CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Depuis sa mort, en 1988, on attribue à Françoise Dolto à peu près tous les maux de notre société : la faillite de l’éducation, la perte de l’autorité des parents, le règne de l’enfant-roi… En inversant, sans vergogne, ce qu’elle a défendu…

2Force est de constater que ces attaques ne sont pas nouvelles : à toutes les époques de sa vie, bien avant d’être célèbre, Françoise Dolto a toujours été violemment attaquée – et s’en est fort bien remise !

3Toute petite, elle dérangeait déjà… sa famille : trop curieuse, posant trop de questions, trop imaginative… Enfant, elle ne comprenait pas les adultes – et réciproquement. Elle voulait devenir « médecin d’éducation ». Mais d’où sortait-elle une idée pareille ?

4Au moment du décès tragique de sa sœur aînée, sa mère, folle de douleur, pense que c’est elle, Françoise, 12 ans, qui aurait dû mourir… Injures, dévalorisation, humiliations l’ont poursuivie jusqu’à ce qu’elle soit mise à la porte de chez elle : « Tout ce que j’ai fait, maman m’a dit que c’était un crime. » Elle en a conçu non de la haine envers sa mère mais de la compassion. On aimerait en dire autant de ses futurs détracteurs.

5À commencer par ses chers collègues ! En 1963, lors de la deuxième scission, il est question d’exclure Jacques Lacan et Françoise Dolto de toute activité de formation pour des raisons différentes, mais qui avaient fondamentalement un point commun : ils n’étaient pas dans la norme. L’inventivité de leur clinique dénotait avec la rigidité des critères exigés par les institutions. Comme si cela ne suffisait pas, les mêmes ont accusé Françoise Dolto d’être « communiste » (très mal vu à l’époque chez les psychanalystes). Et comme n’importe quoi pouvait servir d’argument pour justifier l’exclusion, on l’a aussi accusée, pêle-mêle, de partir en week-end avec ses patients ou d’être devenue jungienne (autre crime !).

6Même le fameux pédiatre et psychanalyste anglais Donald Winnicott approuvera cette exclusion au motif qu’elle « était intuitive, inutile, voire nuisible en psychanalyse ». Plus grave encore, il la semoncera : « Vous avez des idées sociales derrière votre recherche de prévention qui nous paraissent suspectes de communisme. Ne formez plus de jeunes ! »

7Françoise Dolto n’allait pourtant pas arrêter là ses « criminelles » activités… Elle allait même les rendre publiques. Ses émissions de radio sur France Inter (1977-1978) vont déchaîner des critiques passionnées, d’abord discrètes puis tonitruantes. Sans parler de son livre L’Évangile au risque de la psychanalyse qui, probablement, lui fermera à jamais les portes de l’enseignement universitaire.

8En 1980, quand Jacques Lacan dissout l’École freudienne (fondée par lui en 1963 à laquelle Françoise Dolto avait adhéré dès l’origine), certains lacaniens (ceux qui créeront par la suite l’École de la Cause), craignant qu’elle ne s’oppose à cette dissolution pour « prendre le pouvoir », l’attaqueront violemment notamment dans Libération [1] : « Regardons Françoise Dolto par exemple. Un analyste peut s’étonner de ce que fut son battage radiophonique. Il sait en effet que, en matière de pédagogie, le bon conseil aux parents peut être ce qu’il y a de pire et qu’il n’a jamais fait bouger un comportement sinon pour le conforter. Mais ce prêche sur les ondes trouve son sens quand Françoise Dolto publie en faveur de la religion : c’est du salut affirmé comme possible qu’il était en réalité question, et ce pour des oreilles qui n’en voulaient point. »

9Pour la première fois, ces attaques sont reprises dans la grande presse parisienne nationale. Si elle en a été affectée, elle n’y a jamais répondu.

10Ensuite, on ne compte plus les détracteurs. Professionnels de la petite enfance, pédopsychiatres, pédiatres, psychanalystes, mais aussi écrivains et sociologues, ont répandu tout le mal qu’ils pensaient de ses émissions radiophoniques et de sa foi, traîtresse à la psychanalyse. Sans oublier les reproches sur son ton péremptoire, son manque de précision dans ses formulations, ses généralisations abusives, sa contribution à ce que le soin et l’attention à l’enfant deviennent le centre de toute la société… Même la reconnaissance de son « génie clinique » se retourne contre elle puisque, comme chacun sait, il est intransmissible. Ni sa pratique ni ses écrits n’en font, aux yeux de ses détracteurs et même de ceux qui l’apprécient, une « théoricienne », le nec plus ultra dans cette communauté.

11Pour tout arranger, il y eut aussi ceux qui l’adoraient ! La médiatisation de sa pensée a provoqué une vague déferlante de « pratiquants idolâtres » qui pensèrent « faire du Dolto » en appliquant à la lettre ce qu’ils croyaient être une méthode. Ils ont reçu des enfants en plaquant des idées et des interprétations toutes faites, comme s’il s’agissait d’un savoir, transformant la haute couture en prêt-à-porter dont les modèles mal taillés n’allaient pas à tout le monde. Consciente de l’effet de mimétisme qu’elle produisait – une sorte de dommage collatéral –, elle n’avait de cesse d’insister pour que nous ne fassions pas comme elle : chacun devait travailler avec son propre inconscient pour réinventer à chaque fois la psychanalyse. C’est essentiellement la liberté de travailler et de penser par nous-mêmes qu’elle nous a léguée.

12Et comme il faut se renouveler, pourquoi se priver de ressortir une pétition qu’elle n’a pas signée en faveur de la pédophilie, des propos maladroits qu’on juge aujourd’hui malvenus car on ne peut plus entendre qu’un enfant peut mentir ou qu’une femme n’est pas toujours une victime non consentante ?

13Françoise Dolto ne mérite pas tant d’indignité.

14Même si elle est en partie responsable des malentendus qu’elle a pu susciter, elle a sûrement fait plus de bien que de mal aux enfants et à leurs parents. Au fond, ne lui reproche-t-on pas d’avoir osé dépasser le champ de la psychanalyse pour atteindre rien de moins que le mode de vie des humains en changeant le statut des enfants et leur place dans la société ? Ne reste-t-il pas profondément subversif d’imposer une vision de l’enfant comme sujet désirant dès sa conception, ayant des droits mais aussi des devoirs, à qui les adultes doivent le respect et la vérité de leur histoire ?

15Si les critiques des années 1960 à 1980 nous paraissent aussi fausses que ridicules, comment trouvera-t-on, dans trente ans, les attaques actuelles ? Sans doute aussi grotesques.

16Mais aujourd’hui, sans être doltolâtre ni doltophobe, on peut se poser la question de l’influence de Françoise Dolto dans les domaines où elle s’est exprimée : la théorie psychanalytique indissociable de la pratique avec les enfants, l’éducation, les politiques de l’enfance, la pratique hospitalière, la pédopsychiatrie, les maisons vertes, la transmission.

17Si cette influence est repérable – ce que nos contributeurs tenteront de démontrer –, on ne peut ignorer qu’elle est aussi tributaire de la place que la société accorde à la psychanalyse.

18Garder la psychanalyse vivante, c’est accepter ce qui nous a été transmis sans se prendre pour les gardiens du temple.

19L’héritage de Françoise Dolto sera ce que nous en ferons.

Notes

  • [1]
    C. Melman, J.-A. Miller, « Les tièdes, je les vomirais de ma bouche », Libération, 10 janvier 1980.
Caroline Eliacheff
Pédopsychiatre, psychanalyste
caroline.eliacheff@orange.fr
Catherine Vanier
Psychanalyste
catherinevanier29@gmail.com
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Mis en ligne sur Cairn.info le 15/04/2021
https://doi.org/10.3917/fp.041.0009
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