CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Exposé des questions traitées

1Gisèle Chaboudez s’empare d’une question qui ne devrait pas laisser les psychanalystes en paix :« Est-il possible qu’un discours articule un rapport des jouissances de l’homme et de la femme, et non pas seulement une jouissance masculine à son objet, ou bien est-ce l’impossible qui se révèle de nos jours ? »

2Les perspectives tracées dans ce livre furent en partie déjà abordées par l’auteur dans un ouvrage précédent, Le concept de phallus, paru en 1994. Une décennie s’est depuis écoulée, marquée par l’évolution de la société occidentale qui dénude des positions sub-jectives nouvellement singularisées selon une double causalité du sexe et du langage. L’essai que propose l’auteur est aussi la conséquence de son étonnement devant ce qui lui semble être une frilosité du monde analytique à la réception d’une partie de l’œuvre de Lacan portant sur le rapport des sexes.

3Un des mérites de ce beau livre est qu’il parle de façon nouvelle et précise de l’amour, des « affaires d’amour » entre un homme et une femme. Soit de ce moment privilégié où l’amour ne fabrique pas du même narcissique, mais du lien, dans un discours qui n’est pas strictement établi par la loi sexuelle. Commentant tout ce qu’a de contingent et de singularisant cette « scène du deux » (l’expression est d’A. Badiou) qu’est l’affaire d’amour, G. Chaboudez nous offre un livre audacieux autant que rigoureux qui prend acte de l’inconsistance des grands paradigmes qui font tenir les discours sur l’amour et la loi sexuelle. De plus, ce livre propose de considérer que la dissémination des pôles de l’interdit, parce qu’elle n’occasionne pas inéluctablement une déchéance de la signification du phallus, puisse, en revanche, mettre plus à vif le registre de l’impossible d’une union des deux sexes. Un discours neuf est-il possible, qui permettrait de conjoindre jouissance et amour au-delà du point où se conjoignent les captures de l’amour, du désir et de la jouissance si la femme n’est qu’objet pour le désir ? Fidèle à une métaphysique laïque psychanalytique de la vérité et du féminin, l’auteur va tendre à dégager quelle est la cause sexuelle de l’ordre symbolique.

4Cette perspective de lecture fondamentale, nécessaire pour pouvoir mieux accueillir ceux que, par habitude, l’on nomme les « nouveaux » patients ou « patients-limites » (comme si chaque patient n’était pas du nouveau qui nous porte aux limites de notre présence, de notre écoute et de notre acte psychanalytique) recoupera, comme de juste, des réflexions sur la place de l’éros et du conjugo dans nos mondes contemporains. Ces places sont situées en fonction des nouvelles logiques dont fait montre notre civilisation pour penser le rapport de l’homme et de la femme. Il sera fait allusion à l’anthropologie et à l’histoire des sacralisations du sexuel. Notre discussion critique de ce livre portera donc sur la pertinence des thèses qui y sont soutenues et démontrées par rapport aux recherches d’anthropologie et par rapport à la clinique et à la théorie psychanalytique. Pertinence anthropologique du paradigme « rapport sexuel versus rapport des sexes »

5Dans une rationalité dite traditionnelle, l’union conjugale est l’opérateur qui permet au lien social de se perpétuer ; l’idéologie vise l’universel où les rôles sont enchâssés dans des prescriptions, des interdits, car elles organisent ce qu’a de sacré le rapport au licite. Elles donnent ainsi des arcanes pour situer la légitimité du désirable et du désirant. Le discours social sur l’union et l’échange des lignées passe par un lien plus ou moins durable, plus ou moins tenu comme un bien nécessaire, entre un homme et une femme, entre une femme et une lignée, entre une femme et un référent d’ancestralité. Une parenthèse anthropologique pourrait ici nous éclairer, dès que se pose la question de savoir si notre compréhension du rapport des sexes serait toute entière marquée par des organisations sociales fondées sur le mariage et l’exogamie.

6Il est à souligner qu’en insistant sur l’importance du contexte symbolique qui accompagne la connaissance de la réalité psychique, la psychanalyse lacanienne dégage la fonction « Père » suivant les instances réelle, imaginaire et symbolique. Que devient alors cette tri-partition au sein des sociétés qui fonctionnent en réduisant à presque rien le conjugo et en tenant pour suspect et incongru tout ce qui peut faire durabilité de couple ?

7Prenons un exemple qui est donné comme celui qui disjoint le plus le rapport sexuel du rapport des sexes : celui des Na. J’exposerai ce que dit de cette société l’anthropologue qui l’a étudiée (Ca Hua, le dernier thésard de Lévi-Strauss) et j’indiquerai en quoi un travail comme celui de G. Chaboudez permet de dépasser certaines apories conclusives où s’enferme une stricte perspective anthropologique. Les Na sont un peuple de la Chine centrale (cuvette du Yonging) – environ 30 000 – qui vivent en plusieurs villages. Dans chacun de ces villages, sont regroupés dans la même maisonnée tous les enfants des femmes. Au sein d’une génération donnée, ils sont tous nommés fils ou filles des femmes de la génération antérieure et, en conséquence, ils sont entre eux nommés frères et sœurs. Pour évoquer pleinement l’originalité de cette généalogie, sans doute faut-il dégager ce fait : Le père géniteur ne figure pas dans le décompte des générations. Qu’il ne vive pas sous le même toit semble une péripétie à côté, quand bien même ces deux traits privatifs le définissent assez nettement – en négatif. Les hommes adultes de la maison sont les oncles « maternels » des enfants. La mère est aussi l’agent de transmission de la référence. En effet, il lui revient de faire passer le ong (notion qui peut être traduite par « os de l’ancêtre ») qui fait que ses enfants deviennent membres de la lignée. Le ong unifie et identifie ceux qui ont le même aïeul, soit les consanguins d’une même maison. Le père n’est donc pas possesseur du ong de sa partenaire et ne saurait transmettre ce ong qui lui provient de sa mère. Le ong, enfin, est le nom régulateur de l’inceste et de son interdit : Tout commerce sexuel est prohibé entre gens du même ong.

8Une telle axiomatisation de la maison exclut donc le sexe de l’intérieur du ong et lui assigne le dehors. Plus encore, le sexuel est-il entendu comme « furtif ». Qu’est-ce à dire ? La vie sexuelle chez les Na se passe du mariage. Celui-ci existe mais, peu usité, il ne correspond qu’à des situations particulières. La relation sexuelle la plus fréquente est celle de la « visite furtive ». L’initiative peut venir du garçon comme de la fille. Ainsi le demandeur peut ostensiblement dérober une pièce du vêtement de la femme qu’il désire et, si celle-ci n’en exige pas l’immédiate restitution, c’est signe irrécusable qu’elle est d’accord pour la rencontre sexuelle qui a lieu d’ordinaire entre minuit et l’aube.

9Une telle modalité sexuelle, qui ne peut engager que des hommes et des femmes d’ong différents, n’est pas prévue pour donner naissance à de la conjugalité et elle peut se rompre aussi aisément qu’elle s’est nouée. Les épris ou les amoureuses qui refuseraient la dissolution d’un tel lien sont fort mal perçus par la conscience publique Na qui les réprimande ou se moque d’eux ! Au creux de l’univers endogame du ong, la proscription touchant le sexe va jusqu’à une forme rigide de pudeur qui va bannir toute évocation gestuelle ou toute parole aux connotations sexuelles ou tenues pour telles. Les contacts physiques jusqu’aux franges de leur empan sont extrêmement codifiés et limités, eux aussi.

10Le lecteur un peu familiarisé avec la littérature ethnographique ne sera pas surpris de constater que la rigidité et l’étendue des codifications des licites et des illicites du rapproché sexuel et sexué au sein du même ensemble-unité de vie aille de pair avec un culte des ancêtres des plus contraignants pour tous.

11Mais tout n’est pas cernable par cette loi qui distribue l’idéal sexué et le rôle sexuel. La psychanalyse dépasse ici l’anthropologie. Ce réel qu’est la jouissance sexuelle troue le symbolique. Et l’amour qui ici contrevient au lien social (ce qui n’est pas dire qu’il est hors de tout discours) est aussi un réel de la singularité qu’il faut réduire. En d’autres termes, cette société, telle que je me permets de relire l’analyse qu’en fit déjà Ca Hua, dispose de façon drastique le lien et la place de chacun par rapport au phallus et au Nom et tente de réduire au plus possible le réel de l’amour, sous forme d’une transgression de la coutume. Cette régulation de la coutume n’est pas à confondre avec le tout de l’ordre symbolique, dans la mesure où la transgression, parce qu’elle fait exception reçue comme telle, est aussi le soutien de cet ordre, et elle n’est pas hors-limite.

12Qu’en est-il, en revanche, d’un monde marqué par la chute des interdits, puisque telle est une des définitions, non catastrophique, que l’auteur donne de nos modernités ? La loi sexuelle, la cause sexuelle

13L’auteur nous propose une archéologie de la loi sexuelle que je ne retracerai qu’à grands traits, renvoyant bien évidemment le lecteur de notre brève recension au livre considéré.

14Le Tao des Chinois anciens recommandait que l’acte de chair vise à obtenir la jouissance de la femme, annoncée comme un gain spirituel pour l’homme, le suspend de l’éjaculation donnait au phallus le statut de symbole de la « puissance à infléchir l’acte sexuel. »

15Dans la Grèce antique des mystères d’Eleusis, si instruite de sources orientales, le symbole phallique est voilé.

16Cette opération disjoint sa puissance de ce qui la fonde. L’auteur propose qu’ainsi érigé, le phallus « deviendrait ainsi un signifiant, soit ce qui efface la trace de ce sur quoi il a été construit, celle d’un défaut qui appelait en retour une puissance. Il devient signifiant du manque, mais d’un manque annulé. »

17Le phallus ne s’obtient plus par la jouissance de la femme, il se détient a priori.

18Hippocrate, quant à lui, considérait la jouissance féminine comme nécessaire à la fécondation, ce qui rendait au phallus son rôle de symbole de la puissance.

19Pensant ce qu’il en est du monothéisme chrétien, G. Chaboudez souligne qu’avec la Genèse, Dieu prélève un organe : La côte d’Adam formera Eve.

20Le phallus est lié au corps, et non à la jouissance : organe du narcissisme. Analyse classique à quoi nous rajouterons qu’Adam fait d’Eve « l’os de ses os et la chair de sa chair » (Gn-2-23) ce qui ouvre à une sensualité qu’exacerbera en fulgurance le Cantique des Cantiques, mais qui devint graduellement une notation marginale dans la doctrine ecclésiastique de la chair et du péché avec le triomphe d’Augustin sur Pélage. Dieu prend sur lui la « faute » d’une béance dans l’acte sexuel. Le christianisme aurait accompli ici un tour de plus par l’extrême défiance en lequel il tenait (à l’exception de quelques sectes des débuts du christianisme) la jouissance féminine, la puissance y est seulement celle du Père à féconder. Le phallus disparaît dans le signifiant du Père, celui-ci faisant exception à la castration qui perd sa composante réelle pour se condenser sur son versant symbolique. La question même de la béance entre les jouissances est interdite : la jouissance (autre que phallique) est exclue du rapport sexuel. Il me semble que cette jouissance sera, depuis le Concile de Latran, tenue pour l’apanage des hérétiques et des femmes, car on sait qu’à partir de cette date funeste (1215) commença la « chasse aux sorcières » que ni les protestations de Molitoir, ni les colères d’Érasme et pas davantage les éblouissantes et généreuses descriptions cliniques de Jean Wier ne purent freiner. Il est vrai que cette longue période d’obscurantisme vit aussi se développer une tradition plus élégiaque tout de même qui fut celle de l’amour courtois, artifice qui feignait d’organiser, par un code d’honneur et par la ritualisation de « passages », l’impossible inhérent au rapport sexuel. Si certains esprits survoltés ont cru juste de définir l’amour courtois comme un dispositif pervers, G.Chaboudez remet la discussion dans son droit fil, en dégageant, dans le sillage du Lacan du Séminaire l’Ethique, la parfaite machinerie rhétorique de cette civilisation de l’impossible et de l’amour. Au reste – et je me permettrai d’apporter illustration à la minutieuse analyse de l’auteur –, lorsque se délite la subtilité de l’amour courtois, que la Dame se fait trop inaccessible, trop méprisante du possible rapport qui donnerait à cet amour sa promesse et son horizon, alors se dérobe toute la consolation qui promettrait, enfin, qu’un complément de jouissance puisse unir des opposables de sexe et de situation.

21Aussi n’est-il pas étonnant qu’Alain Chartier, secrétaire du Dauphin puis de Charles VII, que nous connaissons pour l’auteur de La belle Dame sans mercy, texte qui introduit une mort réelle dans le jeu logique de l’amour courtois, soit aussi l’auteur d’une des premières disputatio, Le Quadrilogue invectif, qui remet en cause, non sans pessimisme et ardeur mélancolique, les idéaux de la chevalerie.

22G. Chaboudez sait user de l’histoire afin de donner aussi une consistance rétrospective à un axe central de l’ordonnance de sa démonstration. Le neuf qu’engage la modernité sur ce plan rapport sexuel/rapport des sexes serait que la déconstruction actuelle du Père, de ce père établi selon les canons de la chrétienté, grosso modo depuis le concile de Nicée (lors que, pour les autres monothéismes, le lien entre Père et Dieu est loin d’être aussi substantiel), laisserait apparaître la béance que, d’une façon efficace, il masquait, tant qu’on l’en tenait pour responsable. Ce qui pourrait, mais c’est une incidente de plus, engager vers une anthropologie clinique des formations surmoïques en leurs rapports et leurs rapprochements avec les formations de l’idéal et les fictions portant sur ce qu’est un Père.

23La psychanalyse aurait alors possibilité de se prononcer sur les effets de ce dévoilement de l’impossible et de la béance, consécutif à la dissémination des rapports d’idéologie d’avec la figure d’un Père prenant sur lui le défaut de ses créations et des formes d’engendrement et de transformations de ses créatures. Ce Père a en commun avec celui de l’œdipe freudien de ne pas « jouir avec » une femme, mais de « jouir de » celle-ci. Que la psychanalyse propose une autre intelligence de ces jouissances qui se déplient dans la « scène du deux », qu’elle ait la possibilité de s’avancer en ce point, n’implique en rien, on le constate à peu près chaque jour, que tous s’avancent. Car grande est encore la confusion entre l’examen de la dissémination des fonctions du père et les usuelles déplorations à propos d’un déclin du père. L’os du raisonnement est bien de supposer, dans ce livre, qui tourne le dos à bien des conservatismes éplorés et suffisants, que la psychanalyse peut avoir son mot à dire sur les incidences subjectives de ce dévoilement de la béance par déconstruction des interdits de la loi sexuelle. Cheminons un peu encore à explorer les effets de ce dévoilement. Citons alors G. Chaboudez : « Une fois que l’inscription de la loi sexuelle s’efface en partie, qu’apparaît plus nettement que le rapport complémentaire qu’elle promeut est une fiction et ne fonde pas un rapport sexuel comme tel, se dévoilent peu à peu des difficultés d’un autre ordre que celles qu’engendraient l’interdit » (p. 241). La venue au discours du désir et de la jouissance des femmes, la contraception, étant aussi au nombre des facteurs que répertorie l’auteur, en démarquant clairement la psychanalyse de toute sexologie ou de tout hygiénisme « révolutionnaire » reichien ou marcusien.

24Où l’on voit qu’il s’agit d’un dépassement d’une logique distributive toute phallique qui est mobilisée dès que la logique de la castration se révèle comme défaut de rapport entre l’homme et la femme. À ce défaut suppléeraient, pour une femme, l’amour et la jouissance supplémentaire. Ce fonctionnement de la jouissance féminine réinterroge aussi tout le montage de la sublimation. Non seulement comme un destin pulsionnel visant une autre satisfaction, mais comme un effet de nouage – le Réel de la jouissance sexuelle que cause la jouissance phallique influant sur la loi du discours, le symbolique surmontant l’imaginaire par l’existence du désir, l’imaginaire surmontant le Réel au point de la jouissance autre, soutenue par un objet imaginaire.

25Ce nouage d’orientation dans la structure reste une modélisation idéale. Mais certainement d’une très grande importance, en ce qu’elle permet de mieux situer les aléas des jouissances et des malentendus et des façons mélancoliques et décidées d’aimer parfois contre le désir de l’autre. Façon d’aimer désespérée parfois, décidée souvent, non sans goût pour ce lieu de l’amour qu’est le malentendu et qui n’est pas sans logique ni sans devenir. On sait cette quête amoureuse fréquente à l’adolescence et souvent exprimée comme plainte ou défi dans nos cabinets de psychanalyste.

26Un mot encore sur notre modernité. La globalisation (phénomène d’abord étudié par les anthropologues Althabe, Sélim et Hours, avant qu’il ne soit mentionné par les psychanalystes) a pour effet de tendre à offrir une globalisation de la formule du fantasme. Les objets, désublimés au plus, font fonction de « plus de jouir » fabriquant des agrégats de personnes unies selon leur mêmeté, mais pas du lien, tant que le mimétisme prime sur le sens d’un discours. Chacun s’y trouve réduit à son corps appareillé dans le paradoxe d’un discours qui soude les artifices du langage aux produits de jouissance sans un trajet par l’éros. Qu’en est-il alors des manifestations de l’éros ? Des promesses de l’amour ?

27Ne pas se fermer au questionnement et entendre l’actuel de l’amour, de ses ratages et de ses nouages, n’est-ce pas alors aussi ce qui permet à l’analyste de sortir du « discours du capitalisme », formule dont usait Lacan pour situer les fins possibles d’une cure psychanalytique ? S’indiquent ici l’actualité et la nécessité du livre de G. Chaboudez.

Notes

  • [*]
    Gisèle Chaboudez, Rapport sexuel et rapport des sexes, Paris, Denoël, collection « L’Espace Analytique », 2004.
Mis en ligne sur Cairn.info le 01/04/2006
https://doi.org/10.3917/fp.012.0199
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