CAIRN.INFO : Matières à réflexion
«...la redéfinition des logiques spatiales et des flux s’inscrit désormais dans un monde ouvert aux processus de concurrence (...). L’analyse des stratégies en matière de transport et l’évolution des réseaux dans l’espace postsoviétique offrent donc une perspective remarquable sur les bouleversements qui caractérisent cette région. »
Jean Radvanyi, 2002/1, « Réseaux de transport, réseaux d’influence : nouveaux enjeux stratégiques autour de la Russie », Hérodote, n?104, p. 39

1Ce début de XXIe siècle a vu la situation économique et stratégique mondiale se transformer au profit des pays exportateurs d’hydrocarbures. Dans un contexte de croissance importante de la demande et de raréfaction des nouvelles réserves, les prix des hydrocarbures devraient se maintenir à un niveau élevé : pour la première fois, les pays exportateurs sont en position de force face aux pays importateurs dans la mesure où le marché pétrolier, excédentaire depuis des décennies, devient peu à peu structurellement déficitaire. Les pays exportateurs sont donc assurés à moyen terme de revenus très importants.

2De plus, ils peuvent compter sur la concurrence grandissante entre les États importateurs dont le nombre et les besoins augmentent : avec l’apparition de nouvelles puissances économiques en Asie, non seulement l’Occident n’est plus l’unique importateur de matières premières, mais il ne possède plus le monopole de la production des produits manufacturés et de moins en moins celui des produits de haute technologie. La dépendance des États exportateurs a donc tendance à diminuer grâce au renforcement d’un monde multipolaire (surtout dans le domaine économique), tandis que celle des pays importateurs grandit du fait de la pénurie relative en matières premières [1].

État de la question et sources utilisées

Les ressources énergétiques de l’espace post-soviétique ont fait l’objet d’une attention accrue de la communauté scientifique à la faveur de la pénétration occidentale dans le Caucase et en Asie Centrale. La majorité des analyses s’est concentrée sur la concurrence entre la Russie et les autres puissances pour le contrôle des voies d’exportation des hydrocarbures de la Caspienne dans ce qui a été souvent nommé le « nouveau Grand Jeu » (Haddaji, 2004 ; Gusejnov, 2002 ; Jalillosoltan, 2001). En comparaison, l’exportation des ressources russes qui représentent pourtant plusieurs fois celles de la Caspienne (*) n’a pas suscité le même intérêt, ce qui peut expliquer que médias et responsables politiques ouest-européens ont semblé découvrir comme un phénomène soudain et inattendu l’ampleur de la dépendance énergétique de l’Europe envers la Russie. Les aspects économiques de la politique énergétique russe à l’intérieur du pays ont été l’objet d’études plus systématiques (Eurasian, 2006 ; 2005 ; 2004) que sa dimension géopolitique externe. Celle-ci est souvent envisagée dans un cadre régional (Smith, 2004) ou bilatéral (Dubien, 2006).
Une analyse géopolitique à petite échelle de la réorganisation des réseaux de transport russes a été proposée par Jean Radvanyj dans le numéro d’Hérodote intitulé « La Russie dix ans après » (Radvanyj, 2002). Le présent article reprend le même niveau d’analyse en se concentrant sur l’exportation des hydrocarbures.
Outre la littérature scientifique consacrée aux différents aspects de la question (cf. bibliographie), cette recherche fait appel à trois grands types de sources : les données et informations directement divulguées par les acteurs économiques et gouvernementaux, notamment par le biais de leur site internet (Transneft, Gazprom, RZD (**)…). La presse généraliste (Izvestia, Nezavisimaja Gazeta, The Moscow Times…) et économique (Expert, Kommersant…) permet d’avoir accès à des informations qui ne sont affichées ni par les responsables politiques, ni par les acteurs économiques. La profusion d’articles de qualité diverse demande un travail de collecte de longue haleine et ces deux grands types de sources nécessitent une analyse critique exigeant de fréquents recoupements.
Il a également été fait appel aux données proposées par les organismes spécialisés dans le domaine énergétique tels que l’US Energy Information Administration (EIA) ou l’Agence Internationale de l’Énergie (AIE).
Enfin, de nombreux séjours dans l’espace ex-soviétique (Russie, Ukraine, Biélorussie) ont permis d’accéder à des sources locales grâce notamment à des contacts établis avec la communauté scientifique de ces pays.
(*) L’estimation des réserves en hydrocarbures est très complexe et varie fortement selon les sources et les méthodes de calcul. C’est particulièrement le cas de la Caspienne où les estimations vont du simple au triple. En prenant des valeurs médianes, la Russie possède des réserves de pétrole et de gaz respectivement deux et sept fois plus importantes que celles de la Caspienne. En 2004, la Russie produisait près de 5 fois plus de pétrole et 4,5 fois plus de gaz que l’Azerbaïdjan, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan réunis. [d’après EIA, 2006, « International », www. eia. doe. gov/ emeu/ international/ contents. html]
(**) Sigle russe pour Rossijskie Zheleznye Dorogi ou Chemins de Fer Russes.

3La Russie compte tirer de cette situation d’importants bénéfices géopolitiques. Elle apparaît en effet comme le premier exportateur d’hydrocarbures, occupant la deuxième place derrière l’Arabie Saoudite pour les exportations pétrolières, tandis qu’elle reste, et de loin, le premier exportateur mondial de gaz dont elle détient les plus importantes réserves. Cependant, Moscou doit résoudre un grand nombre de problèmes internes et externes, étroitement liés entre eux. La désorganisation générale qui prévalait dans les années 1990 n’avait pas permis d’élaborer une politique énergétique efficace, les différents acteurs poursuivant des stratégies à court terme et sans coordination. De plus, la Russie a hérité d’un réseau d’exportation soviétique entièrement tourné vers l’Europe, réseau dont la partie occidentale est située sur le territoire des républiques désormais indépendantes de l’ex-URSS. Devenus États importateurs et de transit, ils ont des intérêts opposés à ceux de Moscou. La Russie hérite également d’une structure économique où la rente liée à l’exportation des hydrocarbures constitue à la fois la première source de revenu et une menace pour les autres secteurs de l’économie. Face à ces défis, quelle est la stratégie adoptée par les autorités russes ? Quelles en sont les modalités, les objectifs, les priorités et les limites ?

4Cet article analyse la stratégie développée par la Russie depuis la fin des années 1990 afin de réorganiser ses exportations d’hydrocarbures face à la nouvelle donne géopolitique aussi bien en ex-URSS qu’aux niveaux européen et mondial. Cette stratégie, qui se développe en fonction d’un ensemble de facteurs politiques, économiques et géographiques, s’articule autour de deux grandes lignes de force : contrôle et diversification. Les autorités russes ont entrepris d’établir leur contrôle sur les ressources et les réseaux de transports nationaux par la création ou le renforcement de géants énergétiques et de monopoles semi-étatiques. À leur tour, ceux-ci sont chargés de prendre le contrôle des infrastructures d’exportation et de distribution à l’étranger. La diversification des marchés et des voies d’exportation est conçue comme le complément de la volonté de contrôle, ce qui ne va pas sans contradictions internes.

Le contrôle des ressources nationales

5L’État russe a entrepris de contrôler le secteur énergétique national aux dépens des intérêts du système oligarchique qui s’était mis en place au cours des années 1990. Cela passe notamment par le contrôle des réseaux d’acheminement détenus par des monopoles étatiques : Gazprom pour les gazoducs, Transneft pour les oléoducs, mais aussi la compagnie nationale des Chemins de fer (RZD) qui joue un rôle important dans l’exportation du pétrole. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, dans sa première déclaration en tant que Premier ministre, Mikhaïl Fradkov s’est prononcé contre la construction de nouveaux tubes par des intérêts privés (The Moscow Times, 2004, p. 6).

6Ce contrôle exercé sur l’exportation des hydrocarbures a permis à l’État russe de retrouver son indépendance face aux féodalités économiques intérieures (oligarchie) et de faire le poids vis-à-vis des acteurs internationaux tentés par les ressources russes. Les dirigeants et l’opinion russes craignent de voir la Russie transformée en vaste réserve de matières premières exploitées par et au profit d’autres puissances. C’est dans ce contexte que s’est développée l’affaire Ioukos. Son dirigeant et principal actionnaire, l’oligarque Mikhaïl Khodorkovsky, avait entrepris « d’acheter de l’influence au sein de la Douma afin de changer la législation dans le secteur énergétique » (Gaddy, 2004, p. 350), tout en menant des tractations avec des groupes américains (Exxon Mobil, Chevron Texaco) afin de leur céder une part du géant pétrolier en devenir Ioukos-Sibneft. Dans le même temps, M. Khodorkovsky « menait une “politique étrangère” indépendante, voulant notamment construire un oléoduc privé vers la Chine » (Belton, 2003, p. 1). En dehors de conflits d’intérêts politico-économiques plus conjoncturels, l’édification d’un géant pétrolier « russe » contrôlé par des intérêts américains et exportant, sans alternative possible, les réserves de Sibérie vers la Chine a été perçue par les autorités russes comme une menace grave pour la souveraineté du pays [2].

7De fait, le Kremlin ne se contente plus de contrôler les réseaux de transport, il entreprend de mettre sur pied de puissantes compagnies énergétiques étatiques afin de maîtriser les ressources et leur exploitation. Contrôlant ses immenses ressources et ayant conservé la capacité stratégique de faire face à tout agresseur potentiel, la Russie redevient le « heartland » qu’a décrit Mackinder (1904), puissance continentale centrale aux possibilités immenses mais aux faiblesses qui ne le sont pas moins. Il faut d’ailleurs remarquer que la majorité des ressources de la Russie se trouvent justement dans les régions les plus éloignées et les plus difficilement accessibles du pays. C’est en particulier le cas des nouveaux champs gaziers « situés dans des zones climatiques et géologiques difficiles sur le territoire de la péninsule Iamal et aux embouchures de l’Ob et du Tazov. » (Gazprom, 2005). Une telle situation renforce le caractère continental de la puissance russe, dans la mesure où, d’une part, il est nécessaire de transporter ces ressources par voie terrestre sur d’immenses distances et où, d’autre part, à la différence du pétrole, facilement transportable d’un bout à l’autre de la planète par voie maritime, le gaz naturel « coule » sans interruption par les gazoducs du lieu d’extraction jusqu’au consommateur final.

8Ayant repris les rênes du secteur énergétique, la Russie regarde en dehors de ses frontières, cherchant à établir son contrôle sur les réseaux d’exportation et de distribution de ses ressources à l’étranger.

Le contrôle des infrastructures d’exportation à l’étranger

9Dans sa volonté de contrôler les infrastructures à l’étranger, la Russie est confrontée à une forte hostilité de ses voisins, qui y voient une grave menace pour leur souveraineté. Moscou est suspectée de vouloir rétablir au travers des réseaux énergétiques l’aire d’influence qu’elle a perdue avec l’éclatement de l’URSS. Cette peur du néo-impérialisme russe est le principal handicap de la Russie dans sa volonté d’expansion économique. Elle l’incite à chercher des partenaires occidentaux pour surmonter les préventions de ses voisins.

Le partenariat germano-russe

10L’Allemagne, qui importe un tiers de son pétrole et plus de 40% de son gaz de Russie, est devenue sous l’impulsion de Gérard Schröder le meilleur allié de Moscou en Europe et ne cache pas que la raison en est avant tout « énergétique ». Berlin a entrepris d’axer ses liens énergétiques avec la Russie sur le long terme, au moyen notamment d’une forte coopération avec Gazprom : la compagnie Ruhrgaz est le plus important actionnaire étranger de Gazprom, contrôlant 6,5% des actions de la compagnie russe. Gazprom pour sa part a fondé avec l’allemand Wintershall la société commune Wingas pour la distribution du gaz en Allemagne. Il est par ailleurs prévu que Gazprom augmente sa part dans Wingas en échange de la participation de Wintershall à l’exploitation du champ gazier « Ioujno-rous-skii » et à la construction du Gazoduc Nord-européen (Nord-Stream). La nomination de l’ex-chancelier à la tête du consortium pour la construction de cette liaison (cf. cartes) scelle de manière spectaculaire l’alliance germano-russe dans le domaine énergétique.

11Sur la base du lien énergétique se développent des liens politico-économiques étroits, faisant de l’Allemagne le premier partenaire commercial de la Russie. L’alliance avec l’Allemagne est en fait la tactique traditionnelle de la politique extérieure russe afin de prendre à revers les pays d’Europe centrale [3].

12Gazprom, en partenariat avec Ruhrgaz, a ainsi réussi de nombreuses acquisitions dans les États baltes. Au total, les intérêts russes (Gazprom seul ou avec Itera [4]) contrôlent de 34 à 50% des compagnies gazières nationales des républiques baltes. Pour chacun des trois États, les compagnies allemandes ont reçu une part équivalente à celle de leurs homologues russes [5]. En dehors de la méfiance envers l’ancien grand frère, une telle politique du contrepoids s’explique par le souhait évident des nouvelles républiques indépendantes d’atténuer, grâce à la participation d’un investisseur occidental, leur grande dépendance énergétique envers la Russie. Pourtant, si l’on prend en compte les liens étroits et croissants entre Gazprom et ses partenaires allemands, et que l’on ajoute à cela que les trois républiques baltes importent 100% de leur gaz de Russie dans le cadre de contrats à long terme, il devient alors clair que le monopole russe contrôle de facto le réseau gazier de ses voisins baltes.

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13Un tel résultat s’explique en particulier par le fait que ces républiques, au contraire de l’Ukraine et de la Biélorussie, ne figurent pas parmi les États au travers desquels transite le gaz russe vers l’Europe et ne possèdent donc aucun atout sérieux pour négocier avec la Russie. Il faut d’ailleurs remarquer que parmi les républiques baltes, c’est la Lituanie, par laquelle transite le gaz vers l’enclave russe de Kaliningrad, qui a le moins ouvert le capital de sa société nationale du gaz aux compagnies russes.

L’utilisation de l’arme énergétique

14En ce qui concerne les deux autres voisins occidentaux de la Russie en Europe orientale, la Biélorussie et l’Ukraine, les initiatives de Gazprom n’ont pas toujours donné les résultats escomptés.

15Depuis le début des années 2000, la Russie faisait pression sur l’allié biélorusse pour obtenir des compensations en échange des prix du gaz les plus bas d’Europe. Gazprom souhaitait prendre le contrôle de Beltransgaz, l’entreprise publique biélorusse qui contrôle le réseau gazier national. Minsk s’y refusait, ce qui a conduit à la première « guerre du gaz » deux ans avant celle qui a opposé l’Ukraine à la Russie : en février 2004, Gazprom a pris la décision sans précédent de couper toutes les exportations vers l’Europe passant par le territoire biélorusse. Malgré les attentes du gazier russe, les concessions de la Biélorussie se sont révélées peu importantes et n’ont concerné que la tarification du gaz qui a connu une hausse symbolique. Cependant, Gazprom a fait comprendre à l’Europe et aux États de transit qu’elle était prête à cesser ses livraisons pour défendre ses intérêts, et ceci même si des États tiers devaient en souffrir.

16En janvier 2007, la deuxième « guerre du gaz » russo-biélorusse n’a pas eu lieu et s’est transformée en guerre des oléoducs. Les résultats de ce deuxième conflit montrent que le rapport de force entre les États de transit et la Russie tourne de plus en plus en faveur de cette dernière : Gazprom a non seulement réussi à mettre la main sur 50% des actions de Beltransgaz, mais les prix du gaz pour la Biélorussie ont doublé et devront rejoindre les prix européens à moyen terme.

17De fait, Gazprom renforce singulièrement sa présence en Europe orientale puisqu’il détenait déjà 100% de la partie biélorusse du gazoduc Iamal-Europe et 48% de la société commune EuRoPol Gaz, propriétaire de la section polonaise du gazoduc.

18En Ukraine, bien que la prise du pouvoir par l’opposition ukrainienne ait été une mauvaise surprise pour la Russie d’un point de vue politique et diplomatique, elle a paradoxalement renforcé sa position dans la résolution des questions énergétiques : Moscou, ne comptant plus sur l’élection d’un président pro-russe, a pu se permettre d’entrer en confrontation directe afin d’atteindre ses objectifs en Ukraine, ce qui n’était pas possible auparavant. La « guerre énergétique » que se sont livrées la Russie et l’Ukraine s’est développée en plusieurs phases, la première ayant concerné le marché pétrolier.

19Au printemps 2005, les nouvelles autorités ukrainiennes, affichant auprès de leurs partenaires étrangers leur volonté d’assurer leurs besoins énergétiques en contournant la Russie, ont commencé à changer les règles du jeu du marché pétrolier intérieur aux dépens des groupes pétroliers russes, les menaçant même de « reprivatisation » [6]. Ces derniers, qui contrôlent la majorité des raffineries d’Ukraine, ne l’ont pas entendu de cette oreille et, prétextant des réparations et autres contretemps, ont entamé un véritable blocus du marché des carburants, qui a vite menacé de paralyser le pays. Cette crise s’est conclue par une défaite complète du gouvernement ukrainien, obligé d’annuler toutes les mesures qui venaient d’être prises afin de renflouer les caisses de l’État. Bien plus, la crise de l’essence a failli se terminer par la démission prématurée de Iulia Timochenko, révélant au grand jour l’opposition entre le président ukrainien et sa partenaire de « révolution ». Ce premier épisode, qui est passé relativement inaperçu en Occident, a montré combien la Russie peut influer sur la situation sociale et économique interne d’un pays voisin à partir du moment où ses compagnies contrôlent à la fois les importations en hydrocarbures du pays et ses infrastructures énergétiques. Le fait que cette action ait été menée par des compagnies privées a permis de dissimuler en partie de possibles motivations politiques, à l’inverse de ce qui se passe pour une compagnie contrôlée par l’État telle Gazprom, dont toute action prend aussitôt une connotation politique.

20C’est justement ce qui s’est produit avec le deuxième épisode de la guerre énergétique russo-ukrainienne, épisode au cours duquel Gazprom a coupé ses livraisons à l’Ukraine. Le conflit gazier de janvier 2006 a été beaucoup plus spectaculaire, avant tout parce qu’il touchait directement les intérêts de l’Europe occidentale. Il s’agit là encore, au moins à court terme, d’un indéniable succès de la partie russe, même si les conséquences négatives telles que la politisation de la crise et l’accroissement de la méfiance en Europe n’ont pu être évitées. Gazprom a réussi à imposer des conditions tarifaires élevées, et a renforcé son contrôle sur les importations ukrainiennes de gaz centre-asiatique qui étaient censées garantir à Kiev un minimum d’indépendance énergétique. De plus, cette hausse brutale du prix du gaz est un coup important porté à la compétitivité de l’économie ukrainienne, dont la plupart des secteurs clés (la métallurgie notamment) dépendent d’une énergie bon marché leur permettant de rester compétitifs et de continuer à exporter vers le marché principal de l’Ukraine qu’est… la Russie. Il est évident qu’une telle issue n’est pas pour déplaire aux grands groupes russes dont les produits entrent souvent en concurrence avec leurs équivalents ukrainiens aussi bien sur le marché intérieur qu’à l’exportation. C’est l’un des aspects de la guerre énergétique sur lequel on a peu insisté alors même qu’il joue un rôle important dans les motivations des deux protagonistes. L’Europe, quant à elle, a préféré garder une neutralité qui a en fait signifié un lâchage de la direction ukrainienne. Ce deuxième épisode a lui aussi provoqué une crise politique grave en Ukraine, affaiblissant cette fois le président Iouchenko, obligé de se faire le défenseur, aux côtés du président Poutine, de l’accord russo-ukrainien pourtant critiqué de toutes parts dans son pays. Quelques mois plus tard, son opposant pro-russe Viktor Ianoukovitch parvenait à revenir au pouvoir à la faveur des élections législatives, retrouvant sa place de Premier ministre et redevenant l’homme fort du pays.

21Cependant, ces succès russes ne se sont pas concrétisés par l’acquisition des réseaux ukrainiens. Plus largement, les difficultés rencontrées dans la volonté de contrôler les routes d’exportation existantes ont poussé la Russie à chercher d’autres voies d’exportation de ses ressources.

La diversification des routes d’exportation

22La Russie cherche à se défaire de sa forte dépendance vis-à-vis des États de transit. Cette dépendance est due avant tout aux conséquences de la chute de l’URSS et à la perte de territoires et d’infrastructures au profit des nouveaux États indépendants. Elle est renforcée par la prépondérance des pipelines dans l’exportation du pétrole et surtout du gaz, pipelines qui réduisent la marge de manœuvre de l’État exportateur par rapport à la solution maritime. Cette prépondérance a encore été renforcée par la perte, suite à la dissolution de l’URSS, de ports stratégiques tels que Ventspils en mer Baltique et Odessa sur la mer Noire. C’est pour tenter de remédier à cette situation défavorable que la Russie a entrepris d’augmenter ses exportations pétrolières par voie maritime, se donnant pour objectif de doubler ses capacités portuaires entre 2004 et 2010 (The Moscow Times, 2004).

Priorité à la dimension septentrionale

23La construction, à la fin des années 1990, du Système d’Oléoducs de la Baltique (BTS [7]) jusqu’au nouveau terminal de Primorsk, a déjà permis à la Russie de contourner les États baltes, qui détenaient une situation de quasi-monopole sur la Baltique. Bien qu’il n’ait été achevé qu’en 2002, le terminal portuaire de Primorsk, construit ex nihilo à la fin des années 1990, est déjà le premier port pétrolier de la Baltique, et sa capacité d’exportation continue d’être élargie. C’est l’une des plus importantes réussites de la Russie dans le domaine de l’exportation pétrolière. L’opérateur du projet, la compagnie Transneft, confirme l’importance (géo-)politique de ce projet sur son site officiel : « la construction d’un nouveau terminal pétrolier russe à Primorsk répond pleinement aux objectifs fixés par le président et le gouvernement de la Fédération russe, ainsi qu’aux intérêts économiques et stratégiques de la Russie, dans la mesure où, suite à la chute de l’URSS, la Russie n’a conservé qu’un seul port en eaux profondes, à Novorossiisk. L’évacuation du pétrole par le système BTS permettra de se défaire des services onéreux offerts par les États de transit. (…) La réalisation de ce projet permettra de réorienter la plus grande partie de l’exportation nationale de brut vers les ports russes, ce qui empêchera une dépendance croissante du commerce extérieur russe vis-à-vis de la Lettonie, la Lituanie, l’Estonie et la Finlande » (Transneft’, 2005).

24De fait, depuis l’ouverture du BTS, le transit par les pays baltes a sensiblement baissé. Ainsi, les exportations pétrolières par Ventspils, le port pétrolier le plus important des républiques baltes, ont baissé de 30% depuis l’an 2000 suite à l’arrêt des livraisons passant par le réseau de Transneft, tandis que Primorsk, devenu le plus grand port pétrolier russe, exporte désormais plus que les ports des trois républiques baltes réunies (EIA, 07/2006).

25Cependant, la Russie reste extrêmement dépendante de l’Ukraine pour ses exportations d’hydrocarbures. Certes, l’achèvement en 1999 du gazoduc « Iamal-Europe » passant par la Biélorussie et la Pologne a permis de diminuer quelque peu cette dépendance dans le domaine gazier. Pourtant, environ 80% des exportations de gaz russe vers l’Europe passent toujours par le territoire ukrainien. C’est la raison pour laquelle Gazprom souhaitait augmenter la capacité du gazoduc « Iamal-Europe » grâce à la construction d’un nouveau tronçon « Iamal II » par la Pologne. Cependant, après que les relations avec la Biélorussie (et la Pologne) se soient détériorées, Gazprom a décidé de chercher un troisième itinéraire vers l’Europe occidentale. La compagnie russe a proposé à ses partenaires occidentaux de construire un gazoduc au fond de la mer Baltique afin d’évacuer le gaz directement en Europe du Nord. Dans un premier temps, il semblait que par cette proposition la Russie voulait simplement faire pression sur l’Ukraine, la Biélorussie et la Pologne. Mais, dans un contexte de croissance des prix des hydrocarbures et de tensions avec les pays de transit, le projet a reçu le soutien des partenaires occidentaux de Gazprom. Ainsi, le président de la compagnie gazière allemande Wintershall souligne que « le gaz naturel russe acquiert une importance grandissante pour les pays d’Europe centrale et occidentale, dans la mesure où la production de gaz en mer du Nord est en diminution, alors même que les besoins augmentent » (Wintershall, 2005).

26Le « Gazoduc Nord-Européen » traversera la mer Baltique en partant du port russe de Vyborg pour arriver aux côtes allemandes. À ce gazoduc principal pourraient être ajoutées des liaisons secondaires vers Kaliningrad, la Finlande, la Suède et la Grande-Bretagne. La longueur totale du nouveau gazoduc – il faut ajouter à la liaison sous-marine une partie terrestre en Russie – représentera environ 2000 kilomètres, son coût est estimé à plus de 5,7 milliards de dollars et il devrait entrer en fonction vers 2010 [8].

Les enjeux méridionaux

27Au sud, le renforcement du port de Novorossiisk permet à la Russie de réduire sa dépendance vis-à-vis du port désormais ukrainien d’Odessa qui reste un outil important dans les exportations pétrolières russes. En 2001, la Russie a notamment terminé la construction de l’oléoduc « Soukhodolnaia-Rodionovskaia », qui relie deux autres oléoducs préexistants sur le territoire russe afin de contourner l’est de l’Ukraine et rejoindre directement Novorossiisk. Sa mise en service a permis de réduire de 30% le transit de pétrole au travers du territoire ukrainien (EIA, 03/2006).

28Cependant, les exportations par Novorossiisk passent par le Bosphore, ce qui place la Russie dans la dépendance de la Turquie. De plus, le passage des détroits turcs est de plus en plus problématique du fait de l’augmentation du trafic et de nouvelles restrictions imposées par Ankara au passage des tankers. C’est la raison pour laquelle la Russie a décidé de privilégier la voie nord par Primorsk et la mer Baltique (bien que certaines tensions apparaissent aussi autour des détroits danois).

29Cependant, il semble bien que, pour les autorités russes, l’exportation par voie maritime, sans transit par le territoire d’un État voisin, ne constitue pas une solution exclusive mais plutôt un complément indispensable à une stratégie plus vaste. En effet, si la Russie n’utilise plus les infrastructures des États voisins pour le transport de ses ressources, ceux-ci chercheront d’autres fournisseurs afin de remplir leurs tubes. Il en résulterait l’apparition de nouvelles routes contournant la Russie, ce qui augmenterait l’indépendance par rapport à cette dernière non seulement des États de transit, mais également des États exportateurs de l’étranger proche et des États importateurs européens. C’est pour empêcher un tel scénario de se produire que la Russie a tant insisté pour utiliser elle-même l’oléoduc « Odessa-Brody » dans la direction opposée au projet initial de l’Ukraine [9].

30De fait, l’exportation d’hydrocarbures au travers d’un État voisin permet d’y exercer une influence significative, surtout si les volumes sont importants. C’est dans cette optique que la Russie a finalement donné son accord à la construction du pipeline « Bourgas-Alexandroupolis » par la Bulgarie et la Grèce. Cette liaison permettra à la Russie de contourner les détroits turcs et de prolonger le système d’exportation du pétrole de la CEI sous son contrôle : cela concerne avant tout l’oléoduc « Tengiz-Novorossiisk » qui entre en concurrence directe avec l’oléoduc américano-turc « Bakou-Ceyhan ». Le projet d’oléoduc Bulgarie-Grèce est également une alternative au projet « Odessa-Brody ». Sa construction permettrait à la Russie d’accroître son influence dans une région stratégique. Ses principales faiblesses sont la nécessité de ruptures de charges supplémentaires (mer-terre-mer) et la date relativement tardive de son achèvement : pas avant 2010.

31Le projet de raccordement des oléoducs Droujba et Adria permettrait également d’exporter du pétrole russe directement en Méditerranée en contournant les détroits turcs. Il a l’inconvénient de nécessiter l’accord de cinq pays de transit, dont l’Ukraine, vis-à-vis de laquelle la Russie est déjà très dépendante. Cependant, ce projet possède le grand avantage pour Moscou d’inciter les pays d’Europe centrale à une coopération multilatérale sous égide russe, orientation des plus rares au cours de la décennie précédente.

La diversification des marchés

32Au-delà du simple contournement des pays de transit, les autorités russes se sont fixées comme objectif stratégique de diversifier les marchés en dehors de l’Europe. Certes, cette dernière est très dépendante de Moscou pour ses approvisionnements en hydrocarbures mais, dans la mesure où la Russie n’a pas vraiment d’autre débouché réel, du fait notamment des infrastructures héritées de l’URSS, elle est presque tout aussi dépendante de l’Europe pour la vente de ses matières premières.

33La construction du gazoduc « Blue Stream » sous la mer Noire était conçue comme un premier pas dans cette direction. La réalisation en coopération avec la firme italienne ENI du plus important gazoduc sous-marin jamais construit a permis à Gazprom d’acquérir l’expertise technique nécessaire à de futurs projets. Cependant, l’inconvénient majeur de cette liaison est de ne pouvoir alimenter que la Turquie. Dans le cas d’un désaccord avec la partie turque, la conduite, qui a coûté 3,5 milliards de dollars, risque de rester vide… c’est ce qui a failli se passer au printemps 2003, quelques mois seulement après l’ouverture du gazoduc, quand la Turquie a cessé ses importations afin d’obtenir des concessions financières. Cette crise, résolue quelques mois plus tard, a montré que la formule du « take-or-pay » [10] qui régit les exportations de Gazprom vers la Turquie est loin de constituer une garantie absolue. De plus, en construisant une conduite destinée à un client unique, la Russie s’est placée dans la dépendance de celui-ci, ce qui est bien évidemment contraire à l’intérêt bien compris aussi bien qu’aux objectifs du Kremlin. Aujourd’hui, Moscou tente de dépasser ce problème en avançant des projets de prolongement du gazoduc à travers la Turquie vers le Moyen-Orient ou l’Europe du Sud. Elle compte ainsi court-circuiter les projets occidentaux d’exportation du gaz de la Caspienne directement vers l’Europe au travers de la Turquie (projet Nabucco) et prendre une longueur d’avance sur son concurrent potentiel qu’est l’Iran, par ailleurs largement handicapé par sa confrontation avec l’Occident.

34Il semble que le gouvernement russe ait tiré les leçons des déconvenues turques pour prendre sa décision au sujet de l’exportation du pétrole sibérien [11]. Il faut dire que la solution japonaise, officiellement privilégiée aux dépens du projet chinois, offre un grand nombre d’avantages : l’oléoduc vers l’océan Pacifique permettra de diversifier les exportations « vers les pays de la région Asie-Pacifique, le segment du marché mondial du brut et des produits pétroliers au développement le plus dynamique. En 2002, la consommation de pétrole et de produits pétroliers de l’Asie-Pacifique s’élevait à 992 millions de tonnes, soit 28% de la consommation mondiale. » (Transneft’, 2005). Ainsi, la Russie aura la possibilité de choisir ses clients et donc de vendre au plus offrant : toutes choses impossibles dans la solution chinoise qui envisageait une liaison directe et sans alternative entre la Sibérie et le Nord-Est chinois.

35Cependant, le projet d’oléoduc vers le Pacifique doit traverser la majeure partie de la Sibérie orientale : les distances parcourues sont très importantes et le coût de construction très élevé – 4770 km et 16 milliards de dollars pour atteindre les rives de la région du Primorié, contre « seulement » 2250 km et 3 milliards de dollars jusqu’à Daqing en Chine. Le Japon a offert de financer une partie du projet, mais il reste à savoir si Tokyo lie ce financement à la résolution en sa faveur d’une autre question géopolitique sensible – l’appartenance des îles Kourilles. On peut alors s’interroger sur la capacité de la Russie, et en particulier de Transneft, à financer seul un tel projet, projet dont la construction permettra non seulement de revitaliser l’Extrême Orient russe en crise, mais également d’alimenter des régions russes qui souffrent d’un déficit énergétique chronique.

36Le choix de construire l’oléoduc en deux temps, avec une première tranche s’arrêtant près de la frontière chinoise pourrait signaler les hésitations de la direction russe : c’est dans cette optique que l’hypothèse d’une variante de compromis avec deux branches, l’une vers le Pacifique et l’autre vers la Chine a été avancée mais elle dépend avant tout de l’ampleur des réserves pétrolières en Sibérie orientale.

37Ces hésitations en Extrême Orient sont en fait le reflet de logiques divergentes entre les différents acteurs russes et ceci malgré la reprise en main du secteur par le Kremlin.

Les contradictions internes de la stratégie russe

La question du mode de transport

38Au-delà du choix des routes d’exportation, se pose la question du mode de transport du pétrole. Ainsi, les exportations vers la Chine, en l’absence d’oléoduc existant, se font aujourd’hui quasiment exclusivement par voie de chemin de fer. Plus largement, la société nationale des chemins de fer assure près de 20% des exportations totales du pétrole russe (Ryzhkin, Skornjakova, 2005), ce qui lui permet d’engranger d’importants revenus. Non seulement ces moyens sont réinvestis dans un réseau vital pour l’économie et l’État russes, mais ils font également de la compagnie des chemins de fer russes l’une des rares au monde à être bénéficiaire.

39Certes, le chemin de fer coûte plus cher aux compagnies pétrolières, mais il a pour lui l’avantage d’être souple et multifonctionnel. L’infrastructure est déjà existante. Elle sert au transport des hommes et des marchandises, aussi bien qu’à celui des produits pétroliers dont la valeur ajoutée est supérieure à celle du pétrole brut ; la destination finale peut être changée à tout moment : toutes choses impossibles avec les oléoducs. Au vu de ces éléments, on peut s’interroger sur la pertinence de la construction de pipelines extrêmement onéreux, dangereux pour l’environnement et qui n’auront plus de raison d’être quand les gisements seront épuisés. En Sibérie orientale, la ligne « Baikal-Amour-Magistral » (BAM) trouverait là son utilité, la Russie pouvant ainsi rentabiliser un énorme investissement, tout en remplissant l’objectif d’exporter le pétrole sibérien vers le Pacifique. Des tronçons du BAM sont d’ailleurs déjà utilisés pour les exportations pétrolières vers la Chine. De plus, Transneft prévoit son utilisation temporaire dans l’attente de l’achèvement des travaux de construction de l’oléoduc « Sibérie orientale-Pacifique » : « après la pose du premier tronçon d’un millier de kilomètres, il est prévu de construire une connexion avec le BAM afin de transporter le pétrole vers les ports » de la mer du Japon (RBC, 2004). En réalité, les deux monopoles russes – des oléoducs et des chemins de fer – entrent en compétition pour l’acheminement du pétrole en Extrême Orient. En février 2006, le directeur de RZD s’inquiétait du rôle de sa compagnie une fois l’oléoduc construit : « il y a une question qui nous pose problème ainsi qu’à nos partenaires chinois, déclarait Vladimir Yadugin, celle de savoir comment le gouvernement va assurer la coordination entre les systèmes de transport par tubes et par voie ferrée » (The Moscow Times, 2006).

40La concurrence pour capter la manne financière énergétique pose la question de la dépendance de la Russie vis-à-vis de l’exportation des hydrocarbures. L’un des problèmes économiques majeurs est de savoir quelle quantité de pétrole il faut exporter.

Avantages et limites de la rente énergétique

41Les compagnies pétrolières incitent à l’augmentation des exportations, arguant que c’est profitable aussi bien pour elles-mêmes que pour le pays tout entier. Et, de fait, pour l’État russe impuissant et surendetté des années 1990, la situation financière s’est en quelques années transformée du tout au tout, grâce à l’afflux sans précédent de pétrodollars. Les revenus tirés des exportations permettent à la Russie de rembourser ses dettes rapidement et de manière relativement indolore pour le budget qui est même largement excédentaire. Ces revenus permettent également une augmentation rapide des réserves d’un fonds de stabilisation étatique et de la banque centrale russe, qui est devenue en quelques années l’une des premières du monde par l’importance de ses réserves [12].

42Cependant, revers de la médaille, le fort taux d’inflation, associé à un rapide renforcement du rouble, entame la compétitivité de l’industrie russe. Quel est alors l’intérêt pour la Russie d’augmenter ses exportations de pétrole, si elle ne parvient pas à absorber l’afflux actuel de liquidités, qui transforment la diversification souhaitée de l’économie en « maladie hollandaise » ? [13]

43Par ailleurs, l’affirmation des compagnies pétrolières selon laquelle elles perdent des marchés à cause du manque de capacités d’exportation est irrecevable. Il n’est pas possible de comparer les produits de consommation rapidement dépassés – et qui doivent donc être écoulés au plus vite – avec le pétrole qui reste, au contraire, un produit toujours indispensable puisqu’il est à la base de toute l’économie actuelle. En réalité, produire et exporter plus signifie que la Russie épuise ses réserves plus vite. C’est ainsi que pour la période 1999-2003, le taux de remplacement des réserves en hydrocarbures s’est élevé seulement à 85% (RBC, 2005). De plus, la Russie, aujourd’hui deuxième producteur de pétrole au monde, n’est qu’à la septième place pour les réserves. À long terme, elle dépense ainsi son potentiel pétrolier plus rapidement que d’autres grandes puissances pétrolières [14]. De fait, les hydrocarbures vont se raréfier et les pays qui auront su préserver leurs réserves posséderont un avantage croissant, même si les menaces sur la souveraineté de ces pays iront également en augmentant de la part des grandes puissances souhaitant contrôler ces ressources.

44Toutefois, cette question du rythme de production et d’exportation du pétrole pourrait rapidement perdre de son actualité. En effet, bon nombre d’experts affirment que, si l’on doit en juger d’après le modèle du géologue américain K. Hubbert (Poljakov, Poljakova, 2004) fondé sur l’exemple des États-Unis, la production de pétrole en Russie devrait très prochainement atteindre son pic pour ensuite décliner assez rapidement. Si ce scénario est exact, alors la question se pose non pas du rythme auquel produire et exporter, mais bien des moyens de stabiliser la production, comme c’est le cas dans le secteur gazier depuis le début des années 1990.

45La question se pose également du rapport entre exportation et consommation intérieure. La tendance des compagnies pétrolières russes à exporter le plus possible de brut et de produits pétroliers à l’étranger a des conséquences négatives pour les citoyens et l’économie russe dans son ensemble. C’est ainsi que les Russes, dont le pays est le deuxième exportateur de pétrole au monde, doivent payer l’essence à peu près aussi chère que les citoyens américains, dont le pays est le premier importateur d’or noir. La croissance du prix des carburants « entraîne avec elle la croissance du prix des produits d’alimentation, de la facture de chauffage, des transports, des produits de grande consommation » (Smirnov, 2004).

46Afin de contrer la forte croissance des prix sur le marché intérieur, le gouvernement augmente régulièrement le niveau des taxes sur l’exportation du pétrole brut et, dans une moindre mesure, sur les produits raffinés. « Les taxes élevées nous obligent aujourd’hui à chercher des débouchés en Russie même, déclarait Leonid Fedoun, vice-président de Lukoil » (Chajka, 2005, p. 9). La politique de l’État russe contribue donc de fait à limiter la croissance des exportations et de la production de pétrole.

47À la différence du secteur pétrolier, la régulation des prix du gaz par l’État permet aux citoyens russes d’être alimentés en énergie bon marché et renforce la compétitivité de l’industrie russe. Cependant, outre le gaspillage énergétique, le problème du secteur gazier réside dans le fait que « depuis l’époque soviétique le réseau de distribution a été simplement greffé sur les grands gazoducs d’exportation construits entre la Sibérie occidentale et l’Europe » (Aglamishjan, 2005). Il en résulte un faible taux de gazéification, surtout en Sibérie et en Extrême Orient où le réseau de distribution de gaz est quasi inexistant. Vladimir Poutine a d’ailleurs enjoint Gazprom d’intensifier la gazéification des régions alors même que la priorité donnée à l’exportation risque de mener à une pénurie en gaz sur le marché intérieur. Devant cette perspective, le gouvernement a demandé au monopole de l’électricité EES [15] de substituer en partie le gaz par le charbon pour ses centrales thermiques : la Russie se retrouverait alors dans la situation paradoxale de devoir utiliser une énergie « sale », le charbon, par manque de gaz (énergie « propre ») alors que le pays en est le premier détenteur au monde !

48***

Conclusion

49La diversification des marchés et des routes d’exportation, l’acquisition d’infrastructures stratégiques à l’étranger sont des objectifs qui rencontrent l’approbation des élites russes aussi bien économiques que politiques, même si des désaccords peuvent survenir quant aux modalités de leur mise en œuvre. La réalisation de cette stratégie, qui n’en est qu’à ses débuts, permettrait à la Russie d’avoir le choix entre plusieurs routes d’exportation, de faire jouer la concurrence entre les États de transit, de vendre au plus offrant des États clients, et finalement d’accroître de manière considérable la marge de manœuvre géopolitique de la Russie. En effet, l’objectif des autorités russes n’est autre, à terme, que de pouvoir choisir ses partenaires énergétiques en fonction de leur loyauté politique.

50Moscou n’est donc pas favorable à une trop grande diversification des États-clients qui rimerait avec dispersion : vendre un peu à tout le monde sans être vraiment indispensable à personne ne permet pas d’accroître son poids géopolitique. De fait, les exportations russes d’hydrocarbures resteront majoritairement orientées vers l’Europe. Et c’est bien en Europe que la Russie compte sur les avancées géopolitiques les plus importantes, d’une part, en raison de l’accroissement de la dépendance de ces États envers les ressources russes ; d’autre part, à cause de la situation géopolitique de l’Europe qui rassemble un grand nombre de puissances moyennes et petites rivales.

51En Asie, il s’agit plus pour la Russie de stabiliser la situation que d’élargir la sphère d’influence russe. Si elle utilise correctement les ressources sibériennes et extrême-orientales, elle peut atteindre trois objectifs : mettre en valeur et contrôler la Sibérie et les territoires d’Extrême Orient, diversifier les routes d’exportation de ses hydrocarbures, tout en établissant de bonnes relations avec la Chine et le Japon, qui regardent avec convoitise vers ces riches terres inhabitées.

52En ce qui concerne le marché américain, il n’est pas prioritaire aux yeux des autorités russes. Exporter pétrole et gaz aux États-Unis n’apportera pas à la Russie d’importants dividendes géopolitiques. Cela équivaudrait en fait à se mettre au niveau des puissances de second ordre qui exportent leurs matières premières vers les États-Unis et se mettent dans la dépendance stratégique de ces derniers. De manière générale, les exportations transocéaniques d’hydrocarbures devraient rester limitées. La majorité des exportations gardera, comme par le passé, un caractère avant tout continental, à cause de la position géographique de la Russie aussi bien que de ses intérêts et objectifs géopolitiques.

53Cette stratégie axée sur les enjeux externes est pourtant travaillée par nombre de contradictions internes qui pourraient remettre en cause la volonté affichée par le Kremlin d’utiliser les revenus tirés des exportations d’hydrocarbures pour moderniser l’État russe et diversifier l’économie. Il lui faudra en effet surmonter les conséquences économiques et écologiques négatives de l’exploitation des ressources gazières et pétrolières, afin d’améliorer véritablement le niveau de vie des Russes. Cette dernière tâche est loin d’être la plus simple à mener à bien et ne semble pas prioritaire aux yeux des autorités russes.

Notes

  • [1]
    Voir notamment Sébille-Lopez, 2006.
  • [2]
    Voir Cordonnier, 2004.
  • [3]
    Au XVIIIe siècle, cette politique a conduit aux partages successifs de la Pologne entre la Russie, l’Autriche et la Prusse.
  • [4]
    Compagnie privée russe proche de Gazprom.
  • [5]
    En Estonie, les actionnaires de la compagnie Eesti Gaas sont : Gazprom (37%), Ruhrgas (33,4%), la compagnie finlandaise Fortum (17,7%), Itera Latvija (9,75%). (www. gazexport. ru). En Lettonie, Ruhrgas International possède 47.15% de Latvijas Gaze, Gazprom – 25% et Itera – 25% (www. lg. lv)
    En Lituanie, Ruhrgas International détient 38.9% de Lietuvos Dujos, Gazprom – 37.1%, l’État lituanien – 17.7%. (www. dujos. lt)
  • [6]
    Néologisme et euphémisme désignant une redistribution de la propriété par l’État ukrainien.
  • [7]
    Sigle russe pour Baltijskaja Truboprovodnaja Sistema (Système d’Oléoducs de la Baltique).
  • [8]
    Voir le site consacré au projet : www. nord-stream. com
  • [9]
    L’oléoduc Odessa-Brody est la seule infrastructure énergétique à avoir été construite par l’Ukraine indépendante. Il a été conçu pour exporter du pétrole de la Caspienne vers l’Europe centrale en contournant la Russie. Ironie du sort, il est aujourd’hui utilisé par les compagnies russes dans le sens Brody-Odessa pour exporter leurs ressources par la mer Noire.
  • [10]
    Cette formule prévoit qu’au cas où le client n’utilise pas les volumes prévus par le contrat, il devra tout de même payer une somme prédéfinie, correspondant à tout ou partie des volumes non utilisés.
  • [11]
    Voir Dienes L., 2004, « Observations on the Problematic Potential of Russian Oil and the Complexities of Siberia », Eurasian Geography and Economics, 45, n°5, pp. 319-345.
  • [12]
    En juin 2006, la Russie a accédé à la 3e place mondiale (après la Chine et le Japon) pour l’importance de ses réserves monétaires.
  • [13]
    Économie de rente basée sur l’exportation de matières premières et qui se caractérise par un recours massif aux importations de biens de consommation aux dépens de l’appareil productif national qui s’étiole. Voir Ahrend, 2005.
  • [14]
    D’après les données du ministère des ressources naturelles de la Fédération de Russie, le niveau actuel de production assurerait à la Russie des réserves pétrolières pour 35-40 ans, à l’Arabie Saoudite 42 ans, au Kazakhstan 83 ans, à l’Iran 89 ans. [RBC, « MPR : Rossija obespechena zapasami nefti na 35-40 let », 22/06/05, //top.rbc.ru]
  • [15]
    EES : sigle russe pour Edinaja Energeticheskja Sistema (Système Énergétique Unifié).
Français

Résumé

La Russie, premier exportateur mondial d’hydrocarbures, compte tirer d’importants bénéfices géopolitiques du prix élevé des matières premières. Mais pour ce faire, Moscou doit résoudre un grand nombre de problèmes internes et externes majoritairement liés aux conséquences de la chute de l’URSS. Au plan interne, les autorités russes ont entrepris d’établir leur contrôle sur les ressources et les réseaux de transports nationaux par la création ou le renforcement de géants énergétiques et de monopoles semi-étatiques. À leur tour, ceux-ci sont chargés de prendre le contrôle d’infrastructures d’exportation et de distribution hors du territoire russe. Pour atteindre ces objectifs, la Russie semble de plus en plus encline à utiliser « l’arme énergétique ». La diversification des marchés et des voies d’exportation est conçue comme le complément de la volonté de contrôle, pour ne pas dépendre trop fortement des États par lesquels transitent les exportations russes. Mais cette stratégie axée sur les enjeux externes est travaillée par nombre de contradictions internes, notamment liées aux coûts économiques et écologiques de l’exploitation des hydrocarbures. Ces contradictions pourraient remettre en cause la capacité du Kremlin à utiliser les revenus tirés des exportations d’hydrocarbures pour moderniser l’État russe et diversifier l’économie.

Ouvrages et articles scientifiques

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David Teurtrie
Docteur en géopolitique, spécialiste de l’espace post-soviétique. Il mène ses recherches au sein du CRESO (Centre de Recherche sur les Espaces et les Sociétés, UMR CNRS 6690) ainsi qu’à l’université d’État de Saint-Pétersbourg (Chaire des relations internationales). Il est l’auteur de plusieurs travaux et publications consacrés aux relations Russie-CEI et à la stratégie russe dans le domaine énergétique :
- Les enjeux de souveraineté entre la Russie et son étranger proche, thèse, dir. R. Hérin, université de Caen, décembre 2007, 510 p.
- « Eksport gaza i nefti : kakie strategicheskie celi presleduet Rossija ? » (L’exportation du gaz et du pétrole : quels enjeux stratégiques pour la Russie ?), in Rossija i Evropejskij Sojuz posle rasshirenija : novye perspektivy i novye problemy, Biblioteka Evropejskikh issledovanij, n?20, Sankt-Peterburg, 2007, pp. 114-132 (en russe)
- « La langue russe : Un enjeu dans les relations entre la Russie et son étranger proche », Le courrier des pays de l’Est, n?1043, mai-juin 2004
- « Géorgie : géopolitique d’une élection », Le Mensuel de l’Université, n?22, janvier 2008, www.lemensuel.net/Georgie-geopolitique-d-une.html
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/10/2008
https://doi.org/10.3917/flux.071.0024
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