CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1De l’audition du président des évêques, le 24 octobre 2003, le rapport Stasi (1.2.3, § 2) retient que l’Église catholique a fini par adhérer à un « cadre laïque » (la Constitution et les lois fondatrices de 1882 et 1905) garantissant une égale liberté aux groupes spirituels ou religieux et à l’État ainsi qu’à chacun par rapport à eux. Or, citant Vatican II, Jean-Pierre Ricard a préconisé l’autonomie de la « communauté politique » et celle de l’Église « sur le terrain qui est le leur », ainsi que leur « saine coopération pour le bien de tous ». Dans la lettre adressée par Jean-Paul II à la Conférence épiscopale (CEF) le 11 février 2005, et dans le texte publié par celle-ci le 15 juin suivant, cette conception correspond à la « légitime et saine laïcité » qui demeure leur objectif et que Pie XII, le 23 mars 1958, a ainsi définie : « les deux pouvoirs distincts et cependant unis selon les vrais principes ». Depuis la déclaration des cardinaux et archevêques du 13 novembre 1945, la hiérarchie catholique nomme « laïcité » la « bonne distinction et harmonie », condition de la « saine et légitime liberté », opposée par Léon XIII à une IIIe République qui prétendait s’émanciper entièrement de la vraie religion établie par Dieu gardienne des mœurs [1]. L’image positive révélée par les épithètes – « légitime » ou « vraie » (car voulue par le Christ), « saine » ou « bienfaisante » (car assurant le bien commun), mais aussi « nouvelle » ou « moderne », « plurielle » ou « ouverte » – est tirée d’un négatif où l’on reconnaît la laïcité « à la française [2] ». La distance par rapport à cette dernière se traduit par la résistance aux trois séparations qui en constituent la mise en œuvre : entre Dieu et la République, entre l’Église et l’école, entre les Églises et l’État.

Entre Dieu et la République

2En « posant en principe qu’elle ne reconnaît aucun culte », la France, selon Pie X, a renié officiellement en 1905 l’alliance contractée avec le Père lors du baptême de Clovis et persécuté le Fils, une faute qui ne restera pas impunie [3]. En 1938-1939, période de rapprochement avec la République, les évêques attendent que celle-ci revienne au Dieu source et garant de son idéal [4]. Mais, constatant en 1940 le châtiment annoncé, ils se félicitent que l’État français redonne une place à Celui qui a inspiré sa devise [5]. Le 13 novembre 1945, ils tolèrent que la IVe République, dont la Constitution est en préparation, se dise « laïque » à condition – sauf à retomber dans la dictature ou à périr – de se soumettre à la loi divine qui leur a été confiée. Le 17 septembre 1958, onze jours avant le référendum, les cardinaux français se résignent à ce que la Ve République omette à son tour, provisoirement, une référence qui ne fait pas encore l’unanimité. Le 1er juin 1980, au Bourget, Jean-Paul II relance l’exhortation de Pie X – la France doit renouer avec Dieu l’alliance contractée par Clovis – en utilisant l’argument de 1938-1939 – l’origine chrétienne de la devise républicaine.

3Au cours des années 1990, après que la chute de l’empire soviétique a montré avec éclat l’impasse à laquelle conduit un athéisme d’État, proclamé ou non, l’objectif est de faire entrer Dieu dans les textes fondamentaux de l’union politique qui se construit à l’ouest du continent [6]. Trois occasions : le traité d’Amsterdam (1997), la Charte des droits fondamentaux (2000), le projet de traité constitutionnel (2003 à 2005). Trois propositions au choix : mentionner l’origine chrétienne de la notion d’égale dignité, l’identité particulière et la contribution spécifique des Églises, la garantie qu’apporte aux autres libertés celle de croire dans le seul absolu opposable à celui de l’État [7] ; elles ont en commun de déplacer la croyance en Dieu sur des faits censés indéniables. Après Amsterdam, où « L’Europe tient Dieu à distance », selon la formule de Françoise Champion [8], Jean-Marie Lustiger commente cette « séparation » en des termes qui font écho aux plaintes de Pie X après 1905 ainsi qu’aux appels lancés par Jean-Paul II en 1980 à la « fille aînée » et en 1982 à la « vieille Europe [9] » : celle-ci renie le Père, persécute le Fils et court à un nouveau désastre si elle ne revient pas au Dieu de son baptême [10]. Dans la Charte, où la Commission des épiscopats de la communauté européenne (COMECE) a demandé la mention explicite de l’héritage « religieux » – sans préférence pour le christianisme, a-t-elle précisé [11] –, Jean-Paul II déplore l’absence de toute « allusion à Dieu, source suprême de la dignité de la personne et de ses droits fondamentaux » (cf. Le Monde, 20/12/2000). Un évêque français s’en prend à « une France frileuse qui se replie sur une laïcité archaïque [12] ». Un autre lui impute le « quasi-révisionnisme » qui retient dans le projet de traité « les héritages religieux » parmi d’autres et sans mention explicite du christianisme [13]. Le 22 mars 2005 cependant, la Conférence des évêques de France (CEF) publie une déclaration où la COMECE se félicite que le préambule proposé place « implicitement » le christianisme au cœur de l’identité européenne. Quelques jours plus tard, elle en cosigne une autre où le Conseil des Églises chrétiennes en France (catholique, orthodoxes, protestantes) assure que le corps du texte admet leur « identité particulière » et leur « contribution spécifique au débat public » [14]. Mais le 2 octobre, en ouvrant le synode des évêques, Benoît XVI réitère la menace du jugement de Dieu à l’intention d’une Europe qui l’a écarté de la vie publique pour faire de l’homme le maître du monde.

Entre l’Église et l’école

4Instituée en 1882, renforcée en 1886, confirmée par les Constitutions de 1946 et de 1958 et la loi Debré de 1959, la laïcité de l’école publique garantit l’égal respect de toutes les croyances. La loi Debré propose en outre des contrats associant à l’enseignement public, sous deux formes différentes, des établissements privés alors presque exclusivement (aujourd’hui à 95%) catholiques. Mais elle ignore l’épiscopat et l’enseignement catholique en tant que tel, finance le fonctionnement et non l’investissement, impose l’accueil d’élèves de toutes opinions ou croyances et le respect total de leur liberté de conscience. Le 27 avril 1960, les évêques, réunis en assemblée plénière, autorisent leurs écoles à faire de la loi un « essai loyal », s’attribuant ainsi le statut qui leur a été expressément refusé ; ils attendent qu’elle assure pleinement l’égalité financière et affirme explicitement l’orientation confessionnelle de l’enseignement [15]. En 1984, des manifestations massives empêchent la gauche, qui a déjà dû renoncer à son projet de nationalisation, de renforcer le contrôle de l’État avec le projet Savary. En 1992 et 1993, Jack Lang signe avec le secrétaire général de l’enseignement catholique M. Cloupet des accords qui au contraire satisfont les évêques. Lors de leur assemblée plénière de 1994, ils déclarent que la loi a « fait la preuve de son utilité et de sa solidité » : « Bien que toutes les questions ne soient pas résolues, nous prenons acte du fait que l’école catholique est de plus en plus considérée, par les différents gouvernements, comme un partenaire loyal qui, dans le respect de son caractère propre, apporte une contribution importante au service public d’éducation [16]. » L’égalité financière n’est pas encore complète (le 13 janvier, le Conseil constitutionnel a annulé l’essentiel de la loi facilitant le financement public des investissements). Mais ce que M. Debré avait considéré comme une « chimère dangereuse » est devenu réalité : « d’égal à égal », un ministre et un mandataire de l’épiscopat ont mis au point des mesures que les élus n’ont eu qu’à entériner [17]. En confiant aux organismes catholiques une partie de la formation initiale des maîtres et en affirmant que les établissements contribuent au service public, J. Lang en outre a inclus dans celui-ci la « fonction ecclésiale » qui consiste à introduire l’élève « dans la vérité totale sur lui-même et son destin [18] ». Prolongeant les apports de la droite en 1977 (loi Guermeur), il a ainsi cautionné la distinction ecclésiale entre la « tradition laïque » de l’école publique, une option philosophique et éducative, et la laïcité de la République, un « pluralisme » qui, au prorata de la demande pour ce qui est des moyens, met sur le même plan l’autre option [19].

5Les évêques n’entendent pas pour autant abandonner 80% des jeunes Français aux « valeurs creuses [20] » d’un athéisme implicite. Dans la foulée du débat lancé en 1986 par la Ligue de l’enseignement, et auquel a participé la Fédération protestante de France (FPF), sur la prise en compte du fait religieux par l’école publique, ils « réclament » en 1988, « du seul point de vue de la culture », le droit d’y assurer une « éducation chrétienne » distincte du catéchisme et prise en charge par l’État, afin que les élèves de toutes opinions « communient dans un même retour à leurs sources culturelles » et que la nation retrouve le fondement et assure la pérennité de ses valeurs. Les évêques admettent cependant une solution de repli dans le cadre des matières existantes [21]. Ils acceptent ensuite implicitement le rapport Joutard, qui va dans ce sens [22], pourvu que soient présentées de façon « positive et respectueuse » les grandes religions mondiales et montrées la « place éminente » et les « convergences » du catholicisme, du protestantisme et du judaïsme dans la tradition française. Une discipline spécifique serait forcément « polémique », c’est à dire moins irénique [23] : ils l’excluent donc pour la raison qui conduisait Jean Baubérot à la souhaiter [24]. Lors de l’assemblée plénière de 1994, l’épiscopat préconise « une vraie culture religieuse », médiation vers la parole de Dieu et initiation à l’histoire du peuple des croyants [25]. En 2005, citant les rapports Debray et Stasi, il reprend, contre le monopole « totalitaire » laissé à la « tradition laïque », sa revendication de 1988 : être associé à une « éducation globale » réintégrant la mémoire chrétienne qui fonde l’identité de la nation, la formation morale nécessaire à sa cohésion, le témoignage de la plénitude proposée par la foi catholique [26] ; soit les trois apports que selon Léon XIII allait faire perdre à la société la laïcité de l’école publique [27]. Sous des formes différentes, la hiérarchie catholique entend donc exercer dans les deux écoles une mission qui relève du service public non par délégation mais par essence [28], puisqu’elle participe à la « communion française » et assure le droit naturel de chacun à la vérité [29].

Entre les Églises et l’État

6Le 11 février 1906, Pie X affirme que l’Église elle aussi est « gravement offensée » par la violation d’un traité et des droits qu’elle tient de sa mission et de sa constitution divines (encyclique Vehementer). Le 10 août, il interdit aux évêques la mise en place des associations cultuelles (encyclique Gravissimo). Le 18 janvier 1924, après l’interprétation négociée par le nonce avec le gouvernement, Pie XI les tolère « en vue d’essai » (encyclique Maximam). Le 10 mars 1925, à la suite des manifestations massives qui ont empêché l’extension de la Séparation à l’Alsace-Moselle et la rupture des relations avec le Saint-Siège, l’Assemblée des cardinaux et archevêques estime « l’heure propice » à la remise en cause des « lois dites de laïcité », qui sont « des violences plutôt que des lois ». Si la « fille aînée », selon l’homélie papale de 1980, est infidèle à son alliance avec Dieu, c’est que la Séparation, puis la légalisation (en 1979) de l’avortement, méconnaissent l’autorité de ses porte-parole ; en invitant le lendemain les évêques à se rendre plus « visibles », le pape les incite à reconquérir la reconnaissance perdue. En 1981, se disant chargés du « service public de la transcendance », ils envisagent à terme de nouvelles relations avec l’État [30]. Après 1984, ils estiment que les esprits ont évolué [31], mais en avril 1986, leur président vante encore le « paradoxe français » (la Séparation libère la religion) et assure qu’ils ne songent pas à profiter de leur succès pour obtenir « un concordat avec l’État » (Esprit, p. 257). En novembre 1987 pourtant, il introduit ainsi l’assemblée plénière : « L’heure semblerait venue de travailler, avec d’autres, à redéfinir le cadre institutionnel de la laïcité. » En ouvrant celle de 1988, son successeur estime « la conjoncture favorable » à l’instauration d’une laïcité « nouvelle » et « ouverte », la « véritable laïcité » ; en 1989, il demande une Séparation « à visage humain » – le « socialisme à visage humain » s’oppose alors au socialisme stalinien. Outre le congrès de la Ligue de l’enseignement en juillet 1986, la loi du 23 juillet 1987, qui, en permettant le financement indirect des cultes, montrait, selon J.-P. Willaime, la générosité de la République envers les religions [32] et qui n’avait soulevé aucune contestation, semble avoir confirmé aux yeux de l’épiscopat l’évolution des esprits. Mais dès la fin de 1988, les réactions, dont celle de l’Église réformée de France (ERF) – cf. Le Monde, 13/12/1988 –, à ses offensives contre la pilule abortive et le film de Martin Scorsese La dernière tentation du Christ ont révélé un climat moins favorable [33] ; en 1991, il constate que l’heure est passée [34].

7En 1994, les évêques choisissent donc la « tactique » prônée en 1925 si la contestation explicite de la loi risque de « heurter de front les législateurs laïques » et « d’exaspérer les adversaires » : en obtenir une application souple et peu à peu la « désuétude ». Ils voudraient « dans les faits un certain partage des responsabilités entre l’État, qui prétend à une stricte neutralité sur le plan religieux, et l’Église catholique, à qui l’on reconnaît implicitement un statut de “service public de la religion” », au lieu de la « reléguer », comme c’est le cas, « dans la sphère de la vie privée [35] ». Le texte de 1945, auquel ils renvoient, éclaire les notions de neutralité, de partage des responsabilités et de service public : l’État admet la liberté religieuse ; il a le droit, « dans son domaine de l’ordre temporel », de « régir seul […] ce qui relève de la technique politique et économique » ; mais il doit permettre à l’Église de remplir sa mission divine et se soumettre à la loi naturelle qu’elle l’aide à discerner. Lorsque, dans la perspective de la présidentielle de 1995, les évêques se disent « investis » de la « mission spirituelle » de dire « ce qui fonde et dépasse le combat politique » (cf. La Croix, 17/12/94), l’affirmation que l’investiture par le pape prévaut sur l’investiture par le peuple ne suscite aucune querelle ; elle signifie pourtant (dans les deux sens du verbe) que les élus doivent voir en eux les avocats de la dignité de tout être humain, traduction postconciliaire de « gardiens des mœurs [36] ». Ils justifient ensuite par l’assentiment du plus grand nombre le « service public de l’espérance » célébré à Notre-Dame de Paris le 11 janvier 1996 pour l’ancien président [37], et par la liberté de culte la communion devant les caméras qui y manifeste de façon ostentatoire l’appartenance religieuse du nouveau [38] ; comme Pie VI dans l’article liminaire du concordat, ils prennent ainsi acte que le catholicisme est la religion de la majorité des Français et que le premier d’entre eux en fait « profession particulière ». Le 20 janvier, celui-ci, ès qualité, reconnaît, comme avant 1789, « la vraie religion [39] » : en visite d’État chez le « successeur de Pierre », il assure son hôte de la fidélité de la fille aînée à son héritage et lui annonce qu’en septembre ils commémoreront ensemble son baptême (cf. Le Monde, 20/1 et 23/1/1996). Des manifestations se préparent alors contre la cérémonie prévue à Reims et contre les interdits formulés en mars 1995 dans « L’Évangile de la vie » (cf. Le Monde, 29/6/1996). Inquiet, l’épiscopat affirme que le propos du Bourget et l’encyclique ont été mal compris, que la messe de Paris concernait le croyant et non l’ancien président, que Jacques Chirac n’a parlé à Rome et ne sera admis à Reims qu’à titre personnel [40]. La FPF se dit rassurée [41]. Le jour venu, le président s’abstient de paraître (en faisant savoir qu’il n’en a jamais eu l’intention, cf. Le Monde, 19/9/1996) et le pape de provoquer. La CEF dresse ensuite un bilan qui fait allusion aux concessions obtenues depuis 1907 et à l’essai consenti par Pie XI : la Séparation « de l’Église » et de l’État, à l’origine dirigée contre celle-ci, « peut apparaître », après un siècle « d’expérience », « comme une solution institutionnelle permettant de distinguer effectivement ce qui revient “à Dieu” et ce qui revient “à César” ». Elle envisage donc que soit validée à son tour une loi toujours entachée de sa nullité et de son « iniquité » [42] originelles ; mais il faut que l’État renoue la négociation avec le Saint-Siège et reconnaisse, au moins « implicitement », les droits liés à la mission de l’Église [43]. Cette reconnaissance, explique en 2001 L.-M. Billé, président de la CEF, peut rendre acceptable un régime de séparation alors que la forme normale des relations est le concordat [44].

8Le 12 février 2002, le premier ministre Lionel Jospin reçoit une délégation catholique conduite par le nonce pour instaurer des contacts réguliers sur l’application de la loi ; des deux côtés on assure aux journalistes qu’elle ne sera pas modifiée, comme s’il s’agissait d’une convention bilatérale [45], et J.P. Ricard justifie cette rencontre par celles de 1923 au même niveau (Le Monde, 10/11/2002). Le 13 août 2004, dans Le Figaro-Magazine, le cardinal Ratzinger demande que la France, « dans le respect de la laïcité, bien entendu », redonne une « présence forte » à la foi catholique. Dans Le Monde (daté du 14), le cardinal Barbarin, retrouvant les accents de Pie X, se plaint de trois « blessures » récentes : le veto à l’héritage chrétien, la loi autorisant la destruction ou l’utilisation des embryons surnuméraires, la loi qui réglemente à l’école le port des signes d’appartenance religieuse. Il espère que la venue du pape à Lourdes pour célébrer le cent cinquantième anniversaire du dogme de l’Immaculée conception permettra une réconciliation. Le 14, ce dernier, reçu à Tarbes par le président, évoque ses visites précédentes et offre, « dans le respect des responsabilités et des compétences de chacun », la « contribution spécifique » de l’Église en vue de faire progresser partout, pour le bien commun, « les grands idéaux de liberté, d’égalité et de fraternité ». Dans son homélie du 15, il reprend devant deux ministres l’interdit formulé en vain par la CEF les 11 octobre 2000 et 25 juin 2001 avant le réexamen des lois sur l’IVG puis la bioéthique : « Depuis la conception jusqu’à son terme naturel […], la vie est un don sacré dont nul ne peut se faire le maître. » Sur ce terrain, le « pouvoir spirituel » est donc souverain (« nul ne peut ») et exclusif (pour d’autres chrétiens, la volonté divine n’est pas inscrite irrévocablement dans la rencontre des gamètes, si du moins j’ai bien lu, dans un quotidien national, la réponse du pasteur à la bergère qui revendique toutes les ouailles [46]). En saluant, alors que Jean-Paul II apparemment n’a rien concédé, la réconciliation attendue (cf. La Croix, 16/8/2004), Philippe Barbarin laisse entendre que César est venu à la rencontre du pape pour faire repentance. Le 26, Jacques Chirac, après une prière œcuménique sur le parvis, entre à Notre-Dame pour un Magnificat, service public d’action de grâce au Dieu qui en 1944 avait jeté les yeux sur la patrie humiliée, dispersé l’occupant et renversé le tyran. Par ses gestes sinon par ses textes, la République a donc reconnu la contribution spécifique du culte catholique, qui a transmis à Dieu la prière de la nation (lors de la célébration catholique d’un événement national) et à la nation les exigences de Dieu (lors de la célébration nationale d’un événement catholique). Contrairement à 1996, il n’y a pas eu de protestation. Le 11 février 2005, le pape rappelle les « blessures » de 1905-1906 et le veto de Pie X (la date fait partie du message), les efforts des « parties prenantes » de la loi et « l’entente scellée » en 1923, puis ratifiée par Pie XI, enfin l’« accord consensuel de fait » issu des rencontres récentes « au plus haut niveau » et qui, grâce à un climat apaisé, permet à l’Église de « remplir sa mission propre avec confiance et sérénité ». Avec l’approbation de l’opinion, « les différents gouvernements » (y compris la gauche, qui en 1924 voulait étendre la séparation à tout le territoire) ont donc rétabli la relation paritaire et en partie les droits de la mission. Comme la loi de 1959, celle de 1905, acceptée à l’essai en 1924, a désormais fait ses preuves, même si tout n’est pas résolu.

9*

10« Tout se passe, a déclaré Jean-Arnold de Clermont après la rencontre de Matignon, comme si le gouvernement voulait donner des gages aux catholiques » (La Croix, 13/2). Tout s’est passé comme si le gouvernement Jospin avait toléré le nonce en échange d’une acceptation officieuse du statu quo législatif [47], et le gouvernement Raffarin enduré la semonce pour en obtenir la confirmation officielle [48]. Sur les rites liturgiques ou diplomatiques qui instituent et rendent « visible » l’union des deux pouvoirs distincts, le regard des sciences sociales n’est pas celui de Candide sur les Te Deum chantés pour les rois : avec Max Weber [49], et même parfois René Rémond [50], elles perçoivent des rapports de force. La paix des deux France vaut bien une messe, ou une transaction d’égal à égal : telle apparaît la ligne de conduite, ondulant au rythme de l’alternance – la messe est de droite, en 2004 comme en 1996, la transaction, de gauche, en 2002 comme en 1992 – face à une institution revigorée, au moins politiquement, par la personnalité de Jean-Paul II et le succès de 1984 en même temps que prompte à dénoncer le retour d’une volonté de persécution refoulée par la maturation encore inachevée de la laïcité « à la française » [51].

11Contre cette menace, la hiérarchie catholique a dû composer à sa façon, c’est à dire, comme s’en est félicité voici trois ans un évêque devant ses pairs [52], maintenir la distinction entre la « thèse » et « l’hypothèse », entre la doctrine immuable et sa version présentable, qu’elle voudrait aussi parenthèse. De Pie IX dénonçant dans le Syllabus la « peste » d’un indifférentisme oublieux de la Révélation à Benoît XVI pestant contre la « dictature » d’un relativisme contraire à la « saine laïcité [53] », elle entend que « César » reconnaisse en Dieu l’auteur d’une loi constante et universelle et le juge suprême, en son unique Église la « mère et maîtresse » dont l’interprétation s’impose à lui et dont le message de vérité est dû à tous. Dans le même temps, elle adapte progressivement ce principe intangible à la triple pression du pouvoir politique (qui ne cède rien sans contrepartie), mais aussi de la population et d’une partie croissante de ses fidèles [54]. Elle s’était ralliée à la République pour la rallier à la « saine et légitime liberté [55] ». Elle a avalisé le « cadre laïque » au fur et à mesure qu’il lui a paru se rapprocher de la « légitime et saine laïcité » : la Constitution sans Dieu en 1958, « en vue des négociations scolaires » [56] ; la loi Debré en 1994, après des corrections conformes à ses exigences ; celle de 1905 en 2005, parce qu’elle a recouvré symboliquement le statut juridiquement perdu et qu’une révision, même demandée par d’autres ou offerte par le politique et limitée à un « toilettage », impliquerait un « remue-ménage » (comprenons : un débat démocratique) qui réveillerait les adversaires et mettrait en péril les acquis [57].

Notes

  • [*]
    Marc Andrault est docteur en sociologie.
  • [1]
    Léon XIII, Lettres apostoliques, cf. Jean-Yves Calvez et Henri Tincq, L’Église pour la démocratie, Paris, Centurion, 1992, p. 66 à 68.
  • [2]
    Selon le texte du 13/11/ 1945, une laïcité considérée comme le refus de l’État de se soumettre à une morale supérieure serait à la fois « radicalement fausse » (la loi humaine doit se conformer à la loi divine), « dangereuse » (elle conduirait tout droit à la dictature), « rétrograde » (elle ramènerait à la conception d’un empereur « maître absolu des consciences et des vies ») et, même si le mot n’y est pas, fermée (au message de l’Église, qui rappelle une loi inscrite « dans la nature même de l’homme » et accessible à la seule raison).
  • [3]
    Allocution lors du consistoire du 29 novembre 1911.
  • [4]
    Cf. Jean-Marie Mayeur, La question laïque, xixe-xxe siècle, Paris, Fayard, 1996, p. 126 et 138 ; et cette phrase du cardinal Verdier, archevêque de Paris, à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de la Révolution : « C’est par le christianisme que la liberté, l’égalité et la fraternité sont entrées dans le monde. » (citée dans Religion et société en France, Gérard Cholvy et Yves-Marie Hilaire, dir., Toulouse, Privat, 2002, p. 196).
  • [5]
    Sur le lien établi par les évêques unanimes entre la laïcité et la défaite, voir Jean-Marie Mayeur, op. cit., p. 168. « Travail, famille, patrie, affirme alors le cardinal Gerlier, archevêque de Lyon, ces trois mots sont les nôtres. Ce n’est pas l’épiscopat qui a rallié Vichy. C’est Vichy et la révolution nationale qui se sont alignés sur le catholicisme social et sur les encycliques des papes » (cité par Étienne Fouilloux, Le Monde, 21/9/1997).
  • [6]
    Cf. le document final du synode des évêques européens en décembre 1991, et la déclaration faite en octobre 2003 par Jean-Louis Tauran, ministre des affaires étrangères du pape : « L’Église catholique profite pour la nouvelle évangélisation des occasions que présente la phase actuelle de la construction européenne. »
  • [7]
    Cf. Hippolyte Simon, vice-président de la COMECE, Le Monde, 8/5/2003.
  • [8]
    Article sous ce titre dans Le Monde de l’éducation, mai 1999, p. 61.
  • [9]
    Discours de Compostelle, 9/11/1982 : « Je lance vers toi, vieille Europe, un appel : retrouve-toi toi-même, sois toi-même, découvre tes origines. »
  • [10]
    Jean-Marie Lustiger, Pour l’Europe, un nouvel art de vivre, Paris, PUF, 1999 ; cf. notamment p. 6-7, 16-47, 29 ; le traité d’Amsterdam n’est jamais cité, mais on ne voit pas quel autre texte peut être visé.
  • [11]
    Sous la plume d’Hippolyte Simon, Le Monde, 14/10/2000.
  • [12]
    Olivier de Berranger, L’évêque et l’économiste, dialogue avec Jean Boissonnat, Paris, Presses de la Renaissance, 2001, p. 202.
  • [13]
    Jean-Michel Di Falco, Le Monde 2, 6/11/2005.
  • [14]
    Le texte préconisait « un dialogue ouvert, transparent et régulier » aussi bien avec les « associations représentatives de la société civile » (I-47) ou les « organisations philosophiques et non confessionnelles » qu’avec les « Églises, associations et communautés religieuses » (I-52). Il consacrait donc un article particulier aux « groupes spirituels » et distinguait entre ceux qui se référent à une révélation et les autres, mais il n’établissait aucune hiérarchie. Contrairement au souhait de la COMECE, il ne reconnaissait pas que les religions expriment « la dimension transcendantale de la vie humaine » (La Croix, 2/12/2002), dimension qui renvoie à Dieu (H. Simon, Le Monde, 8/5/2003). « À titre personnel », Jean-Arnold de Clermont, président de la Fédération protestante de France (FPF), acceptait cette égalité (Réforme, 12/5/2005).
  • [15]
    Cf. l’interprétation de la loi initiale par Jacques Robert dans la Revue française du droit public, 1962, p. 243 : « Le caractère propre ne s’applique pas à l’enseignement dispensé mais à la nature de l’établissement lui-même » (…). Il doit donner cet enseignement dans le respect total de la liberté de conscience ; cela signifie clairement que l’enseignement dans les classes sous contrat doit être laïque. »
  • [16]
    Conférence des évêques de France, Proposer la foi dans la société actuelle, Paris, Cerf, 1997, p. 75.
  • [17]
    JO Assemblée nationale, 1959, p. 3597.
  • [18]
    Cf. le préambule de la CEF au nouveau statut de l’enseignement catholique (14/5/1992).
  • [19]
    En 1984, l’évêque d’Angers Jean Orchampt s’est félicité que soit sauvé « l’enseignement catholique » : « Il est bon que deux conceptions se regardent. Le pluralisme est une richesse » (Ouest France du 20/07/1984, édition départementale) ; le pluriel est un duel (aux sens grammatical et usuel du terme), le lapsus (ce « traître-mot ») laissant percer l’habitus institutionnel derrière le surmoi politique (cf. Pierre Bourdieu, La noblesse d’État, Paris, éd. de Minuit, 1989, p. 13). Contre-épreuve : peu après que la FPF eut rappelé les droits des minorités à ceux « qui ne pensent qu’au privé catholique » (Le Monde, 12/1/94), la « situation duale » refusée par Max Cloupet était l’inégalité de moyens entre « nous » et l’autre école (Le Monde, 8/2/1994).
  • [20]
    J. Honoré le 19/4/1984 devant la commission de l’Assemblée nationale qui examinait le projet Savary.
  • [21]
    Cf. Bernard Panafieu, président de la CEMSU, Enseignement catholique documents, février-mars 1988 ; Pierre Plateau, président de la commission épiscopale de l’enseignement religieux, La Croix, 30/9/1988 ; Jean-Marie Lustiger, Le Monde, 5/10/1988.
  • [22]
    Philippe Joutard, Rapport de la mission de réflexion sur l’enseignement de l’histoire, la géographie, les sciences sociales, septembre 1989.
  • [23]
    Cf. Jean-Marie Lustiger, Dieu merci, les droits de l’homme, Paris, Critérion, 1990, p. 133 et La Vie, 28/3/91.
  • [24]
    Jean Baubérot, « La laïcité, recherches et problèmes », dans Enseigner l’histoire des religions dans une démarche laïque, sous la direction d’Yves Lequin, CRDP de Besançon, 1992 (cf. notamment p. 309).
  • [25]
    CEF, Proposer la foi, op. cit., p. 84.
  • [26]
    Cf. Claude Dagens, L’avenir de la laïcité en France, Le Muveran, Parole et silence, 2005, seconde partie (la première est de Jean Baubérot), p. 50 à 56 ; cf. aussi l’article de Gaston Pietri sur le rapport Debray dans l’organe officiel de la CEF, Documents-épiscopat, janvier 2004, p. 42.
  • [27]
    Lettre du 12 juin 1883 au président du Conseil Jules Grévy.
  • [28]
    « L’enseignement catholique, expression de la réalité ecclésiale, est revêtu par sa nature même d’un caractère public. » (CEF, L’Église catholique en France, Paris, Centurion/Fleurus-Mame, 2000, p. 311).
  • [29]
    Droit affirmé par Jean-Paul II dans l’encyclique Centesimus annus, 1991, n° 29c.
  • [30]
    Rapport présenté à l’assemblée plénière d’octobre 1981 par le secrétaire général de l’épiscopat Gérard Defois.
  • [31]
    En 1984, l’épiscopat a lu dans les manifestations le signe que l’opinion voulait le voir jouer un plus grand rôle dans la vie publique (cf. l’article d’Henri Tincq dans Le Monde du 13/12/1988).
  • [32]
    Jean-Paul Willaime, « Laïcité et religions en France », dans Identités religieuses en Europe, Grace Davie et Danièle Hervieu-Léger, dir., Paris, La Découverte, 1996, p. 167.
  • [33]
    Il a alors commencé à craindre que ne soit compromis le « grand dessein » qu’était la modification de la loi de 1905 (Jean-François Stehli, L’Express, 4/11/1988).
  • [34]
    Cf. la déclaration de Joseph Duval, président de la CEF, le 3/11/1991 sur RTL. En 1990, lors d’un colloque organisé par La Croix (« La laïcité et les débats d’aujourd’hui »), É. Poulat, en présence de J. Vilnet, a assuré qu’aucun gouvernement ne prendrait le risque de modifier la loi de 1905 et ajouté que pour sa part il approuvait cette attitude (cf. Les nouveaux enjeux de la laïcité, Paris, Le Centurion, 1990, p. 118 sq.). À cette même occasion se perçoit l’évolution inverse de la FPF, qui par la bouche de son président, Jacques Stewart, déclare que la formulation de la loi de 1905 est à revoir (ibid.).
  • [35]
    CEF, Proposer la foi, op. cit., p. 78 (et p. 73 pour la référence à 1945).
  • [36]
    Selon la déclaration du 13 novembre 1945, la hiérarchie catholique, « gardienne de l’ordre naturel et surnaturel », promulgue » les lois imposées par le Créateur aux sociétés humaines ». « Qu’on le veuille ou non, assure aujourd’hui Claude Dagens, l’Église est […] l’avocate de la dignité de tout être humain » (La Croix, 4/11/2003). Entre-temps, il y a eu un concile qui, prenant acte du « signe des temps » qu’est l’exigence d’institutions respectueuses de la dignité et la liberté de chacun et désireux de « faire du neuf avec du vieux », a voulu « relier les valeurs prisées par nos contemporains à leur source divine, car il n’est pas rare que la corruption des cœurs humains les détourne de l’ordre requis » (Gaudium et spes, n° 11).
  • [37]
    Claude Dagens, ibid., parle de « service public de l’espérance » à propos de la messe (privée) de Jarnac, qu’il a célébrée ; l’expression convient a fortiori à celle, concomitante, de Notre-Dame. En ce qui concerne l’opinion, citons A. Rouet, évêque de Poitiers, après la catastrophe du 21/9/2001 : « N’est-il pas étrange qu’une même société soupçonne les religions de fanatisme et fasse célébrer des grands-messes pour les morts, président de la République en tête ? Sauf qu’à Toulouse il s’agissait d’un acte symbolique public dans un acte de foi. On a demandé à la religion ce qu’elle est, de l’avis majoritaire des Français, le plus capable de faire, poser cet acte symbolique devant la mort. Or il n’y a pas de politique, pas d’utopie, sans symbolique » (Projet, hiver 2001-2002, p. 12). Les soupçons visent « les » religions, la demande s’adresse à « la » religion.
  • [38]
    Exiger de J. Chirac qu’il s’abstienne de communier à cause de sa fonction, a expliqué Joseph Ratzinger, c’était lui imposer d’être schizophrène (L’Express, 23/3/97).
  • [39]
    Sur la différence théorique et historique entre « reconnaissance de vérité » et « reconnaissance sociale », cf. Rita Hermon-Belot, « La genèse du système des cultes reconnus ; aux origines de la notion française de reconnaissance », dans le numéro spécial qu’elle a coordonné avec Sébastien Fath, « La République ne reconnaît aucun culte », Archives de sciences sociales des religions, janvier-mars 2005, p. 17 sq.
  • [40]
    Cf. les propos de J.-M. Lustiger (Le Monde, 26/5/1996) et de G. Defois, archevêque de Reims (Ouest-France, 1/2/1996 ; RTL, 1/9/1996 ; Le Monde, 17/9/1996).
  • [41]
    Cf. l’entretien avec le président Jacques Stewart, Ouest-France, 17/9/1996.
  • [42]
    Le mot figure dans l’encyclique de Pie XI.
  • [43]
    CEF, Proposer la foi, op. cit., p. 27 à 29. La lecture faite ici de ce passage diffère de celle de Philippe Portier, « L’Église catholique ou l’histoire d’un ralliement », dans le numéro spécial des Archives de sciences sociales des religions, janvier-mars 2005, p. 117 sq. Jean- Paul II, constatait en 1993 le même auteur, a rallié l’épiscopat français à sa volonté de reconquérir la place due à l’Église catholique dans l’espace public (Église et politique en France au xxe siècle, Paris, Montchrestien, 1993, p. 135 à 146). Au long des années qui se sont écoulées depuis, cette politique nous semble s’être poursuivie.
  • [44]
    Louis-Marie Billé, dans Bernard Ardura, Le concordat entre Pie VII et Bonaparte, Paris, Cerf, 2001, postface, cf. notamment p. 133 et 135. Faisant référence à ce texte, Joseph Doré, archevêque de Strasbourg, présentera le concordat vécu en Alsace-Moselle comme la « mise en œuvre effective et positive d’une vraie laïcité » (« Concordat et laïcité dans la France d’aujourd’hui », dans Une République, des religions. Pour une laïcité ouverte, Guy Bedouelle et al., dir., Paris, Les éditions de l’Atelier, 2003, p. 48 et 61).
  • [45]
    La Croix du 13/2/2002 renvoie aux déclarations épiscopales à « une poignée de journalistes » ; selon La Vie du 21/2/2002, « chacun jure la main sur le cœur que la loi de 1905 n’a pas à être révisée ».
  • [46]
    Jean-Arnold de Clermont, « L’avortement ne doit pas être banalisé », Le Monde, 17/10/2000 ; cf. aussi Laurent Schlumberger, alors président du Conseil régional de l’ERF pour la région Ouest, interrogé par Ouest-France, 16/11/2002.
  • [47]
    Il ne l’avait pas invité puisqu’il a expliqué après coup que la hiérarchie catholique était libre de constituer sa délégation (La Croix, 4/11/03).
  • [48]
    Une nouvelle rencontre « au sommet » avait eu lieu à Matignon le 24 juillet 2004.
  • [49]
    Max Weber évoque les compromis écrits (les « concordats ») ou tacites qu’ont fréquemment conclus le « pouvoir séculier » et le « charisme sacerdotal » (traduisons : la religion dominante) (Sociologie du religieux, textes traduits et présentés par Jean-Pierre Grossein, Paris, Gallimard, 1996, p. 247).
  • [50]
    « Bonaparte renoue avec la tradition selon laquelle le statut des Églises catholiques nationales ne peut, à la différence des autres confessions chrétiennes, être modifié que par un accord avec la diplomatie pontificale. Le contenu des accords peut varier grandement en fonction des situations et des rapports de force, mais les gouvernements, s’ils souhaitent un règlement durable, doivent entrer en relation avec le Saint-Siège. L’histoire de la politique religieuse de la France depuis 200 ans illustre cet impératif » (« Bonaparte et la paix du concordat », L’Histoire, juillet-août 2004, « La laïcité », p. 50). À rapprocher de ce qu’écrit Émile Poulat à propos de la loi de 1905 : « Le politique exclut tout autre pouvoir avec qui négocier. C’est la négation radicale de la vieille théorie des deux pouvoirs, l’Église et l’État, tous deux se référant à une théologie chrétienne. […] Ce n’était pas la fin des relations entre l’Église et l’État, mais un changement dans la nature de leurs relations, dont la pensée catholique n’a pas pris toute la mesure » (La Croix, 10/5/05). Les gouvernements français non plus. Ni R. Rémond ni É. Poulat, invités à s’exprimer l’un en novembre 2003 devant l’assemblée plénière de Lourdes, l’autre en juin 2001 dans Documents-épiscopat, ne sont soupçonnables d’anticatholicisme primaire.
  • [51]
    En 2004, à travers notamment le refus français de privilégier l’héritage chrétien dans le traité constitutionnel, le cardinal Barbarin a vu se profiler le retour de la volonté « d’écraser l’infâme » (Le Monde, 13/8/2004) et le cardinal Bernard Panafieu celui d’un « cléricalisme étatique » (Documentation catholique, 2004, p. 288). Les « blessures » (Jean-Paul II) provoquées en 1905 par une séparation qui n’était pas « à visage humain » (A. Decourtray) ont été à la fois ravivées et déniées par une attitude perçue comme une nouvelle « blessure » (P. Barbarin) et une forme de « révisionnisme » (J.-M. Di Falco). Complétant l’allusion d’A. Decourtray au stalinisme, ce mot évoque l’autre figure d’oppression qui sert de référence à la rhétorique victimaire de l’épiscopat. Parmi les exemples récents de régimes « totalitaires et persécuteurs », la déclaration du 13 novembre 1945 citait « la France, de 1903 à 1910 », puis « d’autres pays où régnait une doctrine d’État ». En 1984 (Le Monde, 5/6), J.-M. Lustiger, après avoir condamné la « polémique partisane », comparait le projet éducatif du PS à ceux de « tous les régimes totalitaires, du nazisme à toutes les formes du bolchevisme ».
  • [52]
    Joseph Doré lors de l’assemblée plénière de Lourdes de 2003 (cf. La Documentation catholique, 2004, p. 86).
  • [53]
    C’est en réalité Joseph Ratzinger qui s’en est pris à la « dictature du relativisme » ; mais il s’exprimait ainsi le 17/4/2005 dans l’homélie de la messe ouvrant le conclave où il était entré et d’où il devait sortir pape. Et c’est bien Benoît XVI qui, reçu le 24 juin 2005 par le président italien Ciampi, a expliqué : « Une saine laïcité de l’État est légitime, en vertu de laquelle les réalités temporelles sont régies selon leurs règles propres, sans exclure cependant les références éthiques qui trouvent leurs fondements ultimes dans la religion ». « La » religion à ses yeux, c’est le catholicisme puisque le 7 mai précédent, à Saint-Jean de Latran, il avait présenté comme « irrévocable » l’interprétation du « Tu ne tueras point » par l’institution qui a reçu le monopole de la transmission de l’Écriture depuis Pierre et le collège des apôtres jusqu’à la fin des temps.
  • [54]
    Cf. É. Poulat, Notre laïcité publique, Paris, Berg international, 2003, p. 309-310. Outre les « traîtres-mots », des syntagmes spécifiques à l’institution portent la trace de cette double injonction (à rester elle-même et à évoluer) intériorisée : de la « saine et légitime liberté » de Léon XIII à la « saine laïcité » de Benoît XVI, nouvel écho à la formule de Pie XII, en passant par la « vraie et saine démocratie » évoquée par ce dernier à Noël 1944 et par la
    « saine coopération » correspondant selon Vatican II à une « vue juste » des rapports entre l’Église et l’État (Gaudium et spes, n° 76, § 1 et 3), la substance (l’invariant) est dans les adjectifs, l’adaptation dans les substantifs.
  • [55]
    J.-M. Lustiger en 1982 dans un discours sur l’école : au ralliement des catholiques à la République doit répondre un siècle après « la reconnaissance de la place légitime du catholicisme dans la culture et la nation françaises » (Osez croire, op. cit., p. 437). Et en 1985 : Léon XIII ne confondait pas le ralliement « avec l’approbation massive de législations fatales aux libertés » (Dieu merci, op. cit., p. 330) (donc notamment de la laïcisation de l’école publique).
  • [56]
    Cf. Frédéric Le Moigne, Les évêques français de Verdun à Vatican II, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, p. 317. Ils n’ont pas seulement renoncé à appeler à un vote négatif, comme le dit cet auteur. Selon les cardinaux en effet ni l’absence de référence à Dieu ni l’utilisation du terme « laïque » ne devaient empêcher les catholiques de « se prononcer librement » ; si, librement, un fidèle traduisait cette expression par « voter non » plutôt que par « voter oui », la phrase perdait toute cohérence (des insuffisances ne sauraient faire obstacle à une désapprobation). Le lapsus trahit la consigne dans la formule qui la nie.
  • [57]
    Jean-Louis Papin, deuxième vice-président de la CEF : « Nous aurions plus à perdre dans le remue-ménage qu’à y gagner » (Témoignage chrétien, 23/11/2004).
Français

Contrairement à l’idée généralement admise, la hiérarchie catholique n’adhère toujours pas à la laïcité de la République : une égale liberté pour les différentes options spirituelles ou religieuses. Elle lui oppose une « légitime laïcité » ainsi définie : Dieu et César « distincts et cependant unis selon les vrais principes ». Dans cet article, Marc Andrault[*] montre qu’au nom de cette conception elle résiste à la triple séparation intervenue en France depuis la fin du xixe siècle pour mettre en œuvre l’égale liberté entre Dieu et la République, entre l’Église et l’école, entre les Églises et l’État.

English

In this essay Marc Andrault contends that in spite of some appearances, the hierarchy of the Catholic Church, including the French episcopacy, has not yet come to terms with the laïcité of the French Republic. The recognition of a “legitimate laïcité” (namely God and Caesar “different yet united in accordance with the true principles”) entails no actual recognition of the threefold separation which took place at the end of the nineteenth century between God and the Republic, Church and schools, Church and State.

Marc Andrault
Angers
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 11/03/2014
https://doi.org/10.3917/etr.0821.0053
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