CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis 2005, plusieurs travaux scientifiques traitent des communautés énergétiques (Hoffman, High-Pippert, 2005 ; Walker et alii, 2007) et d’autres initiatives publiques qui installent des moyens de production ou de distribution d’énergie renouvelable (EnR) visant l’autoconsommation ou l’autonomie : the Energy community fortnight mis en place en 2013 au Royaume-Uni (Community Energy Coalition, 2019) ; villages 100 % autonomes en EnR en Autriche et en Allemagne (Dobigny 2009) ; ESCos britanniques qui proposent de redéfinir le service public de l’énergie (Bolton, Hannon, 2016) ; coopérative BürgerEnergieBerlin qui réclame la concession du réseau de distribution d’électricité de Berlin (Blanchet, 2015). Ces travaux scientifiques ont eu tendance à surinvestir les processus socio-politiques pour expliquer ces communautés et leurs réalisations.

2Cet article propose d’élargir et de compléter la focale qui, à travers le terme « communauté », tend à réduire l’analyse aux rapports socio-politiques entre les acteurs. Nous soumettons à la discussion l’hypothèse suivante : les acteurs représentés comme agissant dans ou par des « communautés énergétiques » introduisent l’espace, la matérialité et ses contraintes comme une ressource à part entière dans la construction de systèmes énergétiques locaux. Ils investissent l’espace, sa fabrique et les logiques de fabrique urbaine pour agir et produire des systèmes socio-techniques et énergétiques locaux. L’espace et ses logiques de fabrication constituent un champ d’explication de cette production, tout autant que les rapports de forces sociaux ou politiques.

Les « communautés énergétiques » : le surinvestissement des rapports socio-politiques et la lecture par la fabrique urbaine

3D’une manière générale, le terme « communauté » est ambigu, aussi bien dans son utilisation anglo-saxonne que française. Kevin Burchell et alii. expliquent la complexité des notions « community » et « community action » de deux façons (Burchell et alii, 2014). La première est que le terme communauté est difficile à définir, « élusif et vague », « complexe et glissant » (Day, 2006) et « contentieux » (Pahl, 2005 : 621). La seconde est que, si jusqu’aux années 1960, des « idées positives d’action collective pour le bien commun » étaient largement partagées dans les sciences sociales, les travaux ont depuis mis tout autant l’emphase sur les questions de pouvoir, de division, d’exclusion, de conflits et d’oppression (Day, 2006). Taylor Aiken relève aussi cette tendance à leur affecter des présupposés positifs (Creamer et alii, 2018 se référant à Taylor, 2015). En France, des connotations péjoratives pèsent souvent sur l’appréhension du terme : communautarisme religieux ou corporatiste… (Yalçın-Riollet et alii, 2014).

4Dans le sous-champ de l’énergie, les Anglo-saxons définissent la communauté comme une manière collective et démocratique d’opérer. Au Royaume-Uni, les initiatives de communautés énergétiques sont considérées comme un secteur : Gill Seyfang et alii. expliquent qu’elles ont été introduites comme des outils politiques (« a new policy tool ») pour mettre en œuvre la transition énergétique (Seyfang, Park, Smith, 2013). Les travaux scientifiques au Royaume-Uni s’appuient donc sur une réalité culturelle et politique spécifique. Gordon Walker et Patrick Devine-Wright, dans leur revue de littérature, expliquent les deux sens de ce terme « community » : le cœur du processus d’élaboration ou le résultat visé par l’action mise en œuvre (Walker, Devine-Wright, 2008). De nombreuses études de cas mobilisées dans la littérature concernent des initiatives qui « viennent du bas », « grassroot » (Van der Waal, Van der Windt, Van Oost 2018 : 4577 ; Moroni et alii, 2019:46). Selon les cas étudiés, les cultures de recherche, les pays où sont réalisés les travaux scientifiques, la caractérisation de projets énergétiques locaux varient. Dans les cas allemands, de nombreux termes sont utilisés dans les travaux de recherche : « énergie citoyenne » (Radtke, 2013), « projets citoyens collectifs » (Poize, Rüdinger, 2014), « coopératives d’énergie renouvelable (Yildiz et alii, 2015) « initiatives énergétiques locales » (Blanchet, 2015 ; Hoppe et alii, 2015 ; Van der Waal et alii, 2018), des formes de gouvernance émergentes dans des cas de transition énergétique (Fuchs, Hinderer, 2014). Ces travaux privilégient des schémas d’explication considérant très largement, voire exclusivement, les rapports socio-politiques : les adhésions à des visions ou projets politiques, l’adoption de valeurs sociales communes, les solidarités catégorielles sociales ou encore les affinités de classes sociales. Des combats politiques et des rapports de force avec ou contre d’autres groupes expliqueraient les choix faits, leurs logiques d’organisation et d’action, leurs réalisations et la configuration des solutions technico-spatiales. Ces solutions matérielles seraient ainsi le fruit de ces rapports socio-politiques.

5Quelques travaux traitent des systèmes énergétiques d’un point de vue qui se rapproche d’études spatiales ou technico-matérielles (Burchell, Rettie, Roberts, 2014 ; Acosta et alii, 2018). Ces travaux permettent d’envisager la « communauté » en interaction avec son projet énergétique pour compléter son appréhension comme une organisation sociale et politique. Kevin Burchell et alii en s’appuyant sur différents travaux (Peters, Jackson, 2008 ; Walker, Devine-Wright, 2008 ; Walker, 2011 ; Taylor, 2015), identifient six catégories de « community action in community energy materials ». Seules deux de ces catégories font référence à l’espace : une activité locale ou basée sur un lieu géographique ; une activité de taille moyenne (« mid-scale »). Le travail taxonomique de Stefano Moroni et alii propose une classification à double entrée : les communautés « attachées à un lieu » (« place-based ») de celles qui ne le sont pas, ainsi que les communautés ayant un seul objectif de celles en ayant plusieurs. La distinction « place-based » introduit une attention à l’espace (Moroni et alii, 2019). Dans une perspective plus technique de mutualisation des flux énergétiques, le terme « integrated community energy systems » qui désigne un système socio-technique local, aborde l’utilisation collective de ressources d’énergie distribuées (Acosta et alii, 2018).

6Toutefois, la référence au lieu ou à la « place » où se déroulent les processus socio-politiques se réduit très souvent à une fonction quasi-descriptive de la localisation : donner une « unité » spatiale et presque géoréférencée comme assise de l’existence de la « communauté ». Par exemple, le caractère rural ou urbain des activités des « communautés énergétiques » n’est jamais traité comme un élément d’analyse à part entière (Pellizzoni, Osti, 2018). Dans ces travaux qui prennent bien en compte la situation géographique, cette localisation n’a pas d’épaisseur territoriale et socio-spatiale. Elle constitue un terme de départ égal par ailleurs et n’ayant pas d’autres effets que de mettre en co-présence un ensemble d’acteurs qui décident de « faire communauté » ou ayant choisi de se représenter comme une « communauté ». La territorialité et la spatialité sont, au mieux, présentées comme des ressources pour les acteurs dont les choix et les réalisations en matière énergétique s’expliqueraient par leurs stratégies, leurs rapports et leurs interactions.

7Dans le champ de la recherche urbaine, des travaux récents portent davantage l’attention à la matérialité de l’espace et surtout à son processus de fabrication afin de mieux construire les schémas d’explication des systèmes énergétiques locaux. Dans ces « travaux qui s’intéressent aux actions de production ou de transformation de l’espace urbain dans sa matérialité (Arab, 2016) […] les objets de recherche de la fabrique urbaine peuvent être les acteurs de la transformation de l’espace, leur activité, leur production et leurs références, ou encore leur organisation. On trouve ainsi des travaux sur les métiers et professions de l’urbanisme (Evette, Thibault 2001 ; Claude, 2006 ; Biau, Tapie, 2009 ; Matthey, Fleury, 2016), les systèmes sociotechniques impliqués dans leur production (Hughes, 1993 ; Graham, 2001 ; Aibar, Bijker, 1997 ; Coutard, Rutherford, 2010, 2015), l’instrumentation qu’ils mobilisent (Bourdin, Lefeuvre, Melé, 2006 ; Terrin, 2009 ; Pinheiro-Croisel, 2013 ; Ferguson, 2014), ou encore les doctrines sur lesquelles ils s’appuient (Navez-Bouchanine, Valladares, 2007 ; Carriou, Ratouis, 2014 ; Debizet, Godier, 2015). On y trouve également des recherches sur les pratiques professionnelles des acteurs et les processus dans lesquels ces pratiques s’inscrivent » (Blanchard, 2018 : 25).

8Ces travaux s’inscrivent dans le mouvement scientifique qui considère la fabrique urbaine non pas comme une mécanique découlant « automatiquement » des rapports socio-politiques mais comme un espace socio-matériel possédant ses propres logiques et une relative autonomie vis-à-vis des stratégiques politiques ou des rapports de force entre groupes sociaux. La fabrique urbaine désigne en effet l’ensemble des acteurs et des pratiques qui concourent à la réalisation du cadre matériel des territoires urbains dans la diversité de leurs composantes (bâties et non bâties, publiques et privées, infrastructurelles et superstructurelles…). Elle recouvre également les organisations de ces acteurs et leurs logiques, leurs outils et leurs actions, leurs constructions du temps et leurs représentations de ces processus. Dès lors, le courant de la « fabrique urbaine » consiste à « interroger et [à] décrire les modalités concrètes et les acteurs de la production du tissu urbain […] Questionner la fabrique de la ville, c’est focaliser l’attention sur des réalisations effectives, examiner plus attentivement non pas la ville faite ou à faire, mais la ville en train de se faire » (Backouche, Montel, 2007:5).

9Une des caractéristiques majeures d’une approche par la fabrique urbaine, « c’est l’attention portée à sa dimension productive et donc à la matérialité des espaces urbains. […] Se pencher sur la matérialité de la production urbaine, c’est prendre au sérieux les « dispositifs techniques et spatiaux de l’urbain » (Toussaint, 2003), c’est-à-dire les arrangements sociotechniques déployés dans les espaces urbains pour produire des configurations du réel jugées intéressantes. » (Blanchard, 2018 : 27). Or, ce sont bien ces dispositifs – bâtiments et équipements du bâti, systèmes de production et de distribution de l’énergie, etc. – qui sont la base matérielle tangible sur laquelle repose la mutualisation d’énergie locale. Il s’agit donc d’affirmer que l’on s’intéresse en premier lieu à la production de la base matérielle des villes.

10Depuis une dizaine d’années, des travaux abordent la question de l’influence de la production énergétique localisée sur l’urbain, et regardent principalement des projets d’aménagement de quartiers. Suite à de nombreuses recherches sur les éco-quartiers européens, Taoufik Souami a analysé comment les mondes urbains et énergétiques se rencontrent, dialoguent, interagissent au cours des années 1990 et 2000 (Souami, 2007). Les visions spatiales du territoire de chacun des mondes ne se recouvraient pas : les dispositifs techniques énergétiques sont souvent sur-mesure et dimensionnés en fonction du projet technique ; alors que les fabricants classiques de l’urbain cherchent à systématiser les solutions à l’échelle d’un territoire pour assurer des économies d’investissement et de la gestion des installations. Depuis, les diverses injonctions et objectifs liés à la transition énergétique ont progressivement estompé les frontières entre monde urbain et monde énergétique comme le montrent plusieurs recherches. Des travaux s’attachent à étudier les changements qui s’élaborent au sein de la gouvernance urbaine (Rutherford, Jaglin, 2015) et des politiques publiques (Bulkeley et alii, 2010). Dans une approche plus centrée sur la fabrique urbaine, intégrant une perspective spatio-matérielle, quelques travaux analysent l’évolution du produit de cette fabrique et des processus qui y sont associés. La recherche Nexus démontre l’impact de l’implication de tel ou tel acteur dans le produit final de la fabrique (Debizet, 2016). Choisissant l’angle de l’activité d’aménagement de quartiers urbains, plusieurs travaux de thèse analysent ce que les injonctions énergétiques engendrent : la nécessité d’un gestionnaire de quartier quand il y a une production locale d’énergie renouvelable (Marquet, 2018) ; le renouvellement de la saisie des préoccupations énergétiques, dans les grands projets urbains (Tardieu, 2015) ; la logique d’action en aménagement qui dépasse la rationalité technique de l’énergétique (Blanchard, 2018).

Des terrains et une approche empirique pour analyser les « communautés » à travers la fabrique urbaine

11L’attention portée ici à la fabrique urbaine découle des indices révélés par l’étude de plusieurs terrains. Le présent article est en effet fondé sur un travail empirique qui, dès son origine, ne présupposait rien (ou presque) sur ces initiatives énergétiques et est passé par une observation large et sans délimitation préconçue de l’objet « communautés énergétiques ». Dans un premier temps, a été réalisé un panorama de cas – principalement en France, au Royaume-Uni et en Allemagne – qui présentaient des caractéristiques de mutualisation énergétique locale, soit une définition large des communautés énergétiques. La première exploration a consisté à suivre les traces de ce qui est désigné comme les communautés énergétiques. L’exploration a consisté à chercher les situations et les cas présentés comme relevant des communautés énergétiques aussi bien dans la littérature scientifique que dans les publications spécialisées, professionnelles ou encore profanes. Au cours de cette enquête, ont été identifiés des cas d’étude potentiels dans d’autres pays européens (Italie, Portugal). Ce panorama fut l’occasion d’affiner la discussion des notions et des schémas d’explication tout en étoffant la définition de l’objet scientifique. L’espace de cet article ne permet pas d’exposer plus en détail le processus méthodologique et épistémologique qui a permis de constituer le panorama. Ce processus s’est peu à peu affiné pour aboutir à une sélection de 13 cas favorisant une enquête de terrain fouillée. Au final, 4 cas ont fait l’objet d’une enquête détaillée alors que d’autres étaient mobilisés pour la montée en généralité :

  1. Smartmagne porté par la collectivité de Marmagne (France), le syndicat d’énergie du Cher et VINCI Énergies est un projet d’autoconsommation de bâtiments communaux contigus qui s’est étendu à plusieurs habitations voisines ;
  2. Les Colibres, projet d’habitat participatif de logements neufs mettant en œuvre l’autoconsommation à Forcalquier (France) ;
  3. SENSIBLE porté par MOZES (ESCo à bénéfices communautaires) qui met en place un stockage individuel à l’échelle du quartier des Meadows à Nottingham (Angleterre) en collaboration avec l’université et l’entreprise de distribution de l’électricité ;
  4. « Klimakommune » (commune du climat) porté par la municipalité de Saerbeck (Allemagne), regroupant les initiatives citoyennes d’installation de panneaux solaires et visant le développement d’un réseau de distribution électrique, l’installation de 10 MW de solaire photovoltaïque, d’une chaufferie bois et d’un réseau de chaleur.

12Pour chaque cas choisi, un protocole d’enquête identique a été mis en place. L’analyse documentaire (articles, travaux scientifiques, rapports publics) a permis de reconstituer l’historique des projets et leurs objectifs énergétiques puis de déconstruire le cercle des acteurs porteurs. Ont particulièrement été étudiés les corpus potentiellement signifiant pour les aspects matériels : descriptifs techniques – cahiers des charges, plans d’exécution, etc. –, éléments comptables, projections financières, contrats et conventions, statuts des organismes et institutions. Pour chaque étude de cas, des entretiens semi-directifs ont été réalisés croisant une approche technique, sociale et anthropologique afin de mettre au jour les raisonnements et les logiques des acteurs, leurs choix, contributions, positionnements… concernant les questions matérielles et spatiales. Un travail d’observation et de documentation graphique des terrains d’étude a été effectué. Les visites de site ont permis d’analyser l’occupation spatiale des artefacts et des systèmes, de comprendre le contexte urbain des lieux étudiés, de saisir les effets matériels, les modalités de fonctionnement et d’organisation des lieux. Enfin, l’analyse transversale des terrains a relevé de la mise en regard de cas différents plutôt que de la comparaison (Aubert, 2020).

Le rôle de l’espace et sa fabrique dans l’activité des « communautés énergétiques »

13Les études de cas donnent des indices clairs sur le rôle que jouent les composantes de la matérialité énergétique et spatiale dans les processus à l’œuvre au sein des « communautés ». Ces composantes sont alors considérées comme des « actants » (acteurs non humains), pesant ainsi tout autant que les acteurs (humains) les plus visibles ou les plus analysés. Surtout, les logiques et les outils de fabrication des espaces matériels apparaissent comme des facteurs explicatifs importants. Afin d’illustrer ce rôle et d’en donner une démonstration concrète, nous présentons ci-après trois exemples différents. L’exposé de chaque cas est organisé en deux temps : 1- la monstration de la place de la matérialité de l’espace et de l’énergétique locale ; 2- le rôle des outils et des logiques propres à la fabrique urbaine des espaces dans le fonctionnement de ces « communautés ». Pour ce deuxième temps, le propos ici est réduit aux instruments juridiques qui sont centraux dans la fabrique urbaine sans en être les seuls. En effet, dans nos études de cas, les projets se réalisent dans des « failles du système » identifiés au sein des processus de la fabrique urbaine ou de la fabrique énergétique. Les procédures de la première sont investies pour dépasser les difficultés que posent les règles de la seconde ; ou les potentiels d’une fabrication urbaine sont utilisées pour appuyer la transformation d’une loi sur l’énergie.

Saerbeck : des initiatives citoyennes et municipales à forte base territoriale

14Saerbeck est une ville allemande de 7 300 habitants, où des initiatives citoyennes ont motivé la municipalité à agir pour le climat, menant à un vaste processus d’aménagement d’infrastructures et d’évènements pour la transition énergétique. Se dessine ainsi ce qui s’apparente à une « communauté énergétique ».

15Les habitants de Saerbeck se sont, à la fin des années 1990, renseignés auprès de la mairie pour installer des panneaux photovoltaïques (PV) sur les toitures de certaines écoles. La première installation photovoltaïque fut réalisée en 2002 sur l’école primaire. Ensuite ce furent le gymnase et l’école secondaire en 2005 et 2008. Une autre, après 2009, est installée par la coopérative citoyenne créée en 2008 pour investir dans le BioEnergie Park. Les installations photovoltaïques sont gérées par quatre exploitants différents dont les structures juridiques ont été créées spécifiquement pour leur construction, entre 2002 et 2008.

16En 2008, la commune de Saerbeck participe à un concours énergétique du Land Nordrhein Westfalen et devient une Klimakommune (commune du climat). Les participants sont tous les acteurs impliqués, d’une manière ou d’une autre, dans un des projets énergétiques de Saerbeck : la municipalité de Saerbeck, le district de Steinfurt, les associations civiles du village, le personnel de l’enseignement public et privé, les agriculteurs locaux.ales, les entreprises et les industriels. La Klimakommune donne une visibilité et une lisibilité aux initiatives passées et futures en les ordonnant en trois projets collectifs :

  1. Le « côté ensoleillé [1] » de Saerbeck (Saerbecker Sonnenseite) : il encourage les citoyens à installer des panneaux photovoltaïques sur le toit de leurs habitations, de leurs fermes et des écoles, ainsi qu’à investir pour améliorer l’efficacité énergétique de leurs habitations et de leurs bâtiments. Ce projet formalise la dynamique de « propagation » spatiale et par proximité des installations de panneaux solaires. Cette proximité spatiale est centrale dans la dynamique et ne se réduit pas à la localisation géographique. La visibilité directe des panneaux voisins ou proches a constitué un élément de persuasion et d’engagement premiers. La propagation d’installation s’est faite également en fonction de la possibilité de faire matériellement réseau, de se brancher et de faire gérer par une entité dédiée.
  2. Idées de Saerbeck (Saerbecker Einsichten) ou « Les énergies du futur rendues transparentes [2] » : la composante principale de ce projet est l’intégration d’une installation de chauffage à bois « transparente » dans le centre-ville, la Gläserne Heizzentrale. Placée derrière une façade en verre, elle fournit de la chaleur à plusieurs équipements publics et privés proches. Sur chacun des bâtiments alimentés, des panneaux d’affichages indiquent leur consommation énergétique, créant ainsi un « chemin de découverte de l’énergie » qui aborde le concept pédagogique développé par Saerbeck autour du climat. La spatialisation guide ici les choix et l’organisation énergétique.
  3. Flux de matière de Steinfurt (Steinfurter Stoffströme) ou BioEnergie Park : Il abrite un parc éolien, un parc d’énergie solaire, une usine de production de biogaz et une usine de compostage de la biomasse sur un ancien site militaire. Visant la maximisation de la synergie des flux de matières régionaux, les équipements de biomasse sont approvisionnés par des ressources renouvelables (maïs/lisier) issues des exploitations proches et par les déchets biologiques des maisons de la commune. Le gaz produit est utilisé pour de la cogénération. L’électricité est alors valorisée via le réseau électrique, et la chaleur est autoconsommée localement pour les besoins de la fermentation de la biomasse ainsi que pour chauffer les bâtiments situés dans le BioEnergie Park. Là encore, le Park et les réseaux d’approvisionnement et de distribution sont pensés en fonction de la proximité des ressources et des activités pouvant fournir ou consommer les énergies.

17Pour parvenir à ces résultats, une bifurcation par la fabrique urbaine a été nécessaire : une loi régionale du Land Nordrhein Westfalen a été modifiée pour permettre à la mairie de Saerbeck de réaliser une activité commerciale en interne, la vente de chaleur, sans créer de filiale spécifique. La justification était bien l’unité territoriale et la fonction de planification territoriale de la commune. Au-delà de ce cas particulier, des travaux de recherche récents insistent sur la nécessité d’évolutions légales pour permettre le développement de moyens de production d’énergie renouvelable distribués (Friedrichsen, Brandstätt, Brunekreeft, 2014 ; Ranchordás, 2014 ; Lammers, Diestelmeier, 2017; Moroni et alii, 2019). Cette nécessité de faire évoluer la loi apparait dans nos cas d’études et de nombreuses situations. Elle n’est pas toujours envisageable puisque les capacités à modifier les règles fondamentales et à créer des « dérogations » pour cause d’intérêt général local, argument bien connu et usuel dans la fabrique urbaine (illustré par le caractère dérogatoire de l’outil central de l’aménagement qu’est la zone d’aménagement concertée), n’est pas facilement mobilisable dans des pays plus centralisés comme la France.

Marmagne : un projet institutionnel rattrapé par son périmètre spatial

18Marmagne, commune rurale de 2 000 habitants, se trouve à la périphérie ouest de la ville de Bourges. Le président du Syndicat départemental d’énergie du Cher (SDE 18), maire également de la commune de Marmagne, a choisi son village comme démonstrateur pour mettre en œuvre l’autoconsommation collective d’électricité photovoltaïque. Ce choix du maire est suscité par un premier constat : l’ensemble des bâtiments municipaux regroupés au centre du village, sur le même îlot et des parcelles contiguës pouvaient produire leur propre énergie et la répartir en fonction des besoins. Ce choix est conforté par les réflexions produites par VINCI Energies opérant alors sur les réseaux électriques pour le SDE 18 et explorant les opportunités ouvertes par les décrets et ordonnances de la loi TECV [3] de 2015 sur l’autoconsommation collective

19Le projet baptisé Smartmagne envisage successivement deux types d’autoconsommation. D’abord, une autoconsommation simple qui concerne la collectivité et ses bâtiments. Le premier cercle d’acteurs identifié est restreint : la collectivité et l’équipe projet Omexom (marque de VINCI Energies) possédant les compétences techniques pour définir un avant-projet. Ce cercle va s’élargir car le fait de regrouper tous les bâtiments communaux sur un seul compteur électrique nécessitait l’intervention d’Enedis, gestionnaire du réseau de distribution (GRD). S’oppose à cette occasion la logique technico-spatiale de la collectivité visant l’exploitation de la proximité-contiguïté de ses bâtiments et la logique infrastructurelle d’Enedis qui optimise le fonctionnement du réseau en réduisant tous les autres facteurs, notamment l’espace et la territorialité. Pour ce dernier, la proximité spatiale n’était pas un argument face à l’équilibre technique du réseau national.

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Réalisation F. Aubert

20Pendant la deuxième phase, le constat d’une difficulté d’équilibre énergétique aboutit à l’élargissement du périmètre technique et spatial de l’autoconsommation collective. En effet, les bâtiments scolaires sont fermés les week-ends et lors des vacances scolaires, alors que la production photovoltaïque est la plus importante lors des deux mois d’été. Il fallait donc valoriser les excédents d’électricité non consommés par les bâtiments communaux. La solution était donc une extension spatiale et un élargissement du cercle des acteurs. Le premier acteur « ajouté » est d’abord la personne morale en charge de l’autoconsommation car les bâtiments communaux présentent un seul point d’injection de l’électricité sur le réseau public correspondant, selon la loi [4], à un producteur. L’élargissement concerne également les habitants. Selon les projections technico-économiques réalisées pour maximiser le taux d’autoconsommation de l’installation photovoltaïque de 220 kWc, il fallait intégrer le plus possible de consommateurs dans les environs des bâtiments de la collectivité (voir graphique ci-avant). Ainsi, l’autoconsommation collective étend spatialement le projet aux rues aux abords de la mairie de Marmagne. La configuration technico-spatiale du réseau joue ici un rôle fondamental dans la définition de ces 61 consommateurs (particuliers et commerces) : il fallait les trouver au plus proche (points de livraison : PDL [5]) tout en respectant l’obligation d’utiliser un seul poste transformateur HTA/BT et de définir un tarif spécifique [6]. Ici, ce ne sont pas les acteurs qui choisissent en fonction de rapports politiques déconnectés des caractéristiques spatiales et techniques. Ces dernières contribuent à dessiner le cercle des acteurs et à guider leurs rapports pour faire « communauté énergétique ».

21Dans ce cas, les porteurs du projet tentent de recourir à la fabrique urbaine afin de contourner l’obstacle du droit (obligation) du libre choix du fournisseur d’électricité, principe de marché établi par l’Union européenne, et agissant comme principale raison d’opposition à l’autonomie énergétique constituée dans la propriété privée. À Marmagne, la contiguïté des parcelles cadastrales privées de la commune, sans passer par le domaine public (la route), permet la construction d’un réseau électrique privatif entre 9 bâtiments. La question de la règle du libre choix du fournisseur pour un consommateur individuel d’électricité peut être évitée puisque seule la collectivité occupe les parcelles. Un seul compteur électrique peut donc être installé pour les bâtiments communaux. L’absence de logement, ce qui relève plutôt de la fabrique urbaine, permet de maintenir le projet dans un périmètre énergétique ouvrant sur l’autoconsommation. À Saerbeck, la Klimakommune n’est pas parvenue pas à jouer sur la propriété et n’a jamais eu l’assurance de la souscription à long terme des habitants de la ville au produit « électricité de Saerbeck ». D. Van der Horst et S. Vermeylen confirment que le concept de propriété apparaît comme outil pour faciliter la mutualisation énergétique dans le cadre légal actuel. Toutefois, la propriété de plusieurs logements ne permet pas de s’abstraire d’un compteur électrique par logement rendu obligatoire par le cadre juridique des marchés de l’électricité. Elle permet de s’engager plus facilement dans une opération d’autoconsommation collective ou dans un partenariat avec un fournisseur (Van der Horst, Vermeylen, 2008).

Nottingham : des configurations urbaines pour une « communauté énergétique »

22La ville de Nottingham est la 21e plus grande ville d’Angleterre. Contrairement aux deux cas précédents, il s’agit d’un contexte urbain dense dans les limites administratives de la ville. En 2004, il est demandé à un cabinet d’architecture de « reconnecter » le quartier des Meadows, très pauvre et avec un fort taux de criminalité, au centre-ville de Nottingham. Au cours de ce processus germe l’idée de créer MOZES (Meadows Ozone Energy Services Limited), une association à « bénéfices communautaires » (« community benefit association »). Il s’agit de créer une entité appartenant à la communauté des Meadows, s’engageant à prendre la responsabilité des futurs besoins énergétiques du quartier. Parmi les différentes activités et projets menés par MOZES, l’un des plus importants fut l’obtention de subventions afin d’installer des panneaux solaires sur des maisons touchées par la précarité énergétique. En 2014, Meadows est choisi comme site pilote du projet européen SENSIBLE (Storage ENabled SustaInable energy for BuiLdings and communitiEs), lauréat d’un programme de recherche européen H2020 piloté par l’université. L’objectif du projet est de tester le développement de systèmes de stockage individuels pour valoriser l’énergie produite par des panneaux solaires.

23Plusieurs aspects techniques et spatiaux tissent les liens entre les acteurs, voire s’imposent à eux, malgré leur distance institutionnelle ou sociale. Pour déterminer les sites d’expérimentations, une première sélection de 60 foyers a été opérée sur des critères techniques. Après des enquêtes pour chacun des sites, plus de 15 lieux étaient considérés éligibles. Parmi ceux-ci, 6 avaient du stockage via leur chauffe-eau (« immersion water »). S’y ajoutaient 10 ou 12 autres maisons qui présentaient des cas différents, avec stockage et sans stockage. Deux sites ont été retenus car plus grands : une bibliothèque et une école. Bien qu’irréalisable dans les conditions réglementaires de l’époque, l’objectif à terme du projet était de montrer qu’une mutualisation des moyens de production et de stockage d’électricité à l’échelle d’un quartier de la taille des Meadows serait pertinente techniquement et économiquement.

24MOZES a par la suite lancé un appel à volontaires au sein de la communauté des Meadows. Le caractère volontaire n’annulait pas pour autant plusieurs questions juridiques importantes : les dispositifs techniques appartenant à l’université étaient installés dans les logements de particuliers, donc dans des domaines privés. Or le droit des consommateurs relevant d’une législation nationale et européenne différente dessinait un autre découpage : le réseau énergétique jusqu’au compteur, donc à l’intérieur du logement, appartenait bien au distributeur. Autrement dit, le droit de la consommation (énergétique) enjambait les limites qu’établit le droit utilisé par la fabrique urbaine pour bien différencier les domaines privé et public. Tout cette imbrication technique et spatiale, des droits et des obligations liés aux espaces occupés et aux matériels utilisés, amène MOZES à contacter une avocate pour rédiger un contrat spécifique. Ce cabinet d’avocats a ainsi spécifié la contractualisation entre les habitants recevant du matériel technique de stockage, MOZES et l’université qui allait analyser les données de consommation, de production et de stockage des différents participants. D’après l’avocate en charge de l’affaire ce contrat, l’« householder agreement » se situe entre le droit commercial et le droit de la consommation. Le droit n’autorise pas clairement ce cas de figure (celui de l’« householder agreement »), mais il ne l’interdit pas clairement non plus. Comme ce contrat est fait sur-mesure, un doute subsiste sur sa légalité.

25Ainsi, MOZES illustre un autre procédé de la fabrique urbaine pour dépasser les blocages juridiques et politiques : le recours aux contrats spécifiques. Ce procédé plus courant dans le monde de la fabrique urbaine s’éloigne depuis une trentaine d’années du cadre législatif classique (Clamour, Terneyre, 2013 ; Fatôme, Noguellou, 2014 ; Auby, 2012 ; Lascoumes, Le Gales, 2004). Dans le monde de l’énergétique urbaine, les rapports entre les acteurs sont souvent pré-réglés par des cadres législatifs qui ouvrent encore peu vers des variations et des ajustements usant des contrats. Le contrat transitant par le monde de la fabrique urbaine devient alors une manière de trouver les modalités de production-consommation locale au-delà des cadres juridiques propres à l’énergie. Dans nos études de cas, l’autre exemple est le contrat de fourniture de chaleur entre la commune de Saerbeck et des clients non résidentiels privés.

26Dans ces trois cas comme dans de nombreuses autres situations qualifiées de « communautés énergétiques », les acteurs explorent, dans la mouvance que connaît la fabrique urbaine depuis les années 1990, un cadre juridique local libre (contrat, convention, protocole d’accord…) moins investi par les acteurs classiques du secteur de l’énergie qui préfèrent travailler sur les cadres juridiques globaux, européens et nationaux. Ces derniers sont supposés régler la totalité des fonctionnements et des accords locaux qui ne devraient pas être l’objet d’un quelconque réagencement local. Dans cette organisation globale du « droit de l’énergie », les actions des « communautés énergétiques » se situent régulièrement dans les zones grises du droit. Les acteurs font preuve d’un avant-gardisme juridique. Étant donné que les lois et les cadres administratifs ne sont pas adaptés aux projets énergétiques recherchés par les acteurs des « communautés énergétiques », les solutions retenues s’insèrent dans des failles et des interstices. Ces solutions répondent à une accumulation de contraintes avec lesquelles les acteurs doivent composer. Dans leur article sur le rôle des régimes juridiques dans le développement des systèmes d’énergie renouvelable, Dan Van der Horst et Saskia Vermeylen situent un certain nombre d’exemples qu’ils ont étudiés dans cet espace de « zone grise » des législations : « [s]ome of these initiatives are distinctly located in the grey areas of existing legislation » (Van der Horst, Vermeylen 2008 : 12). Le type de loi interprétée relève de plusieurs domaines : l’urbanisme (« planning permission »), l’énergie (loi allemande EEG), le droit de propriété (« absantee land owner »).

L’intrication des ressorts de la fabrique urbaine dans la construction des « communautés énergétiques »

27Alors que le terme « communautés énergétiques » accentue l’attention donnée aux processus socio-politiques comme champs d’explication, les trois exemples présentés ci-avant montrent qu’en suivant les traces des processus d’élaboration des ensembles socio-techniques et spatiaux de l’énergétique urbaine, un champ plus large de compréhension s’ouvre pour considérer les territoires et leur fabrication d’une manière tout aussi sérieuse que les autres facteurs. Ces exemples confirment pour les « communautés énergétiques » ce que d’autres cas indiquent clairement (Hampikian, 2017 ; Souami, 2017 ; Blanchard, 2018 ; Jaglin, 2013 ; Jaglin et alii, 2020) : la fabrique énergétique et la fabrique de l’urbain (de la diversité des territoires urbains) sont à considérer dans leurs imbrications humaines mais aussi matérielles.

28Dans un ouvrage sur la transition énergétique, Olivier Labussière et alii proposent de caractériser les énergies renouvelables « en train de se faire » (« in the making »), mettant l’accent sur l’importance de la matérialité dans ce processus (Labussiere et alii, 2018). Pour obtenir de l’énergie telle qu’on l’utilise aujourd’hui (l’électricité, le chauffage), des ressources doivent êtres captées, transformées, commercialisées, etc. Au cours des transformations, le type de ressources utilisées impose la manière matérielle de réaliser chacune des étapes, et des éléments spécifiques sont mobilisés : acteurs, appareils socio-techniques, environnements socio-naturels, savoir-faire, etc. (Labussiere et alii, 2018). La matérialité est pensée ici comme relationnelle : elle et ses propriétés sont issues d’« assemblages » (incluant des artefacts, des infrastructures, des connaissances, des discours, des pratiques, etc.). La matérialité peut alors être représentée en racontant les histoires de ses propriétés au fur et à mesure de leur émergence au sein des flux matériels et de comment ils adviennent (« come into being »). La notion d’« assemblage » mobilisée ici, se réfère aux travaux de Bruno Latour (Latour, 1991, 2004). Pour dépasser la séparation entre nature et culture, ce dernier propose que les assemblages (ou agencements) d’humains et de non-humains, soient considérés comme source d’intermédiation ou d’entremise (« agency ») sous-jacente des propriétés des choses. C’est un processus sans fin, incluant des composantes tant matérielles qu’artificielles.

29Cependant, cette proposition d’Olivier Labussière et alii ainsi que les travaux proches, s’intéressent quasi-exclusivement à la matérialité des dispositifs énergétiques. La question de la dimension spatiale à proprement parler (au-delà du caractère dispersé ou regroupé) est très peu traitée. Les analyses sur la matérialité appréhendée aussi bien pour les matériels énergétiques que leurs spatialités demeurent encore rares (Hampikian, 2017 ; Tabourdeau, Debizet, 2017 ; Van der Waal et alii, 2018). Pourtant, l’approche par les assemblages le permet et réduit l’effet de coupure méthodologique (voire épistémologique) de la réalité matérielle entre, d’une part, les dispositifs matériels consacrés à l’énergie et, d’autre part, les espaces qui participent à l’énergétique urbaine. Antoine Tabourdeau et Gilles Debizet y font appel pour étudier les nouveaux agencements créés par le développement d’énergies renouvelables localement dans l’espace urbain. Pour comprendre les relations entre ressources in situ et grands réseaux, A. Tabourdeau et G. Debizet utilisent le concept de « nœud socio-énergétique » (NSE). Dans cette perspective, Alain Nadaï et alii considèrent que des collectifs socio-techniques, des « socio-technical collectives », émergent dans ce processus relationnel entre l’espace, les ressources et les acteurs (Nadaï et alii, 2015 : 285).

30Dans le cas particulier des « communautés énergétiques », nous avons en particulier identifié les indices montrant que ces assemblages répondaient pour beaucoup à des logiques propres à la fabrique urbaine. Pour l’illustrer, nous avons pris l’exemple d’appréhension du juridique par cette fabrique, appréhension saisie et partiellement reproduite par les « communautés énergétiques ». Fabrique urbaine et « communauté énergétique » sont structurées par une même logique : faire advenir le projet (urbain ou énergétique) malgré ou grâce aux relations sociales, aux rapports de pouvoir, aux stratégies politiques… Afin que l’action des « communautés énergétiques » aboutisse, des outils juridiques sont mobilisés et investis ou au contraire contournés, modifiés, adaptés, interprétés, combinés, réarticulés… À l’intérieur de failles et d’interstices dans l’organisation sociale et politique (souvent à assise juridique), des bricolages organisationnels, administratifs, légaux, etc. sont opérés. On retrouve ce résultat dans des travaux de recherche portant soit sur l’urbanisme tactique (Douay, Prévot, 2016), soit sur les énergies renouvelables distribuées (Van der Horst, Vermeylen, 2008). Souvent, « faire les choses d’une autre manière sans passer par le monopole de l’hétéronomie oblige à passer dans les marges de la copieuse législation. » (Grünig Iribarren, 2018 : 171). Pour les EnR distribuées, Dan Van der Horst et Saskia Vermeylen constatent la créativité des acteurs pour contourner les barrières juridiques qui se dressent devant eux (Van der Horst, Vermeylen 2008 :12).

31Ces approches, et en particulier les études de cas présentées dans cet article, montrent que les explications ne se limitent pas à la prise en compte des contraintes spatiales et territoriales. Elles permettent d’étendre l’analyse aux processus de fabrication des espaces et des territoires pour mesurer la place qu’ils prennent, avec leurs logiques, leurs cultures, leurs acteurs et leurs modalités, dans la construction de ces ensembles socio-techniques et spatiaux. Autrement dit, l’analyse qui s’intéresse à la place de la spatialité et à l’urbanité des ensembles énergétiques ne se résume pas à l’étude de la prise en compte des contraintes spatiales (proximité ou distance, dimensions, particularités matérielles des bâtis…) mais conduit à considérer les mécanismes sociaux, professionnels, culturels et techniques propres à la fabrique urbaine.

Notes

  • [1]
    En allemand, « Saerbecker Sonnenseite », traduit en anglais par « Saerbeck’s sunny side ».
  • [2]
    Zukunftsenergien transparent gemacht.
  • [3]
    Loi pour la Transition Énergétique et la Croissance Verte (2015)
  • [4]
    Loi 2017-227 du 24 février 2017.
  • [5]
    Terme utilisé par Enedis pour désigner un compteur électrique, qui correspond pour le gestionnaire du réseau de distribution à un client unique.
  • [6]
    TURPE spécifique : tarif d’utilisation des réseaux publics d’électricité.
Français

Le terme « communautés énergétiques » tend dans les travaux de recherche à focaliser sur les rapports socio-politiques pour expliquer les systèmes énergétiques locaux, systèmes visant pour beaucoup l’autoproduction et l’autoconsommation locales d’énergie. La matérialité des dispositifs techniques et la matérialité des espaces de ce « local » jouent un rôle tout aussi important et produisent d’autres perspectives d’analyse. Cet article en apporte les indices en particulier à travers trois exemples en Allemagne, en France et au Royaume-Uni. Ces derniers montrent que les acteurs des « communautés énergétiques » usent des outils et des logiques de la fabrique urbaine pour faire advenir leur projet là où les cadres juridiques gouvernant l’énergie et les positions dominantes des opérateurs énergétiques historiques constituent des obstacles. Ces acteurs empruntent les failles et les interstices des mondes de l’énergétique et de la fabrique urbaine pour agir, ce qui en retour fait des espaces, de leurs mécanismes de production, et de leurs logiques de fonctionnement des acteurs non-humains qui forgent tout autant les systèmes socio-énergétiques urbains.

  • espaces
  • fabrique urbaine
  • systèmes socio-énergétiques
  • droit

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Flora Aubert
Flora Aubert est ingénieure polytechnicienne, docteure en urbanisme et en aménagement (Laboratoire Techniques, Territoires, Sociétés)
Taoufik Souami
Taoufik Souami est professeur d’urbanisme et d’aménagement à l’École d’urbanisme de Paris (Laboratoire Techniques, Territoires, Sociétés)
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
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Mis en ligne sur Cairn.info le 03/01/2022
https://doi.org/10.3917/flux1.126.0014
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