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Introduction

1Libérer le conducteur des tâches de conduite et rendre la voiture autonome, tel est l’horizon de l’automobile grâce aux avancées de l’informatique et de l’intelligence artificielle. Même si des progrès intéressants permettent d’envisager de tels scénarios, on est sans doute loin encore de la voiture autonome, partout et pour tous. Cela n’interdit pas de penser à la signification et aux conséquences d’une telle évolution.

2En effet la voiture, telle qu’elle est aujourd’hui, a amené à redéfinir les territoires. J’ai écrit « Les territoires de l’automobile » en 1995. L’étude portait principalement sur les années 1960-1990 pour la France avec des références antérieures et/ou internationales (États-Unis bien sûr, mais aussi Allemagne, Royaume Uni, Italie, Espagne). Dans le livre, j’écrivais que le moteur principal de cette redéfinition des territoires est l’action consciente de l’individu automobiliste qui définit ses itinéraires, les investit grâce à sa voiture. Une voiture devenue autonome libérerait le conducteur de tâches de conduite, favorisant ainsi la définition de nouveaux territoires. Les conditions dans lesquelles peut se concevoir à l’échelle collective une voiture autonome maintiendraient-elles inchangées les possibilités de construction des « territoires de l’automobile » ? N’irait-on pas vers des « territoires de l’automobile autonome » fort différents de ceux qui se sont construits hier et pèsent encore lourd aujourd’hui ?

Les territoires de l’automobile il y a 25 ans

3Les territoires de l’automobile tels que je les analysais il y a 25 ans marquaient une rupture avec une ville dont l’identité avait su s’affirmer contre vents et marées au cours de l’histoire. Mon analyse s’appuyait sur de nombreux auteurs, historiens ou sociologues de l’époque, qui montraient comment la latitude donnée aux individus par l’automobile de masse répondait au souhait de repousser les limites réelles ou symboliques de la ville. En Allemagne, en Espagne, en Italie, tout comme auparavant pour les femmes aux États-Unis, la voiture libérait la société d’un grand nombre de barrières et de pesanteurs. Après Scharf (1991), Flink (1990), Sachs (1992), Yonnet (1985) avait saisi l’importance du phénomène pour la France. Dans son livre « Jeux, modes et masses » (Yonnet, 1985), il écrivait que pour changer de vie, il aurait fallu changer de ville. Impossible au niveau individuel de transformer la « ville éternelle », ni même l’espace urbain plus récent. Mais le système automobile dans lequel l’automobiliste a sa place, même modeste, dès qu’il a pris le volant, lève au moins partiellement et momentanément l’hypothèque (Duclos, 1976 ; Fischman, 1990). Ces analyses confirment que l’automobile se définissait alors contre la ville.

4La voiture procurait de formidables possibilités de libération, avec un sentiment nouveau et fort de puissance, de maîtrise de l’espace et du temps. Les choix immobiliers, les choix professionnels se trouvent ainsi plus libres. Dès les années 1960, l’automobile libère entre autres du transport en commun contraignant, des rets de la civilisation urbaine. Cette libération vaut pour tous : citadins bien sûr mais aussi paysans, femmes, jeunes, pauvres, « petits », immigrés, etc. Puissance, maîtrise du temps et de l’espace pour chacun ! Ces territoires permettent une anthropologie globale avec un « demeurer » urbain et un habiter lointain. Il n’est pas question de quitter la ville pour laquelle on avait naguère sans regret quitté la campagne. Il s’agit bien de demeurer urbain. En revanche, l’habitat urbain tel qu’il est alors proposé à la majorité n’est pas celui qui est souhaité, d’où une appétence pour la maison individuelle et donc un habiter lointain (Raymond et alii, 1966 ; Duclos, 1976). La voiture sert à renouer les liens ancestraux avec des entités aujourd’hui mythiques : la nature sauvage, le bourg, le village. Elle permet le maintien de liens avec la famille élargie, le choix de résidences secondaires. Elle se prête au projet touristique : recherche de la nature, du loisir, du paysage, quête de l’ailleurs, de l’anti-ville, pratique du camping, du caravaning (Duclos, 1976). On peut même d’une certaine façon habiter sa voiture, en l’appropriant, en la décorant, en la personnalisant. Elle devient en quelque sorte habit et habiter pour l’individu dans la société moderne.

5Les bottes de sept lieues sont à la portée de tous. Au restaurant de la mobilité, la carte remplace le menu, le choix est désormais permis. C’est bien une révolution que le concept de territoire m’a alors aidé à caractériser. Il s’agit pour les ménages et les individus qui les composent de combiner différents projets (résidentiel, familial, professionnel) tout en maîtrisant différentes contraintes (les coûts, les programmes d’activités, les durées, les distances), l’usage quotidien de la voiture s’inscrivant dans un ensemble de décisions imbriquées et souvent indissociables, portant sur d’autres dimensions que le seul mode de transport. Cette résolution des équations spatio-temporelles suppose donc de prendre en compte un système d’activités et de mobilité partagé par un ensemble d’individus (la famille, les collègues, le voisinage) qui doivent composer ensemble pour réaliser leurs projets individuels et/ou collectifs. Lorsqu’un individu utilise sa voiture, il fait plus que conduire un véhicule ou consommer un produit : il « conduit » sa vie, dans le sens où cette conduite est la manière adoptée pour relier et intégrer les différentes activités quotidiennes, dont les coordonnées sociales, spatiales et temporelles sont à la fois issues de ses choix antérieurs (comme la localisation résidentielle) et imposées par des instances extérieures (horaires de fonctionnement des institutions, disponibilité d’infrastructures ou de services, par exemple).

6L’automobile fondait alors les territoires de l’automobile sur des valeurs de l’automobilité prolongeant des préférences spatiales (pour la campagne, etc.). Certes ces choix étaient fortement individualisés. Mais cette recomposition territoriale se faisait sous contrainte car le système automobile est standardisé (modèles de véhicules, infrastructures). C’est ce qui conduisait non pas à une variété infinie des territoires de l’automobile mais plutôt à des types de territoires : suburbains, périurbains, rurbains, touristiques.

7Il faut rappeler de plus que les territoires de l’automobile, au sens où je les entendais, impliquaient un fort investissement de la part des automobilistes : investissement financier certes mais plus encore investissement temporel. Dans l’équation évoquée ci-dessus, la conduite du véhicule apparaît comme une importante consommation de temps, soustraite à d’autres activités possibles. La voiture autonome, en supprimant ou réduisant le temps de conduite, redéfinirait les termes de l’équation mais aussi le sens de l’investissement correspondant à la construction des territoires de l’automobile.

Sortir du piège de la dépendance

8Selon l’expression de « dépendance automobile » mise à la mode au début des années 1990, l’automobile enfermait aussi l’automobiliste dans ces nouveaux territoires. J’ai consacré en 1999 un livre entier à analyser les processus de cette dépendance qui s’apparente à un cercle vicieux (Dupuy, 2002, 2011). Plus l’automobile a de succès, plus l’espace s’en trouve transformé, s’adaptant à ce mode de transport. Dans ces espaces réadaptés, l’avantage se creuse en faveur des automobilistes par rapport à ceux qui ne disposent pas de ce véhicule, d’où une appétence croissante pour l’automobile dans les populations non encore équipées. Certains estiment désormais que, pour une bonne partie d’entre eux, les automobilistes se sont eux-mêmes piégés, sous-estimant le budget transport induit par leur choix de vivre à la campagne (ou plus précisément de dormir à la campagne et de vivre en ville). Il s’agirait d’un « piégeage » individuel. Mais la dépendance automobile a aussi de multiples effets pervers collectifs (parfois nommés effets externes). Ceux-ci ont été signalés très tôt (cf. par exemple : Sauvy, 1968) et sont régulièrement dénoncés, qu’il s’agisse de la congestion (Derycke, 1997), de la pollution (Merlin, 2012), de l’allongement des distances parcourues mis en évidence par Zahavi (Crozet, Joly, 2006), de l’étalement urbain correspondant (Newman, Kenworthy, 1989), de la dévitalisation des centres-villes (Hamelin, Razemon, 2012), de la banalisation des paysages (Kunstler, 1993). Aujourd’hui, après une longue période d’hégémonie de la voiture, beaucoup estiment que la situation est telle que nous sommes dans une course impossible où l’offre ne pourra jamais rattraper la demande. La métropolisation a grignoté les périphéries, a dé-densifié les villes, a rallongé les distances entre le domicile et le travail ou entre le domicile, les commerces, les services.

9Il est vrai qu’un espace parsemé de pièges et miné par nombre d’effets pervers peut difficilement être considéré comme un territoire. Pour sortir du cercle vicieux de la dépendance, certains en restent aux vieilles recettes des années 1980. Il suffirait de densifier les villes pour que la dépendance automobile diminue. Cette croyance subsiste alors que l’échec de ces recettes a été mis en évidence par de nombreux auteurs (y compris par moi-même : Dupuy, 2002). D’autres s’attaquent plus subtilement à certains types de situation (villes moyennes) mais se heurtent au caractère global du phénomène de dépendance automobile. En fait, la difficulté tient à l’histoire puisque les territoires de l’automobile se sont constitués sur une période longue, plus d’un demi-siècle en France, et qu’il est donc très difficile de les remodeler dans des limites temporelles et financières acceptables.

10Paradoxalement, l’histoire édifiante du renouveau du tramway français aide à comprendre les choses (Gardon, 2018). Le « tout voiture » dans les villes des années 1970 n’était pas viable, du moins en France. Le transport collectif était un palliatif nécessaire. Encore fallait-il remplir les bus dont la qualité de service laissait beaucoup à désirer. C’est ainsi que le retour du tramway s’imposa. Mais dans une logique où il fallait financer les coûts importants des tramways et donc les remplir de voyageurs, le tramway n’avait de sens que pour les agglomérations, c’est-à-dire l’urbain relativement dense. On a donc associé les instruments législatifs et urbanistiques (Intercommunalité, PDU – Plan de Déplacements Urbains) aux projets de transport collectif en négligeant ce qui se passait à l’extérieur. Or c’est à l’extérieur des espaces agglomérés et en dehors des logiques du transport collectif, dont le tramway est une figure emblématique, que se définissaient les nouveaux territoires de l’automobile de l’époque, suburbain, périurbain et rurbain. C’est le rond-point contre le tramway.

11Les solutions qui permettraient de sortir de la dépendance en redéfinissant des territoires sans automobile mènent à des impasses. C’est donc l’automobile elle-même qu’il faut mettre en cause. Peut-on pour autant préconiser un nouvel aménagement du territoire en densifiant les agglomérations, redistribuant les services, pour inciter les citoyens à privilégier significativement les transports en commun et le covoiturage, à faciliter le rapprochement domicile-travail ? Ce discours qui a accompagné maintes politiques urbaines depuis la publication de mon livre ne paraît plus recevable. La voiture reste plus que jamais le moyen d’atteindre autre chose : espaces de faible densité parsemés de domiciles, de services et d’emplois.

12Le récent épisode des « gilets jaunes » [1] a ouvert les yeux de beaucoup à cet égard (Collectif, 2019). En occupant les ronds-points, les « gilets jaunes » ont montré où se situaient leurs territoires. Ils ont fait comprendre que ces territoires ne correspondaient pas à l’image condescendante dont on voudrait les affubler. Ils ont confirmé enfin qu’ils étaient bien dépendants de l’automobile.

Équations à résoudre : la voiture intelligente et l’algorithmique de la mobilité

13Dans la ligne de mes analyses de 1995, la littérature récente, notamment sociologique, explique bien que le recours à l’automobile apparaît aux yeux de beaucoup comme le moyen de résoudre une équation à la fois sociale, territoriale et temporelle dont la forme est de plus en plus complexe (Demoli, Lannoy, 2019).

14Pour résoudre l’équation, plusieurs méthodes sont envisageables : un mode individualiste, marqué idéologiquement par la recherche de liberté ; un mode géographique (celui que j’avais décrit à l’époque), marqué par de fortes déterminations spatiales et conduisant à des types de territoires (suburbain, périurbain…) ; ou bien un mode de résolution faisant appel à des algorithmes dont la voiture autonome serait l’aboutissement. Le choix entre ces trois modes de résolution implique des options politiques depuis une magnification de l’individualité automobile jusqu’à une condamnation d’un isolationnisme régressif, la solution algorithmique de l’équation privilégiant quant à elle une option rationnelle mais technocratique. Lutter contre la dépendance au point où on l’en est aujourd’hui exclut pratiquement le mode individualiste et le mode géographique qui ont dominé jusqu’ici. Le mode algorithmique semblerait alors trouver toute sa place, d’où le succès médiatique du concept de voiture autonome ou intelligente.

15En effet, la voiture intelligente n’est pas seulement une révolution technologique. Le paradigme de la voiture intelligente, autonome, semble basé sur la quête de mobilité sans autre précision sur ce qui fonde la valeur de cette mobilité. Le nouveau paradigme, celui de « la mobilité pour tous et chacun sa mobilité », qui feint d’oublier l’automobile, place au centre l’individu, la personne mobile, multimodale et communicante, conceptrice et coproductrice de sa propre mobilité qui devient une valeur en soi. Au-delà de la révolution technologique, la voiture autonome est donc porteuse d’une mise en cause des territoires de l’automobile au sens où je l’entendais en 1995.

Les exigences de l’algorithmique

16D’ici 2021, plusieurs constructeurs prévoient des véhicules prêts à circuler de manière autonome. L’État de Californie ayant autorisé la circulation de véhicules autonomes sur ses routes depuis avril 2018, une cinquantaine de sociétés sont actuellement en train de tester leurs voitures autonomes sur les routes californiennes. Les véhicules autonomes peuvent amener des changements majeurs dans la façon de se déplacer. Les véhicules autonomes signent-ils la fin de la voiture individuelle ? Que peut-on en déduire pour les territoires de l’automobile ?

17Une éventuelle évolution vers la voiture autonome s’inscrit aujourd’hui dans un contexte différent de celui d’il y a vingt ans. Les deux différences essentielles sont les suivantes. D’une part, comme je le prévoyais dans « Les territoires de l’automobile » mais surtout un peu plus tard dans mon livre sur la dépendance automobile, la voiture est devenue, au sens fort, indispensable à la vie dans des territoires que les automobilistes ont peu à peu redessinés.

18D’autre part, la voiture autonome ne surgit pas de rien. Elle s’inscrit dans une très longue tendance. Les véhicules ont été équipés de très nombreux automatismes : verrouillage centralisé, ABS, régulateur de vitesse, radar anti-collision, lève-vitres électrique, essuie-glaces automatique. La standardisation et la codification indispensables au fonctionnement du système automobile ont amené également à une modernisation des systèmes d’information (signalisation, cartes routières, feux tricolores automatiques, radars de limitation de vitesse, parcmètres, autoradio, Citizen Band, serveurs Minitel, affichages variables, téléphones mobiles). Le fait le plus marquant pour ce qui nous concerne ici a sans doute été l’avènement du GPS facilitant les choix d’itinéraires. L’évolution date du début des années 2000. Ensuite, une baisse drastique des coûts a permis l’accès généralisé au GPS de voiture avant que les Smartphones ne prennent le relais.

19Pour autant que l’on sache, la voiture autonome n’est guère capable de prendre en compte par elle-même son environnement, fixe ou mobile. Ici encore, le cas du GPS est très éclairant. L’écran du GPS ne donne pas une image correcte du paysage traversé en statique ou en dynamique, ce qui ne permet pas d’anticipation convenable en dehors de celles effectuées par le conducteur humain. Mais le GPS n’est pas non plus capable de valoriser et de synthétiser l’ensemble des itinéraires parcourus ou à parcourir. Le GPS fournit certes des informations sur l’historique, les destinations « favorites », les alternatives. C’est d’ailleurs en cela qu’il est utile pour rechercher le chemin le plus rapide ou le moins long qui mène de A à B. Mais il ne contient et ne peut donc fournir que des listes, des collections de points, assortis de coordonnées. Quel que soit le nombre de points mis en mémoire, quelle que soit la précision des coordonnées, le GPS ne sait pas donner sens à ces listes. Pourquoi suis-je allé à tel lieu, à telle date, à quel endroit, avec qui et pourquoi ? Les listes de coordonnées géographiques « font-elle territoires » en ce sens que, mises ensemble par le GPS de la voiture, elles donneraient sens à des espaces qui me seraient familiers et signifiants dans leur proximité spatio-temporelle, leur histoire, leur rassemblement, leur configuration, leur exclusion. Quand et où suis-je chez moi parce que je traverse un espace que je partage avec ma famille, mes collègues, mes amis ? Les territoires de l’automobile restent donc bien l’affaire des conducteurs. Les projets les plus avancés promettent de remédier à ces limitations mais le chemin est encore très long pour y parvenir.

Sortir de la dépendance au prix de la fracture

20Le développement de la voiture autonome suppose d’équiper selon certains standards les véhicules et les infrastructures. Les capteurs s’imposeront tant sur les véhicules que sur les voies. On ne peut imaginer que cet équipement soit disponible sur tous les véhicules ni sur toutes les voies, du moins dans les délais annoncés. Pour les GPS il a fallu attendre les années 2010 pour une disponibilité large alors que les premiers GPS étaient installés sur des voitures américaines dès 1995 et sur certaines voitures japonaises haut-de-gamme dès 1990, il y a trente ans. Pour ce qui est de l’infrastructure, prenons le cas des ronds-points que l’actualité a sortis récemment de l’indifférence. Ces marqueurs de l’espace périurbain, ces phares de nouvelles territorialités sont installés hors des agglomérations là ou le trafic est important mais diversifié dans ses directions sans être trop intense. Or le bon fonctionnement de ces giratoires suppose actuellement de bonnes doses d’intelligence humaine. En France, on en compte environ 35 000. Sauf à tous les doter d’équipements complexes et à placer dans tous les véhicules des capteurs bien adaptés, il sera préférable de laisser les ronds-points hors du champ de la voiture autonome, plus à l’aise avec les feux rouges, les voies, passages ou espaces réservés (piétons, cyclistes).

21Il ne faut pas se leurrer. L’image de l’internet des objets appliquée dans ce cas est trompeuse. Il ne suffit pas de quelques capteurs et caméras bien placés et connectés à un ordinateur de bord pour faire fonctionner un système de voitures automatiques. Le grand public peut être abusé par une communication surabondante mais superficielle en provenance des industriels. En fait, le protocole Internet standard dont le succès a été remarquable depuis trente ans est incapable de garantir la rapidité, le débit, la capacité, la réactivité et finalement la fiabilité nécessaire. Les ordinateurs standards sont très insuffisants pour fournir la rapidité de calcul portant sur des masses de données qui relèvent désormais du big data. Des normes spéciales sont indispensables pour les calculateurs comme pour les réseaux. Il faut combiner le cloud computing et le fog computing sur des réseaux à largeurs de bande différenciées selon la qualité de service requise, créant ce que les spécialistes appellent des big data virtual netwoks. Les opérateurs existants mais aussi de nouveaux seront requis pour la mise en œuvre de tels systèmes à l’échelle envisagée, donnant des garanties absolues pour des temps de latence ultra faibles nécessaires à l’automatisation complète des véhicules. À ceux qui douteraient de ces exigences, rappelons que l’enjeu n’est rien moins que d’assurer que la vie et l’intégrité des passagers ne peuvent en aucun cas être mises en danger lors de l’utilisation de ces véhicules dans une circulation généralisée. Les constructeurs de voitures et d’équipements en sont bien conscients. L’histoire du GPS de voiture l’a montré aussi. Les industriels et les opérateurs craignent toujours d’être mis en cause à la place des conducteurs, d’où leur grande prudence malgré les avantages concurrentiels que peuvent leur donner les nouvelles technologies.

Scénarios

22Quelles seraient donc les conséquences de ce qui précède pour les « territoires de l’automobile » ? Proposer des scénarios est risqué. Qui aurait pu prévoir que l’automobile, fabrication encore artisanale au début du XXe siècle, serait aujourd’hui produite et vendue par dizaines de millions d’unités chaque année dans le monde (près de 100 millions en 2018) ? Qui est prêt à investir lourdement dans la voiture autonome : industriels de l’automobile, du transport, opérateurs de télécommunications, de l’informatique, des services ? Le succès inattendu de J.-C. Decaux dans les Abribus a de quoi faire réfléchir (Huré, 2017). Qui prévoyait que les GPS ne seraient pas d’abord commercialisés par les constructeurs d’automobiles mais par des outsiders comme Garmin ou Tomtom ? Qui peut affirmer que la révolution de la voiture autonome ne sera pas avant tout une révolution des parkings urbains sachant que la moitié de la surface actuelle de stationnement pourrait se trouver libérée par la mise en œuvre de voitures autonomes ? Qui peut dire si la voiture autonome saura s’adapter à la multitude des contextes géographiques à l’échelle mondiale ou si elle imposera des configurations standard ?

23Quelles seront les conséquences pour les territoires de l’automobile autonome ?

24Un premier scénario pourrait être celui de la coexistence de deux systèmes (voire de plusieurs) : d’une part, des véhicules et un réseau autorisant un fonctionnement en autonomie, d’autre part, un réseau classique à peu près semblable au système actuel. Au fond, ce scénario serait conforme au schéma des « routes de première classe » de Papon (1992) ou aux splintering networks de Graham et Marvin (2001). Il est clair que le premium network (correspondant au big data virtual network ci-dessus assorti des infrastructures correspondantes) ouvrirait des possibilités accrues aux automobilistes pour redéfinir des territoires de l’automobile. Ces territoires seraient nécessairement limités par les possibilités d’extension du système premium. Pourtant la réduction de l’investissement temporel de l’automobiliste associée à l’autonomie du véhicule amènerait vraisemblablement un élargissement et une diversification des territoires de l’automobile. L’image de l’extension des parcours touristiques permise par le développement du transport aérien évoque de telles évolutions. On peut imaginer une plus grande variété de territoires desservis par des voitures autonomes qui satisferaient des normes spécifiques. Quant au système classique, handicapé par un manque d’investissement à son détriment mais au profit du système premium selon le schéma de Graham et Marvin, il en resterait pour longtemps à un confinement territorial qui mettrait en cause le caractère libérateur naguère attaché à l’automobile. Plutôt ségrégatif au plan social, mais intensif au plan géographique, ce scénario serait favorable à la distinction qui accompagne les constructions territoriales. Dans un tel scénario, on voit finalement se redessiner des territoires de l’automobile au prix de fractures et de ségrégations nouvelles.

25Un autre scénario est envisageable. Il s’inscrit dans un renouveau du transport collectif à bout de souffle et dans une nouvelle quête d’urbanité pour les centres métropolitains. La voiture autonome, plutôt que de mener à une voiture individuelle intelligente, pourrait ouvrir la voie à la généralisation de tramways automatiques ou bien à des taxis autonomes, chargeant et déposant leurs passagers à l’endroit voulu, dans l’idée des systèmes imaginés jadis par I. Cerdà [2] ou plus récemment d’ARAMIS [3]. Si la mobilité devait se conformer à ce nouveau modèle, les territoires de l’automobile se trouveraient recentrés sur des zones urbaines à infrastructures adaptées.

26Ces deux scénarios sont sans doute les plus probables. Les deux mènent à des ségrégations que l’histoire des territoires de l’automobile avait évitées jusqu’ici. Dans un cas une ségrégation sociologique à la Graham et Marvin, dans l’autre une ségrégation géographique à la Hamelin et Razemon dans la continuité des évolutions actuelles des métropoles mais défavorable aux villes petites ou moyennes et aux espaces ruraux.

Conclusion

27Dans ces deux scénarios serait-il encore légitime de conserver le concept de « territoires de l’automobile ». Deux raisons nous paraissent s’y opposer. La démocratisation de l’automobile, qui alimentait la fabrique de ces territoires, disparaît de facto dans le premier scénario. Le second s’apparenterait à une réhabilitation de la ville (dans un sens nouveau) alors que les territoires de l’automobile d’hier s’étaient largement définis en opposition à la ville historique. À plus ou moins long terme, la voiture autonome pourrait donc bien signifier la fin des « territoires de l’automobile ».

Notes

  • [1]
    Le mouvement des « gilets jaunes », ainsi baptisé du nom des vestes de travaux portés par la plupart des manifestants, s’est déclenché en France en octobre 2018 et a duré plusieurs mois. Parmi les multiples revendications concernant les salaires, les conditions de travail, etc., l’une a cristallisé le démarrage du mouvement. Le gouvernement souhaitait faire avancer la transition énergétique en augmentant la « taxe-carbone » sans alourdir la fiscalité. Le résultat se traduisait par un alourdissement de la taxe sur les carburants. Les « gilets jaunes », habitant souvent hors des agglomérations, grands usagers des véhicules automobiles, s’opposèrent violemment à cette mesure à laquelle le gouvernent finira par renoncer.
  • [2]
    Ildefons Cerdà (1815-1876) était un ingénieur-géomètre et l’un des tout premiers urbanistes. Sa grande œuvre fut le plan d’extension de Barcelone, plan effectivement réalisé et qui reste de nos jours une importante singularité de cette ville.
  • [3]
    Aramis était un projet de métro automatique, développé dans les années 1970-1980 par la RATP et Matra-Transport. Les voitures pouvaient fonctionner de façon indépendante ou par rames selon la convergence des itinéraires. Ce projet expérimenté dans la banlieue parisienne fut abandonné au profit d’autres avancées techniques tels le Val et Meteor.
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Français

Partant de l’analyse des années 1990, cet article propose une vision prospective pour les années 2020. Libérer le conducteur des tâches de conduite et rendre la voiture plus autonome semble être la perspective actuelle de l’automobile. La future voiture intelligente et autonome a besoin d’être orientée vers une plus grande mobilité humaine. Mais l’ambiguïté semble être au cœur même de la recherche. D’une part, la voiture semble rester indispensable à la vie des conducteurs qui ont repensé leurs itinéraires. La dépendance automobile est devenue aujourd’hui très importante. Néanmoins, la voiture autonome ne vient pas de rien. La dépendance vient du passé lointain avec des facteurs très puissants que de nombreuses décennies de dépendance peuvent justifier. Un scénario probable pourrait alors être double. Nous aurions certainement de nouveaux véhicules et composants très autonomes, par rapport à aujourd’hui. Cela permettrait aux conducteurs beaucoup plus de possibilités de redessiner leurs itinéraires de manière plus personnelle et différenciée. Mais en même temps, nous observerions également le maintien du réseau automobile « classique » qui resterait longtemps le même, dans une sorte de confinement spatial. Ce confinement remettrait probablement en question la nature libératrice héritée de tant d’années d’utilisation de la voiture. Ce double scénario affirmerait fortement, beaucoup plus qu’aujourd’hui, la différence ségrégative entre un réseau automobile « premium » et le réseau automobile ordinaire.

  • véhicule autonome
  • territoires de l’automobile
  • scénarios

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Gabriel Dupuy
Université Paris 1 Panthéon Sorbonne, UMR CNRS 8504
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Mis en ligne sur Cairn.info le 27/07/2020
https://doi.org/10.3917/flux1.119.0185
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