CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1 Olivier Douville : Catherine Vanier, je voudrais m’entretenir avec toi autour de ton dernier livre, Autisme : comment rendre les parents fous !, qui a ceci d’original qu’il est écrit en collaboration avec une journaliste, Bernadette Costa-Prades, et vous faites également une large place à des témoignages de parents qui s’expriment avec beaucoup de finesse, faisant part de leurs désarrois, de leurs espoirs aussi. L’ensemble décrit clairement les difficultés nombreuses que les familles ne manquent pas de rencontrer au sujet des possibles prises en charge éducatives et thérapeutiques de leurs enfants

2 Aujourd’hui, il suffit de dire le mot « autisme » dans le champ social et sanitaire pour que flambent les passions. Et s’affirme de plus en plus l’existence d’un champ social et politique qui accapare la complexité des questions cliniques, éducatives et thérapeutiques que posent bien des formes diverses d’autisme. Les controverses sur l’autisme sont aussi l’expression et le reflet des débats actuels sur ce qu’est le symptôme confondu avec un handicap, ce d’autant que certaines associations de parents bouillonnantes ont un effet de pression, hélas couronné de succès par le politique, pour réduire l’autisme à un handicap et refuser d’autres méthodes d’approche, envers les enfants réputés autistes, que celles des rééducations comportementales, quelles que soient les réserves que certaines de ces techniques – telle la fameuse ABA – n’ont pas manqué de susciter à la suite des critiques formulées aux USA par Spreckley et Boyd ou Warren. Même si ces associations ne regroupent qu’un faible nombre de familles, leurs actions surmédiatisées n’en créent pas moins une représentation à tendance hégémonique de ce que serait l’autisme et de ce que seraient les bonnes méthodes et les bonnes techniques qu’il faudrait appliquer. Il en découle alors une forte attente vers les recherches dans le champ de la biologie et des neurosciences, alors que ces dernières sont de fait plus prudentes et plus mesurées que ne le voudrait ce courant d’idée. Nous retrouvons là l’écart important entre la science et le scientisme. Beaucoup de recherches sur lesquelles des espoirs avaient été fondés, comme la recherche d’un supposé gène de l’autisme, sont passées de mode et les généticiens mènent des investigations bien plus fines, bien plus singularisantes, au point que François Ansermet a donné à un livre qui fait le point sur l’avancement de telles recherches le titre Autisme, à chacun son génome[2]. Par ailleurs, des psychanalystes innovent, reçoivent des parents, et rien n’empêche de penser que, face à l’autisme et avec l’autisme, des psychanalystes puissent reconsidérer certains de leurs présupposés, certains aspects de leur technique, et penser, comme tu le proposes, la place du référent psychanalytique en institution. Bref, à l’heure où l’énigme imposerait aux professionnels de faire montre de discrimination et d’ouverture d’esprit, les blocs idéologiques semblent en affrontement, le politique s’affole et les parents manquent de plus en plus de repères. Tout ce champ est confus et violent, puisque bien des prédateurs de la psychanalyse prennent l’autisme comme fer de lance de leurs combats. De toute évidence, les parents ont besoin d’y voir clair et de se sentir aidés. Situons, si tu le veux bien, à qui s’adresse ce livre.

3 Catherine Vanier : Je l’ai voulu comme un grand article de presse, c’est-à-dire avec une possibilité de s’adresser à un très large public et plus particulièrement aux parents, à qui nous avons donné la parole en les faisant interviewer par Bernadette Costa-Prades. Mais il s’adresse aussi à des professionnels qui travaillent avec les enfants autistes et qui sont pris dans la tourmente actuelle.

4 Olivier Douville : J’aimerais que nous revenions sur l’idée que tu développes, selon laquelle la prescription univoque de certaines offres de soin par rapport à d’autres déboussole les parents d’enfants en difficulté, ce d’autant que l’extension sans précédent du terme d’autiste a de quoi inquiéter un grand nombre de nos concitoyens.

5 Catherine Vanier : Ce livre, c’est juste un « coup de gueule » au moment où la ministre de la famille, madame Carlotti, venait de sortir le Troisième Plan Autisme en expliquant que ne seraient plus financés les établissements d’orientation analytique. D’après elle, il faut absolument que les choses changent en France et que l’unique méthode valable, c’est-à-dire le comportementalisme, soit aujourd’hui la seule reconnue. Même la HAS (Haute Autorité de Santé) n’était pas allée jusque-là ! À partir de ces positions prises par madame Carlotti, j’ai effectivement réagi très fortement. J’ai pensé devoir écrire ce livre parce que depuis dix ans à peu près, je n’ai jamais vu autant de parents en difficulté. Je trouve les parents d’enfants autistes incroyablement seuls, incroyablement perdus, encore plus qu’avant. Ça a toujours été terrible d’avoir un enfant qui va très mal, mais aujourd’hui des parents viennent nous voir en nous racontant des parcours épouvantables. C’est-à-dire qu’assez rapidement un diagnostic est posé – parce que maintenant tout le monde pose des diagnostics : à la crèche, à l’école, les voisins, les grands-parents : « Cet enfant est autiste ». Alors les parents vont consulter et le diagnostic est confirmé par des professionnels presqu’à tous les coups, puisque la façon de porter le diagnostic en ne se référant plus qu’au symptôme, au détriment de l’observation clinique – ce qui constitue une régression de deux siècles – est aujourd’hui largement instituée.

6 Avec le DSM 4, nous avions déjà assisté à un virage inquiétant, puisqu’il affirmait / aboutissait à déclarer la disparition de la psychose infantile au profit des seuls troubles envahissants du développement (TED), dont l’autisme est devenu la figure centrale. Au menu, si je puis dire, sont compris l’autisme typique, l’autisme atypique, le syndrome de Rett, le trouble désintégratif, l’hyperactivité associée à un retard mental et des mouvements stéréotypés, le syndrome d’Asperger et les TED non spécifiés, qui regroupent tous les troubles ne rentrant pas dans les catégories précédentes.

7 Avec le DSM 5, un pas de plus vient d’être franchi : plus de TED, tous les troubles sont rangés sous la bannière du trouble du spectre autistique, incluant l’autiste de Kanner et l’Asperger et toutes sortes de nuances jusqu’à l’enfant timide qui a du mal à établir le contact avec les autres, à se faire des copains et ne réalise pas toujours l’effet que peut produire ce qu’il dit. Peut-être que d’ici quelques années, au vu de l’accroissement du nombre d’autistes, ce mot ne détruira plus les parents. Peut-être. Mais ce n’est pas le cas aujourd’hui où ce diagnostic fait l’effet d’une bombe dans la famille et l’anéantit littéralement. Elle cherche alors une solution pour faire prendre les enfants en charge et se heurte au manque de structures et aux problèmes de places. Un enfant sur 10 000 était diagnostiqué autiste dans les années 1950, c’est un enfant sur 100 aujourd’hui en France, et même un enfant sur 64 en Grande-Bretagne… Y aurait-il une soudaine épidémie d’autisme ? Non, bien sûr, mais désormais cette étiquette est accolée à des troubles allant de l’autisme de Kanner – forme la plus grave de la maladie – jusqu’à des troubles qui ne relevaient pas jusque-là de cette appellation. Une fois le diagnostic posé, les parents ne savent plus quoi faire et peu de possibilités leurs sont proposées. Car il faut bien reconnaître que rien n’est vraiment fait en France pour les enfants autistes. Actuellement, il n’y a aucune création de lits en Île-de-France. Il s’agit plutôt de réduire les postes, de faire peser de lourdes menaces sur la pédopsychiatrie et de jeter de l’huile sur le feu des disputes entre les différentes écoles prônant chacune leur forme de prise en charge. Pendant que l’éclairage est mis sur les querelles d’école, personne ne voit que rien n’est fait. Devant de telles lacunes, les parents cherchent désespérément eux-mêmes des explications.

8 Soyons clairs : nous ignorons aujourd’hui les causes de l’autisme, ignorance qui participe à rendre les parents fous. Certains y voient un désordre physiologique, une cause biologique, génétique, neurologique, une cause chimique, microbienne, sans que rien n’ait pu être prouvé. On se dirige vers une susceptibilité du côté des gènes, mais la science n’a pas de réponse. Toutes sortes de traitement sont alors prônés, qui vont de la prescription de vitamines, au régime sans gluten – qui soigne tout, c’est bien connu, y compris l’autisme ! –, en passant par l’impact des saisons au moment de la naissance. Si la cause n’est pas connue, le remède devient difficile à déterminer. Comment soigner une maladie dont on ignore la cause ? Sur Internet circulent les informations les plus farfelues. Que dire du syndrome du Panda, où l’enfant autiste est bourré d’antibiotiques, car ce serait un microbe. En sortant de la consultation, diagnostic posé, les parents se retrouvent le dossier sous le bras dans un vide total. Ils n’ont pas de lieux de soins. Et vient se greffer à cela la guerre entre les différentes écoles qu’ils contactent. Les parents racontent dans leurs témoignages comment ils vont voir quelqu’un qui leur dit : « On vous prévient, si vous allez voir un psychanalyste, on ne veut plus vous recevoir. » Ou ils vont voir un psychanalyste qui leur dit : « On vous prévient, si vous faites du comportementalisme, on ne travaillera plus avec votre enfant. » Ils sont écartelés et leur culpabilité est monstrueuse. J’ai pensé important de les faire témoigner et j’ai demandé à Bernadette Costa-Prades d’aller interviewer des parents. Ils ont accepté, parce qu’ils voulaient dire à quel point c’est difficile en ce moment en France. Du coup, c’est ce qui m’a décidé à écrire un livre de ce genre : un livre écrit par les parents, à partir de leurs témoignages sur lesquels j’apporte mes réflexions.

9 Olivier Douville : Qui lit le livre ne peut qu’être impressionné par une série de termes, qui scandent le tout et qui sont extrêmement forts. Ainsi, tu parles du diagnostic qui fait des ravages (je souligne ici le mot « ravage »), de la guerre des écoles (tu emploies là aussi un terme fort : « la guerre »)… et tu poses la question : « À qui profite le crime ? ». Terme non moins impressionnant, tu en conviendras, que celui de « crime » ! Ton livre est un livre de combat, les témoignages des parents sont empreints de gravité, car leur vie est très lourde, très difficile. Mais jamais on ne les entend pour autant se faire l’écho des furias militantes en vogue. Ils exposent les rudesses de leur condition de parents aujourd’hui, aux prises avec ce véritable marché de l’autisme. Et, cela me semble neuf, on entend ces mères et ces pères qui ne sont pas des militants pro- ou anti-psychanalyse. On lit les mots justes de parents qui confient leur souffrance, leur embarras, leurs difficultés à aller vers leur enfant lorsqu’il a été complètement frappé par un diagnostic déficitaire et/ou de handicap. Ils disent très clairement que si la condition « autiste » se rétrécit à une situation de handicap, et que s’il est exigé d’eux d’être des parents techniciens de la rééducation, alors ils peuvent vivre un moment douloureux où se trouverait dévalué et presque tenu pour rien ce qui faisait jusqu’alors l’intimité du lien avec leur enfant.

10 Je pense que ton livre est un livre courageux et salutaire par rapport à une certaine complaisance que les psychanalystes peuvent avoir pour la chimère – car ce n’est même pas une utopie – de la psychanalyse pure. Tu montres avec beaucoup de justesse et de simplicité, dans le bon sens du terme, que recevoir les enfants sans comprendre leur place dans le discours des parents, c’est une impasse. Et puis tu affirmes qu’un psychanalyste n’a pas à s’offusquer qu’un enfant aille bien, même si la personne qui s’en occupe n’est pas psychanalyste.

11 Catherine Vanier : Absolument. Le plus important n’est-il pas qu’un enfant aille bien ? Comment penser que les querelles d’écoles le seraient davantage ! La décision de sortir l’autisme du domaine de la psychiatrie pour en faire un handicap est lourde de conséquences. Une fois encore, la maladie mentale est refusée à l’enfant, comme au XIXe siècle, où l’on pensait qu’il n’était qu’à rééduquer, pas à soigner. Les parents insistent parfois eux-mêmes pour que ce diagnostic soit posé, seule condition pour obtenir des aides financières, et notamment avoir droit à une aide de vie scolaire gratuite. Il semble encore que ce statut atténuerait la culpabilité des parents. Certes, mais à quel prix ! Il est difficile de ne pas se sentir coupable quand on a un enfant autiste, alors que nous nous battons la coulpe pour un deux en maths. Même si j’insiste sur l’importance de la pédagogie et de la rééducation, faut-il se passer de prendre en charge la souffrance de l’enfant et de ses parents ? Par ailleurs, que signifie ce désir de figer la situation une fois pour toutes ? De même, il est curieux que certains parents attendent avec espoir que l’on détermine le gène de l’autisme, ce qui donnerait un tableau encore plus définitif, un avenir tout tracé. Pour ma part, je m’interroge sur ces spécialistes de la petite enfance qui font fi du potentiel d’évolution que chaque individu, et encore plus un enfant, porte en lui. Aujourd’hui, avec l’avancée de la science, nous avons basculé dans une tout autre approche, concentrée sur les résultats des IRM (image par résonance magnétique), la recherche d’une cause génétique ou organique… S’il est intéressant que la science essaie d’avancer, il est plus ennuyeux de ne plus s’interroger sur ce que l’enfant vit, de ne plus se demander qui il est… Le diagnostic façonne désormais une identité, alors qu’entre avoir des comportements autistiques et être autiste, la différence est grande. Malheureusement, nous sommes dans une société où le symptôme devient l’être… Dis-moi quelle pathologie tu as, et je te dirai qui tu es.

12 En créant cette immense enveloppe, qui inclut différents problèmes, les auteurs du DSM ne se rendent pas compte des ravages que le mot déclenche chez les parents, même si on leur dit que leur enfant est « un peu » autiste, ou que c’est un autiste « intelligent ».

13 Olivier Douville : L’extension de cette catégorie de l’autisme dépasse le registre de l’épidémiologie ou de la psychopathologie. Elle touche à une condition anthropologique contemporaine du sujet réduit à ses performances et à ses compétences mesurables, du sujet otage du besoin de normes. Et une lecture anthropologique et politique de ce que tu nommes la « guerre » des écoles est possible. La ministre de la Santé du précédent gouvernement a montré une grande complaisance vis-à-vis de la pression des lobbies de parents d’autistes, lesquels lobbies, nous le savons, sont très loin de regrouper et de représenter toutes les familles d’enfants autistes, loin s’en faut. À cet égard, on peut souligner que quelqu’un qui a tiré profit d’une cure psychanalytique, ou dont l’enfant a tiré profit, ne s’embarrasse pas d’être militant à tout bout de champ et sur commande surtout.

14 Le problème politique que nous rencontrons est que nous sommes dépendants des structures de pouvoir et que ces structures de pouvoir sont poreuses à un discours qui suppose que plus vite on confectionne le sujet dans le sens de l’adaptabilité cognitive, mieux il se portera.

15 La tentation d’un affrontement en miroir serait alors vive. Est-ce que le boulot des psychanalystes, au fond, serait de s’investir entièrement dans cette guerre ? Comment oublier que nous avons une responsabilité vis-à-vis de notre histoire et vis-à-vis de notre action et que nous ne pouvons pas nier que bien des bêtises proférées par des psychanalystes continuent à peser de tout leurs poids sur la réputation de la psychanalyse comme soin pour l’autisme.

16 Catherine Vanier : Absolument. Je pense que c’est vrai pour l’autisme, mais je pense que c’est vrai pour d’autres choses aussi. Je pense que l’attitude des psychanalystes a quelquefois nui à la psychanalyse. Mais aujourd’hui, si on se bat en miroir contre le comportementalisme, ça n’a aucun sens et ne pourra pas être entendu. Nous avons plutôt à parler davantage, à montrer quelque chose de notre spécificité, à dire qu’on ne prend pas pour argent comptant le diagnostic qui est posé, mais qu’on s’intéresse à l’enfant dans sa singularité. Faire entendre que ce qui nous préoccupe, c’est la subjectivité de l’enfant. Et que nous n’avons pas de « programme » préétabli. Quand un enfant vient nous voir, il ne rentre pas dans un « programme » de réadaptation, de redressement ou de rééducation, mais nous allons nous intéresser à ce qu’il a à dire. Nous allons essayer, en fonction de lui, et de là où il en est, d’aller le chercher pour tenter de communiquer avec lui. D’où l’importance aussi de l’ouverture et du travail avec les parents dans l’histoire desquels il est pris lui aussi, des parents qui souffrent de ne pas être en contact avec lui. Les parents sont responsables de leurs enfants comme toujours, mais, bien entendu, ils ne sont pas « la cause » de leur autisme. Je pense qu’il faut regarder le problème en face : il n’existe pas de cause à l’autisme aujourd’hui véritablement prouvée.

17 Olivier Douville : Serais-tu d’accord avec moi pour dire que les psychanalystes n’ont aucun intérêt à s’engager dans un débat étiologique ?

18 Catherine Vanier : Absolument. Et, de toute façon, même si la génétique ou l’épigénétique nous donnent plus tard des réponses, cela ne changera en rien le problème de la subjectivité pour cet enfant en difficulté et, dans tous les cas, la rencontre avec lui restera essentielle. Les psychanalystes n’ont pas à chercher des « causes » à la façon des scientifiques.

19 Olivier Douville : On va retourner à des incantations causalistes…

20 Catherine Vanier : Pour l’instant, on n’a rien de véritablement concret et il n’y a pas non plus de traitement « scientifiquement prouvé », qui guérisse ! Mais il y a des rencontres qui peuvent se faire avec des enfants autistes et qui vont les faire avancer. En tant que psychanalystes, on ne peut pas assurer que seule la psychanalyse guérit l’autisme. C’est absurde. Par contre, ce qu’on peut dire, c’est que si un enfant n’est pas considéré comme un petit sujet humain, il ne va pas aller bien, même s’il est hyper bien dressé. On n’est pas du tout sans savoir en tant qu’analyste – ou alors on est totalement irresponsable – que quand des parents vous disent : « C’est vrai quand même qu’avec le comportementalisme, il ne mange plus avec ses doigts, on peut sortir avec lui, on peut faire des choses avec lui, il s’autonomise un tout petit peu, il ne hurle pas quand on est dans un lieu public », ce n’est pas sans importance. Mais nous savons aussi que c’est un problème si, par ailleurs, l’enfant s’est éteint complètement, et qu’alors rien du petit sujet qui était là sur le point d’éclore ne va plus éclore. De toute façon, les psychanalystes ne peuvent pas nier la part de pédagogie dans toute éducation d’enfant. On n’éduque pas un enfant juste en le laissant libre de son désir.

21 Olivier Douville : On ne l’éduque pas en association libre.

22 Catherine Vanier : Oui, un enfant a besoin des deux, qu’il soit autiste où pas. Mais avec l’élargissement incroyable du diagnostic, dans quelques années, avoir un enfant autiste deviendra banal et ne fera plus peur à personne… Ils le seront tous devenus !

23 Olivier Douville : Oui, parce que ça finira par vouloir dire « enfant ».

24 Catherine Vanier : On est extrêmement loin aujourd’hui de l’idée de ce que voulait dire « autisme ». Je n’ai pas voulu faire un livre théorique parce que je voulais que ce soit un livre grand public et que ce soit un livre un peu militant, de façon à ce que les gens puissent prendre conscience du problème actuel. Mais si on théorise un peu cette question de l’autisme, il y a une radicale différence entre la psychose et l’autisme, vraiment radicale, avec des troubles qui traversent le corps qui ne sont pas les mêmes. L’angoisse d’un enfant autiste n’est pas la même que l’angoisse d’un enfant psychotique. La relation qu’il a à l’objet n’est pas la même ; la relation qu’il a à l’autre n’est pas la même. L’appel à l’autre, les possibilités de représentation existent pour un enfant psychotique et sont différentes de celles d’un enfant autiste ; il a tellement de possibilités de représentation qu’il en délire quelquefois.

25 Olivier Douville : Il n’en a plus, il en est submergé.

26 Catherine Vanier : L’enfant autiste ne se représente pas les choses de la même façon. Il vit dans une espèce de réel monstrueux, il est bombardé, il en éclate.

27 Olivier Douville : Je trouve que les études de Frances Tustin sur ce sujet sont des plus éclairantes

28 Catherine Vanier : En effet, j’ai beaucoup appris de Frances Tustin.

29 Olivier Douville : Le problème est la diffusion d’une méthode comportementaliste dont le succès est une affaire de réputation. Il y a très peu de formateurs à la méthode ABA en France : huit ou neuf, reconnaissait Sophie Robert dans un entretien paru dans Le Cercle Psy en 2012. On trouvera aussi dans ce même numéro de cette revue une estimation de M’Hammd Sajidi, le président de la très combative association « Vaincre l’Autisme », qui évalue, lui, à moins d’une vingtaine le nombre de professionnels reconnus formés à cette méthode, laquelle, telle qu’appliquée en France, reste extrêmement onéreuse et non reconnue par l’association internationale ABA

30 Catherine Vanier : Mais enfin, l’avantage, c’est que cela prend très peu de temps pour se former.

31 Olivier Douville : Quand même, nous disposions d’outils qui étaient utiles, pas seulement pour diagnostiquer mais pour nous apprendre qu’on ne pouvait pas demander la même chose à tout le monde, à tous les enfants. Lorsqu’il y a une extension du diagnostic d’autisme, un risque surgit, c’est logique, et qui est de traiter des enfants présentant des pathologies très différentes avec les mêmes protocoles rééducatifs et comportementalistes. Peut-on exiger les mêmes stratégies de résolution des tâches avec un enfant présentant une psychose symbiotique, avec un autisme de Kanner, avec un trouble dysharmonique ? Le risque est là de se retrouver avec des méthodes qui exigent exactement la même chose pour des enfants très différents. Et la perte de notre savoir clinique fin, discriminant, qui provient de cette extension du dit « spectre autistique » ne simplifie en rien le soin et l’éducation en direction des enfants en graves difficultés psychiques.

32 Catherine Vanier : Exactement. Et puis on perd totalement la singularité de l’autre et la possibilité d’une rencontre différente à chaque fois. Concrètement, le problème vient aussi des décisions de madame Carlotti qui dépassent de loin les propositions de l’HAS. Elle a franchi un pas, de façon bien plus radicale, en excluant toute approche analytique.

33 Olivier Douville : C’est un coup de force.

34 Catherine Vanier : Voilà, c’est un coup de force. Cela dit, c’est un coup de force qu’on peut comprendre parce que ça coûte beaucoup moins cher d’ouvrir un établissement qui ne s’appellera pas hôpital de jour. On ne va pas payer le même prix ceux qui ont été formés pendant trois mois pour devenir comportementalistes que ceux qui sont psychanalystes ou même psychologues, et je ne parle pas des psychiatres qui coûtent trop cher au gouvernement. Donc ce serait aussi un moyen de faire des économies.

35 Olivier Douville : En même temps, on peut dire que cet élargissement du diagnostic est très coûteux.

36 Catherine Vanier : Mais je crois qu’ils espèrent pouvoir retirer les enfants des hôpitaux qui coûtent cher à l’heure actuelle.

37 Olivier Douville : L’extension du diagnostic d’autisme serait une espèce de machinerie économique pour virer un certain nombre d’enfants des lieux où pourtant on les soignerait plus efficacement.

38 Catherine Vanier : Tout à fait. Il faudrait que des parents se réunissent pour créer des associations qui demanderaient la multiplicité des approches. Mais les parents qui pensent différemment de madame Carlotti ne se sont pas encore beaucoup regroupés en associations (à part « La main à l’oreille »). Cependant, j’ai appris dernièrement que le besoin se faisait sentir de créer d’autres associations, défendant une multiplicité des approches. Les parents semblent donc se mobiliser différemment. Certains parents sont loin d’être satisfaits du comportementalisme.

39 Olivier Douville : Il y a une raison très simple, c’est que les méthodes comportementalistes désavouent complètement tout ce qu’ils ont pu construire avec l’enfant en les réduisant à être des auxiliaires rééducateurs. Mais enfin, tout le monde n’a pas envie que son enfant soit traité par des méthodes aversives (c’est-à-dire par des punitions).

40 Catherine Vanier : « On va vous dire comment faire. »

41 Olivier Douville : Tout ce qu’ils ont pu avoir comme savoir-faire intuitif, presque inconscient avec les enfants, tout cela, ils n’y ont plus accès. Maintenant on va assister à un retour de balancier : alors que la plupart des psychanalystes qui inventent un savoir-faire avec les enfants dits « autistes » n’en sont plus à raconter les âneries sur la mauvaise mère, ce sont plutôt les comportementalistes qui vont mettre en cause les parents…

42 Catherine Vanier : Mais ils mettent en cause les parents eux aussi, en leur disant qu’ils sont de mauvais pédagogues et qu’ils s’occupent mal d’eux.

43 Olivier Douville : Qu’ils sont de mauvais pédagogues parce qu’ils n’ont pas assez protégé l’enfant quand il était tout petit d’on ne sait pas quelle agression. C’est-à-dire que l’accusation des parents n’est vraiment pas le monopole de quelques psychanalystes égarés. Maintenant, c’est un problème de fond. C’est un problème économique, car je crois vraiment que c’est toujours le nerf de la guerre. Les maladies psychiques de l’enfant sont des handicaps. À ce moment-là, cela revient moins cher de les traiter par des méthodes de rééducation.

44 Je reviens aussi sur un point important : l’extension de cette notion d’autisme aux enfants qui « ne jouent pas le jeu » pose une question fondamentalement anthropologique. Qu’est-ce qui fait que certains enfants n’acceptent pas la transmission, n’acceptent pas l’apprentissage ? C’est peut-être une inquiétude de notre monde adulte… Si de plus en plus d’enfants sont dits autistes, peut-être cela nous renseigne-t-il sur notre anxiété à ne plus transmettre.

Notes

  • [1]
    C. Vanier, Autisme : comment rendre les parents fous !, Paris, Albin Michel, 2014.
  • [2]
    F. Ansermet, Autisme, à chacun son génome, Paris, Éd. Navarin. Le champ freudien, 2012.
Français

À l’occasion de la publication de son dernier livre Autisme : comment rendre les parents fous !, Catherine Vanier s’entretient avec Olivier Douville sur ce qu’est aujourd’hui la situation des enfants diagnostiqués « autistes » et la vie que connaissent les parents de ces enfants. Peu de psychopathologies ne déclenchent une telle passion que ne le fait l’autisme, ne donnent lieu à de telles cascades d’affirmations non fondées, ne suscitent tant d’implications des politiques et des média. Au risque que ce mot redouté et fascinant d’« autisme » finisse par ne plus vouloir rien dire. Ce livre et l’entretien qui en résulte ne ménagent pas non plus certaines positions frileuses en psychanalyse lorsque certains s’autorisent d’étiologie étroite, culpabilisante ou que d’autres s’en tiennent à l’idéologie d’une psychanalyse « pure », fermée au dialogue et à l’invention.

Mots-clés

  • Autisme
  • psychanalyse
  • diagnostic
  • étiologie
  • implications politiques
  • média
Entretien de 
Catherine Vanier
avec 
Olivier Douville
Mis en ligne sur Cairn.info le 29/09/2014
https://doi.org/10.3917/fp.028.0021
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