CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Cet ouvrage de Sylvain Grisot, urbaniste consultant et enseignant, fait le point sur l’impasse de nos façons actuelles de faire la ville et propose, par des exemples et par un manifeste, une solution concrète à l’étalement urbain et ses conséquences : l’urbanisme circulaire. Le récit démarre par un témoignage fictif : le rêve de ce que pourraient être l’urbanisme et la vie en 2032 si la mesure de l’urgence climatique était collectivement prise en 2020. Ce livre pourrait d’ailleurs potentiellement participer à cette prise de conscience, notamment s’il était lu par les élus à l’échelon communal, ces maires à qui l’on doit, in fine, l’urbanisation des terres agricoles à un rythme d’un département moyen tous les 20 ans (ou 30 000 hectares par an, ou trois fois la surface de Paris, ou encore 5 terrains de football par heure, nuit et jour). Le constat de Sylvain Grisot est sans appel : l’impasse du système actuel. Il faut prendre la mesure du problème et changer de paradigme, et vite. Si la voiture a créé le problème, en raccourcissant le temps et en augmentant les distances, c’est bien de la façon de concevoir la ville qu’il s’agit de changer si l’on ne veut pas dépendre bientôt d’autres pays pour se nourrir (la France importe déjà des aliments dont la surface de culture correspond à 50 % de ses terres cultivées). L’auteur insiste aussi sur la notion de dépense écologique, sociale et fonctionnelle liée à cet étalement. Le rythme d’artificialisation conduit à : une augmentation des crues liées à l’imperméabilisation des sols, une perte de biodiversité et du stockage carbone des sols une fois bitumés (émissions de 4,35 Gt CO2/an), un surcoût communal lié à l’extension des réseaux et un surcoût national indirect de l’étalement évalué à 50,5 milliards d’euros annuels. En parallèle, les prix du foncier poussent les classes moyennes toujours plus loin des villes, allongeant d’autant les trajets, augmentant les coûts cachés de la périphérie ainsi que les pollutions automobiles. L’urbanisme actuel, pour l’auteur, fonctionne en urbanisant plus vite que ne croît la population, en surconsommant des terres agricoles dont la valeur marchande ne reflète pas l’intérêt général et à long terme, en construisant toujours plus en neuf des surfaces qui pourtant existent déjà et sont délaissés : friches industrielles, logements de centre-ville vacants, zones industrielles et commerciales défraîchies.

2Depuis la loi SRU (Solidarité et Renouvellement Urbain) de 2000 et sa notion de « gestion économe de l’espace », de nombreuses lois ont tenté de résorber cette croissance démesurée. Mais le constat fait par l’auteur est là encore négatif : toutes ont été inefficaces et les espoirs législatifs différés toujours à un avenir plus lointain. Si de plus en plus de métropoles prennent la mesure du problème, les communes de leurs périphéries attirent les habitants et les activités par des terrains moins chers et poursuivent l’étalement, jusque-là non contraintes par la loi. Cela pourrait changer avec le principe dit de ZAN (Zéro Artificialisation Nette). Cette circulaire envoyée aux préfets en juillet 2019 et signée par quatre ministres promet un renforcement des processus, en arrêtant l’artificialisation au profit de la densification intra-muros et la renaturation de terres artificialisées. Alors que déjà s’amorce la difficulté de sa mise en œuvre et ses contournements possibles, la circulaire vise seulement un objectif à 2050, et sans contrainte légale d’ici là, demeurant dépendante de la bonne volonté des autorités locales. Cependant, la circulaire ZAN a tout de même le mérite, souligne Sylvain Grisot, d’amorcer la réflexion sur les moyens de faire la ville sur la ville. Non plus comme l’utopie des années 1970, mais comme une façon de faire la ville différente, frugale en sols et en ressources, mais potentiellement bien plus vivante.

3Bien que radical, le point de vue de l’auteur n’est pas sans humour et sans optimisme. Après ce constat alarmant, le lecteur découvre avec joie la solution de l’urbanisme circulaire, dont les trois grands principes sont : l’intensification des usages (usage des lieux vacants, optimisation fonctionnelle des lieux utilisés, mixité des programmes et des temps d’occupation, etc.), la transformation de l’existant (surélévation, extensions, densification pavillonnaire, serres urbaines, etc.) et le recyclage des espaces (réhabilitation de friches, végétalisation d’espaces urbanisés, etc.). Une leçon de bon sens en quelque sorte. Des exemples concrets se succèdent, montrant qu’il n’est finalement pas si compliqué de faire les choses de la bonne manière. À différentes échelles de projets, il est possible de suivre ces « pionniers » sans attendre que les lois se mettent au diapason de cette nouvelle manière de faire la ville. Les exemples d’intensification des usages ne manquent pas. Cette première boucle de l’urbanisme circulaire cherche à juxtaposer des fonctions et usages d’un même lieu pour limiter la vacance et donc le besoin de construire toujours plus. L’utilisation d’un Crous de Paris en dehors de ses heures de fonctionnement pour se transformer en espace de co-working (Mad’Lab par l’association Article.1) en est une illustration. La location occasionnelle d’espaces aussi variés que des cours d’école, des gymnases ou des bureaux est mise en œuvre progressivement, modèle déjà bien connu pour le logement avec Airbnb, jusqu’à ce qu’il se pervertisse et crée un contre-effet en supprimant de nombreux logements du parc résidentiel de villes touristiques telles que Paris ou Venise, poussant d’autant les habitants hors de la ville. Cette dérive, souligne l’auteur, est une leçon à retenir pour réguler le système tout en encourageant l’intensification, à l’instar de la coopérative Plateau Urbain, spécialisée dans la création d’espaces d’activités mixtes au sein de bâtiments vacants. Entre deux usages à long terme, la coopérative gère leur location à prix très réduit à des publics n’ayant pas accès à l’immobilier classique (jeunes entreprises, associations, artisans, etc.). Cet usage solidaire sert aussi le propriétaire dont le bien est occupé et surveillé et qui perçoit une petite rente le temps de trouver un locataire à long terme. Tous sont gagnants au sein d’un modèle pourtant non spéculatif.

4La deuxième boucle de l’urbanisme circulaire est la transformation de l’existant et vise sa réhabilitation et/ou sa densification. Réhabiliter au lieu de démolir, « quand on ne peut pas faire mieux que l’existant » comme le précise l’enseignant-chercheur J.-L. Kerouanton, et utiliser 80 % moins de matériaux qu’il en faut pour reconstruire, comme l’a démontré l’Ademe. Dans cette idée, l’agence Vendredi Architecture a réalisé une opération pilote de transformation complète d’un ancien hôtel à Saint-Nazaire. L’immeuble a été surélevé de deux niveaux en ossature bois, rénové thermiquement et réhabilité en ensemble de logements à typologies mixtes, avec un grand espace commun au rez-de-chaussée. Luc Schuiten avec le projet Archi Human vise la construction de logements de qualité architecturale et environnementale pour reloger des personnes sans-abris sur des « petits chancres urbains », interstices délaissés, car exigus, mais parfaits pour y donner un lieu de vie et de réinsertion. Investir les interstices et les fonds de parcelles est maintenant bien connu sous l’acronyme BIMBY, lancé par David Miet au sein de Villes Vivantes, dont le principal objectif est l’accompagnement à la densification pavillonnaire. Leur expérience montre la subtilité de cette approche et sa bien plus grande complexité par rapport à la construction neuve classique. Le découpage des métiers actuels, souligne Sylvain Grisot, n’est pas adapté à cette forme de densification, dont le potentiel est pourtant considérable : 140 millions de mètres carrés constructibles, sans artificialiser plus de sols. Le portage politique devient alors indispensable à faire accepter cette densification et à faire se développer des métiers de gestion compétents et interdisciplinaires.

5Le recyclage des espaces, troisième boucle, s’attelle aux nombreuses friches industrielles qui jonchent les territoires. Rien qu’en Normandie, 246 friches occupent 826 hectares, soit 10 % des surfaces d’activités. C’est aussi changer les modes de production de la ville actuels, si inefficaces qu’ils génèrent leurs propres espaces vacants. Réhabiliter si c’est possible, ou démolir et renaturer sinon, en réemployant les matériaux dans d’autres projets de construction ou rénovation. Plusieurs entreprises sont déjà sur ce créneau, dont Cycle Up ou Mobius. L’économie de ressources et d’émissions de CO2 de ce procédé y est phénoménale affirme l’auteur. À l’échelle des grands projets urbains, Nantes a fait un pas de côté en investissant une zone en bord de fleuve au sol stérile, pour y édifier des immeubles écologiques à prix abordable, pour lesquels elle a changé ses processus constructifs vers une plus grande intégration des enjeux globaux à tous les échelons et une implication de tous les acteurs.

6L’ouvrage se conclut sur le manifeste, reprenant les changements qu’il faut absolument opérer. L’urbanisme circulaire, c’est évaluer le coût réel et collectif de l’étalement urbain et déployer les solutions pour changer de système, avec quatre enjeux principaux :

  • faire la ville frugale en sols, en matériaux, en énergie, en émissions de CO2 et en déchets ;
  • faire la ville de la proximité, chercher la bonne densité, celle qui évite la voiture ;
  • faire la ville pour tous, qui régule la spéculation, poussant toujours plus de gens loin des centres ;
  • faire la ville résiliente, adaptée au changement climatique.
  • Ce sont cependant trois écueils à éviter, sur lesquels l’auteur insiste :
  • se perdre dans les chiffres. Il faut opter plutôt pour un arrêt radical, quitte à gérer les exceptions ;
  • se tromper d’échelle. Les communes périphériques doivent jouer le jeu ;
  • se perdre dans les dates. Il faut agir à court et moyen terme, et ajuster nos visions à long terme.

7Dans la pratique, cela doit pour Sylvain Grisot se manifester par :

  • une politique urbaine commune entre les métropoles et leurs périphéries ;
  • une évaluation par chaque collectivité de ses potentiels de densification ;
  • l’arrêt total de l’artificialisation sur tout le territoire et l’encadrement des exceptions.

8Si les lecteurs n’étaient pas déjà conscients des enjeux de l’étalement urbain, et surtout des solutions possibles pour le contrer, ce Manifeste pour un urbanisme circulaire leur en donne la substance. L’urgence de la situation environnementale face au schéma archaïque de nos modes de production de la ville rend la lecture de cet ouvrage nécessaire par tous ceux qui font la ville et en dessinent les contours. Pour les lecteurs de Flux et en général pour les universitaires familiers du champ heuristique de l’écologie circulaire ou de l’économie circulaire un regret cependant : que l’auteur ne se soit pas vraiment confronté à ces champs (ni vraiment d’ailleurs à celui des études sur l’étalement urbain) et qu’il n’ait pas détaillé davantage le parallèle suggéré en termes de circularité. Un passage par les flux, justement, aurait peut-être permis d’affiner certains arguments, de repérer certaines pistes de nuance, ou d’esquisser certaines tactiques d’évaluation et mise en œuvre. Il reste cependant que cet ouvrage est par sa clarté et sa posture extrêmement stimulant.

Géraldine Bouchet-Blancou
École nationale supérieure d’architecture de Strasbourg (laboratoire AMUP)
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/07/2020
https://doi.org/10.3917/flux1.119.0197
Pour citer cet article
Distribution électronique Cairn.info pour Université Gustave Eiffel © Université Gustave Eiffel. Tous droits réservés pour tous pays. Il est interdit, sauf accord préalable et écrit de l’éditeur, de reproduire (notamment par photocopie) partiellement ou totalement le présent article, de le stocker dans une banque de données ou de le communiquer au public sous quelque forme et de quelque manière que ce soit.
keyboard_arrow_up
Chargement
Chargement en cours.
Veuillez patienter...