CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Je suis certain que tous les lecteurs de Flux sont désormais au courant de l’état de dégradation du réseau électrique de Californie, jadis si performant [1]. Pour les habitants du Golden State, les conséquences de la déréglementation sont pratiquement inconcevables et ses causes demeurent, au mieux, opaques. Mais pour les plus initiés, qui connaissent la structure et l’organisation institutionnelle du réseau électrique, la situation est inverse ; c’est l’acceptation aveugle des prévisions du processus de destruction institutionnelle qui est quasiment impensable, et ensuite les responsabilités de tous les acteurs face aux conséquences de ce processus qui demeurent opaques.

2Bien que l’exemple californien ait sans doute vocation à demeurer un cas exceptionnel de déconstruction d’un réseau électrique [2], beaucoup d’observateurs pensent qu’une semblable destruction anarchique d’autres systèmes tels que le réseau téléphonique américain (jadis le plus performant du monde), les chemins de fer britanniques ou les compagnies aériennes, ont des conséquences aussi néfastes pour l’utilisateur « moyen », lui imposant des coûts sociaux et politiques bien plus élevés que les bénéfices économiques escomptés. De fait, le tissu social établi sur de nombreux contrats sociaux et mis en place pour assurer une répartition équitable des services sociaux au sein des sociétés industrielles avancées, tout en contrôlant le pouvoir des propriétaires et opérateurs des réseaux, a été mis en pièces au nom de l’efficacité. La politique s’est subordonnée à l’économie, l’intérêt collectif à l’intérêt individuel, et le bien de tous au profit de certains. Nous avons bel et bien été « bluffés ».

3Les propos qui suivent ne constituent pas un article professionnel au sens usuel du terme, ni une critique objective, mais se situent plutôt entre un état de l’art et un manifeste [3] — en partie analytique, en partie polémique, totalement inachevé et insuffisamment étayé. Je présente mes excuses aux lecteurs de Flux pour cette dernière lacune (mais uniquement pour celle-ci). Les informations disponibles relatives aux coûts sociaux et politiques de la destruction (et même de la démolition délibérée) des macro-systèmes techniques historiques restent encore fragmentaires, anecdotiques, et soumises au défi permanent de l’assertion selon laquelle tout finira par bien fonctionner si on laisse le temps au temps et si l’on cesse de vouloir entraver le fonctionnement des marchés [4].

4L’une des caractéristiques les plus frappantes de ce début de XXIe siècle réside dans la croyance générale que la « déréglementation » et/ou la « privatisation » des infrastructures essentielles telles que l’électricité, les télécommunications, les services financiers, les chemins de fer, et même le contrôle aérien et les systèmes de transports urbains, ne peuvent être correctement abordés qu’en termes économiques ou technico-économiques. Même l’argumentaire selon lequel ces macro-systèmes techniques sont, avant tout, des systèmes socio-techniques, et qu’ils ont été conçus pour offrir une grande variété de services de nature sociale et politique (dont beaucoup sont invisibles), apparaît comme une vision romantique, un héritage des idéaux socialistes et sociaux-démocrates du siècle dernier.

5Aussi bien dans la presse professionnelle spécialisée qu’à la télévision, on n’entend guère de voix s’élever pour contrer l’assertion selon laquelle la déréglementation, la décentralisation et l’informatisation de la gestion sont non seulement techniquement et économiquement plus performantes que les anciennes formes d’organisation centralisée et hiérarchisée, mais qu’en plus, elles « donnent le pouvoir » aux utilisateurs (ou aux clients) d’en influencer les retombées. La modernité impliquait un contrôle, aux dépens de l’efficacité (La Porte, 1996 ; Rochlin, 1993, 1996). Le post-modernisme s’est attaché à promouvoir la supériorité de l’économique et à se libérer du socio-politique. L’essence du discours du thatchérisme-reaganisme, qui revendique la supériorité politique de la désinstitutionnalisation des macro-systèmes techniques et la transformation de leur organisation hiérarchisée en marché, pourrait être résumée ironiquement en ces termes : l’homme moderne est né dans les chaînes, et s’apprête maintenant à en être libéré. Mais la réalité est radicalement différente. Après avoir brisé ses chaînes qualifiées de tangibles, l’homme est poussé à nier les coûts de cette « libération » et les moyens encore plus insidieux qui l’ont rendu de plus en plus dépendant de la technique, de l’économique et du socio-politique, par le jeu des lois, de la structure et de la logique internes de l’économie de marché. Les coûts engendrés par le socialisme et le contrôle des marchés ont été (et sont encore) largement dénoncés. Mais les coûts sociaux et informationnels supportés par le citoyen moyen pour survivre dans un monde de marchés néo-anarchique sont pratiquement occultés [5].

6Tout ceci n’a pas pour but d’absoudre les propriétaires et les opérateurs des anciens macro-systèmes techniques de l’accusation d’avoir, à maintes reprises, manipulé les politiques, de n’avoir pas su répondre aux défis, d’avoir été sourds aux réclamations et lents à s’adapter aux changements intervenus dans les demandes et besoins des usagers et clients. La compagnie AT&T s’est effectivement vigoureusement opposée à toute perte de contrôle sur les installations téléphoniques (y compris celles qui n’étaient pas fabriquées par sa filiale Western Electric) (Kraus et Duerig, 1988) ; et on peut évoquer l’irrégularité et les conditions déplorables des chemins de fer britanniques, aujourd’hui connues de tous, avant qu’ils ne soit démantelés. D’autres exemples abondent (« Britain off the rail », 2001).

7Ce qui est cependant remarquable, c’est la facilité avec laquelle ces défaillances et ces erreurs ont été utilisées pour justifier la déconstruction du système dans sa globalité, sans qu’on ait souligné en même temps que ces systèmes étaient, en principe, contrôlés par une réglementation dont le niveau d’exigence ne serait et ne pourrait être assuré par des solutions alternatives proposées dont les coûts étaient d’ailleurs largement sous-estimés. La re-réglementation, prédite par la théorie (Harris et Milkis, 1988) qui prévoyait les conséquences politiques insupportables de la déréglementation et soutenue par les autorités de réglementation qui demeurent réticentes à laisser le champ libre aux marchés, impliquait que l’on rétablisse une forme de contrôle sur les prix et l’accès aux marchés. C’est ainsi qu’il en est davantage résulté une déconstruction qu’une déréglementation. Peltzman et Winston (2000), dans leur recueil en faveur de la déréglementation, remarquent ainsi que :

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« Lorsqu’à la fin des années 1970, les États-Unis ont entrepris de déréglementer les réseaux, à savoir l’énergie, les transports et les communications, le gros du travail semblait avoir été accompli. Mais, une fois les fortes résistances politiques surmontées et la déréglementation en marche, on pensait qu’il ne s’agissait plus que d’une question de temps pour que les marchés, en remplacement des autorités de réglementation, répartissent entièrement les ressources dans ces différents secteurs. Plus de vingt ans après, les marchés sont à l’œuvre dans les industries de réseaux et les autorités de régulation également » [6].
(p. vii)

9Mais à cette importante différence près que si les réseaux peuvent être en partie re-réglementés, ils ne peuvent plus être reconstruits de manière cohérente.

Bienfaits privés, maux public

10Les théoriciens de l’administration publique ont compris depuis longtemps que concilier les attributions des organisations publiques et privées est aussi important pour maintenir l’équilibre du pouvoir en démocratie que de concilier les intérêts publics et privés (Moe, 1991 ; Simon, 1995 ; Simon et alii, 1991). Il peut être préférable de faire effectuer, ou au moins réglementer, de nombreux services par des agences publiques plutôt que par des organismes privés, dans le souci d’éviter la concentration excessive du pouvoir ou le risque de voir le bien-être du public sacrifié au profit de bénéfices économiques.

11Cependant, la précipitation avec laquelle on s’est employé à faire passer les tâches de gestion et de réglementation des réseaux du secteur public au secteur privé s’est révélée être une expérience sociale massive et incontrôlée, dont les conséquences sont aussi bien positives que négatives et dont l’évolution future demeure incertaine. Herbert Simon, déclarait, en 2000, à la John Gaus lecture de l’American Political Science Association :

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Les nombreuses expériences de privatisation de services, qui, pour de plus ou moins bonnes raisons, avaient auparavant été fournis par des agences publiques, commencent à nous montrer que le passage à l’économie de marché n’est pas le remède absolu contre tous les maux de l’administration.
En guise d’illustration, j’ai à peine besoin de mentionner la complexité des gains et des pertes que la déréglementation des transports aériens a fait subir à ses clients (malgré les rapports favorables concernant la baisse des tarifs). Les mêmes commentaires peuvent s’appliquer à la déréglementation et la privatisation des réseaux de distribution énergétique, de l’éducation et des communications, tous secteurs aujourd’hui confrontés à des problèmes économiques et organisationnels difficiles. Je pourrais encore citer d’autres exemples, en particulier celui du secteur carcéral, où les privatisations n’ont pas été un remède miracle contre les problèmes de criminalité.
Nous ne pouvons pas non plus prétendre avoir résolu les problèmes organisationnels relatifs aux biens publics et les externalités liées à la préservation de l’environnement. L’expérience a montré qu’un grand nombre de services publics essentiels serait mieux assuré par le gouvernement que par une quelconque entreprise à caractère privé… ».
(Simon, 2000, p. 754)

13Mais quels sont-ils, ces « biens publics » ? En termes économiques, la définition classique stipule que ceux-ci sont fournis conjointement à un ensemble de consommateurs, sont indivisibles et sont à usage collectif. Cependant, comme le souligne Olson : « Les étudiants en finances publiques ont négligé le fait que la réalisation d’un quelconque objectif commun ou la satisfaction d’un quelconque intérêt commun implique qu’un objectif commun ou public ait été auparavant défini pour ce groupe » (Olson, 1971, p. 15). De tels objectifs ou intérêts ne se limitent cependant pas à la quantité ou à la tangibilité des biens ou bénéfices, mais également à leur « qualité » qui inclut, entre autres, l’équité de la répartition et la facilité d’accès. De plus, les biens publics produits par les grands réseaux d’infrastructure deviennent des éléments constitutifs de l’espace public, si bien que le manquement à les fournir de façon équitable, efficace et, dans la plupart des cas, de manière si simple qu’elle en devient presque invisible, a des effets majeurs sur la perception qu’ont les citoyens de leur qualité de vie et du type de société dans laquelle ils évoluent (Lewinsohn-Zamir, 1998).

14Même si nous nous limitons aux conditions définies dans l’analyse économique des marchés, il faut, pour que ces marchés soient justes et équitables, que les consommateurs disposent d’une information complète et exhaustive et de moyens ouverts pour profiter de la concurrence. Mais cette condition n’est suffisante que si cette information et ces moyens peuvent être obtenus et utilisés par tous les usagers potentiels sans leur imposer une perte de temps ou un effort trop lourds. Les preuves invoquées pour prouver la véracité (ou du moins l’exactitude) des affirmations récurrentes de la nette supériorité de la déréglementation et de la concurrence, y compris en ce qui concerne les macro-systèmes techniques qui fournissent des biens ou des services non interchangeables, sont, de ce fait, peu honnêtes, car l’augmentation considérable des coûts sociaux et de transaction imposée à l’usager individuel, est passée sous silence. Ces coûts peuvent être décomposés en quatre catégories principales :

  • Coûts directs, dus à l’incapacité de nombreux utilisateurs à utiliser l’information pour en tirer efficacement parti ;
  • Coûts indirects, dus au temps passé à la réalisation des transactions ;
  • Coûts, jadis reconnus mais apparemment aujourd’hui oubliés, dus à la surcharge d’informations, représentant les coûts directs et indirects nécessaires à la maîtrise des nouvelles informations requises pour l’accomplissement de toute formalité ;
  • Enfin pour de nombreux systèmes, l’augmentation des coûts directs et indirects inhérents à l’acquisition de l’information nécessaire à leur utilisation, leur gestion, et, dans de nombreux cas, au temps passé à l’exécution des démarches.
Cet argumentaire rappelle fortement la théorie de Ulrich Beck sur la privatisation, qui avançait qu’alors que la société industrielle « moderniste » présentait un risque très structuré pour l’individu, la société du risque « moderne réflexive » entraîne une baisse de la sécurité individuelle en délégitimant le savoir traditionnel, les institutions et les normes susceptibles de guider les comportements. Pour reprendre les termes d’un commentateur de Beck :

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Choisir son lieu de vie, son alimentation, son lieu de vacances, ses vêtements, ses fréquentations et ses partenaires sexuels est (aujourd’hui) du ressort de l’individu. Et ce constat diffère de celui qui prévalait au temps de la simple modernité où les sociaux-démocrates prenaient en charge les risques… la tâche réflexive pèse désormais sur les épaules de l’individu.
(Almas, 1999, p. 5)

16Beck va plus loin et souligne que ce qui semble, au premier abord, apporter une plus grande liberté — vis-à-vis de la classe sociale, de la famille, des traditions —, implique aussi une beaucoup plus grande gamme de choix. Et dans la mesure où les domaines où les choix doivent se faire sont beaucoup plus ouverts et où les choix sont à la fois plus nombreux, plus exigeants, et cependant très circonscrits, l’individu est finalement moins libre que jadis.

17De plus, alors qu’il apparaît que même les grandes entreprises et autres puissantes entités et institutions sociales les mieux placées ne retirent pas de bénéfices importants de la déréglementation (comme le montre la controverse relative à l’accroissement de la productivité industrielle au cours de la dernière décennie), on n’a guère étudié si, et dans quelle mesure, les individus, en particulier ceux dont les revenus ou la formation ne leur permet pas d’appartenir à la classe sociale adepte des nouvelles technologies, y ont gagné et si les gains l’ont emporté sur les coûts — notamment les coûts de formation à l’utilisation efficace des systèmes.

18Dans leur ouvrage Sorting Thing Out : Classification and Its Consequences, Bowker et Star avancent que :

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Au cours des cent dernières années, les employés de tous les secteurs d’activité ont contribué à mettre en place un ensemble incroyable et entremêlé de catégories, standards et moyens pour assurer l’interfonctionnement des infrastructures techniques. Nous connaissons à peine ce que nous avons construit. Personne n’a la capacité de contrôler l’infrastructure ; personne n’a le pouvoir de la modifier de façon centralisée. Mais, dans la mesure où nous vivons en son sein, qu’elle fait partie de notre environnement et que nous en dépendons, elle contribue à modeler nos choix moraux, scientifiques et esthétiques. L’infrastructure est aujourd’hui devenue le grand espace intérieur.
(Bowker et Star, 1999, p. 320)

20Malheureusement, il semble pourtant que « quelqu’un » a effectivement le pouvoir de la modifier, quoique de façon non centralisée ni consciente (Osborn et Jackson, 1988). Si les infrastructures de base sont radicalement reconfigurées, de telle façon que non seulement leurs éléments constitutifs mais leurs règles de fonctionnement, leurs normes et leurs caractéristiques sont « déconstruits », il en va de même pour notre infrastructure sociale et politique (Summerton, 1994). Les services jadis offerts « automatiquement », sans nécessiter de réflexion ni de décision personnelle, requièrent aujourd’hui une attention, non seulement ponctuelle, mais parfois récurrente ou même continue.

21Et, comme les exemples décrits plus haut le montrent, la reconfiguration de ce « grand espace intérieur » change aussi notre perception du monde social dans lequel nous vivons, et, partant, celle de notre ou nos rôle(s) en son sein. Les coûts directs et, en principe, mesurables sont reconnus par certains analystes économiques de la déréglementation — quoiqu’ils soient trop souvent considérés comme des « externalités » (Borenstein et Bushnell, 2001). Mais d’autres coûts sont beaucoup plus difficiles à quantifier, car ils sont engendrés à la fois par la déconstruction tangible et intangible de l’infrastructure. Les artéfacts eux-mêmes, instruments et instrumentalités des réseaux, sont largement impliqués dans la manière dont les éléments, les règles, les normes et les représentations des macro-systèmes techniques ont affecté et structuré nos vies. Même les économistes moins traditionnels ne considèrent généralement les individus que comme des médiateurs. Ils omettent de tenir compte de l’importance des changements structurels, opérationnels et réglementaires des infrastructures, car ils négligent, à la fois, le rôle des acteurs non humains qui interviennent dans nos vies (Latour, 1993, 1999), et celui des artéfacts, des instruments et de l’environnement physique et technique qui modèlent la perception de notre environnement cognitif et social (Hutchins,1995). Notre monde actuel est très éloigné, aussi bien au niveau cognitif, politique, qu’économique et social, de celui qui préexistait lorsque la compagnie téléphonique fournissait des services intégrés horizontalement et verticalement, était l’unique fournisseur d’équipement « indestructible », procédait à toutes les installations, en assurait l’entretien et la gestion, et s’enorgueillissait de maintenir la qualité de ses services.

Un peu d’histoire

22Comme Thomas P. Hughes l’a souligné dans son travail séminal sur l’électrification, et a continué de le développer dans ses travaux ultérieurs (Hughes, 1983,1989), l’histoire des macro-systèmes techniques ne révèle pas tant la « diffusion » des technologies, qu’elle ne dévoile les efforts délibérés déployés par les inventeurs et les entrepreneurs pour créer un marché pour leurs voies ferrées, leur électricité et leurs réseaux de communications, par le biais de la mise en place d’un réseau d’utilisateurs. Et, consciemment ou non, les usagers ont fait de nombreux compromis et ont dû s’adapter pour pénétrer ces réseaux. Le transport ferroviaire ne permet pas une aussi grande souplesse dans le choix des transporteurs que les transports terrestres traditionnels (Goddard, 1994). Les petites entreprises indépendantes d’électricité ont été progressivement fusionnées en des plus grandes compagnies qui jouissaient de réseaux stables et étendus (Hughes, 1983). L’intégration du système téléphonique américain a remplacé un assemblage de petites compagnies indépendantes dont les tarifs et les équipements différaient (Fisher, 1992).

23L’intégration progressive des différents systèmes d’infrastructure en réseaux n’a pas été laissée sans aucune médiation. Les gouvernements, soucieux de stabiliser la croissance du macro-capitalisme en dépit de l’amplification des mouvements sociaux, ont fait passer un accord entre les citoyens et le capital, arbitrant le double rôle de l’individu en tant que consommateur et citoyen. Comme Graham et Marvin l’ont avancé en ce qui concerne les villes, l’accès domestique aux services fournis par les réseaux, tels que le téléphone, l’eau, le gaz et l’électricité sont devenus des normes, faisant en quelque sorte partie du contrat social (Graham et Marvin, 1994). Par ailleurs, dans la mesure où les transports et les communications favorisaient l’aspiration à la cohésion spatiale et sociale, et, par là, un minimum d’équité, la réglementation gouvernementale s’est faite plus dynamique au niveau des tarifs et des services, faisant en sorte, par exemple, que les nouveaux usagers du réseau électrique soient exemptés d’une partie des frais de raccordement ou que, dans le principe, les tarifs ferroviaires soient fixés en fonction de la distance parcourue et non de la facilité d’accès [7].

24Dans la mesure où ces systèmes sont devenus, de fait, des monopoles, de nombreux organismes gouvernementaux de réglementation et de contrôle ont été mis en place pour protéger les usagers-clients — aux États-Unis, par exemple, on citera la Commission du commerce inter-états (ICC) pour les transports ferroviaires, la Commission fédérale des communications (FCC) pour les communications, et diverses autres commissions d’utilité publique pour réglementer l’électricité, les compagnies téléphoniques et même l’eau (l’Europe a mis en place des solutions alternatives telles que les PTT ou les chemins de fer nationaux.) Avec la complexification et l’extension des services, la croissance des populations, des capacités et des exigences, la structure même des réseaux et les organisations qui les contrôlent évoluent de concert pour former de vastes complexes diversifiés et fortement bureaucratisés, qui, à leur tour, commencent à présenter quelques-uns des défauts et rigidités bien connus de l’administration — parfois à un degré tel que seul un écrivain comme Gogol pourrait en rendre compte.

25Malgré cela, la période de la guerre froide comprise entre 1948 et les années 1980 tenait de ce que John Ruggie avait caractérisé (dans le contexte international) comme étant « le compromis du libéralisme “enchâssé” » entre le laissez-faire du libéralisme et l’interventionnisme politique (Ruggie, 1983). Comme Kate O’Neill l’a récemment écrit, « c’était aussi l’époque de l’État providence où de nombreux pays occidentaux avaient mis en place de vastes systèmes de sécurité sociale et de santé nationaux pour protéger leurs populations et fournir ce qui était alors considéré comme des droits sociaux fondamentaux ». On assiste également, dans ces mêmes pays, à « l’enchâssement » des macro-systèmes techniques, notamment la poste, le télégraphe et le téléphone (intégrés sous forme de PTT ou répartis en plusieurs organismes publics ou privés réglementés, selon les pays), les réseaux électriques et ferroviaires (nationalisés ou constitués d’entreprises privées fortement réglementées). Mais ce libéralisme « enchâssé » a été fortement déstabilisé par les progrès des idéologies de l’économie de marché à l’Ouest, alors que l’effondrement du socialisme à l’Est a renforcé la propension à considérer qu’en matière de réseaux, tous les problèmes rencontrés étaient dus aux macro-systèmes intégrés, qu’ils soient entièrement contrôlés ou seulement réglementés par le gouvernement.

26Ailleurs dans le monde, les réponses aux conséquences internationales de cette transition ont été très diversifiées et ont donné lieu, aussi bien à des privatisations forcées qu’à des « ajustements structurels » imposés par le FMI, au démantèlement de l’État providence et à l’avènement du libre échange — aboutissant finalement à la création de l’OMC (entraînant, à son tour, des mouvements de protestation comme celui de Seattle). Par contre, les conséquences internes aux États-Unis de la transition homologue ont moins attiré l’attention — mis à part les cas où la désagrégation du système a entraîné la délocalisation de la production vers des pays pauvres où la main-d’œuvre est bon marché et le produit du travail aisément exportable.

27Comment, alors, comprendre les conséquences du démantèlement (certains vont jusqu’à dire la « vivisection ») des macro-systèmes techniques dont la mise en place et l’expansion étaient, en quelque sorte, le pilier de la croissance et du développement des sociétés du XXe siècle ? On citera l’exemple, souvent négligé, de la destruction à grande échelle des systèmes de transport collectifs urbains américains, programmée dans les années 1950 — époque de la modernité en marche —, en faveur des bus et de l’automobile privée, et, plus tard, de la prépondérance absolue de l’automobile (Goddard, 1994). Cette initiative tant vantée, qui devait libérer les Américains de la tyrannie des horaires, de la rigidité des infrastructures fixes et de la compagnie forcée d’inconnus leur a, en fait, imposé une autre tyrannie liée à la circulation et à sa régulation, une autre rigidité due aux problèmes de parking, et la compagnie forcée des autres automobilistes (Flink, 1990). De même, la déréglementation des autres réseaux aux États-Unis, notamment les réseaux électriques, téléphoniques, les transports aériens, devait apporter de la flexibilité, fournir des options supplémentaires et entraîner une baisse des coûts (Peltzman et Winston, 2000). Il n’en a rien été. Le seul résultat a été d’obliger l’usager à maîtriser de nouveaux savoirs pour pouvoir utiliser ces systèmes de manière efficace.

28Qu’ils soient traditionnels ou automatisés, modernes ou post-modernes, tous les réseaux socio-techniques sont susceptibles d’être manipulés par ceux qui sont le mieux placés pour exercer toutes les formes du pouvoir social, à savoir les formes politiques, économiques et culturelles. Ces mêmes acteurs ne se bornent pas à soutenir, mais vantent activement les bienfaits et prodiges des nouveaux réseaux qui sont l’objet, à la fois, d’une monopolisation de type traditionnel, par le biais des rachats d’entreprises, et de nouvelles formes de monopolisation, notamment le contrôle du réseau d’infrastructure. À une époque où la réglementation est toujours combattue et où les individus persistent à être séduits par l’idéologie selon laquelle les organismes publics sont, au mieux, inefficaces et, au pire, sources de tous les maux, et que les seules instances politiques compétentes sont la personne privée et l’État, il semble que la marge de manœuvre soit étroite. Dans cet article, je soutiens que l’histoire des réseaux, dans ce cadre de pensée, résulte du mélange d’une idéologie radicale combattant toute forme de gouvernement central (à laquelle on se réfère comme « la révolution Thatcher/Reagan »), d’idéologies universitaires de l’économie de marché, et de la capacité des entreprises capitalistes à forger des alliances politiques assez fortes pour être à même de détruire des réseaux stables dans le seul intérêt de réaliser des profits financiers. J’ajoute, avec une certaine consternation, que, dans de nombreux cas, ce mélange d’avidité, d’idéologie, et d’intérêts personnels mesquins a été soutenu par une certaine partie de la « gauche » qui en a également été complice en diabolisant, quoiqu’en général pour des raisons bien différentes, à la fois le pouvoir central de l’État et les « monopoles inhérents » aux grandes entreprises.

Privatisation et piraterie

29La déréglementation a effectivement débuté avant la révolution thatchérienne et le passage de l’utopie du laissez-faire aux idéologies anti-gouvernementales (Guy et alii, 1999). Aux États-Unis, la maladresse en matière de réglementation des tarifs a pris l’allure d’une plaisanterie dans les années 1960, menottant les transports ferroviaires et limitant considérablement la concurrence provenant des transports routiers (Harris et Milkis, 1988). La pression due à la construction d’un système d’autoroutes inter-états performant a été très forte et a rendu inévitable l’ouverture du marché des transports routiers, et l’a soustrait au contrôle de la Commission inter-états du commerce (Goddard, 1994). La forte baisse des profits réalisés par les compagnies de voies ferrées a entraîné la déréglementation partielle des chemins de fer américains dans les années 1970. Cependant, la déconstruction du système n’a pas été délibérée, comme elle devait l’être plus tard en Grande-Bretagne. En effet, on avait quelque espoir que la déréglementation les renforcerait financièrement. (Grimm et Winston estiment que « l’industrie ferroviaire est peut-être le seul secteur industriel aux États-Unis, qui a été et, sans doute, sera jamais déréglementé à cause de sa mauvaise performance sous réglementation » (Grimm et Winston, 2000, p. 41).

30Mais ce fut le succès du nouveau conservatisme, nourri par Thatcher en Grande-Bretagne et poursuivi sous la bannière de Reagan, qui a conduit à une attaque en règle contre toute intervention gouvernementale dans les marchés. Même les formes les plus traditionnelles de réglementation étaient considérées comme néfastes. En Grande-Bretagne ou dans d’autres pays qui bénéficiaient de services publics nationalisés, notamment les transports aériens et ferroviaires, cela mettait directement en cause les aptitudes de l’État à gérer et à diriger. Aux États-Unis, où c’est l’industrie privée fortement réglementée qui a joué ce rôle, cela s’est traduit par une mobilisation des outils idéologiques sous le couvert des lois antitrust et anti-monopole, et par une rationalisation des outils économiques, invoquant le fait que les industries publiques fortement réglementées n’étaient pas rentables.

31Parmi les premières à promouvoir et exploiter la nouvelle mouvance des arguments idéologiques et économiques en faveur de la déconstruction des macro-systèmes sous couvert de « déréglementation » et/ou de « privatisation », on trouvait les entreprises qui, exclues des systèmes conformément à la loi et à la réglementation inhérentes à la théorie du monopole naturel, cherchaient à réaliser des profits en pénétrant de nouveau ces systèmes. Il s’agissait aussi bien de petites compagnies aériennes régionales que de grandes compagnies telles que MCI (qui ont contribué à la déréglementation du téléphone), de grandes banques et compagnies de services qui, toutes, souhaitaient se diversifier en s’impliquant dans certains secteurs économiques desquels elles avaient été exclues. On citera notamment l’intérêt de AT&T pour le secteur informatique et l’initiative de PG&E qui cherchait à réaliser des profits dans des activités non réglementées, telles que le marché immobilier californien en plein essor.

32Dans de nombreux cas, la multiplication des acteurs concurrentiels a été aussi rapide que visible. Des compagnies aériennes régionales se sont créées sur tout le territoire des États-Unis. MCI et Sprint, entre autres, se sont livrés à une vive compétition dans le domaine des communications téléphoniques à grande distance. AT&T s’est impliqué dans le secteur informatique. PG&E s’est séparé de la plupart de ses centrales de production d’énergie électrique en les vendant à des filiales non soumises à la réglementation, pour ne garder que les réseaux de transport et de distribution. Des opérateurs indépendants sont rapidement intervenus pour faire rouler des trains sur le système de voies ferrées britanniques, alors que le pivot du monopole naturel, les voies ferrées et les systèmes de signalisation, est resté sous le contrôle de la compagnie Railtrack. Dans un premier temps et dans certaines régions, les tarifs ont diminué et le service s’est amélioré. Il serait plus juste de dire que les tarifs ont baissé pour une certaine catégorie d’usagers et que certains aspects très visibles du service, ont, en gros, été améliorés. Mais on peut se demander quels ont été les coûts cachés et généraux de ce processus.

Trois exemples sectoriels

33La littérature relative à la déréglementation des grands réseaux est bien trop abondante pour être examinée dans ce court article, et de nombreux problèmes ne peuvent être abordés ici, notamment la déréglementation des banques et institutions financières, des réseaux transnationaux et mondiaux, et des communications mondiales. On présente cependant ici trois « instantanés » qui s’attachent à mettre en lumière l’étendue et la diversité des conséquences sociales non intentionnelles de cette déréglementation. La perception par l’opinion publique de l’impact de la déréglementation sur la vie quotidienne et de l’indifférence relative des responsables politiques, des économistes et des acteurs économiques a amplement contribué à ébranler la confiance du public dans le rôle et la fiabilité des réseaux d’infrastructures. En bref, la déréglementation a désinstitutionnalisé les réseaux.

Le jeu de Kahn

34La déréglementation du transport aérien aux États-Unis n’a pas été provoquée par une demande spontanée du public ou des organismes gouvernementaux. Si l’on peut y voir une quelconque motivation politique, elle proviendrait du monde des affaires. Car la personnalité que l’on peut le plus clairement associer à la déréglementation aérienne est bien l’économiste Alfred Kahn, qui l’a, presque à lui seul, accélérée, défendue, et que l’on a ensuite plus d’une fois entendu blâmer compagnies aériennes et usagers pour expliquer que les problèmes qui ont suivi la déréglementation étaient imputables au fait que ces derniers ne s’étaient pas comportés comme ils étaient supposés le faire. Selon les termes de Dempsey et Goetz :

35

Avant la déréglementation, les États-Unis jouissaient du « meilleur système de transports aériens du monde », dont l’excellence était reconnue de tous. Notre service était parfait, notre flotte récente et techniquement performante, le personnel jouissait d’une bonne stabilité de l’emploi et de salaires corrects ; quant aux tarifs, si l’on prenait en compte l’inflation générale des prix, ils n’avaient cessé de diminuer durant les quatre dernières décennies. Mais Alfred Kahn a pensé qu’il pourrait faire encore mieux.
(Dempsey et Goetz, 1992, p. 335)

36Depuis la parution de cet ouvrage, la flotte s’est améliorée, mais non pas, tant s’en faut, les conditions de travail du personnel. De plus, les calculs des bénéfices économiques, effectués d’après les modèles théoriques qui avaient estimé le montant des tarifs escomptés « sous réglementation », sont encore controversés (Dempsey et Goetz, 1992, p 243 sq).

37Kahn, participant actif à la réforme de la réglementation aérienne dans les années 1970 qui avait entraîné la rupture des accords officieux sur les tarifs et leur baisse, a pensé que les effets positifs de la réforme seraient encore améliorés par la déréglementation, qui attiserait la concurrence. Mais il n’avait pas prévu qu’il y avait de fortes économies d’échelle dans le transport aérien, que certaines barrières sociales à l’entrée sur le marché l’emportaient sur les barrières économiques, et qu’un pouvoir de marché pourrait facilement être exercé par les plus grosses compagnies. Kahn était parti de l’idée que l’industrie ne se concentrerait pas et que la concurrence jouerait en faveur de la fourniture de services aux plus petites villes moins fréquemment desservies, comme la réglementation l’avait d’ailleurs imposé aux compagnies comme prix à payer pour pouvoir pénétrer les marchés lucratifs des trajets très fréquentés. Il avait fondamentalement surestimé la capacité de ce mécanisme à contrer le phénomène d’écrêmage et n’avait non plus prévu l’ampleur du phénomène de marginalisation sociale qui s’ensuivrait, une fois la concurrence supprimée. (Je me rappelle très bien cette journée du début des années 1980 où je fis l’aller et retour de New York à Ithaca à bord d’un monomoteur Beechcraft à quatre places).

38Certes, les vols sont plus fréquents et de grandes économies ont été réalisées, au moins pour les hommes d’affaires. Mais, si l’on écoute Dempsey et Goetz, l’industrie du transport aérien a perdu, de 1978 à 1992, plus d’argent qu’elle n’avait réalisé de bénéfices depuis sa naissance. On a assisté à des centaines de faillites, à une augmentation de la différenciation des prix, à une multiplication ahurissante du nombre des tarifs, et à une baisse de la confiance du public dans la qualité et la fiabilité des services. La croissance des réseaux en étoile, considérés par les économistes comme l’un des principaux avantages de la déréglementation, se traduit souvent par un allongement de la durée totale des vols, un plus grand nombre de retards et de correspondances non assurées. Les avions sont plus chargés, moins confortables et l’ensemble de la dégradation du service en vol n’est plus à démontrer. La tarification est passée du baroque au grotesque — sur un même vol, les passagers assis sur des sièges identiques ont pu se voir attribuer une douzaine de tarifs différents. Les prix sont imposés par la concurrence et l’importance du trafic, et ne dépendent pas de la distance parcourue. La plupart des petites compagnies qui ont surgi avec l’avènement de la déréglementation ont progressivement été évincées hors du marché ou absorbées par de plus grandes, qui elles-mêmes s’entredévorent. Il ne reste plus qu’un seul transporteur (American West) des cinquante-huit compagnies créées entre 1978 et 1990. De nouvelles compagnies se créent certes encore aujourd’hui, mais leur avenir est incertain. On peut cependant noter l’émergence des compagnies « sans service » qui, seules, peuvent être compétitives au niveau des prix. C’est en suivant cette politique que la compagnie Southwest a réussi à concurrencer les plus grosses. (La question reste ouverte quant à la sécurité et la fiabilité qu’offrent ces compagnies qui imposent de fortes cadences aux pilotes et aux avions. De plus, l’arrêt au sol d’un seul appareil, pour l’entretien ou pour un problème technique, peut paralyser l’ensemble des autres vols).

39Pendant une certaine période, le service s’est amélioré et le nombre de plaintes a diminué. Mais lorsque les grosses compagnies se sont introduites dans ce marché et l’ont repris, « l’exaspération du public a été à l’origine d’au moins cinq projets de loi présentés au Congrès en faveur d’une législation sur les droits des passagers des lignes intérieures » (Amstrong, 2001, B1). La pression exercée en faveur de l’action législative provenait de l’association américaine des agences de voyages, ainsi que des associations de consommateurs et groupes de passagers des lignes intérieures. Les plaintes portaient sur la fréquence des retards, la pratique de la surréservation, les annulations, la perte des bagages, et les attentes perçues comme interminables aux aéroports. Si l’on se réfère à l’article de Amstrong, sur l’année 2000, 25 % des vols intérieurs ont été retardés, et les plus mauvais chiffres atteignent 27,4 %. L’un des points principaux de la loi proposée donne le droit aux passagers d’engager une action en justice, conformément aux lois de protection des consommateurs, droit qui avait été banni par la loi constitutive sur la déréglementation de 1978. De plus, les hommes d’affaires, que l’on pensait être les principaux bénéficiaires de la déréglementation, se sont plaints de la contrainte des vols indirects en étoiles, de l’augmentation du nombre des correspondances ratées, et appuient activement le mouvement en faveur d’une nouvelle loi.

40Que la déréglementation ait ou non entraîné une baisse des tarifs sur les trajets aériens très fréquentés, elle les a par contre incontestablement fait augmenter sur de nombreux trajets moins fréquentés ; certaines populations se sont vues réduire leur accès aux transports aériens dont les tarifs ont par ailleurs augmenté. Le prix des billets est devenu un vrai casse-tête, et les agences de voyages indépendantes sont de plus marginalisées et risquent fort de disparaître complètement. Libres de se faire concurrence, mais non d’être en collusion, les grosses compagnies coordonnent leurs actions. Elles ont réduit le service et diminué la taille des sièges et l’espace libre entre les rangées. Ces mesures leur ont permis d’évincer totalement du marché leurs plus petits concurrents. Et bien que l’augmentation de la fréquence des vols soit un facteur aggravant, elle a bien été l’un des objectifs de la déréglementation — sans oublier que, aussi bien dans le secteur des transports ferroviaires en Grande-Bretagne, du téléphone aux États-Unis (voir plus loin) et des réseaux de transmission et de distribution de l’électricité, on n’a donné à aucune des entités nouvellement créées la responsabilité complète, ni les subventions suffisantes pour assurer la maintenance, a fortiori l’extension nécessaire des infrastructures.

Des arguments téléphonés…

41Lorsque la Commission fédérale des communications (FCC) a été créée en 1934, le premier point mis à l’ordre du jour a été de procéder à une investigation du réseau téléphonique Bell. Même à ses débuts, la FCC entrevoyait que le fait de donner des droits exclusifs à AT&T pour l’équipement des relais de sa filiale à 100 %, Western Electric, soulèverait des problèmes. La FCC a repris ses démarches auprès de Bell, et est parvenue à négocier un accord selon lequel AT&T serait autorisée à garder Western Electric et Bell Telephone Laboratories, sous certaines conditions très restrictives : Western Electric ne pourrait vendre ses produits qu’à AT&T, et cette dernière se limiterait aux fonctions de télécommunications ; les informations techniques provenant de son plus beau fleuron, les laboratoires Bell, seraient à la disposition de qui en ferait la demande [8].

42À la fin des années 1960, des mécontentements se font de nouveau entendre. L’industrie informatique venait d’entamer sa période de croissance rapide, et AT&T souhaitait repousser les limites imposées. De façon plus pertinente, on citera le rejet de la réclamation émise par AT&T contre l’utilisation d’équipement non manufacturé par Western Electric (qui a donné lieu à l’arrêt Carterphone) et la vulnérabilité de son monopole vis-à-vis des entreprises extérieures cherchant à utiliser les nouvelles technologies pour pénétrer le secteur des télécommunications. En 1969, la FCC a autorisé une compagnie indépendante de transmission, MCI, à construire des systèmes de radio à micro-ondes qui entreraient en concurrence avec AT&T (La Porte, 1996). Ce fut cette décision qui allait finalement conduire au démantèlement d’AT&T. Bien que MCI prétendît ne pas avoir l’intention de concurrencer AT&T, c’est ce qui se passa presque aussitôt. La FCC statua sur l’illégalité de cette pratique, mais fut, à son tour, déboutée par un tribunal fédéral en 1977. La compagnie MCI fut bientôt suivie par Sprint et d’autres encore, dès qu’il devint évident qu’elles pouvaient jouir, de fait, d’une subvention gouvernementale en étant exemptées de payer les opérateurs locaux et indépendants pour leurs services de raccordement — ce que AT&T devait continuer à faire (Kraus et Duerig, 1988, p. 89).

43Pendant ce temps, la procédure entamée entre le gouvernement et AT&T avançait avec une lenteur infinie, et les circonstances ne furent pas favorables à AT&T. L’affaire fut finalement jugée immédiatement après l’investiture de Ronald Reagan, dans le but évident d’empêcher un règlement à l’amiable. Le hasard voulut que le procès incomba à un juge favorable à l’application des lois antitrust, qui ne considéra pas AT&T comme un organisme semi-public. Peut-être est-ce Walter Annenberg, cité dans l’ouvrage de Kraus et Duerig, qui en 1983 a le mieux exprimé les choses :

44

Le démantèlement du réseau téléphonique américain, reconnu comme l’un des plus performants du monde, aura un impact sur pratiquement tous les secteurs de notre société. La manière dont cela s’est produit est un exemple assez effrayant… de ce qui peut arriver dans ce pays à une entreprise pourtant reconnue comme l’une de ses principales réussites, qui a su croître par elle-même, sur ses seules ressources et devenir la plus grande entreprise mondiale, et dont les laboratoires Bell devaient nous faire entrer dans l’ère de l’information.
(Kraus et Duerig, 1988, p. 11)

45Le meilleur réseau téléphonique du monde, gérant le meilleur laboratoire privé de recherche, a été démonté de façon autoritaire, son laboratoire reconverti dans le seul but de réaliser des profits, ses compagnies régionales contraintes d’entrer dans la concurrence quand et là où elles le pouvaient, et ses opérateurs interurbains de concurrencer MCI, Sprint et ceux-là mêmes qui avaient contribué à sa destruction. Il est amusant de remarquer que AT&T, alors libre d’affronter la concurrence, est finalement presque devenu le plus gros « tigre » (et peut-être le plus féroce) de la jungle des télécommunications, avec non seulement de grandes chances de survivre, mais même d’absorber ses concurrents plus faibles dans tous les secteurs. Il ne pourra cependant y parvenir, dans le meilleur des cas, que sous une réglementation minimale et en jouant sur un plus grand nombre d’infrastructures téléphoniques. Lucent, qui a hérité des laboratoires Bell récemment privatisés et d’autres activités « d’intérêt public », pâtit d’une série de piètres décisions financières qui peut la précipiter vers la faillite.

46Parallèlement, les conséquences sociales les plus évidentes ne se limitent pas à la surcharge de « travail » imposée aux usagers (et sur lequel on reviendra plus loin), mais se traduisent aussi par un harcèlement téléphonique de la part des différentes compagnies qui souhaitent les faire changer d’opérateur, le changement intempestif d’opérateur sans le consentement de l’usager, et la confusion causée par la ré-attribution constante des indicatifs régionaux à mesure qu’un nombre croissant d’opérateurs indépendants (en particulier des services de téléphonie mobile) s’accaparent de grandes quantités de numéros pour leur usage commercial.

47Tous ceux d’entre nous qui ont fini par exploser de colère après un énième appel de MCI, de Sprint, ou même de AT&T, les incitant à changer de services, peuvent témoigner que cette transition ne s’est pas effectuée sans un coût social qui n’a pas été mesuré. Mais d’autres coûts sont également à prendre en compte. Pour ne citer que la Californie, l’imposition de charges fixes pour accéder au réseau interurbain a fait augmenter le montant de la facture des faibles utilisateurs. Ce qui subsiste de la réglementation est périodiquement la cible de groupes de pression qui demandent la suppression des « subventions croisées inefficaces », autrement dit la disparition de ce que d’autres considèrent comme un contrat social essentiel garantissant à tous les usagers, quels que soient leur lieu d’accès au réseau, leur revenu ou leur lieu de résidence, un accès identique et au même prix.

Jeux de puissance

48La déréglementation du réseau électrique a également davantage été le fait de théoriciens de l’économie et d’idéologues de la libre concurrence qu’une réponse à des problèmes concrets. Bien que je ne connaisse pas parfaitement le processus de déréglementation en Grande-Bretagne (antérieur à, et souvent invoqué en faveur de, la déréglementation aux États-Unis), je prends note des remarques de Paul Joskow, pourtant partisan de la déréglementation :

49

De nombreux indicateurs relatifs à la production, montrent cependant que le secteur de l’industrie électrique aux États-Unis s’est correctement maintenu. Il a su fournir de l’électricité avec une grande fiabilité, les investissements en réponse (et par anticipation) à la croissance de la demande ont été facilement financés, les pertes… sont égales ou inférieures à celles des autres pays industrialisés, et l’électricité est présente presque partout. Le système traditionnel était performant et fiable dans sa politique de répartition territoriale des centrales électriques : il effectuait des transferts de services entre les différentes centrales — réalisant ainsi des réductions de frais à court terme —, assurait la fiabilité du réseau, savait gérer la congestion, les coupures de courant impromptues, et assumait les urgences…
Les coûts moyens réels de l’électricité aux États-Unis ont baissé rapidement du début des années 1900 au début des années 1970. Durant cette période, le secteur électrique des États-Unis avait, en effet, les plus forts indices de productivité des principaux secteurs de l’économie américaine.
(Joskow, 2000, p 119)

50Que s’est-il donc passé ? Au début des années 1980, alors que l’idéologie de la déréglementation battait son plein, les prix ont commencé à grimper, favorisés par des taux d’intérêt plus élevés, une demande plus forte, de mauvais investissements réalisés dans des installations trop grandes et trop coûteuses (par exemple, les centrales nucléaires), et un mandat dicté par la Public Utility Regulatory Policy Act de 1978 (PURPA), qui finançait au maximum les petites usines produisant une énergie « alternative » (respectueuse de l’environnement). Bien que de nombreuses compagnies aient fourni un service sûr et de qualité, elles furent de plus en plus critiquées, de tous côtés. Malgré une autre baisse des tarifs survenue au milieu des années 1980 et jusqu’aux années 1990, les entreprises implantées dans des régions où les coûts demeuraient relativement élevés (San Francisco et New York par exemple) se sont plaintes avec véhémence. Mais les critiques provenaient également des consommateurs, notamment des associations de contribuables, de défenseurs de l’environnement, de groupes NIMBY (not in my backyard, c’est-à-dire, littéralement. « pas-dans-mon-jardin »), ainsi que des mouvements anti-nucléaire.

51Beaucoup de compagnies profitèrent de la tourmente de la déréglementation et du plein essor de l’économie pour se libérer du poids de l’ancienne réglementation qui interdisait les investissements hors du secteur électrique (Borenstein et Bushnell, 2001) et réglementait les tarifs des services d’utilité publique. En Californie (et à New York), les idéologues du libéralisme, les théoriciens économiques de la déréglementation, les critiques des services publics, et ces services eux-mêmes, se sont employés à instaurer la déréglementation. Mais les acteurs chargés de reconfigurer le système ont été confrontés à de nombreux problèmes. Le réseau électrique est constitué de différents « sous-systèmes », à savoir production, transport (sur de longues distances), distribution (à l’utilisateur final), ainsi que de services organisationnels tels que la facturation, l’achat de l’énergie, la gestion de la charge, et l’amélioration des performances. Aussi bien en Californie qu’à New York, la solution envisagée prévoyait la mise en place d’un opérateur indépendant pour gérer le réseau physique, et la séparation de la fonction de production qui serait soumise à la concurrence. En Californie, les compagnies d’électricité, libérées de leur mission de transport, se sont également rapidement débarrassées de leur fonction de producteur, entraînant la création d’un marché concurrentiel régi par des nouvelles règles d’enchères beaucoup trop complexes et diversifiées pour pouvoir être analysées dans cet article.

52La crise qui s’est produite en Californie est une conséquence directe du fait que les partis politiques n’ont pas su comprendre que l’électricité n’était pas qu’une simple « commodité ». En effet, elle est non seulement nécessaire, mais il n’existe pas de produit de remplacement, et son prix n’est pas fixé en fonction de ce que vous êtes prêts à payer pour en disposer, mais plutôt en fonction de ce que vous êtes prêts à payer pour ne pas en être privé (je dois cette remarque au Dr Katie Coughlin du Lawrence Berkeley National Laboratory). Pire encore, pour l’utilisateur, la quantité d’énergie disponible est limitée à un moment donné. La combinaison de ces deux facteurs fait que la courbe de l’offre n’augmente pas de façon régulière en fonction du prix : ceux-ci grimpent en flèche lorsque l’on s’approche de la limite de l’offre. Quelle meilleure incitation pour les producteurs d’électricité à exercer leur pouvoir de marché et à restreindre leur approvisionnement ? Au cours de l’hiver 2000-2001, les Californiens ont dû payer des prix exorbitants pour un accroissement marginal de la production d’électricité, à savoir des centaines de dollars par mégawatt-heure. Mais, également du fait de la déréglementation, les tarifs des usagers avaient été gelés (non sans quelques objections de la part des défenseurs des consommateurs qui pensaient fermement que les prix chuteraient). De nombreux observateurs ont d’ailleurs souligné que la crise survenue en Californie était due à la stratégie commerciale relative à l’offre et non à un problème d’approvisionnement en énergie.

53Afin de remédier à une situation sociale et politique explosive, le gouverneur Davis a cherché à stabiliser le marché en faisant acheter l’électricité par l’État de Californie. Mais l’État avait oublié que les compagnies de services publics réglementées effectuent des transactions ouvertes et que, si la commission de réglementation respecte sa mission, le public est prêt à en accepter les conséquences, même s’il en critique certains détails. En négociant des accords privés sur des sommes non divulguées, le gouverneur et les instances de l’État se sont exposés à une véhémente critique. (On citera l’exemple où l’État avait acheté à l’avance, selon une pratique courante dans les affaires, des contrats à des prix assez hauts pour s’assurer contre une nouvelle hausse, et où, les prix ayant par la suite chuté de manière importante à cause d’une très faible demande non prévue, il a été accusé d’avoir « gaspillé » l’argent des contribuables.). De plus, il y a une certaine ironie à parler de « privatisation », alors que l’État devient propriétaire du réseau et prend de plus en plus de responsabilités dans la négociation des contrats. Au moment de la rédaction de ce texte (printemps 2001), la Californie ayant connu un été exceptionnellement frais, consent, pour éviter la crise du dernier hiver, à la mise en service de nouvelles usines de production. Mais dans le même temps, l’État connaît une crise budgétaire ; un gouverneur jadis populaire voit sa cote de popularité s’effondrer, ébranlant sérieusement la confiance de l’opinion dans le gouvernement de l’État.

54Le temps est passé où les usagers de l’électricité ne prêtaient aucune attention au réseau qui la leur fournissait. Une blague circulait alors dans notre équipe à Berkeley selon laquelle les utilisateurs étaient tout prêts à croire que l’électricité qui sortait des prises de courant était produite par les souris vivant dans les murs ! Les coupures de courant étaient exceptionnelles, prenaient des allures de catastrophes, et, pour la plupart des utilisateurs, l’électricité ne représentait qu’une part infime de leur budget. Tout ceci a bien changé, et il reste encore à mesurer les coûts sociaux, notamment celui de la rupture d’un contrat social implicite.

Résumé

55Il apparaît donc bien que des marchés non réglementés ou insuffisamment réglementés, en matière de services publics de base, représentent un environnement hostile pour les petites entreprises indépendantes. La plupart des entrepreneurs ont de toute évidence oublié qu’un retour à la concurrence des marchés risquait d’entraîner le comportement prédateur caractéristique du début du capitalisme industriel, et qu’il n’y avait aucun moyen d’égaliser les chances si tous les acteurs du jeu de la déréglementation n’étaient pas égaux au départ. Alors que la Grande-Bretagne, entre autres, se débat avec le problème de privilèges dont bénéficient les compagnies aériennes les plus anciennes (privilèges en termes d’accès aux aéroports : créneaux de décollage et d’atterrissage, satellites d’embarquement), le processus de regroupement des principales compagnies aériennes américaines est arrivé à un point tel que le gouvernement envisage sérieusement de réintervenir. En Grande-Bretagne, Virgin va vraisemblablement devenir le seul opérateur de trains important. AT&T semble revenir et se placer comme un acteur majeur dans le secteur téléphonique, menaçant de marginaliser ses concurrents auparavant très solides, tels que MCI. Par ailleurs, les grosses banques s’absorbent et se rachètent les unes les autres avec frénésie, créant une situation inédite où les propriétaires et la direction générale des banques de proximité et des établissements de crédit siègent dans des États situés parfois à des milliers de kilomètres géographiques et « sociaux », donc très éloignés des préoccupations régionales.

56Tout cela a-t-il de l’importance ? Je soutiens que oui. Dans de nombreux cas, le démantèlement des macro-systèmes techniques, opéré sous le couvert de la déréglementation, n’a pas entraîné, comme promis, l’émergence de marchés réellement concurrentiels. Au lieu de cela, ce sont ceux dont le pouvoir de marché est le plus fort qui reconstituent le système, mais cette fois-ci en grande partie libérés des réglementations gouvernementales qui les empêchaient d’exploiter leurs clients et leurs employés. De plus, la recherche de la performance et des profits a, dans de nombreux cas, transformé la nature même de ces systèmes qui, d’organismes à mission sociale, sont devenus des monopoles absolus. Alors que des compagnies comme PG&E ou AT&T étaient à la fois les fournisseurs et les garants de services publics de base, tout en permettant à leurs actionnaires de faire des gains, elles semblent aujourd’hui ne s’attacher qu’à ce second rôle. Et cet état de fait a entraîné des coûts sociaux qui sont loin d’avoir été tous calculés.

Travailler ensemble

57Le taylorisme, concept de gestion scientifique du travail élaboré par Frederick Winslow Taylor, a pénétré pour la première fois l’univers des macro-systèmes techniques en se combinant au « fordisme » et aux modes de production à la chaîne, pour donner l’une des premières réussites en matière de macro-systèmes de production, à savoir l’usine Ford de River Rouge (Hughes, 1989). Malheureusement, la littérature relative aux macro-systèmes fait peu de place aux impacts de la croissance et de l’intégration de ces systèmes sur la main-d’œuvre qui y a participé. Ces systèmes n’y sont décrits qu’en termes d’équipements, d’usines, de systèmes de communications, de créateurs d’entreprises, « d’environnements » social et politique et de réglementation gouvernementale. Cependant, on se doit de remarquer que l’idéologie et l’approche « tayloristes-fordistes » ne se sont limitées ni aux industries de production de masse de biens d’équipement, telles que l’automobile ou les machines à laver qui ne nécessitaient que des structures simples et fabriquaient des produits standardisés, ni à des bureaux qui n’effectuaient que quelques tâches élémentaires. La sophistication croissante des procédures, à la fin du XIXe siècle, a entraîné une réorganisation interne majeure des industries dont le rendement dépendait alors en grande partie des connaissances scientifiques et techniques.

58Dans beaucoup de cas, les macro-systèmes se sont restructurés en spécialités fonctionnelles dont chacune n’utilisait que des sous-groupes de compétences professionnelles très limitées. Le secteur téléphonique, par exemple, comprenait un service composé presque exclusivement d’opérateurs, un autre de réparateurs, un autre encore de comptables, etc. De la même façon, le secteur de l’électricité était grossièrement divisé en différents services assurant respectivement le transport et la distribution, la production et la gestion, services qui se sont à leur tour subdivisés en départements de plus en plus spécialisés. Avec la croissance des réseaux, chacun de ces services tendit à réduire les risques externes ou internes, et donc à prendre en charge des tâches critiques en embauchant des spécialistes des domaines concernés. Mais certains méga-systèmes, comme AT&T ou les grandes compagnies d’électricité ont été capables de dépasser l’aveuglement du fordisme et d’insuffler à leurs employés une certaine fierté de participer aux réalisations de la compagnie, fierté qui fut parfois comparée, non sans raison, à l’esprit de corps des institutions militaires d’élite.

59Durant ces dernières décennies, il s’est ouvert un très large débat sur la nature et le rôle du travail dans une société de plus en plus « post-fordiste ». Je pense, après réflexion, que ce débat permanent et ses relations avec les macro-systèmes/réseaux doivent être replacés dans le cadre de la grande histoire de la modernité, au sein de laquelle la croissance et la complexification des systèmes et l’intégration continue de la technique et du travail étaient conçues comme une évolution inéluctable de la techno-histoire. Sur cette grande fresque, s’est greffée l’histoire sans fin des travailleurs qualifiés, indépendants et autonomes, qui ont été attirés (un marxiste orthodoxe dirait forcés) dans la gueule de la méga-machine et qui se sont trouvés aliénés par elle : d’abord dépossédés de leur autonomie, puis de leur savoir-faire, ils sont devenus des « éléments humains productifs ». Dans la mesure où cette analyse a été, et est toujours, le reflet du paradigme dominant, on néglige souvent le fait qu’il concerne des structures et des relations internes à un système de production qui emploie une main-d’œuvre toujours considérée comme pré-existante.

60La littérature reconnaît tout cela, mais ne va pas plus loin. De plus, dans la mesure où même la littérature relative au travail industriel a tendance à ignorer les répercussions du travail sur les employés en dehors de l’usine, ou ne rend pas compte de l’expérience de ceux qui ont été amenés à ne travailler que sous contrat et ne sont donc pas salariés de l’entreprise, il n’existe pratiquement aucune analyse des effets de la croissance des macro-systèmes, et encore moins de la déconstruction de ces systèmes, sur la vie réelle des employés.

61On trouve parfois dans la littérature historique un éclairage sur les conséquences de ces évolutions sur la vie des employés, en dehors de leur qualité de consommateurs de biens ou de services. Dans American Genesis, Hughes élargit l’analyse de la célèbre histoire de Frederick Taylor et du « Hollandais » (Henry Noll) pour dépasser la question de savoir comment Noll a été manipulé ou comment sa productivité a augmenté, et il écrit :

62

Taylor a rapporté le cas d’un « petit Hollandais de Pennsylvanie que l’on voyait parcourir allègrement plus d’un kilomètre le soir en revenant chez lui, et qui paraissait aussi reposé que le matin ». Après sa journée de travail, il se construisait une petite maison sur un petit lot de terrain qu’il avait « réussi » à acheter… (Noll), comme en avaient décidé les tayloristes, transportait maintenant quarante-sept tonnes de fonte au lieu de douze tonnes et demie ; toute l’équipe en fit bientôt autant et reçut un salaire supérieur de soixante pour cent à celui des autres ouvriers. L’histoire ne dit pas si Noll put continuer à revenir chez lui en trottinant et à bâtir sa maison.
(Hughes, 1989, pp 194-195)

63Dans les années 1930 et par la suite, les réformes visant à socialiser les pratiques de gestion scientifique, empêchèrent de tels abus, tout au moins pour les ouvriers qui faisaient partie du système. Mais, devant le quasi-silence de la littérature, je dois à nouveau faire appel ici à quelques anecdotes tirées de mon expérience personnelle.

64Mon beau-frère, Roger, a travaillé à Detroit, chez Ford Motors, du temps où la compagnie était florissante, où l’esprit de River Rouge prévalait encore, et où Ford avait tenté de traiter en interne tous les aspects de la production, de la fonte du fer à la confection de sa peinture. Mais, comme beaucoup de personnel de l’industrie automobile, Roger avait une spécialisation qui n’était pas directement liée à la production proprement dite ; il s’occupait chaque année de la mise au point des nouveaux modèles et, de ce fait, ne travaillait pas en interne mais sous contrat. Il était dessinateur et passait par exemple de longues heures à concevoir, pour la production, un nouveau frein dont on lui soumettait l’idée ; il était également responsable de l’intégration du nouveau frein dans le véhicule fini. En tant qu’employé externe, il était payé en quelque sorte « à la pièce », travaillait parfois beaucoup, restait souvent sans travail, et ne bénéficiait pas de l’assurance maladie et du régime de retraite des employés de Ford. (Son travail n’existe plus aujourd’hui où l’on utilise des logiciels de CAO/FAO, mais les entreprises sous-traitent toujours).

65Nous avons observé un cas semblable dans une étude sur le fonctionnement et la maintenance des centrales nucléaires (Rochlin et von Meier, 1994). L’exploitant de la centrale que j’étudiais avait une très importante main d’œuvre pour ces deux fonctions, plus importante que la moyenne dans ce secteur. Les tâches principales, telles que les révisions et la maintenance de la turbine, étaient sous-traitées soit au fabricant des installations, soit à des entreprises spécialisées. Mais, lors d’un arrêt de la turbine pour une révision importante, nous nous sommes aperçus que certains employés ne travaillaient pas de façon permanente, ni dans l’entreprise exploitante, ni chez les principaux sous-traitants. Ils étaient en quelque sorte des « intermittents du nucléaire », une main-d’œuvre mobile qui se déplaçait de centrales en centrales pour effectuer des travaux saisonniers de dépannage. Bien que beaucoup mieux payés que les ouvriers agricoles migrants, leurs conditions de travail étaient, par certains aspects — imprévisibilité, caractère saisonnier, mobilité forcée, absence de couverture santé, de régime de retraite ou d’assurances — très comparables. De plus, sous la pression de la déréglementation, la centrale que nous avons étudiée s’est vu contrainte à fermer de nombreux services (tels que le service informatique) composés de personnel interne, et a également sous-traité ces tâches à des entreprises extérieures. Cela devient d’ailleurs de plus en plus la règle dans l’ensemble du secteur de l’électricité sous l’effet de la déréglementation.

66Secteur après secteur, la décomposition des macro-systèmes techniques a modifié les conditions et la stabilité de l’emploi et ces changements peuvent aussi bien nous affecter nousmêmes, en tant que consommateurs et usagers, que les employés qui y travaillent. Certains de ces effets sont tout à fait évidents, comme la séparation des fonctions de transport et de distribution de l’électricité, ou de celles d’opérateurs de trains et de gestionnaires des voies ferrées. D’autres peuvent s’avérer plus subtils. Comme on a pu le remarquer, les centrales d’appels téléphoniques qui donnent accès au support technique ou au service clients sont non seulement sous-traitées, mais délocalisées vers des régions éloignées où la main-d’œuvre est moins chère et les syndicats inexistants. Et nous, utilisateurs finaux, ne sommes pas sans en subir souvent également les conséquences.

Conclusion

67Alors, où est-ce que tout cela nous emmène ? Si l’on se réfère à la situation actuelle, les macro-systèmes, marques de notre XXe siècle, vont continuer à être démantelés, au nom de l’anti-socialisme, de l’idéologie de l’économie libérale déguisée en des termes socio-politiques d’autonomie, de transfert de pouvoir et de choix, et en termes économiques de marchés concurrentiels et de performance. Les bénéfices économiques vont continuer d’affluer vers les plus gros et plus puissants acteurs du système, alors que le citoyen moyen ne se verra octroyer qu’une suite inépuisable et dérisoire de satisfactions symboliques.

68Cela signifie-t-il la disparition des macro-systèmes techniques ? Bien évidemment, non. Bien que leur gestion puisse radicalement changer, de nombreuses structures, elles, ne le pourront pas. Même aux États-Unis, où le temps est venu de restructurer le système ferroviaire, il y aura toujours besoin de voies ferrées, de signalisation, d’horaires, de coordination, de gares, de personnel dans les gares, de systèmes de réservations ; et si ces différentes tâches ne sont pas effectuées sous le contrôle de la même entité, elles devront l’être par des acteurs externes qui en assureront la coordination, l’intégration et même bien sûr, la réglementation. De la même façon, les transports aériens auront toujours besoin d’aéroports, d’itinéraires et de couloirs aériens, d’horaires, de contrôle du trafic, de systèmes de réservation et d’information, et, évidemment, de réglementation de sécurité. L’alimentation en électricité nécessite toujours des réseaux complexes et interconnectés de transmission et de distribution, et requerra toujours une surveillance en temps réel pour équilibrer l’offre et la charge. Même les télécommunications dépendront toujours davantage des réseaux physiques que des transmissions sans fil, qui, de toute façon, nécessiteront une normalisation des signaux, des droits d’accès, et (on l’oublie souvent) une entité qui s’assure que chaque terminal se voit attribuer un numéro d’accès (analogue à un numéro de téléphone), et que l’attribution de cette ressource rare se fait de façon correcte à défaut d’être toujours équitable.

69Tous ces systèmes ont été démantelés et privatisés au nom de prétendues exigences de rentabilité économique et de concurrence. Mais, si cette tendance devait se poursuivre sans contrôle, certains acteurs puissants, tout particulièrement ceux qui contrôlent les plus gros morceaux des anciens systèmes, tenteront de se réapproprier progressivement des fonctions spécifiques pour se restructurer en vastes entreprises de quasi-monopoles, de la taille des anciens systèmes, mais cette fois-ci libérés de leur mission de service social et beaucoup moins dépendants de la réglementation et du contrôle du gouvernement.

70Certaines de ces entreprises se contenteront de fournir certains services (par exemple en acquérant un quasi-monopole sur la production électrique), alors que l’infrastructure de réseau restera gérée par un organisme privé, public ou semi-public dont les ressources et la santé financière seront d’ailleurs insuffisantes pour assurer la maintenance et les réparations nécessaires, sans parler d’extension et de modernisation (citons Railtrack en Grande-Bretagne et le gestionnaire du réseau électrique en Californie). Pour d’autres, telles que AT&T, les plus grosses compagnies aériennes (aux États-Unis), les principaux opérateurs de trains en Grande-Bretagne ou les compagnies électriques dans divers pays, il s’agira de tenter de reconquérir leur ancien pouvoir, tout en échappant à la réglementation et à l’obligation d’équité dans la fourniture des services.

71Pour d’autres encore, fonctionner sous l’égide du libéralisme international, de l’abolition des frontières au sein de l’Union Européenne et de l’OMC, cela peut vouloir dire mettre en place un réseau davantage supranational que transnational, fonctionnant au sein d’un système mondial dont les modalités de gouvernance sont conçues presque dans le seul but de promouvoir le libéralisme économique et des règles internationales qui abolissent, ou au moins réduisent, la capacité des gouvernements nationaux à imposer une certaine réglementation ou même seulement à exercer un minimum de surveillance. Contrairement aux mouvements environnementalistes qui ont empêché la suppression totale de la réglementation (Vogel, 1995), peu de voix s’élèvent, sauf celles de la rue, pour combattre l’approche du plus petit dénominateur commun sous-jacente aux régimes de l’ALENA et de l’OMC (Bhagwati, 2001).

72Où tout cela finira-t-il ? La question n’est pas seulement rhétorique. D’aucuns ont déjà suggéré que certains gouvernements pourraient se décharger des services postaux, du contrôle aérien, des transports urbains et de l’entretien des autoroutes. On a même été jusqu’à remarquer, non sans un certain humour, que seule la défense continuerait de fonctionner sur des bases « socialistes ». Mais, tiens, pourquoi ne pas aussi privatiser l’armée ? Avez-vous besoin d’intervenir dans un conflit en Afrique Centrale ? De stabiliser les frontières dans les Balkans ? Pourquoi mobiliser la lourde et coûteuse infrastructure d’une armée professionnelle alors que vous pourriez lancer un appel d’offres et obtenir des prestations bien plus efficaces de la part du secteur privé ?

73Si l’on reste plus sérieux et qu’on s’en tient aux conséquences probables de l’évolution des macro-systèmes, le véritable problème réside vraisemblablement ailleurs que dans l’évolution des infrastructures physiques, qui constituent pourtant l’essentiel de la littérature historique dans ce domaine. Certains des systèmes qui ont un rôle fondamental dans l’émergence et la stabilité d’une société davantage basée sur les échanges d’éléments binaires et d’information que sur le commerce des mots et des marchandises sont déjà, à tous les niveaux, largement hors de portée de tout contrôle gouvernemental (Rochlin, 1997 ; US President’s Commission, 1997).

74L’espoir est mince pour ceux qui espéraient que les effets flagrants de la déréglementation entraîneraient un retour de balancier. On observe cependant quelques signes de résistance en Europe, dont le plus notable s’est manifesté, à Londres, par la forte opposition contre le projet de privatisation du métro (« A Better way to run a Railway », 2001). Les réactions comparables qui ont eu lieu contre la privatisation du contrôle aérien ne sont cependant pas aussi ancrées politiquement que celles, par exemple, des mouvements contre les aliments génétiquement modifiés, fondés sur l’appréhension tangible de risques immédiats. L’élection de George W. Bush et la prépondérance du parti républicain au sein du pouvoir exécutif et du Congrès, ont soutenu et encouragé les groupes de pression œuvrant à diminuer encore la réglementation gouvernementale et la protection du consommateur au nom des profits privés. Robert Scheer, dans un récent éditorial du Los Angeles Times, commente fort bien cette situation :

75

Le capitalisme tombe en ruine. Les pneus explosent, les prix des services publics montent en flèche, les médicaments tuent les patients, le service téléphonique est un vrai chaos, les aéroports sont embouteillés, les organismes de radiodiffusion s’arrachent les quelques longueurs d’ondes libres, et les saumons des régions du Nord-Ouest deviennent incapables de se reproduire. Même les sociétés point-com qui réussissent sont une espèce en voie de disparition. Oui, nous avons besoin d’une réglementation gouvernementale. Non pas pour établir le socialisme, mais bien pour sauver le capitalisme, car le mécanisme du marché laissé à lui-même devient inévitablement incontrôlable.
(Scheer, 2000)

76Mais ces effets ne se limitent pas aux réseaux traditionnels, tels que les réseaux électriques et ferroviaires dont la réglementation était basée sur la théorie du monopole naturel. Le spectre des fréquences radio est à la disposition du plus gros offreur, comme l’est la dernière forêt inexplorée ou la réserve naturelle d’Alaska. La loi sur la modernisation des services financiers de 1999, autorisant la fusion des banques, compagnies d’assurances et sociétés de bourse, fait peser la menace de la création de réseaux non réglementés qui contrôleraient non seulement les services financiers, mais les comptes bancaires et autres renseignements personnels. Les sociétés de biotechnologie fusionnent avec des laboratoires pharmaceutiques pour créer des réseaux d’entreprises internationaux très puissants visant à faire la promotion de nouveaux médicaments et d’organismes et d’aliments génétiquement modifiés.

77Le mouvement Progressiste est né en Amérique, au début du XXe siècle, en réponse au tollé de l’opinion publique contre les excès économiques et politiques causés par le contrôle sauvage sur les biens et services essentiels qui prévalait à cette époque où les industries du XIXe siècle se transformaient et s’organisaient en réseaux étroitement entrelacés. Pendant la plus grande partie du XXe siècle, ses idéaux de justice sociale et d’équité, bien que souvent malmenés, avaient réussi à survivre à des attaques idéologiques répétées (Hofstadter, 1986). C’est pourquoi il est ironique de constater que la croissance des réseaux électroniques et informatiques, qui ont permis l’édification du réseau social le plus vaste et le plus facile d’accès, s’est accompagnée du triomphe idéologique de l’efficacité sur l’équité et de l’individualisme du marché néoclassique sur le contractualisme social. Nous devenons progressivement les serviteurs de réseaux manifestement créés pour nous servir. Et les gouvernements, qui furent un temps les protecteurs des individus contre les intérêts industriels, sont aujourd’hui critiqués aussi bien par la gauche que par la droite pour n’être que de lourdes machines inefficaces — sauf lorsqu’ils utilisent leur pouvoir pour libérer ces mêmes intérêts de tout contrôle social. (Au niveau international, l’exemple le plus éclatant est celui de l’OMC décriée à juste titre pour avoir occulté la responsabilité publique de protection des travailleurs ou de l’environnement, au profit des « impératifs » du libre-échange) (MacMichael, 2000 ; O’Neill, 2001).

78Dans sa remarquable analyse du débat sur la comparaison des préférences des consommateurs et des citoyens en matière de rationalisation de l’intervention du gouvernement dans la distribution des biens publics, Lewinsohn-Zamir (1998, p. 389) explique ainsi les conséquences négatives d’un effet de contagion : « Il est peu probable que les préférences de personnes qui sont individualistes dans leur vie privée changent radicalement en ce qui concerne leur vie publique ». Nous observons plutôt aujourd’hui, au moins aux États-Unis, qu’il en va de façon inverse. Quand l’individualisme devient l’idéologie dominante dans la vie publique, comment cela peut-il ne pas se répercuter sur la vie privée ? Et en procédant par analogie grossière avec les arguments de Beck et Giddens relatifs aux sociétés du risque, on peut soutenir qu’un effet de renforcement mutuel détruit socialement la confiance dans les organismes publics et privés, que ceux-ci soient les concepteurs, les opérateurs ou les régulateurs des réseaux. Il n’est pas nécessaire de chercher bien loin les preuves relatives à ce dernier point, il suffit de lire les journaux de l’État de Californie.

Quelques réflexions subsidiaires

79Que peut-on prédire ? Même les textes les plus classiques relatifs à la réglementation et à la déréglementation soulignent que chaque nouvelle poussée de déréglementation tend à provoquer une phase de re-réglementation, dans la mesure où les citoyens tentent de récupérer un certain contrôle sur les effets perçus comme négatifs d’une déréglementation totale (Harris et Milkis, 1988). Le problème réside cependant dans le fait que les réseaux, une fois démantelés, sont reconfigurés de façon irréversible selon un modèle post-moderne, ou au moins « post-fordiste », qui ne peut plus être globalement contrôlé par des entités politiques tentant d’imposer un minimum de restrictions aux marchés et à la concurrence. En Californie, les tentatives de re-réglementation n’ont fait qu’aggraver une situation déjà mauvaise, déstabiliser une situation déjà fragile, et nous condamner sans doute à vivre désormais dans une « zone d’ombre » comprise entre des services publics réglementés traditionnels et des marchés jouant à fond la concurrence. La situation n’est apparemment pas meilleure à New York, ni en Grande-Bretagne (Borenstein et Bushnell, 2001 ; Berenson, 2001 ; Wolfram, 2000). En guise de réflexion finale, je livre ces quelques lignes au lecteur qui pense que l’avenir réserve plus de privatisation et moins de réglementation :

80

Tout se disloque. Le centre ne peut tenir.
L’anarchie se déchaîne sur le monde
Comme une mer noircie de sang : partout
On noie les saints élans de l’innocence.
Les meilleurs ne croient plus à rien, les pires
Se gonflent de l’ardeur des passions mauvaises.
(W.B. Yeats, La Seconde Venue)

81Ou au contraire, à celui qui croit à la future re-réglementation des réseaux actuellement en cours de déconstruction.

82

Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands évènements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde comme farce.
(Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte)

Notes

  • [1]
    Cet article est principalement centré sur les pays Anglo-Saxons et je m’en excuse auprès des lecteurs. Il y a à cela deux raisons. La première, et sans doute la plus convaincante, réside dans le fait que toutes les réflexions proposées ici concernent pour l’essentiel les pays les plus développés ; et, parmi ces pays, les États-Unis et, dans une moindre mesure, la Grande-Bretagne ont été (et sont toujours) parmi les moins socialistes (ou, au moins, les moins sociaux-démocrates) de tous les pays de l’OCDE. Les deux aspects les plus probants de cet état de fait sont, d’une part, qu’en politique américaine, l’adjectif « socialiste » est un qualificatif accusateur et non descriptif, et que, d’autre part, la défense obstinée et idéologique du système de santé américain, coûteux, non équitable, et pratiquement entièrement privatisé, se fait en dépit de toutes les preuves de la supériorité de l’approche sociale et sanitaire européenne. La seconde raison est moins directe ; dans la mesure où la littérature spécialisée sur le sujet est assez pauvre, j’ai dû m’appuyer, plus que de coutume, sur les articles de presse, les émissions de télévision, les anecdotes et des discussions privées, pour faire un tableau, certes incomplet, de la vie dans un cadre de déréglementation.
  • [2]
    Bien que l’on puisse penser que les difficultés et les crises survenues en Californie soient des évènements précurseurs de ce qui pourrait se produire ailleurs aux États-Unis, et même dans d’autres pays, où le réseau électrique a été également déréglementé, certaines procédures spécifiques au cas californien, notamment le fait d’avoir empêché les compagnies de signer des contrats à long terme avec les usines de production, ne seront heureusement pas répétées.
  • [3]
    Un manifeste assez modéré dans son contenu. Pour lire une critique plus vigoureuse (et mieux présentée) du processus de déréglementation par la « vieille » gauche, on pourra, par exemple, se reporter à l’article de Scheer (2000).
  • [4]
    La littérature économique relative à la déréglementation est absolument énorme, et ne peut même pas être répertoriée ici. Le recueil édité par Peltzman et Winston (2000) constitue une analyse récente et très utile à consulter, dont les articles vantent les profits économiques dus à la déréglementation des transports aériens, ferroviaires et des réseaux téléphonique et électrique. À l’exception de l’avant-dernier article écrit par Paul Joskow et consacré à la déréglementation du réseau électrique, ils ne prêtent qu’une attention de pure forme aux coûts sociaux indirects.
  • [5]
    Il s’agit d’une critique couramment faite à l’économie néoclassique en tant qu’outil et discipline. Ces dernières années, de nombreuses critiques, et même un domaine de recherche entier (l’économie écologique) s’est constitué et s’y est opposé. Dans le cadre de cet article, on citera un travail très intéressant de Addelson (1995), dont la réfutation de la théorie de l’économie néoclassique s’attache à expliquer les relations qui existent entre la façon dont les gens appréhendent les choses, leurs mondes sociaux, et les décisions qu’ils prennent (Addelson, 1995). Je remercie ici Paul Baer pour m’avoir signalé ces travaux.
  • [6]
    De façon étonnante, ce recueil, par ailleurs remarquable, omet de traiter du secteur bancaire et financier, tombant en cela dans l’erreur courante qui consiste à ne voir un réseau que dans les secteurs dotés d’une infrastructure technique spécifique. Il est également regrettable que ce bref essai ne puisse couvrir l’ensemble de ce si vaste sujet.
  • [7]
    Au moins aux États-Unis, la manipulation des tarifs ferroviaires par la Commission du commerce inter-états a conduit à la promulgation de tarifs qui oscillaient entre le baroque et le scandaleux. C’est cet état de fait qui a motivé la déréglementation des transports. Se reporter, par exemple, aux travaux de Harris et Milkis (1988).
  • [8]
    Cette dernière exigence n’est en aucun cas triviale. Bell Laboratories est vite devenu tout aussi éminent en science fondamentale qu’appliquée. Parmi les inventions issues des Bell Laboratories en quelques années, on compte celles du transistor et du laser, qui ont eu des répercussions mondiales aussi considérables que l’invention du premier téléphone.
Français

Résumé

L’une des caractéristiques éminemment durables du XXe siècle a été le développement de macro-systèmes techniques fournissant un grand nombre de services tant sociaux qu’économiques. Les chemins de fer, le téléphone, l’électricité, les services postaux, le transport aérien, etc. ont été modelés non seulement pour générer des profits, mais pour remplir un ensemble de missions sociales et politiques. Dans les dernières années du siècle, ces systèmes étaient en cours de démantèlement au nom d’une idéologie de marché camouflée sous des termes économiques, tels que concurrence ou efficacité, ou socio-politiques, tels que choix et pouvoir. Mais, confrontés à ces systèmes dérégulés, ceux qui en dépendent — les « consommateurs » — trouvent de plus en plus que la concurrence est une chimère, que l’efficacité reste bien peu tangible, que leur pouvoir dans la société est négligeable et que leur possibilité de choix est au mieux un fardeau et au pire une illusion. Les réseaux techniques qui avaient été institutionnalisés par leur inclusion dans la trame même du tissu social en sont arrachés, en même temps qu’ils sont enlevés des mains des régulateurs, par un mouvement de retour aux structures et aux pratiques de marché qui avaient été à l’origine de l’introduction de la réglementation au début du siècle. De prétendues entités concurrentielles sont reconstituées, dotées de formes nouvelles et incontrôlées de pouvoir de marché. Une re-réglementation de ces systèmes serait cependant ardue, tant du fait de la domination de la nouvelle idéologie économique qu’à cause de la difficulté de contrôler des entreprises et des groupes de plus en plus décentralisés et transnationaux.

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Gene I. Rochlin
Gene I. Rochlin est professeur à l’ERG (Energy and Resources Group) de l’Université de Berkeley. Ses recherches portent sur les relations entre sciences, techniques et sociétés, sur les aspects cognitifs et culturels des activités techniques, sur la politique énergétique et environnementale, sur la dimension politique des questions d’énergie et d’environnement, et plus largement sur les effets culturels, organisationnels et sociaux des techniques, notamment des macro-systèmes techniques. Gene Rochlin a été lauréat de plusieurs bourses et prix : Rockefeller Foundation, J.S. Guggenheim Foundation, H.D. Lasswell Prize et Don K. Price Award (section Études politiques en science, technique et environnement) pour son ouvrage Trapped by the Web : the Unintended Consequences of Computerization (Princeton University Press, 1997). Il est codirecteur d’une collection « science, technique, environnement » à MIT Press et membre du comité de rédaction de plusieurs revues scientifiques.
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/01/2008
https://doi.org/10.3917/flux.047.0035
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