CAIRN.INFO : Matières à réflexion

Avant-propos

1Sans doute, y eut-il, au départ de ce texte une colère tremblante et durable à savoir que des enfants étaient exploités comme tueurs, cibles, ou les deux dans les conflits guerriers de l’Afrique. Et jamais je n’ai trouvé prétexte à calmer cette colère en me disant que toute cette violente insulte à l’enfance, et partant à notre humanité, datait depuis longtemps et avait escortée, comme en un contre-jour fragile et honteux, la grande Histoire des croisades, des conflits et des guerres. On dirait pourtant que les références abondent. Elles vont de La Croisade des enfants, passent par les gamins tués pour quelques crâneries proférées en l’honneur de la Révolution française ou du Roi de France, Bara, l’icône des petits chouans massacrés. Elles évoquent les adolescents du Reich, violents, égarés, drogués et suicidaires, etc. Ni le siècle passé, ni le nôtre, à peine naissant et déjà orgueilleux, n’ont le monopole de cette situation paradoxale et tuante où l’on expose aux plus vifs périls, tout en les préparant, ceux-là même qui forment le capital et la promesse de toute société : les enfants et les adolescents.

2Ce texte prend la suite de deux articles rédigés pour la revue Adolescence en 2002 puis en 2009. Il repose sur un travail de formation et d’accompagnement d’équipes mobiles des Samu sociaux Internationaux que ce soit au Mali ou au Congo. Je suis également en lien d’échanges étroits avec une équipe pluridisciplinaire centrée sur les liens entre psychiatrie communautaire et réhabilitation psychosociale en République Démocratique du Congo, notamment avec le psychanalyste et anthropologue belge Jaak le Roy et le pédopsychiatre travaillant à Kinshasa, Adelin N’Situ.

3Cet ensemble de terrains m’a fait rencontrer des enfants, surtout des garçons, âgés de huit à dix-sept ans et qui ont été soldats, victimes ou, tour à tour, soldats et victimes, lors des guerres africaines.

Estimation du nombre d’enfants soldats

4La présence massive de jeunes combattants est devenue un thème qui préoccupe à juste titre, depuis une près de vingt années, les organisations internationales comme l’ONU ou la Croix-Rouge (Minkowski et al., 1993) ou encore Amnesty International Le nombre de ces enfants soldats et de ces enfants victimes de guerre est le signe d’une mondialisation des conflits, qui se produit et perdure, en l’absence de codifications internationales et régionales, de la guerre, de la paix autant que de l’armistice. Cette mondialisation, en droite ligne issue des conflits mondiaux dont l’Europe fut la scène, regroupe différents traits : mélange de violence archaïque, déplacements forcés de populations brutalement jetées dans l’exode, conflits se métamorphosant en guerres civiles, appels à l’ethnocide.

5De telles guerres réduisent à rien, ou à très peu, les impératifs de protection de l’enfance, pourtant l’un des grands thèmes de l’Europe du xixe siècle. La guerre n’est plus, depuis la seconde guerre mondiale et les politiques d’extermination des juifs d’Europe, une entreprise destinée à annexer ou à contrôler des territoires. Elle devient (ou redevient, car il y a toujours eu des massacres de civils, y compris dans les guerres de l’Antiquité) une entreprise d’éradication de générations massifiées d’hommes, de femmes et d’enfants et ce, en raison de leur supposée appartenance identitaire ethnique ou confessionnelle. L’intégration des enfants à la guerre indique donc le déplacement de la violence vers des populations démunies, souvent privées de moyens d’autodéfense. L’historien trouvera aux enfants actuels dans la guerre, des prédécesseurs tragiques : enfants affamés de la Grande Guerre, enfants déportés et exterminés de la seconde guerre, mais encore enfants russes blancs tués lors de la révolution bolchevique en 1918. Une telle énumération serait hasardeuse et risquerait de devenir erronée et dangereuse si elle ouvrait à une compétition des mémoires et des deuils. Elle n’a pas vocation à unifier tous ces événements sous la même rubrique. Leur lien sera appelé, hélas, à devenir de plus en plus étroit, entre participation des enfants dans le conflit et politique d’extermination de l’autre.

6S’il ne s’agit pas de se focaliser sur le seul continent africain, c’est dans cette part de l’Afrique, en conflits armés, que s’observe la « casse » des générations et les guerres motivées par l’économique. Ces deux réalités alertent. Ainsi, au Libéria, lors de la démobilisation de 1997, près de 20% des troupes du Front Patriotique du Libéria regroupaient des enfants et des adolescents. Ce même rapport donne les chiffres de 3000 à 5000 enfants combattants au Sierra Léone, de 3000 au Burundi, et ils étaient 5000

7à renforcer, de gré ou de force, les troupes rebelles ou gouvernementales en République Démocratique du Congo (RDC). Depuis 1998, la guerre en RDC a causé la mort de plus de 3 millions de personnes, pour la plupart des civils, hommes, femmes et enfants, pris de façon délibérée et continue pour cibles. La mort, surgie de toute part et les traumatismes qu’engendrent un état d’alerte permanent, sont devenus la condition quotidienne de la survie des Congolais. Les solidarités familiales, déjà fortement ébranlées, ont été encore plus déchirées dès lors que ce conflit a été marqué par l’utilisation, sur une grande échelle, d’enfants comme « soldats » par les belligérants de tous les camps. Combien sont-ils ? En 1998, le rapport de Garza Marchel pour le Secrétariat Général des Nations-Unies estimait à environ 250 000 le nombre de mineurs de moins de 18 ans qui combattaient dans le monde. En 2003, l’Unicef recense 300 000 enfants-soldats dans le monde, dont 120 000 en Afrique subsaharienne. Pour Jean-Claude Alt, responsable de la commission enfants à Amnesty International-France, ces chiffres sont bien en dessous de la réalité.

8L’Afrique arrive en tête des continents recruteurs (cent vingt mille enfants dont certains n’ont pas plus de 7 ou 8 ans). Les pays les plus affectés par ce phénomène sont l’Angola, le Burundi, la Côte-d’Ivoire, l’Ethiopie, le Libéria, l’Ouganda, le Congo, la République démocratique du Congo, le Rwanda, la Sierra Leone et le Soudan. En République démocratique du Congo, des enfants sans armes ont été envoyés à l’avant des troupes pour essuyer le feu de l’ennemi. La Colombie, l’Afghanistan, le Sri Lanka sont également très concernés. Au Sri Lanka, certains ont été envoyés dans des missions suicide. Enfin, tout récemment de fortes présomptions pèsent sur les groupes dissidents rebelles du Mali, Le Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest (Mujao), le Mouvement national de libération de l’Azawad (MNLA) et Al-Qaida au Maghreb islamique qui recruteraient des adolescents et des mineurs (Le Monde, 10/06/13).

Traitements violents des enfants soldats en RDC (République démocratique du Congo)

9Aujourd’hui encore, la RDC (République Démocratique du Congo) est l’un des pays au monde qui compte le plus grand nombre d’enfants soldats. Au cours de leur formation, ils subissent généralement des traitements violents, déshumanisants, et dans certains camps, des enfants sont morts dans des conditions déplorables. A quoi ces jeunes vies ont-elles été employées, quelles tâches les ont brisées ? Je reviendrai sur le fait que ceux qui furent seulement forcés à essayer de repérer les troupes ennemies ou à servir de gardes du corps pour leur chef, ont pu connaître moins de traumas et se trouver moins détruits que ceux, nombreux, qui furent contraints de devenir des esclaves sexuels, objets interchangeables de la jouissance perverse de certains chefs de guerre. Mais les statuts étaient loin d’être stables et l’adolescent enrégimenté ou la soldate juvénile pouvaient du jour au lendemain, au sein même de sa propre unité, se trouver soumis pour transporter de l’équipement, de l’eau, de la nourriture et des munitions, quand ils ne devenaient pas la proie de violences sexuelles. Le viol est une arme de guerre en ces lieux, et l’acharnement sur les corps à peine pubères ne manque pas. Parfois, commettre des viols contre des civils ou des soldats ennemis, est une forme de bizutage de pré-adolescents forcés par les plus grands à se livrer activement à ce type de rapports sexuels. Ils sont menacés, ou reçoivent des stupéfiants et de l’alcool pour annihiler leurs émotions afin de commettre ces crimes. Un autre facteur rend compte de cette nécessité pour les factions armées de recruter de plus en plus de combattants malléables et asservis. La RDC, comme d’autres pays d’Afrique tels le Libéria ou plus encore la Sierra Leone, a connu un flux massif d’armes légères qui peuvent être facilement portées par des enfants des deux sexes âgés de 10 années ou moins encore. Les chefs belligérants n’ayant qu’une culture militaire très approximative, ne développent le plus souvent que la stratégie du nombre, les batailles ou les échauffourées meurtrières sont remportées sur la simple base de la supériorité numérique. Les enfants et adolescents, recrutés comme chair « à canon » sont très vite, dès leur recrutement, expédiés dans des camps d’entraînement avec des adultes pour y suivre un entraînement et un endoctrinement. En plus de la dureté de la vie quotidienne dans l’armée, les enfants et adolescents recrutés pour devenir soldats, subissent des mauvais traitements. Les jeunes sont soumis à des peines et des châtiments physiques, dès qu’ils refusent ou ne sont plus en mesure, d’obéir aux ordres – d’autant plus, lorsque de tels ordres constituent d’authentiques incitations à des transgressions majeures ou interprétées comme telles. Le rapport d’Amnesty International daté de 2003, relate que certains mineurs « sont battus ou placés en détention pour s’être endormis pendant leur tour de garde ou pour ne pas avoir effectué un exercice correctement. D’autres sont emprisonnés pour désertion, pour délits commis sur ordre des soldats adultes, ou à la suite d’allégations de connivence avec l’ennemi ». Il ne s’agit là, le plus souvent, que d’une parodie cruelle de justice et d’emprisonnement légal. Leur détention dans des trous remplis d’eau creusés dans le sol ou des conteneurs de métal sans fenêtre s’accompagne de coups, de violences parfois de tortures. Ils sont souvent torturés et maltraités pendant leur détention. Quant aux tribunaux militaires, sans représentation légale, qui se croient autorisés à juger les mineurs embrigadés, ils n’hésitent pas à prononcer des sentences de mort suivies d’exécutions sommaires.

Considérations générales sur la guerre permanente, unique univers connu

10Les soldats tueurs, adultes et adolescents de la Sierra Léone, du Mozambique, du Libéria ou du Rwanda, ne s’engagent ni ne combattent pour défendre un territoire (Douville, 2002). Habitants de contrées où la paix n’a jamais bercé leurs premières années, ils sont des éléments de populations qui survivent dans un état de guerre lancinante et perpétuelle. Cette guerre, qui ne s’est jamais déclarée, leur a longtemps semblé le seul monde humain connu et possible. Ils tuent des frères, ils tuent des pères. Souvent il leur est ordonné d’abattre un membre de leur famille et de commettre ainsi une désaffiliation, sans espoir de retour et de pardon. Doit-on supposer, en faisant jouer à plein les rouages d’une psychanalyse grossière, que de tels actes viennent satisfaire des désirs de fratricide ou de parricide ? Non, l’interprétation ainsi plaquée oublie un fait, essentiel. Certaines de ces violences ne visent pas à supprimer la vie d’autrui, elles visent à retirer, par le meurtre, un être humain à son appartenance à la lignée et à l’ordre des générations. Les enfants et adolescents recrutés par les Khmers rouges du Cambodge ou par les groupes armés de Mozambique, furent soumis à de méthodiques processus de déstructuration qui débutaient systématiquement par l’obligation de tuer voisins ou parents. Ceux des jeunes qui refusaient de commettre de tels meurtres étaient abandonnés dans la jungle, sans espoir de survie dans cet environnement, quand ils n’étaient pas, sur place, abattus. Des affects de culpabilité fréquents, de honte parfois, des débuts de processus de deuil ne se remarquent, le plus souvent, que lorsque le jeune se met à l’écart de la guerre, « déserte » et se protège par la fuite, affrontant alors des angoisses et des périls au moins aussi grands que ceux qu’il aurait subis, s’il était resté sur les zones de combat. Pourtant, le « meurtre » commis à cette fin, en temps de guerre, supposerait un minimum de processus identificatoires entre le meurtrier et sa victime. Cette forclusion, déjà observable lorsque ce sont des proches qui sont exécutés, semble généralisée lorsque la victime est indifférenciée. Nous constatons, en nous entretenant avec des mineurs dans la guerre en Afrique occidentale ou équatoriale, que ces meurtres visent à transformer le cadavre en autre chose qu’en un corps de l’ennemi. Elles visent à le réduire à rien, un corps sans réponse dans le miroir, un corps démembré - selon l’expression de Filip De Boeck - une chose, un reste « poubellisé ». L’ennemi n’est plus, au-delà de sa mort, un partenaire possible pour l’identification. Il n’est pas un sujet situé dans la dignité de constituer un lien à des ancêtres, eux-mêmes, au-delà de leur mort et par leur mort, aptes à dialoguer avec d’autres ancêtres.

Tuer un proche : première étape de la désaffiliation

11Ce meurtre inaugural du proche, constitue souvent la première étape de l’enrôlement des enfants dans la guerre. Nous exprimons là un désaccord clinique et anthropologique avec tout ce qui vient décrire et théoriser les particularités de l’enrôlement des mineurs dans la guerre, en termes d’initiation violente (comme le tenta Marie-Rose Moro, Libération, 05/02/07). En effet, il est bien difficile d’entrevoir ce qui subsisterait de procédures initiatiques coutumières, dans de tels enrôlements. Nous tenons à distinguer ce qui est en jeu dans la violence de l’initiation traditionnelle telle qu’elle fut relatée par Robert Jaulin (1928-1996), d’avec les procédures d’enrôlement des enfants. Dans l’initiation traditionnelle, la confrontation avec la valeur ambivalente de la parole, et la confrontation à sa mort symbolique, va séparer, chez le jeune, ce qui demeure en lui d’infantile dans son corps et qui « passe » d’un Autre maternel et familial à un Autre à la fois social et occulte. Le pont entre le fini de l’apprentissage culturel et l’infini que cet apprentissage permet d’entrevoir à l’horizon du savoir culturel, est un des plus beaux acquis de ce que l’initiation dépose comme savoir chez le jeune. Disons le nettement alors, les génocidaires qui enrôlent des mineurs, non encore initiés traditionnellement, ne remplacent pas l’initiation attendue par une autre ; au contraire, ils agissent aussi comme des destructeurs des processus qui font vivre la culture pour chaque sujet. Confondre l’aspect méthodique des processus de destruction du psychisme et de la dignité anthropologique de la personne, si implacables dans les enrôlements forcés, avec ce que serait une initiation revient à nier tout un pan de la violence des génocides. À confondre enrôlement et « mise à la casse » du sujet avec les rituels initiatiques, on oublie que les génocidaires sont des génocidaires de la culture.

L’enrôlement de l’enfant soldat rompt avec toute ritualité marquant le lien social

12Dans l’enrôlement, rien de tel : le jeune n’est pas voué à contempler ce qui fait la Loi humaine, ce qui constitue la doublure sacrée de la parole humaine. Tout au contraire, son entraînement vise à renverser, dans une mécanique lugubre et implacable, tous les tabous anthropologiques d’une société, dont le respect aux morts et à la sépulture. S’il résiste, il est sacrifié. L’initiation prolonge, habituellement, dans l’appropriation subjective du sujet pubère, les bienfaits des rites de naissance subis par l’enfant. L’enrôlement détruit toute l’humanisation façonnée par les premiers rites. On situe alors mieux deux aspects de ces groupes, petites hordes erratiques, d’enfants combattants, que quelques leaders recrutent et asservissent. D’une part, tous ces mineurs y sont interchangeables. Destinés à périr à la moindre échauffourée, ils composent ce genre de société totalitaire où seuls le chef et ses favoris (« épouse » ou réputé « enfant sorcier ») sortent du lot. Ici, point de hiérarchie structurée par palier ou par degré de responsabilités, de compétences ou de devoirs, mais un ou deux meneurs extatiques, quelques favori(e)s voué(e)s à la consommation sexuelle, et une quantité d’asservis, interchangeables, tuables, terrorisés. Un tel groupe est incapable d’au moins deux choses : se doter d’une définition politique de l’ennemi, assumer une possible prise en charge des morts. Cette mise au point élémentaire faite, soulignons qu’aujourd’hui, la guerre crée des déterritorialisations massives, entraîne des pertes du lien à la référence et à l’Ancestralité, génère des errances d’adolescents pris dans le sentiment souvent terrifiant d’avoir été détruits dans leur humanité même. La fragmentation du corps social troue de part en part le tissu des interdits et des prescriptions endogamiques et exogamiques. Elle réduit à des imaginaires clos, et se rétrécissent comme une peau de chagrin, les contours du monde au sein duquel le sujet peut se compter un parmi ses semblables. Les possibles étayages des fonctionnements familiaux sur les fonctionnements sociaux sont détruits, souvent de façon inexorable, de sorte que la limite de ce qui fait « espace commun » est souvent rétrécie à des clans extrêmement réduits et précaires, c’est l’exemple de ces bandes d’adolescents soldats, en errance d’un pays à un autre de l’Afrique de l’Ouest, au Congo, en RDC, etc.

Hypothèse de la destruction de l’altérité ambivalente entre ennemis

13L’hypothèse serait alors que la figure et la condition de l’enfant et de l’adolescent soldat émerge au moment où, ce qui se jouerait dans la guerre, ne serait nullement l’effet d’une amplification des guerres fraternelles, mais plus précisément le moment où devient réduite à rien, la moindre fraternité avec l’adversaire, l’ennemi, l’autre. La fraternisation avec l’ennemi …Formule qui aurait encore le pouvoir de nous faire signe, et de nous remettre en mémoire que les soldats des tranchées de la Grande Guerre fraternisaient avec les pauvres engagés d’en face – pour une infime minorité d’entre eux, toutefois – au moment où la violence des combats les mettaient dans l’impossibilité de rendre une forme d’hommage symbolique, de recueillement aux morts de leur camp. L’idée de guerre moderne peut alors être approchée ici, à partir d’une absence de supposé partage d’idéal entre ennemis (Douville, 2002, 2009). Se révèle ici une vive incapacité de notre époque à accréditer de grandes constructions mythologiques qui garantiraient un horizon de commune appartenance, jamais délectable il est vrai, avec l’alter. C’est bien en ce sens, que les montages d’altérité qui caractérisent ces adolescents, dans et « sous » la guerre, sont extrêmement rétrécis, réduits à des formes de Moi idéal, au détriment de la dette à payer à l’Idéal du moi. Ce qui caractérise cette pensée de l’altérité dans ces guerres modernes, est une sorte de délabrement des idéaux qui permettent à un sujet, de se saisir de son corps. Dépouillé du devoir de s’orienter vers des idéaux partageables, dédouané d’avoir à s’inventer des repérages fraternels en dehors et au-delà des accommodations scopiques prévalentes qui assurent son assignation dans un clan, une bande, une armée rudimentaire, le sujet vit dans un étrange retranchement. Ces fictions anciennes qui divisent l’ennemi en présence hostile et irréductible du « frère », se présentent avec une logique de supposition d’appartenance, qui fait que le sujet existe comme une déduction. Il existe parce qu’il est possible de penser, pour la réfuter, l’assertion qu’il aurait pu appartenir au clan d’en face.

De la vengeance comme compulsion de répétition

14La question du mineur dans la guerre semble liée à une dimension où le politique est étroitement intriqué avec le psychique, par la promotion de la culture de la haine totale de l’ennemi. Des adolescents, rencontrés au Congo ou au Mali (ces derniers provenant des guerres civiles du Libéria), disent combattre « par vengeance ». Pourtant, dès qu’il s’agit de leur demander les circonstances de cette vengeance et la nature du dommage et de la faute à venger, aucune précision ne peut être donnée. L’affect de vengeance survit répétitivement comme une évidence pour ces enfants. Quelle est donc la nature de l’affront qui doit être réparé ? Si aucune mention d’un mal ou d’un préjudice ne peut se dire, ce n’est pas en raison de l’indiscrétion de nos questions qui d’ailleurs n’auraient obtenu qu’un mutisme défensif en retour. C’est sans doute cette honte, qui ne peut être mise en roman, qui forme ce contre quoi ces jeunes combattants s’insurgent. Une honte radicale, celle d’un être vivant, jeté dans un monde chaotique, sans foi ni loi. Cet affect de pure vengeance accède au niveau de nécessité ontologique, d’argument pour conquérir le droit de survivre. Cette inscription de la vengeance dans un temps sans fin, est l’exacte inversion de l’inscription de la dette de vie, dans le circuit des réciprocités et des alliances. À la nécessité d’une vengeance interminable, répond un affect de haine envers n’importe quel ennemi… Le contexte particulier et exponentiel de guerres anarchiques et privatisées, se soutenant par l’obsession de la mort des autres, ne soutenant plus l’idée d’une fin de la guerre, favorise la cristallisation sur un temps indéfini des affects de vengeance et de haine peu romancés, peu susceptibles donc d’obéir à une secondarisation et de se moduler sur le mode de la négociations. Fils de l’Un, l’enfant soldat se réduit à un tueur saccadé qui troue, par la violence, tout ce qui va surgir comme antagoniste dans un champ imaginaire pétrifié et gelé. L’effroi est omniprésent. Ecrasant, il confère, par projection, un danger de poids peu supportable à tout ce qui n’est pas immédiatement familier. Le mineur « sous » la guerre est d’autant plus assiégé que les possibles gestes de négociation et de pactisation avec l’ennemi, sont inexistants et que les honneurs dus aux morts sont abolis.

Un effroi permanent

15La loi de l’assujettissement à la parole humaine semble être passée au-dessus de la tête de ces adolescents, ce qui explique leur dangerosité et leur désespoir. Figure remarquable et maudite ou redoutée de la génération des descendants survivants, leur seule présence met à jour le fait que cette génération des descendants est celle d’un entremêlement, d’une confusion de toutes les origines familiales par rapport aux événements traumatiques qui ont mis les historicités dans l’impasse d’une continuité d’historisation. C’est une problématique de construction identitaire à résoudre, dans la mesure où, le plus souvent, les métissages sont déniés, les origines en partage oubliées, tenues pour forcloses, mais qui reviennent par le corps et les actes des adolescents combattants. Des moments de parole pleine peuvent toutefois se produire qui réinscrivent le sujet au-delà des meurtres dont il a été l’alibi ou le pitoyable héros. L’adaptation aux traumas a été nommée « résilience ». La clinique des mineurs soldats est d’abord celle d’un mode particulier d’amnésie qui n’est pas l’effet d’un refoulement œdipien. Elle rejoint des cliniques tout aussi énigmatiques, comme celles de l’amnésie d’identité, à ceci près que cette dernière affection ne cause pas d’effroi chez le sujet. Or l’effroi est bel et bien présent dans la clinique du trauma de guerre que nous rencontrons à partir du moment toutefois, et c’est notable, où le sujet s’intéresse à l’effet de ses paroles sur autrui, puis sur lui-même. Ces moments, où le sujet se prend à goûter à nouveau aux forces d’évocation de la parole, introduisent à cette clinique qui ne trouve pas, dans l’analyse du fantasme, ses assises les plus assurées. Le terme de clinique « du Réel » a pu être ici avancé, désignant un moment où le savoir-faire propre à l’imaginaire (créer du double) et au symbolique ne suffisent pas à recouvrir l’émergence d’un point d’horreur et de sidération. Cette absence de garantie d’un sens, sidère, mais aussi elle peut pousser à la parole pleine comme réponse du sujet. Or ce façonnage d’une parole qui remet en fonction le lien entre imaginaire du corps et symbolique du langage dépend d’une adresse à un autre. Elle ne se crée pas ex nihilo. Il faut de l’autre pour contrer la dévastation de l’intime. On comprendra, je l’espère que ce que le thérapeute campe, voire met en scène, est que le Réel ne fait pas que cracher et vomir de l’effroi et des morceaux de corps. On peut conquérir de l’intime et de la confiance en la parole sur ce Réel atone, autrement ne régnerait plus, sans tristesse ni joie, qu’un « pur » vécu de la négation, ce que Freud nommait, en 1923, une « pure culture de la pulsion de mort ». La clinique du Réel pousse à la parole pleine. Loin d’exiger de nos patients un témoignage objectif et chirurgical de leurs faits et gestes, nous pouvons laisser ouvert le champ à l’évocation mythologique, à la poésie, au conte.

La paix revenue …

16La guerre finie, ou suspendue un temps, les enfants et adolescents dans la guerre sont bien en peine pour rentrer dans un lien social ordinaire. Il en est certes de même des liens sociétaux en général, devenus profondément bouleversés et fragilisés. Des mises en silence qui font violence, des amnisties autoritairement décrétées confisquent les mémoires et paralysent les énergies des souvenirs. Les morts, vite oubliés, insistent dans la nuit psychique. J’ai pu voir, au Cambodge comme au Congo, plus récemment, à quel point cette chape de plomb fragilisait les ferments du lien social. C’est qu’ici ou ailleurs, nul ne savait si le nouveau voisin qui s’installait dans la maison d’à côté n’avait pas été activement un bourreau ou s’il était un frère ou une sœur de parole. La volonté d’effacer le passé récent à seule fin de reconstruire un pays neuf et unifié, confisque le travail de transmission de la vie psychique d’une génération à une autre. Aussi, la grande difficulté – là où la « silencialisation » du passé violemment récent est de mise – est bien pour ces garçons et pour ces filles, naguère enfants combattants et/ou victimes des guerres, de se réaffirmer comme appartenant non seulement à la communauté ethnique ou nationale, mais plus radicalement encore à la communauté humaine.

Exclusion, honte et mélancolie

17Parfois arbitrairement placés dans des familles censées les accueillir, certains de ces enfants et adolescents se vivent comme le c œur d’une menace planant sur cette famille d’accueil. Emilie Meideros, dans une communication faite à Rennes, parle de ces jeunes filles, encore récemment utilisées comme prostituées par des adolescents combattants et qui, au sein d’une dynamique de groupe, expriment à quel point elles se vivent comme le mauvais objet de ces familles au sein desquelles elles ont été si brusquement incluses. Elle note encore comment l’évocation de conflits mène à des réactions dépressives, d’allure presque mélancolique. Le fait d’évoquer les violences subies, ou parfois les violences commises, crée une sidération dépressive pouvant mener à des actes suicidaires. Le sujet n’a plus alors le sentiment de participer à une narrativité commune se tissant à plus d’une voix. Il est dans une position d’infra-témoignage pour laquelle dire l’insupportable est effrayant, car il ne s’est pas encore constitué de langue pour traduire et il ne s’est pas encore creusé, chez l’Autre, un lieu d’accueil de telles paroles. Dans la plus vive solitude de leurs énonciations, ces jeunes se vivent comme des sujets radicalement exclus de la communauté des vivants et des « parlants ». Certains adolescents diront enfin, dans le colloque plus réservé d’un entretien, leur histoire. Non sans affects forts. Ils ne passent pas du trauma à l’adaptation, mais plus exactement de l’apathie à un trauma enfin possible. Temps spécifique de l’adolescent, ce passage du Moi Idéal corporel est considérablement surinvesti dans la possibilité de s’inventer une fiction d’origine. En écoutant ces jeunes adolescents parler de leurs camarades ou de leurs parents massacrés sous leurs yeux et enterrés nulle part, j’entendais fulgurer, dans leur parole, l’écho d’un temps invraisemblable. Celui où ils disséquaient l’image de la mise à mort, non comme celle d’une agression subie, mais plus exactement comme celle d’une prétention réussie du mort, à se faire disparaître lui-même, morceau par morceau, pièce après pièce, selon la rhétorique implacable d’un délire de négation. Osons aller plus loin encore, et, une fois de plus, à titre d’hypothèse. En ce cas l’hallucination, dite positive, que certains de ces adolescents se font du disparu, alors même qu’ils peuvent en parler en toute froideur, viendrait contrer et réduire le rien mortifère qu’a pu représenter une hallucination négative venant après le choc et permettant cette suradaptation de surface dont j’ai parlé plus haut. Car un détail clinique insiste, ces sujets suradaptés, un moment avant de rentrer dans les obligations et les pouvoirs de la parole, semblent bien présenter quelques troubles hallucinatoires marqués par des hallucinations négatives et des troubles de la vision, avec aveuglement, perte de la dimension perspective. Devant les preuves improbables, revenant à l’espace commun de la langue, retrouvant les servitudes de la mémoire au jour d’un éternel présent du sans précédent, des opérations de lecture de la mort deviendraient possibles. Il s’agit de la naissance d’un sujet plus que de résilience d’un sujet aux prises avec l’histoire et peut-être en prise sur ce qui pourrait devenir son histoire, en ouverture. Une enquête menée en août 1994 par l’UNICEF auprès d’un échantillon représentatif de 207 enfants rwandais de 9 à 15 ans vivant dans des centres d’accueil, montrait la nécessité d’une telle reconstruction psychique au-delà des soins primaires. En effet, 60% d’entre eux pensent souvent ou quelquefois que c’est une perte de temps de forger le moindre projet d’avenir parce qu’ils ne vont pas vivre longtemps. Murés dans une psychologie de survivant, pris dans une mélancolie qui ne rend pas visible une dépression, ils vivent, désabonnés de la vigueur humaine du monde, dans une précarisation mélancolique.

Au-delà du trauma

18On comprendra alors que le soin que nous pouvons apporter passe par une dimension anthropologique essentielle qui institue le sujet comme un membre de la communauté des humains, communauté appariant des personnes sexuées et mortelles par des règles d’alliance, des dons et des contre-dons, permettant de « lire » les ascendances et les alliances, dans le respects des morts. L’expérience limite de la guerre bafoue la nomination symbolique et anthropologique de ces jeunes. Tant alliés à leur part mortelle, au point de devenir les victimes et les meurtriers de la filiation, ils posent leur existence exténuée dans un présent sans promesse, sans enjeu, sans espoir. Ce n’est pas le fait que le pays soit de nouveau « en paix », qui crée une culture de la paix. Et pour ces jeunes, ce n’est pas parce qu’ils ne sont plus ni tueurs, ni tuables, qu’ils échappent à la forclusion généalogique que la guerre a ainsi produite. Ici pédo-psychiatrie, psychiatrie communautaire et anthropologie doivent s’allier pour penser des dispositifs. Nous rejoignons là encore la perspective de clinique anthropologique défendue et illustrée par J. Le Roy, qui permet la création d’un cadre intermédiaire afin que la détresse d’enfants et d’adultes soit écoutée comme expression de perturbations dans les structures de filiation et des réseaux de solidarité. Ici, l’ancien adolescent dans la guerre, vite stigmatisé comme « enfant-sorcier », révèle quelque chose du mal actuel qui dépasse le familial et la lignée, mais inclut famille et lignée. Ce travail, à partir duquel une publication est prévue, par Jaak le Roy, le pédopsychiatre Adelin N’Situ et moi-même, a pour visée de reconstruire les limites et les liens entre les générations, entre celle des parents et celle de ces enfants perdus.

Français

Cet article décrit d’abord les aspects spécifiques des guerres dans l’Afrique des grands lacs, et souligne la présence importante d’enfants et d’adolescents impliqués dans ces guerres. Il prend en considération les modes d’embrigadement de ces jeunes, leur rapport à l’ennemi et à la mort. Quelle place pour la reconstruction psychique ensuite, en temps de paix, alors qu’en temps de guerre, la désaffiliation et la mort gratuite ont transformé le sujet en âme errante et le mort en déchet ?

Mots-clés

  • Afrique des grands lacs
  • adolescents dans la guerre
  • enfants-soldats
  • ennemi
  • guerre
  • initiation
  • tabou
English

The Circumstances and Destiny of Children and Young People in African War Zones

The Circumstances and Destiny of Children and Young People in African War Zones

This article first describes the specific characteristics of armed conflict in the Great Lakes region of Africa and highlights just how many children and teenagers are actively involved in these wars. We will then consider how these young people are indoctrinated and recruited, how they
consider the enemy and their attitude to Death. How can it be possible for them to psychologically rebuild themselves once peace has returned, when, in times of war, disaffiliation and gratuitous death have transformed them as subjects into wandering souls and the dead are considered as discarded waste ?

Keywords

  • great lakes region of Africa
  • teenagers at war
  • child soldiers
  • enemy
  • war
  • initiation
  • taboo

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Olivier Douville
Maître de conférences en Psychologie, laboratoire CRPMS Université Paris 7 –
Denis Diderot
22, rue de la Tour d’Auvergne 75009 Paris
Mis en ligne sur Cairn.info le 27/01/2014
https://doi.org/10.3917/eslm.144.0055
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