CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Introduction

1Donner son corps à la science est un acte rare. C’est sans doute la raison pour laquelle la plus marginale des options funéraires (0.5% des décès) est mal connue, tant par le grand public que par les chercheurs en sciences sociales. Le don de corps à la science et ses usages soulèvent pourtant nombre d’enjeux – sociaux, symboliques, économiques, juridiques, scientifiques, pédagogiques, etc. – pour la compréhension desquels il nous semble nécessaire d’explorer leur condition de possibilité première. Puisque les corps utilisés par la science ne sont plus les corps non réclamés par les familles dans les hôpitaux, il nous faut comprendre le processus qui conduit certaines personnes à envisager cette option puis à prendre leur carte de donateur.

2Pourquoi donne-t-on son corps à la science ? Comment en vient-on à faire ce choix ? Et pour quoi, à quelles fins ? Une première source d’explication peut être à chercher dans les caractéristiques sociales de ces donateurs. Celles-ci (jeunes/âgés, riches/pauvres, diplômés/non diplômés, religieux/non religieux, etc.) pourraient en effet laisser supposer que des dispositions propres à certaines catégories de personnes conduiraient à ce choix ou le faciliteraient. Mais, outre que les études quantitatives sur le sujet (qui permettraient de mettre en évidence la surreprésentation de certaines catégories) sont assez rares (Richardon & Hurwitz, 1995 ; Bolt et al., 2010 ; Bolt et al. 2012 ; McKea et Stringer, 2010) [1], le portrait des donateurs reste très flou. Tout juste peut-on faire émerger de ces enquêtes que la seule caractéristique particulière des donateurs est d’être plus âgés que la moyenne de la population (l’âge moyen au moment de l’inscription est de 70 ans) et qu’ils sont peut-être un peu moins croyants. Mais concernant le sexe, les catégories socioprofessionnelles ou le niveau d’instruction, les données ne sont pas assez claires pour dégager de corrélations.

3Une autre façon de trouver des raisons ou des explications de ce geste se trouve dans l’analyse des discours des futurs donateurs, ou, plus indirectement, dans ceux de leurs proches. Dans cet article, nous confrontons et combinons l’analyse des études quantitatives existant sur le sujet des motivations avec nos entretiens. Le recours aux entretiens permet en effet de faire émerger des variables potentielles du don ignorées des questionnaires dans leurs propositions de réponse. Ceci amène à reconsidérer les pondérations des facteurs de motivation établies par les statistiques. L’analyse de discours permet en outre de mieux comprendre l’enchevêtrement des causes et des motifs de don qui lui confère son caractère multifactoriel. Aux motifs affichés d’adhésion positive au sens du geste et à ses conséquences, sa beauté morale ou son utilité pratique, s’ajoutent en effet d’autres raisons, moins facilement avouables, qui apparentent plutôt le don à un choix par défaut ou qui dénotent une opposition à la ritualité funéraire. Se profile alors l’idée quelque peu paradoxale de vouloir disparaître du monde des vivants « sans laisser de trace » tout en continuant d’être utile à la société par l’intermédiaire de son corps mort.

1 – Les raisons d’adhésion aux finalités du don

Un discours altruiste

4Les études quantitatives et nos entretiens font apparaître la prééminence d’un motif reposant sur l’idée d’altruisme. Dans les enquêtes, environ 90% des donateurs se déclarent d’accord avec l’idée que leur geste est motivé par des items tels que « aider la science médicale », « aider la formation des médecins », « aider les autres », « la connaissance », ou « la science ». Dans nos entretiens, cet argument est toujours apparu en premier lieu, comme une évidence ou un allant-de-soi.

5Ce discours altruiste s’organise autour de l’idée d’un besoin de l’institution médicale : « la médecine a besoin de ce genre de choses » (M. H.), « parce qu’il n’y a pas assez de donneurs » (Mme E.). Ce besoin est considéré comme légitime au nom de l’utilité supposée des corps : « ça peut rendre service » (M. T.). Les donateurs se placent ainsi comme futurs serviteurs d’une cause qu’ils estiment. « A partir du moment où il n’y a plus rien à faire de notre carcasse, autant qu’elle serve encore un petit peu à quelque chose. » (Mme M.) L’idée de cette utilité peut être plus ou moins précise. Certains tiennent un discours assez général sur la nécessité de « faire avancer les choses » (Mme F.), i.e. que la médecine fasse des « progrès » : « elle a dû voir le côté scientifique de la chose. Elle a dû penser que cela devait être utile pour faire avancer la science » (M. An., fils de donatrice). Cependant que pour d’autres l’idée est plus précise : « Si ça peut être utile aux chirurgiens qui pourraient revérifier l’anatomie qu’ils ont à toucher » (Mme M.) ou « pour que les jeunes s’entraînent sur des morts avant de se faire la main sur des vivants » (Mme E., fille de donatrice et future donatrice).

6Le souci d’être utile à la société et de continuer à l’être même après sa mort, apparaît parfois comme une valeur constitutive de l’identité de ces individus. Cette valeur du service à autrui, du care, peut apparaître dans la continuité d’un parcours de vie professionnel. « Une grande partie de ma vie professionnelle a été consacrée aux autres, et je suis toujours dans le même état d’esprit, retraité depuis 6 ans. Je pense que la seule façon de rendre encore service après la mort, c’est ce don du corps. » (M. C.) Mais elle peut aussi découler d’un parcours spirituel ou religieux, qui met en avant l’idée « d’aider son prochain » : « Tendre la main à ceux qui en ont besoin, c’est ça pour moi être chrétien » (Mme F.). Si cette donatrice ne se soucie guère de l’absence de rituel funéraire pour elle, elle souhaite néanmoins « expliquer aux gens ma démarche, pour ne pas qu’ils soient choqués. J’ai des gens qui m’ont dit ‘ah, ben, ça, c’est pour qu’on parle de toi’, moi j’ai dit ‘mais n’importe quoi’, j’ai répondu méchamment ‘j’ai signé parce que toi tu n’es pas capable de le faire’. Je m’en fous de ne pas avoir de messe, de ne pas avoir ma place au cimetière, je ne veux pas de fleurs. Ce que je veux c’est que les gens sachent et comprennent ma démarche. »

7Dans cette valorisation d’un altruisme plus ou moins généralisé, le choix de donner son corps à la science peut s’accompagner du souhait de donner ses organes, voire résulter de l’impossibilité du don d’organes à cause d’une maladie ou d’un âge trop avancé. « Avant j’avais déjà pensé à donner mes organes. Donc il y a longtemps que ça me taraudait. Mais là de savoir que je ne pourrai pas donner mes organes [à cause d’une maladie génétique]… » (Mme F.) « Il voulait sûrement aider. Et, lui, il voyait le don d’organes, en premier. Pour lui, c’était important, pour les gens qui en ont besoin » (Mme D., fille de donateur).

Une reconnaissance de l’institution médicale ?

8A ce motif affiché d’être utile et au service d’autrui, succède ou se superpose l’idée d’une « reconnaissance » de l’institution médicale. Celle-ci suggère la valeur accordée à la médecine de manière générale. Elle n’est que potentiellement la conséquence d’expériences de vie (avoir pu vivre longtemps en bonne santé, avoir été bien soigné, par exemple) et, par là, la principale raison d’être du don. Il convient ici de bien distinguer ces deux niveaux de reconnaissance, selon leur degré d’abstraction ou au contraire de personnalisation. Si les donateurs sont en effet assez enclins à accorder que le sens du geste manifeste de facto une estime envers la science, ils sont beaucoup moins nombreux à considérer que leur choix est motivé par une telle raison, ou, encore moins, qu’il peut s’apparenter à une marque de gratitude ou à une forme de « contre-don » (Mc Kea & Stringer, 2010) [2]. « J’aimerais bien qu’ils arrivent un peu plus à soigner ces maladies génétiques qui nous empoisonnent la vie, explique une donatrice souffrant d’une telle maladie. [Mais] je ne me sens pas redevable… Non, il faut faire avancer, c’est tout, il faut que ça avance. »

9Si l’on peut toujours considérer que le contre-don, sans apparaître comme une raison conscientisée, peut être un principe structurant du geste, on peut aussi plus globalement admettre que le don du corps s’inscrit dans une réflexion sur l’importance sociale de la valeur santé et la concordance entre les métiers du soin et la valeur d’altruisme. À ce sujet, si les enquêtes quantitatives ne semblent pas montrer une surreprésentation des professionnels de santé dans la population des donateurs, il est cependant possible qu’une proximité avec le monde médical, professionnelle ou personnelle, facilite l’accès à l’information sur cette possibilité de léguer son corps et au discours sur son utilité. « [Ma mère] était une ancienne infirmière qui a été confrontée toute sa vie à la maladie des autres et à la sienne aussi puisqu’elle est morte d’un cancer, et donc je pense qu’elle a été sensibilisée assez tôt à cela » (M. M., fils de donatrice). Mme M., future donatrice, se demande aussi « s’il y a une relation de cause à effet » entre son choix de donner son corps et les parcours professionnels dans le secteur médical ou paramédical de quatre de ses cinq enfants.

10L’idée de « reconnaissance » de l’institution médicale peut donc être liée tout autant à un environnement familial et professionnel qu’à des expériences de vie particulières. Elle désigne une valeur accordée de manière générale au secteur du soin à autrui, qui entre en résonnance avec le souci d’altruisme « généralisé » du premier ensemble de raisons. Le don du corps se légitime ici par l’idée qu’il peut servir une cause qu’on estime positivement sur le plan moral.

Traditions et valorisations familiales

11La justification du don du corps nécessite la construction d’un discours de valorisation. Celui-ci peut être élaboré dans l’enceinte même de la famille. Si la famille peut être une source d’information de cette option funéraire (parce qu’on apprend, par exemple, qu’un membre de sa famille a fait don de son corps), elle peut en effet être aussi une source de légitimation voire d’incitation. C’est ainsi, tout au moins, que l’on pourrait interpréter l’existence de véritables « traditions familiales » de don du corps à la science que nos entretiens ont mis à jour.

12« Ma mère a fait la même chose [prendre sa carte de donateur] en même temps d’ailleurs [que son père]. Cela s’est ensuite un peu répercuté du côté de ma mère : son frère l’a fait aussi, ma belle-sœur, ma cousine » (Mme D., fille de donatrice.) « Ma fille elle va faire pareil que moi (…) mon neveu il a fait pareil, mon frère aussi… » (Mme G.) « Mon père, (…) il a fait la même [démarche que ma mère]. Et j’ai pris la même décision moi aussi. » (Mme L.)

13Les discussions intrafamiliales peuvent ici apparaître, non comme un frein au don du corps, comme c’est probablement le plus souvent le cas, mais comme un levier d’action. Une interviewée explique ainsi que sa mère a fait don de son corps « parce que moi, j’avais dit que c’était très bien de donner son corps à la science, pour faire avancer les choses, et qu’il n’y avait pas assez de donneurs. Donc elle a pris cette décision en sachant que je ne serai pas choquée. Ce n’est pas toujours évident de prendre cette décision et de la faire accepter » (Mme E., donatrice et fille de donatrice). L’existence de choix similaires dans la famille pourrait selon nous limiter le risque d’apparition d’une forme de culpabilité quant au choix d’une pratique marginale, c’est-à-dire à la fois peu courante et potentiellement perçue comme « déviante ». Elaborés collectivement, le sens et la finalité du don faciliteraient le choix « individuel ».

14On voit donc que le motif affiché d’altruisme peut être « mis sur rails » par diverses variables sociologiques potentielles : l’existence de tels choix dans la famille, l’avis des proches, le parcours professionnel, le rapport à la santé, la concordance entre les valeurs du donateur et le sens qu’il donne à l’institution médicale. Ces « prédéterminations » potentielles n’annulent pas la portée causale du sens subjectif donné à l’action par l’acteur, i.e., l’intention de l’action appréhendée à partir de la pensée de ses conséquences (« le corps sera réellement utile à la médecine ») ; elles se situent en amont, et peuvent faciliter (ou freiner) la prise de décision.

2 – Raisons négatives ou d’opposition

15Si des raisons d’ordre altruiste structurent bien la volonté des donateurs, il convient de nuancer l’idée de don « pur » ou parfaitement « désintéressé ». On ne peut en effet pas exclure que les dons puissent être intéressés par la recherche d’une satisfaction personnelle. Celle-ci peut être le sentiment d’avoir accompli une « bonne action » : l’acte « même en l’apparence le plus pur, le plus désintéressé » peut en effet être apprécié par « le public interne ou intime » ce qui situe ainsi « sa racine profonde dans l’amour propre » (Elster, 2015). Mais cet intérêt personnel peut aussi se manifester, plus prosaïquement, dans la volonté de se soustraire à une forme d’obligation sociale (les funérailles), ou, plus symboliquement, dans une forme d’annulation de la déchéance du corps.

16Tout un autre ensemble de raisons ne concerne donc pas directement le sens du geste, le don, vu comme « positif », utile, beau, ou bon, ni le destinataire de celui-ci, le monde médical, lui aussi valorisé sur le plan moral, mais des raisons que l’on pourrait qualifier de « négatives », non au sens moral mais au sens logique : « négatives » parce qu’elles peuvent amener à un « choix par défaut », ou parce qu’elles résultent d’une opposition ou de contestations argumentées. Ces raisons négatives sont probablement sous-représentées dans les discours et les résultats d’enquête du fait qu’elles sont moins estimées socialement que les raisons positives d’adhésion.

Isolement et « souci de simplicité »

17Le choix de donner son corps à la science peut être présenté sous l’argument de la « simplicité ». Cet argument peut renvoyer à deux ordres de réalité différents, en fonction du degré d’isolement des donateurs. Cette variable est d’ailleurs absente des propositions de réponse faites dans les enquêtes quantitatives. Or, si ce cas de figure n’est pas nécessairement majoritaire, il convient de ne pas l’écarter des facteurs explicatifs potentiels car il peut influencer le rapport à la ritualité développé par les donateurs. Le « souci de simplicité » se réfère ici à la difficulté de réunir des proches, devenus rares et/ou éclatés géographiquement.

18« Parce que je n’ai plus personne, j’ai tout perdu, mon frère, tout, il ne reste plus que moi. Je n’ai qu’une petite-fille et elle est au Maroc avec son mari. S’il m’arrivait quelque chose, je ne vais pas les faire venir, juste pour ça. Non, c’est mieux comme ça…Il n’y a plus personne qui peut…Je ne veux pas faire déranger les gens pour venir jusque là ; non, ça fait trop de soucis » (Mme G.) « Même si on vit seul, il faut bien penser à ce que la société va faire de votre corps (…) Chez moi, la famille, ça s’est un peu disloqué » (M. H.). « La plupart d’entre eux [nos enfants] sont éloignés de chez nous. Quelques uns ont 5 heures de route à faire pour venir. Donc je me demande si ça ne les arrange pas plus que ça ne les dérange… » (Mme M.)

19L’éclatement géographique des familles peut ainsi être compris, sinon comme une raison directe (ne pas déranger) ou indirecte (ne pas vouloir qu’il n’y ait personne aux funérailles), au moins comme un facteur potentiel d’opposition en moins, facilitant ainsi le choix. Toutefois, le « souci de simplicité » se couple généralement, dans les entretiens, d’un discours sur l’embarras que pourrait causer les formalités administratives et coutumières de la ritualité funéraire. Ainsi peut-on voir, dans le témoignage suivant, que ce type de raison d’opposition peut être la motivation première, le souci altruiste intervenant dans un second temps, tel une rationalisation, mais aussi que le souci de « simplicité » s’accompagne facilement du souci d’engager le moins de dépenses possible et d’échapper à la cérémonie des funérailles.

20« Je n’ai jamais attaché d’importance à ce que deviendra mon corps, enfin, à des obsèques ou à la sépulture, des choses comme ça, ça ne m’a jamais intéressé. (…) Et d’autre part, je n’aime pas beaucoup les grandes cérémonies, surtout celles qui me concernent…Alors je disais à ma fille : ‘surtout, fais des obsèques très simples, ce n’est pas la peine de se lancer dans des frais de sépulture’. Mais en même temps j’avais depuis assez longtemps cette idée dans la tête de dire : ‘autant que mon corps serve à quelque chose, si c’est possible, je pourrais peut-être faire don de mon corps à la médecine’ » (M. P.)

Eviter les funérailles (et leur coût)

21Le souci d’éviter les funérailles est une raison proposée dans les enquêtes quantitatives sur les motivations des donateurs. Il se divise en deux aspects : vouloir échapper au coût des funérailles, vouloir échapper à la cérémonie et ce qu’elle implique.

22Le motif économique représenterait, selon les enquêtes, la raison principale d’entre 6% (Angleterre, Nouvelle-Zélande) et 8% (Pays-Bas) des donateurs. Ces estimations nous semblent devoir être réévaluées au titre que ce motif est moins facilement avouable, y compris à soi-même, que l’argument altruiste. Il semble pourtant qu’il soit déterminant. Comme le suggère N. Naïditch dans ce numéro, si certaines personnes se désinscrivent du don du corps lorsque la participation financière qui leur est demandée augmente, c’est probablement parce que l’avantage économique qu’ils y voient diminue.

23L’opposition aux funérailles, vues cette fois non comme source de frais mais comme situation sociale, est plus facilement avouée. Dans les enquêtes, environ 15% des donateurs évoquent vouloir « échapper à la cérémonie des funérailles ». Ceci inclut différentes positions.

24On trouve d’abord l’idée que la ritualité funéraire est inutile. « Moi, d’aller sur la tombe de quelqu’un, ça ne m’apporte rien. Pour moi c’est froid, c’est anonyme (…) ça ne m’apporte rien sur le plan des sentiments. (…) Comme je le dis en rigolant, si vous avez envie de me gâter, faites le pendant que je suis vivant » (M. P.). « Les honneurs on en a besoin avant mais après c’est fini. C’est du temps perdu. Ça n’a pas une grande importance maintenant. Il n’y a plus de familles dans les cimetières…On est vite oubliés. Quand c’est fini, c’est fini, il n’y a plus à y revenir. C’est pareil pour toutes les familles : c’est les larmes le jour ; et après…Tout a son temps » (M. T.)

25On trouve ensuite l’idée que les attitudes de deuil sont déplaisantes parce qu’hypocrites. Cette idée rejoint la gêne d’imaginer que certaines personnes qu’on n’apprécie guère viennent à ses funérailles. « Non, [je ne veux pas de rituel en mon honneur], parce que ça amène certaines personnes à s’immiscer dans le jugement de la personne qui disparaît. Et c’est toujours pour des louanges, et c’est toujours pour des compliments, et ça, ça m’agace, cela ne me va pas » (Mme M.) « Je lui ai dis [à ma nièce] : voilà ce que je vais faire. Elle s’est récriée en disant ‘on ne pourra pas aller [sur la tombe] penser à toi’. C’est ridicule cette histoire ! ‘Penser à toi’, ça veut dire quoi ça ? Ce n’est pas en allant au cimetière qu’on fait ça. C’est dans la tête, c’est dans l’affection qu’il nous reste, dans la mémoire de la gestuelle affective. (…) Et alors je trouve que la signification du cimetière, de lui apporter des fleurs, c’est finalement uniquement du sentimentalisme personnel et égoïste. Et que l’histoire des fleurs, c’est finalement : ‘as-tu vu, ils ont amené de moins jolies fleurs que moi…’ Voyez ? Je ne refuse pas non plus ce genre de choses. Je ne suis pas arrogant ni dédaigneux, c’est normal dans les sentiments humains qu’il y ait ce genre de…Sensiblerie. Car en fait c’est de la sensiblerie. Mais moi, ça ne m’intéresse pas » (M. H.)

26Cette distance d’avec la « pompe » funéraire se combine donc parfaitement avec le souci de simplicité voire de dénuement vis-à-vis de la mise en représentation des morts. « Je pense qu’elle [une amie qui n’approuve pas son geste en raison de l’absence de lieu de mémoire] a besoin qu’il y ait une trace, c’est-à-dire un nom, une plaque, la photo si il faut. Moi c’est un truc que je ne supporte pas, ça me met mal à l’aise, d’abord les cimetières je n’aime pas, je n’y vais jamais, mais alors quand il y a la photo sur la tombe, ça me glace. J’y vais par respect quand il y a des enterrements, mais autrement…Chez moi il n’y a pas de photos des morts en apparence, comme chez certains, ça je ne peux pas. »

Enchevêtrement des motifs et « facteurs déclencheurs »

27Suivant l’utile distinction proposée par A. Schütz (Schütz, 2007), on peut trouver, dans le cas du don de corps à la science, des motifs « en-vue-de » (qui s’expriment sous l’angle du projet, de la finalité, du sens visé par l’agent) et des motifs « parce-que » (qui expriment le sens vécu par les individus, selon une réflexion ou une réaction prenant en compte divers facteurs extérieurs ou expériences antérieures, qui conduisent à la prise de position), ces motifs « parce-que » pouvant être, selon les cas, plus ou moins conscientisés. Les raisons d’adhésions « positives » au don du corps peuvent ainsi à la fois se comprendre dans l’envisagement des conséquences du geste – l’utilité du don de corps – et dans des motifs « parce-que » - la concordance du geste avec des valeurs constitutives de l’identité sociale et professionnelle et/ou avec sa valorisation dans l’univers familial. De la même manière, les raisons négatives ou d’opposition peuvent, elles aussi, être comprises dans l’enchevêtrement de motifs « en-vue-de » (avoir des funérailles à moindre coût, épargner à ses proches un rituel, éviter d’être au centre de ce rituel…) et « parce-que » (isolement ou éclatement familial, avis forgé sur les funérailles, etc.)

28A ce modèle de compréhension des motifs, il faut ajouter le rôle de certains « facteurs déclencheurs » qui jouent un tournant dans l’élaboration de la réflexion des donateurs. Une étude (Ploteau, 2000, cité par Chartreau, 2002) montre que « paradoxalement, les personnes qui font le plus tardivement don de leur corps sont celles qui vivent le plus longtemps après ce don ». Inversement, donc, les donateurs les plus jeunes meurent souvent plus rapidement après les démarches. C’est dire, selon toute vraisemblance, qu’ils se savent atteints d’une maladie grave, et que l’annonce de la maladie a accéléré, sinon la réflexion, la procédure. « Ma décision était prise depuis environ 2 ans, un ‘élément déclencheur’ l’a accélérée. J’ai eu connaissance de la possibilité de don du corps par l’intermédiaire de quelqu’un qui a fait de même. Mais il va de soi que j’étais déjà dans une réflexion et notre échange intime m’a conforté » (M. C.) « Je pense qu’elle a pris sa carte une année avant de mourir. Parce que je pense qu’elle savait où elle allait, et qu’elle connaissait la chose » (M. M., fils de donatrice). « [Si je n’avais pas été malade], je l’aurais fait aussi. Mais là, ça m’a plus poussée » (Mme F.) La maladie peut donc apparaître ici comme un motif « parce-que » accélérant une réflexion déjà engagée.

29Mais d’autres « facteurs déclencheurs » peuvent être à l’origine-même de la réflexion. Pour M. P., ce fut les obsèques de sa sœur où des attitudes émotionnelles feintes, standardisées ou surjouées, l’ont irrité. A cette époque, M. P., avait déjà dans la tête d’avoir des obsèques « simples » et peu coûteuses, et avait déjà pensé au don du corps, mais « je ne savais pas si c’était très demandé, si l’institution médicale avait besoin de corps, et puis je ne savais pas du tout quelle démarche faire. Et puis, il y a quelques semaines, j’ai malheureusement perdu ma jeune sœur, et à ses obsèques il y a des choses qui m’ont un peu agacé (…) Et puis dans les jours qui entouraient ses obsèques, (…) je lisais dans un journal les faire-part de décès, et je vois dans une des annonces : ‘le défunt a fait don de son corps à l’Académie de médecine’. Alors là ça m’a décidé, je me suis dit ‘si c’est possible, je vais le faire’. Et c’est comme ça que j’ai entrepris les démarches. » C’est ici la concordance temporelle, la coïncidence, entre une perception déplaisante des attitudes funéraires et la lecture d’un encart dans la presse sur le don du corps, qui précipite le choix.

30Entre finalités envisagées, influences personnelles antérieures, influences sociales extérieures et « facteurs déclencheurs » se mêlent donc une diversité d’influences et de paramètres rendant le don du corps complexe et multifactoriel. Les raisons évoquées par les donateurs peuvent rarement et en tout cas difficilement s’isoler les unes des autres. Elles s’enchevêtrent. Ainsi le découpage des motifs est-il insuffisant. Si ne pas avoir de funérailles n’est pas souvent une motivation première (environ 15%), un faible intérêt pour les cérémonies, ou un doute sur l’importance de la ritualité funéraire aujourd’hui, peut fonctionner comme « un argument contraire de moins » aux motivations premières d’altruisme. Vouloir aider la science n’est pas contradictoire avec vouloir éviter les funérailles. D’autant que l’on peut aussi trouver des situations où le sens de causalité est inversé : un doute sur la ritualité funéraire peut conduire à choisir le don du corps à la science.

3 – Disparaître « sans laisser de trace » ?

31Les différentes raisons de donner son corps à la science nous semblent s’organiser autour de deux tendances en apparence contradictoire. Il s’agit d’un côté de continuer à être utile après sa mort et de l’autre de tendre à disparaître « sans laisser de trace ». Ceci interroge les ambiguïtés du rapport au corps et au devenir post-mortem.

« Eviter d’être un déchet » : les ambigüités du rapport au corps

32Une majorité de donateurs semble développer une conception de leurs corps sous un angle « matérialiste ». Selon les enquêtes, « éviter d’être un déchet » serait la première raison du don de corps pour 5% des enquêtés (Bolt et al, 2010) et une raison parmi d’autres pour 33% d’entre eux (Richardson 1995). Environ 70% d’entre eux considèrent leur corps mort comme un « déchet organique », un « objet à usage médical », un « contenant vide », une « carcasse », ou « sans signification après la mort ». Ces représentations font du corps un objet, une chose, une matière, voire un « rebut », selon l’expression de M. H., qui, à la mort, devient inerte et inutile. Compte-tenu que 17% des enquêtés de (Richardson 1995) n’ont pas répondu à la question, seul un peu plus d’un donateur sur 10 développe une conception alternative, faisant du corps « un véhicule de l’âme » ou « une image de Dieu » [3].

33Le souci « d’éviter d’être un déchet » amène à se demander si « l’utilité » à la science n’est pas, pour celui qui lègue son corps, une manière d’annuler la déchéance, le corps comme déchet étant alors transcendé par le don. Le don se comprendrait alors comme dépassement ou contournement de la dégénérescence liée à la thanatomorphose, comme une façon difficilement concevable et verbalisable de se penser ou de se projeter, un moment encore, comme immortel.

34Dans le discours des donateurs, la démarche de don semble d’autant plus logique ou évidente que le corps est supposé ne plus servir à rien. « Mon corps, soit il pourrira dans la terre, soit il s’envolera en fumée, mais autant qu’il serve à quelque chose ; s’il peut aider la médecine, qu’ils s’en servent » (M. P.) « Il y a d’abord la matérialité du corps. Cette matérialité du corps va disparaître. A partir du moment où il n’y a plus d’âme ni d’esprit…Le corps ne sert plus à rien. Alors que dans la vie normale, c’est tout un : il n’y a pas d’esprit et d’âme sans corps, et il n’y a pas de corps sans esprit ou âme (…) Donc à partir du moment où le corps n’est plus rien, il faut bien en faire quelque chose, et le don du corps c’est pratique, et en plus ça sert aux autres, le corps n’est plus un déchet ou une marchandise, il prend un sens social : pour servir à d’autres afin de faire progresser la science » (M. H.)

35Notons qu’une vision purement matérialiste irait jusqu’à ne pas se soucier de la destination finale du corps, ce que nombre de donateurs déclarent. « Moi, s’il existait encore des fosses communes, on pourrait me mettre dans la fosse commune, ça n’a aucune importance » (M. P.) L’idée de ne pas laisser de trace est acceptée. « Et puis moi je m’en fous, quand on est mort on ne voit plus rien. Franchement…Vous croyez…Avec tous les gens qui meurent qui sont inconnus, voyez, dans les guerres et tout le bazar » (Mme G.). Mais le droit français interdit l’absence de sépulture. Ces représentations où le corps comme cadavre « est supposé ne plus servir à rien » paraissent comme neutralisées par le fait que justement, avec les usages de la médecine, ce corps va servir. C’est même ce qui semble être au cœur de la démarche de don du corps, renvoyant à ce qui était initialement fui : une certaine métaphysique du cadavre [4]. Pour comprendre cette idée, un parallèle peut être fait avec l’affaire des 351 fœtus de St Vincent de Paul, à Paris. L’enquête interne de l’AP-HP et le rapport 2005 – 149 de l’IGAS rapportaient des conditions douteuses de conservation au regard des pratiques professionnelles et des carences dans la tenue des archives, ce qui a entraîné des mesures disciplinaires et la fermeture de la chambre mortuaire. L’inacceptable et l’atteinte à la personne humaine étaient caractérisés par le fait que ne pouvant « servir à rien », ces corps étaient réduits à l’état de déchets.

Les représentations de la vie après la mort

36Ces conceptions majoritairement « rationalistes » du corps ont-elles une influence sur les représentations de la vie après la mort ? L’erreur ici serait de considérer que les conceptions du corps comme « objet », et du cadavre comme « déchet », découlent nécessairement d’un athéisme. Si les personnes non croyantes ne croient pas – en général – en une vie post-mortem (Lambert, 1999), des personnes croyantes développent bien une conception similaire tout en ayant une réflexion sur « l’après », et ce malgré leur choix de donner leurs corps et, souvent, de se passer de rituel religieux. Rappelons au passage que, contrairement à une représentation dominante, un certain nombre de donateurs sont croyants et que la religion peut même être pour eux un support de justification (« aider son prochain »).

37Il apparaît ici que, pour les donateurs, la perspective de la vie après la mort ne s’oppose pas à la démarche de don, du fait de la dissociation du corps et de l’âme, et de la baisse de la croyance dans la résurrection des corps. « Quand on est mort, on est mort, point. Après l’âme s’en va, voilà. Après il ne reste plus que l’enveloppe, et l’enveloppe, c’est rien. (…) [La vie après la mort], un autre monde…Où on retrouve peut-être ceux qu’on aime, qu’on a aimé et qui sont partis avant, et où les souffrances n’existent pas, il n’y aurait pas de guerres, pas de mauvaises actions. Pas de souffrance, où celui qui avait le pied coupé a ses deux pieds, où il y a la sérénité » (Mme F.)

38« Je ne suis pas prête à avaler tout cru ce qu’on nous a dit au catéchisme… Je pense qu’il y a quelque chose après la mort, mais quelque chose de tellement différent, de tellement autre… Pas du tout à la portée des humains que nous sommes. Surtout bon…Je n’ai pas fait d’études ; la science…On apprend ce qu’on peut aux informations, à la télévision, dans des bouquins, mais bon c’est tout…Mais je ne crois pas qu’on se revoit tous debout un jour, non…Bien sûr, on nous a sorti la résurrection du Christ lui-même. Moi je veux bien mais…Il apparaît, il disparaît, comme ça, parce que c’est un esprit, c’est tout » (Mme M.)

39Il ressort donc que le corps est globalement perçu comme « quelque chose » que les donateurs peuvent donner après leur mort, parce qu’ils considèrent qu’il ne leur appartient pas ou plus. La question de l’incidence du don sur la vie dans l’au-delà ne se pose guère, soit qu’ils considèrent que le corps réapparait mystérieusement au Paradis, soit que la vie post-mortem soit associée à une vie de l’esprit et non du corps, soit enfin que l’idée de vie après la mort soit simplement rejetée. Il n’empêche que les donateurs peuvent être sensibles à des marques de rituels, notamment religieux, pour eux-mêmes ou pour autrui. Si celles-ci contribuent à faciliter le « passage » vers l’au-delà (le sacrement des malades) ou à inscrire le mort dans une lignée (via l’inscription mémorielle que permet le rituel, ou via le lieu de mémoire) leur existence témoigne d’une volonté de disparaître moins évidente qu’il n’y paraissait au prime abord.

La variable des propositions de ritualisation

40L’opposition aux rituels funéraires n’est pas unanimement partagée. Devant les difficultés pratiques de l’organisation de cérémonie (le corps doit être dans les 48 heures dans les locaux du laboratoire d’anatomie), on constate parfois un déplacement du rituel post-mortem vers un rituel ante-mortem, comme le sacrement des malades. « Elle était très croyante ; et quelques semaines avant son décès, elle a demandé à ne pas avoir de rites religieux, mais à voir un prêtre » (M. M). « Ma mère était très croyante, très catholique. Elle a eu ce qu’on appelait avant le sacrement des malades ; elle est décédée le samedi soir et le samedi matin, elle avait ses deux petits-fils avec elle et elle a communié et récité le ‘Notre père’ et le ‘Je vous salue’ devant quelqu’un de l’aumônerie. » (Mme E.)

41Le rejet des rituels funéraires n’exclue pas non plus d’autres formes de « ritualité », plus profanes. « Ce que je compte leur dire aussi [à sa fille et petits-enfants], c’est : ‘quelques jours après ma mort, réunissez vous autour d’une bonne table, souvenez vous des bons moments qu’on a passé ensemble, vous pourrez même éventuellement vous moquer de toutes les bêtises que j’ai pu dire ou que j’ai pu faire, de tous mes travers, ce sera toujours plus sympathique pour vous que d’aller larmoyer autour de mon cercueil » (M. P.)

42En outre, certains donateurs ne sont pas insensibles à l’avis de leurs proches et peuvent être prêts à accepter une forme de cérémonial s’ils estiment que cela pourrait être bénéfique ou nécessaire pour eux. Ici, il importe de rappeler que les pratiques possibles en matière de ritualisation dans le cas du don du corps à la science dépendent des régions dans lesquelles il est fait. Alors que, dans la majorité des cas, il n’est pas possible de « faire quelque chose », dans certaines régions, il est possible, pour les proches, de se voir remettre l’urne cinéraire, et par la suite de procéder à un rituel avec.

43Même s’ils sont a priori opposés à la ritualité, certains donateurs, dans les régions où la possibilité est offerte, peuvent changer d’avis devant l’expression des souhaits de leurs proches. « Ma mère ne souhaitait même pas qu’on récupère les cendres, elle voulait simplement qu’elle soit dispersée au jardin du souvenir, et j’ai mon jeune fils qui a estimé que, lui, il voulait récupérer quelque chose pour faire le deuil. C’est ce qui nous a fait changer d’avis et il y a un an, on avait demandé cette modification. » (Mme E.)

44Il nous semble par ailleurs que l’absence d’offre de ritualisation pourrait causer l’absence de demande de ritualisation de la part des donateurs. Tout se passerait comme si, devant l’impossibilité affichée de faire quelque chose de l’ordre d’un rituel, les donateurs renonçaient tout à fait, dans les régions ne proposant pas de remise d’urnes aux familles, à la possibilité d’exprimer des souhaits. A l’inverse, la proposition de la remise d’urne peut faire germer l’expression de ceux-ci. « Moi, je suis d’une époque, quand ma mère a décidé de donner son corps à la science, il n’était même pas prévu de restituer les cendres. C’était au départ mis à la fosse commune si je me souviens bien. Ce n’est que plus tard qu’il y a eu une nouvelle façon de faire, en disant que si on le souhaitait, on pouvait récupérer les cendres. Donc j’ai opté pour cette deuxième possibilité. De récupérer les cendres je trouvais ça bien dans la mesure où ma mère avait demandé [une fois qu’elle a su que c’était possible] qu’elle soit mise à côté de sa mère à elle. » (M.A.)

45Les proches des donateurs nous informent ainsi de ce à quoi leurs proches tenaient. Il peut s’agir, par exemple, que leurs cendres soient versées dans le caveau familial, dans une case de columbarium à côté de son conjoint, ou encore dispersées dans un lieu significatif. « Elle nous avait dit qu’on ferait comme on voudrait, comme nous ça nous paraissait être le mieux pour nous. Et quelques jours avant sa mort, elle m’a dit qu’elle aurait bien aimé être dans le caveau familial. Elle a pu le dire elle-même. Tout en nous disant ‘si ça ne vous dérange pas’, parce que le cimetière est en province, et si pour vous ce n’est pas un handicap au niveau du trajet si vous voulez vous recueillir. Elle a dit ‘si c’est possible pour vous, c’est mon souhait, si ce n’est pas possible, ce sera à Thiais’. » (Mme L., donatrice, fille de donatrice)

46La possibilité de remettre l’urne aux familles peut enfin apparaître comme une variable du choix de donner son corps. Une fille de donateur, qui a bénéficié d’une remise d’urne pour son père, et qui a pris une carte pour elle dans une région qui pratique la remise d’urne, nous explique qu’elle n’aurait peut-être pas fait cette démarche s’il n’y avait pas eu cette possibilité : « Je pense que – j’ai une petite fille – et, pour moi, la restitution des cendres, cela fait partie du deuil. Je comprends que les gens en aient besoin. Donc oui, ça changerait peut-être les choses. (…) Ça bloquerait mon choix parce que c’est compliqué la période d’attente de restitution des cendres, donc du coup si en plus on n’a rien, là je trouverais ça dur quoi. Moi, qu’on me jette n’importe où, je m’en fiche, mais c’est pour les personnes qui restent. »

Conclusion

47Cet article consacré aux motivations des personnes souhaitant donner leur corps à la science se compose d’une part d’une analyse secondaire des études statistiques s’intéressant au sujet et d’autre part d’une analyse d’entretiens qualitatifs avec des futurs donateurs et des proches de donateurs.

48Ces analyses font apparaître la prééminence d’un argument altruiste où il s’agit généralement d’aider à « faire avancer » la formation et la recherche médicales. Cette motivation se conjugue assez logiquement avec une reconnaissance de la valeur de l’institution médicale. Le discours de valorisation du don du corps est, dans certains cas, élaboré dans la famille. Il constitue un ensemble de raisons « positives », c’est-à-dire d’adhésion au projet de legs et à ses conséquences. Cependant, ces motifs se doublent assez souvent de raisons « négatives », c’est-à-dire fondées sur une opposition aux modalités funéraires habituelles, vues comme inutiles, dépassées ou déplaisantes. A ces raisons d’opposition il faut ajouter l’argument économique, difficile à pondérer car peu avouable et avoué, ainsi que d’autres facteurs importants tels que la faiblesse de la densité du réseau social ou son éparpillement. Enfin, la volonté de régler sa mort de son vivant pour éviter aux familles des procédures et un souci de « simplicité » est aussi à souligner.

49La décision de donner son corps à la science apparaît souvent comme mûrement réfléchie, même si des « facteurs déclencheurs », comme l’apparition ou l’aggravation d’une maladie, peuvent accélérer la procédure. Il apparaît difficile d’isoler, pour chaque donateur, une raison déterminante. La décision est au contraire le résultat d’un processus complexe faisant intervenir des motifs « en-vue-de » et des motifs « parce-que », qui peuvent renvoyer aux raisons « positives » comme aux raisons « négatives ».

50Dans cette exploration du profil et des motivations des donateurs, notre attention a été particulièrement attirée par les points de vue manifestés sur la ritualité funéraire. Le choix du don du corps à la science s’accompagne souvent d’une vision du corps « objet », dissocié de la question de l’âme. Les représentations diverses de la vie après la mort ne semblent pas avoir d’incidence directe sur le fait de donner son corps (elles peuvent en avoir sur le fait de ne pas vouloir donner son corps). La vision du corps comme un « objet » peut expliquer pourquoi il peut être considéré par les donateurs comme un « déchet », dont il s’agit dès lors, par l’acte de don, d’annuler la déchéance. En faisant don de leur corps, les donateurs à la fois « disparaissent » et continuent d’être utiles, et donc, symboliquement, de vivre. Il importe toutefois d’analyser ce rapport à la ritualité funéraire en fonction des possibilités de ritualisation existant dans les diverses régions, et en particulier les possibilités de remises d’urne. Si les funérailles et les sépultures personnelles ne font, la plupart du temps, guère sens pour eux, ils accordent parfois en revanche qu’elles peuvent faire sens pour leurs proches. C’est pourquoi nous avons fait l’hypothèse que l’absence d’offre pouvait créer une absence de demande. En outre, la proposition de remise d’urnes peut, dans certains cas, permettre de faire émerger dans l’esprit des donateurs des souhaits personnels jusque là inavoués, mais aussi l’idée que celle-ci peut répondre à une demande potentiellement inexprimée de membres de leurs familles.

Notes

  • [1]
    Dans notre revue de la littérature, celles que nous avons trouvées proviennent toutes de la littérature scientifique médicale et sont principalement quantitatives (même si certaines combinent questionnaire et entretiens). Ces trois études souffrent, du point de vue de la méthodologie statistique, d’une défaillance pour leur analyse sociologique : les tris à plat des questionnaires ne sont pas (ou exceptionnellement) croisés avec les moyennes nationales des pays concernés. Ainsi les données présentées ne sont-elles pas « testées » statistiquement. On ne peut donc tirer aucune conclusion fiable sur l’influence de tel ou tel facteur sociologique (CSP, appartenance religieuse ou niveau de diplôme par exemple).
  • [2]
    La « reconnaissance de l’institution médicale » concerne près de 50% des enquêtés néerlandais, 22% des enquêtés néo-zélandais et 11% des enquêtés anglais. La raison de ces différences entre les enquêtes tient à la formulation des questions. Alors que les Néerlandais devaient répondre « êtes-vous d’accord avec l’idée que donner son corps est une marque de reconnaissance envers le corps médical », les autres devaient noter si l’idée d’une « marque de reconnaissance, de gratitude envers la médecine » était intervenue dans leur choix, dans un questionnaire à choix multiple. En réalité, cette idée peut intervenir, mais pas souvent en premier choix. L’étude néerlandaise montre ainsi que si 50% des donateurs sont d’accord avec l’idée, seuls 3% la mentionne comme raison principale de leur choix (contre plus de 66% de premier choix relatif à la dimension altruiste).
  • [3]
    On pourra ici s’étonner du nombre important de donateur qui aurait, d’après cette étude, une vision aussi importante du corps et qui se passe pourtant d’un rituel religieux supposé, dans la tradition chrétienne, s’appuyer sur l’espérance de la résurrection des corps, même si cette espérance est en net déclin dans la population chrétienne aujourd’hui (Lambert, 2001) et si les religions chrétiennes n’établissent plus autant, ou pas toujours avec la plus extrême rigueur, une correspondance étroite entre corps et personne (ou âme), comme le montre par exemple leur tolérance vis-à-vis de la crémation ou du don d’organe. Quoi qu’il en soit, il convient d’attacher de l’importance à cette dimension, notamment du fait que, selon les auteurs de l’enquête anglaise, un nombre significatif de ces donateurs s’inquiète du respect avec lequel leur corps sera utilisé par la médecine, en raison de l’importance spirituelle qu’ils lui donnent.
  • [4]
    Je dois cette idée à Catherine Le Grand-Sébille que je remercie.
Français

Cet article s’intéresse aux motivations des personnes désirant donner leur corps à la science. Il confronte et combine l’analyse des études quantitatives existant sur le sujet avec l’analyse de discours des donateurs recueillis par entretiens. Aux motifs affichés d’adhésion positive au sens du geste et à ses conséquences, sa beauté morale ou son utilité pratique, s’ajoutent d’autres raisons, moins facilement avouables, qui apparentent le don du corps à un choix par défaut ou qui dénotent une opposition à la ritualité funéraire. Le récit des motifs fait dès lors apparaître l’idée de vouloir disparaître du monde des vivants tout en continuant d’être utile à la société par l’intermédiaire de son corps mort. Le don du corps apparaît comme le résultat d’un processus décisionnel impliquant diverses variables dont la représentation du corps, de la vie après la mort, et de l’importance de la ritualité funéraire pour les proches.

Mots-clés

  • motivations
  • don du corps à la science
  • funérailles
  • corps famille
  • ritualité
English

Why Do People Give their Body to Science?

Donors and the Narration of their Motivations

This article focuses on the motivation behind body donation. Based both on a quantitative secondary analysis and interviews, it reveals two forms of motivation, referred to here as « positive » and « negative » reasons. The former concerns the meaning behind the decision to donate and its consequences, seen as morally noble and practically useful, while the latter deals with less clearly voiced reasons linked to an opposition to funereal rituals. The storytelling of these reasons lays bare such ideas as being able both to leave the world of the living and being useful to society at one and the same time. Body donation seems to be the result of a multifactor process involving representations of the body and life after death and the importance of rituals for close relatives.

Keywords

  • motives
  • body donation
  • funeral
  • body
  • family
  • rituals

Bibliographie

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Julien Bernard
Maître de conférences en sociologie
Université Paris Ouest Nanterre la Défense
UFR SSA, Bureau D110C
20, avenue de la République
92000 Nanterre
Dernière publication diffusée sur Cairn.info ou sur un portail partenaire
Mis en ligne sur Cairn.info le 08/07/2016
https://doi.org/10.3917/eslm.149.0031
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