avec une alimentation 24h/24h, officiellement en raison de son statut de gros consommateur. L’un des plus célèbres centres balnéaires de la région sud de Tripoli, Florida Beach, est quant à lui dans une situation d’autonomie par rapport au réseau, avec un système d’approvisionnement (eau, assainissement, électricité, déchets ménagers) performant qui assure une qualité de service irréprochable pour un établissement qui joue la carte du grand standing avec ses multiples équipements, ses six restaurants et ses suites de luxe (Féré, 2006).

37La diversité territoriale dans le domaine des services urbains au Liban résulte d’un ensemble de causes combinées. L’intégration et l’homogénéisation inachevée avant guerre s’articulent aux dégradations infligées par le conflit civil, dont les effets ont été territorialement différenciés. Ceci se traduit aujourd’hui par une diversité en termes de niveau et de qualité de service, mais aussi par une variété d’acteurs privés, formels ou non, intervenant dans leur production et leur distribution. D’autre part, cette diversité territoriale est également coproduite par une variété d’arrangements sociopolitiques locaux, qui dérivent également de la territorialisation des rapports de force issus de la guerre civile. De cette diversité naît une multitude d’arrangements locaux en matière de fourniture de services urbains qui pourrait s’assimiler au mécanisme décrit par Graham et Marvin. Cette similitude est trompeuse : en effet, la « désintégration » (unbundling) des infrastructures n’est en rien liée aux modalités de mise en œuvre des réformes des services en réseau. Au contraire, l’enjeu affirmé des réformes des services urbains consiste à retrouver dans l’amélioration technique et économique de la production et la distribution des services un état théorique d’achèvement du « tout-en-réseau » symbole d’une unité nationale renouvelée. Mais ce processus se heurte à l’écart entre la théorie et la pratique de l’échelle et de la nature de la régulation sociopolitique qui tente de se mettre en place, ainsi qu’à l’incapacité d’intégrer la diversité territoriale dans le nouveau modèle de gestion.

Injonction réformiste et différenciation territoriale

38Deux thématiques principales structurent l’argumentaire en faveur de la réforme de la gestion des services urbains, en puisant, au gré des pressions et suggestions, aux sources des modèles véhiculés par divers bailleurs comme la Banque mondiale ou l’Agence française de développement. Depuis le tournant des années 2000, le thème de la privatisation des services publics en réseau figure en haut de l’agenda du gouvernement libanais, en particulier pour l’eau potable, l’électricité ainsi que la téléphonie et le transport collectif routier.

39L’un des principaux arguments avancés en faveur de la privatisation est le niveau d’endettement très important du pays, qui atteint plus de 40 milliards de US$ soit 185% du PIB en 2006. Or, selon diverses sources, l’EDL et les offices des eaux représentent une fraction notable de cette dette. Ainsi, l’EDL a accumulé une dette de plus de 11,6 milliards de US$ entre 1993 et 2006. Quant au secteur de l’eau, son endettement était estimé à 7% de la dette extérieure en 2002 (ICEA-CORAIL-IPSOS, 2004). Autrement dit, les deux secteurs contribueraient pour un quart à un tiers de la dette libanaise.

40En 2001-2002, Rafic Hariri, alors président du Conseil, avait fait voter une loi en faveur de la privatisation des différents services, qui apparaît aux observateurs plutôt comme une déclaration d’intention que le véritable lancement d’un processus de privatisation. Plusieurs initiatives assez confuses n’ont pas débouché sur une restructuration claire et durable des secteurs concernés. Les turbulences politiques depuis 2004 expliquent largement cette situation, avec la prolongation contestée pour 3 ans du Président Lahoud, la résolution 1559 de l’ONU, l’assassinat de Rafic Hariri en 2005, le retrait syrien et un nouveau gouvernement après les élections du printemps 2005. La crise ouverte par la guerre de 2006 et qui se prolonge en 2007-2008 par la difficulté à élire un nouveau président achève de bloquer le processus réformiste. Pour autant, la logique de la privatisation reste à l’ordre du jour, notamment pour la téléphonie et pour l’électricité. Elle a été soulignée comme une condition à atteindre par les bailleurs de fonds qui se sont portés à plusieurs reprises au secours des finances libanaises, lors de la conférence dite de Paris II en novembre 2002, puis celle de Paris III en janvier 2007. Mais cette logique est contestée par de nombreux acteurs et pratiquement, retardée ou mise en échec.

41Cette logique de privatisation s’articule avec celle d’une réorganisation institutionnelle dans le secteur de l’eau. Elle exprime une hésitation sur l’échelle appropriée pour la gestion, entre l’appui au mouvement de décentralisation politique et la volonté d’une recentralisation inspirée tant par un souci d’efficience économique que par une méfiance pour les acteurs locaux.

Échelle de l’action et modèle de gestion de l’eau

42Le lancement de la réforme institutionnelle de l’eau par l’État a eu lieu en 1996, le vote de la loi en 2000, l’application, avec maints ajustements, est en cours. Mais dès avant le début de ce processus, puis en interaction avec lui, divers acteurs locaux se sont saisis de la question des services urbains.

43Dans le contexte des années 1990, marqué par la quasi-absence d’action municipale, ce sont d’abord des acteurs associatifs qui ont émergé. Ainsi, dans le caza de Koura, qui a peu bénéficié des investissements de l’État pour la reconstruction, des associations environnementales mobilisées par la paralysie des infrastructures de base ont pris, malgré leurs faibles ressources, des initiatives notables. À partir de 1998, les municipalités, dont la légitimité était à reconstruire, ont orienté leurs actions autour des thématiques environnementales, qui ont surgi dans l’opinion publique lors des années 1990 (Karam, 2002). Elles revendiquent la gestion des services urbains, que leur confèrent les articles 49 et 50 de la loi sur les municipalités de 1977. Les services urbains deviennent un enjeu politique et les acteurs locaux entrent dans un rapport de force. La résurgence de l’institution municipale a entraîné des conflits de légitimité institutionnelle. Certains dossiers menés par les associations environnementales, en partenariat avec l’État, ont ainsi été remis en cause (Féré, 2007).

44Mais le pouvoir municipal, qui représentait un espoir de changement politique par le « bas », dispose de peu de ressources : le manque de culture municipale, de moyens financiers, de compétences, l’importance des contrôles a priori et a posteriori par le pouvoir central limitent l’action publique des municipalités. L’embauche est gelée par le Conseil de la Fonction publique du fait du déficit budgétaire de l’État. Depuis 1995, le CDR est le principal décideur de l’usage des 75% consacrés aux projets de développement dont profitent en principe les municipalités (Favier, 2001). Ainsi, le pouvoir central, à travers le Conseil du Développement et de la Reconstruction (CDR), demeure à l’origine de l’essentiel des projets pour les territoires, sans véritable concertation avec les municipalités.

45Si la fin de la guerre civile a marqué la réémergence d’acteurs locaux, la faiblesse de ce pouvoir local n’a pas permis une véritable amélioration de la situation des services urbains dans la décennie de la reconstruction. Les associations écologistes ont été étouffées par les nouvelles municipalités, elles-mêmes étouffées par le gouvernement central, dans un emboîtement de poupées gigognes (Féré, 2006). Durant la décennie 1990, les problèmes de gestion rencontrés par les régies locales de l’eau sont dénoncés dans des rapports rédigés par les organisations internationales et les ministères en charge des questions de l’eau. Cette phase de dénonciation du modèle existant constitue une stratégie d’objectivation d’un discours de promotion d’un modèle intégré avec l’introduction de la gestion privée, présentée comme la solution miracle, à même de résoudre les problèmes rencontrés par les offices des eaux. Cette phase débouche sur le vote de la loi de l’eau en 2000.

46La réforme de l’eau a pour première étape une régionalisation de la gestion de l’eau avec la fusion des 21 offices en quatre établissements des eaux. Le nouveau périmètre, qui épouse globalement celui des mohafazat-s, ne correspond pas à un choix hydrographique ou territorial. L’échelle de gestion choisie répondrait tant à la recherche d’un équilibre financier (Ghiotti, Barakat, 2006), notamment grâce à une péréquation entre régions urbaines et régions rurales, qu’à la volonté de limiter le poids des notables locaux ou issus des milices dans les régulations socioterritoriales par une recentralisation. La réforme leur confie la planification et la gestion des projets régionaux qui étaient gérés auparavant par le ministère ou par le CDR, ainsi que l’assainissement et le traitement des eaux usées. Cette responsabilité sur l’ensemble du cycle de l’eau est complétée par de nouvelles prérogatives dans les domaines technique, financier et commercial. Cette réorganisation administrative trouve également son expression au niveau central avec la réaffirmation du rôle politique du ministère de tutelle, rebaptisé ministère de l’Eau et de l’Énergie, désormais au centre du jeu d’acteur.

47La réorganisation des offices n’est intervenue que cinq ans après le vote de la loi sur l’eau, en 2006. Cette longue mise en place des établissements des eaux traduit la difficulté de mettre en œuvre une réforme importée et interroge sur la réussite de cette modernisation politique. Les établissements des eaux, dès leur création, se trouvent face à des enjeux de taille, avec des difficultés internes, du fait de leur endettement, de leur impossibilité de recruter, avec de nouvelles compétences à assumer, en faisant le grand écart entre logiques économiques et sociales. Dans le domaine de l’eau, la modernisation des modes de régulation politico-institutionnels dans un service régional ne permet pas plus que naguère, avec l’organisation décentralisée en offices et comités, d’intégrer la diversité des situations territoriales, faute d’avoir choisi entre une réelle décentralisation au niveau communal, ou un rééchelonnement de gestion de l’appareil central à une échelle territoriale pertinente. Les établissements publics, à peine nés, cumulent les handicaps financiers et organisationnels hérités des anciens offices, et politiques liés à la décomposition de l’état en entités concurrentes (CDR, ministère, établissements…).

La délégation de service de gestion de l’eau potable inaboutie de Tripoli

48L’introduction du mode de gestion privé constitue le deuxième volet de la réforme de l’eau. Elle a toutefois suscité méfiance, incompréhension et résistances diverses. Celles-ci se sont d’abord exprimées lors du processus de négociation qui a abouti à la loi sur l’eau. Lancé en 1996 à l’initiative des ministères de l’eau et de la réforme administrative, de la Banque mondiale et d’autres bailleurs de fond internationaux, le projet de réforme a fait l’objet de plusieurs formulations entre 1998 et 2000. Du fait de la réticence de certains députés libanais à l’égard de la privatisation, du principe pollueur-payeur et de celui du recouvrement des coûts par les tarifs, et de l’examen en parallèle d’un projet de loi-cadre sur la privatisation, la négociation a abouti à un compromis parlementaire et au refus d’inscrire clairement la privatisation dans le projet de réforme de l’eau, malgré les injonctions de la Banque mondiale, ce qui rendit sa proposition de prêt caduc (Cook, 2001).

49Puis de 1999 à 2001, sur les conseils et grâce à l’entremise de l’Agence française de développement, le gouvernement libanais a préparé une expérimentation pilote de délégation du service de gestion de l’eau potable pour l’agglomération de Tripoli, alors géré par l’Office des eaux du même nom, regroupant une population estimée à 400 000 habitants, avec 52 000 abonnés. L’objectif était une amélioration sensible du service dans cette ville, où des pollutions graves de la ressource s’étaient produites, entraînant des décès et une forte contestation (Rajab, 2006), et où les performances techniques et financières étaient très faibles. À terme, une extension géographique du périmètre d’intervention à l’ensemble de la région nord et un élargissement sectoriel à l’assainissement étaient envisagés. Financé par l’AFD à hauteur de 20 M de US$, le contrat fut attribué à Ondéo, filiale de Suez. L’entreprise devait établir une comptabilité analytique, faire un recensement des abonnés et des branchements, ramener les pertes sur réseau à moins de 10% et améliorer le recouvrement des factures. Le contrat a commencé au début 2002, pour une durée de 4 ans. Il a été prolongé jusqu’en 2007 pour certaines prestations.

50La réalisation se heurta très vite à plusieurs problèmes. Le premier était d’ordre juridique. En effet, la législation libanaise ignore la notion de délégation de service, prônée par l’AFD, le bailleur de fonds de l’opération. Or, le gouvernement Hariri qui avait adopté dans la précipitation une loi générale sur la privatisation sans en prévoir la possibilité, était partisan de schémas de privatisation plus radicaux. Cette contradiction entre deux modèles en compétition a contraint les responsables du montage de l’opération à recourir à un contrat de management limitant l’autonomie de l’opérateur. Ce dernier doit se conformer aux procédures publiques libanaises et obtenir l’autorisation du maître d’ouvrage qui lui-même est dédoublé entre le CDR et l’OET (puis l’EELN), ce qui engendre parfois des divergences de vues et un ralentissement de la communication.

51D’autre part, le projet se déroule durant la lente mise en œuvre de la réforme des institutions du secteur de l’eau. Dans ce contexte, les administrations clientes, l’OET puis l’EELN, rencontrent deux problèmes : leur staff est peu nombreux et déboussolé par ce type de contrat, et il ne sait comment répondre aux exigences du prestataire et à sa revendication d’autonomie pour gérer le projet. Mal conseillés par l’auditeur technique, ils ne parviennent pas à déceler les grandes failles de l’action de l’opérateur. Les cadres de l’OET semblent avoir eu du mal à accepter la réduction de leur périmètre de pouvoir, surtout qu’ils ont douté de la pertinence du choix de gestion effectué, les performances d’Ondéo Liban se révélant peu satisfaisantes. Cette défiance a été entretenue par de nombreux problèmes de communication, tant linguistiques que de l’ordre de la rétention d’information par l’opérateur (Yousfi, 2006).

52Ondéo-Liban s’est plaint d’entraves bureaucratiques à son action qui ont fortement retardé son programme de réalisation. Dans l’ensemble, la réalisation des objectifs n’a pas été atteinte (mise en place d’une comptabilité analytique, recensement des consommateurs et des branchements, réparation, performance décevante en termes de hausse du taux de recouvrement…). En fait, l’entreprise internationale a eu très largement recours à des sous-traitants libanais, accentuant la cacophonie de l’intervention. Le manque de savoir-faire a entravé certaines opérations, comme l’indispensable recensement des abonnés. Aux yeux de ses détracteurs, elle aurait rapidement fait le choix de gérer le projet au plus serré, privilégiant l’exploitation courante à une véritable remise à niveau (Yousfi, 2006) [15]. Du reste, le prolongement d’activité d’Ondéo au Liban jusqu’à la fin 2007 s’explique par l’obligation qui lui a été faite de réaliser certains de ses engagements contractuels (notamment le recensement des abonnés), tandis qu’un malus de 300 000 euros a déjà été retenu sur sa rémunération [16].

53Le déroulement de la réforme de l’eau dans son volet institutionnel et dans l’expérimentation de la délégation au secteur privé illustre les difficultés de transposition de nouveaux modèles de gestion, eux-mêmes disputés, et les résistances qu’il suscite. Les points de friction témoignent d’incertitudes à plusieurs niveaux et sur plusieurs thèmes : luttes d’influence entre bailleurs de fonds, entre groupes politiques libanais sur le principe de la privatisation, entre pouvoir central, pouvoir municipal, représentants associatifs et autres parties prenantes à la décision locale sur les compétences et la décision concernant les projets dans le domaine des services urbains, entre administration cliente et opérateur privé.

54En deuxième lieu, la mise en place des établissements régionaux de l’eau était liée, entre autres facteurs, à la recherche d’une échelle permettant une péréquation entre des clientèles urbaines considérées comme solvables et des clientèles rurales pauvres (Ghiotti, Barakat, 2006). Autrement dit, une échelle permettant une relative maîtrise des risques économiques liés à la diversité socio-territoriale. Le projet d’une extension de la prestation d’Ondéo à l’ensemble du Liban nord, envisagé comme une option du contrat, s’inscrivait dans cette perspective. Or, l’échec tripolitain pourrait être interprété par les différents acteurs, notamment les entreprises privées (étrangères), comme l’impossibilité de mettre en place une telle péréquation si le travail à l’échelle de la ville s’avère déjà dissuasif.

55A contrario, on peut lire l’expérience tripolitaine comme un enchaînement de décisions et de circonstances contre-productives, qui illustrerait le poids des arrangements et des régulations à l’échelle locale par rapport à la configuration réformiste prévue. De telles régulations sont un facteur de différenciation territoriale, sans entraver nécessairement toute perspective réformiste. L’exemple de la réforme de la distribution électrique, de 2002 à 2005, appuie ce dernier argument.

Le recours au privé dans la réforme de la distribution électrique : une forte différenciation spatiale des pratiques

56La privatisation du secteur électrique est un serpent de mer depuis la loi de 2002 qui en a pour la première fois évoqué le principe. Encouragée par les bailleurs de fonds, notamment la Banque mondiale, elle a fait l’objet de nombreuses études qui préconisent au préalable plusieurs mesures, dont l’établissement d’un plan comptable, la corporatisation de l’entreprise et sa filialisation par métiers (production, transport, distribution). À cela s’ajoutent diverses mesures visant à redresser les comptes, limiter la fraude et réhabiliter une partie des infrastructures. En 2007, deux opérateurs privés ont été autorisés à construire des petites centrales, à Zahlé et dans le Akkar. L’évaluation des actifs préalable à la séparation de l’EDL en plusieurs entités indépendantes par métier et à une éventuelle gestion privée de la production et de la distribution a été lancée en 2007.

57Dans l’intervalle, diverses transformations du management de cette entreprise ont déjà été conduites, en particulier à travers un recours accru à la sous-traitance, d’autant plus nécessaire que la main-d’œuvre de l’entreprise a beaucoup diminué en raison des départs à la retraite, passant de 5000 à 2000 employés de 1992 à 2004. Dans le domaine de la distribution, le principal enjeu était la lutte contre la fraude et le non-paiement. De 2001 à 2005, EDL a confié à différentes entreprises privées, pour des circonscriptions définies, la relève des index, le suivi des impayés, le raccordement des nouveaux abonnés et la détection et l’élimination des fraudeurs. Ce dispositif de sous-traitance comme la présence de sociétés internationales, dont le géant EDF, peut s’interpréter comme une expérimentation limitée, dans un secteur stratégique, d’une privatisation plus poussée. Toutefois, sous réserve de plus ample information, l’interruption brutale de ces contrats en 2005-2006 et les relations difficiles entre les sous-traitants et l’EDL, en termes de contrôle de l’activité et de paiement, ne semblent pas avoir satisfait ni les entreprises privées ni le client EDL [17].

58Sans revenir en détail sur le déroulement de cette séquence (Verdeil, 2009), il convient surtout de souligner la grande diversité des résultats selon les régions. Dans la banlieue de Beyrouth, la situation s’est nettement redressée pendant la période concernée. Le taux d’encaissement naturel (le paiement au passage du collecteur) est passé entre 2000 et 2004 de 80% à 97% et la consommation facturée a augmenté de 50%, ce qui est un signe de la réduction de la fraude. D’ailleurs, entre 2002 et 2004, le nombre de PV dressés est passé de 12 500 par an à 25 000. Dans le même temps, le nombre de branchements illicites a chuté de 60% [18]. En revanche, dans la Békaa et le Nord, les taux de collecte qui ont d’abord remonté ont ensuite de nouveau diminué. La fraude n’aurait pas été fermement combattue. Selon les témoignages des responsables d’opération, l’amélioration constatée est due d’une part à la mise en œuvre de méthodes très strictes servie par une bonne connaissance du métier [19], qui n’a été rendue possible, d’autre part, qu’avec la coopération des forces locales [20]. En l’occurrence, cela signifie par exemple que cette politique a reçu l’aval des responsables du Hezbollah dans la banlieue sud, soucieux de ne pas apparaître comme les défenseurs des fraudeurs et au risque de se trouver en décalage avec la résistance des habitants [21]. À l’inverse, dans le nord et la Békaa, la perception des factures est structurellement très faible du fait de la protection des zaïms locaux (par exemple, le leader Sleimane Frangieh à Zghorta). L’intervention des sous-traitants n’a guère eu d’effets [22].

59L’EDL est un prototype d’entreprise intégrée et centralisée, à l’inverse des structures gestionnaires de l’eau qui étaient historiquement diverses et davantage inscrites dans des réseaux de relations locales. Pourtant, on constate dans le secteur de l’électricité une très grande variation territoriale non seulement des niveaux de services mais aussi dans l’application des mesures inspirées par la volonté réformiste, qui renvoie essentiellement aux arrangements noués avec les leaders locaux.

Conclusion

60On aura compris que la diversité territoriale s’est invitée à toutes les étapes de l’évolution actuelle des services urbains en réseaux au Liban. Cette diversité naît de l’interrelation entre les dynamiques socio-économiques, l’erratisme politico-institutionnel, et l’instabilité géopolitique propres au Liban, et les facteurs de développement internes et externes dans la longue durée du modèle universel du tout-en-réseau comme de ses mutations plus contemporaines. Pour mieux comprendre l’apport de cet exemple au débat théorique dans lequel nous l’avons inscrit, il faut saisir le sens de la trajectoire que présente cette évolution des services urbains libanais.

61En premier lieu, l’exemple libanais apparaît comme hors norme en raison du rôle de la guerre dans le dysfonctionnement qui touche les réseaux. La faiblesse durable de l’État dans la régulation du secteur face aux acteurs non étatiques et à fort ancrage local en est une conséquence même si elle doit s’analyser aussi dans le long terme, comme une caractéristique structurelle de la construction nationale libanaise. Le poids de la guerre et les difficultés de la construction politique rapprochent le Liban d’autres pays traversant les mêmes expériences historiques et où la gestion et le développement des services en réseau sont durablement affectés, comme l’Irak ou la Palestine (Verdeil, 2008). Des analogies avec des États africains touchés par la guerre pourraient probablement être trouvées.

62Toutefois, l’intérêt du cas libanais va selon nous au-delà de cette spécificité. L’inachèvement du modèle du service universel dont témoigne la situation libanaise ne correspond pas, comme dans les pays d’Afrique subsaharienne étudiés par Jaglin, à l’inadéquation entre ce modèle universel et le niveau et le mode de développement urbain du pays, mais aux conséquences de la guerre civile et de ses prolongements financiers et politiques. À l’inverse des réformes engagées par exemple dans les pays anglo-saxons, puis dans le reste du monde en matière de gestion des réseaux (privatisation, full cost pricing, mise en concurrence…), la reconstruction libanaise s’est inscrite dans un mouvement à rebours de rattrapage du temps perdu en matière de généralisation du modèle universel, tout en louvoyant avec les injonctions réformistes des bailleurs de fond, et sans percevoir que la diversité territoriale qui s’était installée entre-temps n’était plus épiphénoménale, mais consubstantielle.

63Dans ce contexte, la territorialisation comme régulation locale permettant de légaliser les inégalités d’accès au service urbain tout en intégrant les territoires relégués hors service urbain, telle qu’elle est analysée par Jaglin, correspond partiellement à la situation libanaise. La diversité territoriale procède bien de formes multiples d’autorégulation à différentes échelles traduisant des arrangements locaux d’acteurs. Toutefois, ces arrangements prennent sens sur fond d’une demande de service universel qui constitue l’horizon de référence des pratiques historiquement superposées et souvent contradictoires des différents acteurs, qui tentent de compenser ou d’achever l’inachèvement du réseau.

64Inversement, le passage à « l’après-modèle universel », la justification de la désintégration des infrastructures par l’obsolescence du tout-en-réseau, la nécessité de distinguer service et infrastructure ou le paradigme autarcique de la ville durable n’ont aucun sens ni sociétal, ni politique dans un pays ou, par exemple, les maires du Liban Nord rejettent comme l’opprobre d’un retour à l’archaïsme rural la bonne parole environnementaliste sur l’assainissement non collectif porté par la coopération décentralisée des ingénieurs du Grand Lyon (Féré, 2007).

65Ce mille-feuille de pratiques pour parties héritées, pour parties contemporaines, interagissant les unes avec les autres pour produire de la différenciation territoriale, s’impose donc comme une matrice de compréhension des relations réseaux-territoires combinant plusieurs registres d’explication.

66Au total, ce que l’on peut donc généraliser à partir du cas libanais en apparence si spécifique, c’est la proposition d’analyser le rôle des réseaux dans ce qu’il est courant d’appeler « la fragmentation territoriale », non pas à partir d’explications de nature causale voire linéaire, mais davantage comme l’ensemble des rétroactions entre un certain degré de différenciation territoriale et un certain niveau de maturité ou d’épuisement du modèle universel de services urbains en réseau.

Notes

  • [1]
    Nous rendons compte ici des résultats d’une recherche menée sous la responsabilité de Franck Scherrer pour le compte de la Région Rhône-Alpes (programme MIRA) sur les services urbains en réseau dans les villes libanaises, et en particulier des enquêtes menées entre 2005 et 2007 sur le secteur de l’électricité et sur la situation des services urbains dans le caza de Koura ainsi qu’à Tripoli (voir Verdeil, 2006, 2009, et Féré, 2006, 2007).
  • [2]
    Deux de ces concessions conservent leur autonomie et deux autres sociétés disposent d’une autonomie juridique au sein d’EDL.
  • [3]
    Depuis le milieu des années 1990, 1$ vaut 1500 LL.
  • [4]
    À la veille de la guerre, un effort important des périphéries rurales avait été accompli, mais la situation des bidonvilles et camps de réfugiés était, du point de vue des services urbains, très mauvaise en termes de desserte effective et de statut d’accès au service. Peu de recherches existent sur ce point. Voir pour une synthèse : Fawaz, Peillen, 2002.
  • [5]
    Chiffres pour la période 1992-2004, calculés à partir du rapport d’activité du Conseil du développement et de la reconstruction pour l’année 2005 (www. cdr. gov. lb).
  • [6]
    D’après l’enquête ménages ICEA-CORAIL-IPSOS (2004), le taux de connexion au réseau d’eau potable est plus fort en milieu urbain (87,5%) qu’en milieu rural (79%).
  • [7]
    Entretien avec le directeur technique de l’Office des eaux de Koura, actuel directeur technique de l’EELN (23/03/06)
  • [8]
    Cette situation n’est pas particulière à l’Office des eaux de Koura et concerne les trois quarts des offices d’après leurs déclarations (source : ICEA-CORAIL-IPSOS, 2004, chap. 6-13).
  • [9]
    Les chiffres et informations cités ont été recueillis lors d’entretiens avec des cadres d’EDL, des observateurs du secteur ou dans la presse.
  • [10]
    En fait, depuis la guerre de 2006, la situation a empiré (cf. Verdeil, 2008).
  • [11]
    L’électricité, qui était naguère payée par l’UNRWA (l’agence des Nations Unies en charge des réfugiés palestiniens), est redistribuée aux habitants grâce à un même accès forfaitaire temporaire. Mais les collectes, autrefois réalisées sous l’égide de l’UNRWA, sont aujourd’hui organisées par des comités locaux.
  • [12]
    Enquêtes menées par les étudiants de l’Université américaine de Beyrouth. Cf. Nadine Khayat et Hanadi Samhane, « Éléments d’enquête sur la situation des services urbains en banlieue sud de Beyrouth », Projet MIRA Services urbains dans les villes libanaises, annexes (mars-avril 2006) ; Karim Eid-Sabbagh & Amr Saededdine, Shatila’s services and autonomy, Report of Phase 2/URPL629, AUB-Master of Urban Planning, 2006.
  • [13]
    Entretien avec l’ingénieur chargé du pôle environnement de la CNL, le 7 avril 2006.
  • [14]
    Entretien avec un cadre de la Kadisha, le 19 avril 2006. Les tarifs nocturnes se montent à 80 LL le KWh, les tarifs diurnes se montant à 112 LL voire 320 LL en heures de pointe de 19h30 à 22h30.
  • [15]
    Le démarrage du contrat d’Ondéo à Tripoli se produit au moment même où Suez révise sa politique dans les pays considérés comme à risque et se désengage. On ne doit donc pas s’étonner de son investissement limité.
  • [16]
    Source : entretiens à l’AFD, décembre 2007.
  • [17]
    Nous n’avons pas une connaissance détaillée des raisons de l’interruption de cette expérience ni des nouvelles dispositions.
  • [18]
    Chiffres cités dans l’Orient-Le Jour le 8/12/2004.
  • [19]
    Un responsable d’opération chez EDF parlant même d’opérations commando.
  • [20]
    Le même parlant de négociations avec des « chefs de village ».
  • [21]
    En avril 2004, une émeute contre une opération menée à Jnah dans un bidonville a eu lieu à la suite d’une intervention contre la fraude qui avait reçu l’aval du Hezbollah.
  • [22]
    D’ailleurs, il semblerait que ces sous-traitants étaient parfois liés aux leaders locaux (zaïms).
Français

Résumé

S’inscrivant dans le débat sur les relations entre la fragmentation territoriale et les mutations des services urbains en réseau, cet article s’écarte d’explications de nature linéaire et plaide pour une prise en compte des rétroactions entre la différenciation territoriale et les pratiques gestionnaires. Le cas libanais, en apparence spécifique en raison des effets perturbateurs de la guerre civile, permet de combiner plusieurs registres explicatifs, comme la persistance du modèle universel comme référence des politiques publiques et les tentatives de réforme de type néolibéral. Deux secteurs sont étudiés : l’électricité, organisée comme un monopole public national aux performances très médiocres, mais sans qu’un projet de réforme clair soit mis en œuvre, et l’eau potable, géré de manière décentralisée, mais qui connaît depuis 2000 une profonde transformation, dont une expérience limitée de privatisation. L’article analyse d’abord la mise en place inachevée du modèle universel, puis s’attache à la différenciation territoriale qui résulte des transformations géographiques et sociales de la guerre, et que la reconstruction n’a que partiellement réduite, et au contraire parfois accentuée. Les tentatives actuelles de réforme de type libéral introduisent de nouveaux éléments de différenciation en fonction des résultats des réformes par secteur et selon les lieux.

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Éric Verdeil
Éric Verdeil est chercheur au CNRS, Université de Lyon, UMR Environnement Ville Société. Il a été pendant plusieurs années chercheur à l’Institut français du Proche-Orient à Beyrouth. Il a notamment publié, avec G. Faour et S. Velut : Atlas du Liban : territoires et société (éditions IFPO/CNRS Liban, 2007). Ses recherches portent sur les politiques urbaines au Moyen-Orient.
Cécile Féré
Cécile Féré, allocataire de recherches à l’UMR Environnement Ville Société et monitrice à l’Institut d’Urbanisme de Lyon (Université Lyon 2), a travaillé sur l’accès aux services urbains en réseau au Liban dans le cadre de son Master 1 et 2 (IUL, Université Lyon 2). Elle réalise actuellement une thèse de doctorat en urbanisme et aménagement sur la prise en compte des inégalités socioterritoriales d’accès à la mobilité dans les politiques urbaines, sous la direction de Franck Scherrer.
Franck Scherrer
Franck Scherrer est urbaniste, Professeur à l’Université Lumière Lyon 2 et chercheur au sein de l’UMR EVS, il est également Directeur de l’Institut d’Urbanisme de Lyon. Ses travaux de recherche portent sur la relation entre réseaux techniques, territoires et politiques urbaines (eau et transport), ainsi que sur les temporalités et les nouvelles modalités de l’action collective urbaine (planification métropolitaine, impact du débat public sur les politiques urbaines, approche pragmatique du développement urbain durable).
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
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Mis en ligne sur Cairn.info le 23/03/2009
https://doi.org/10.3917/flux.075.0027
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