CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Dans Pyrrhic progress, l’historien Claas Kirchhelle s’intéresse à l’usage exponentiel des antibiotiques aux États-Unis et en Grande-Bretagne, et au développement du problème de l’antibiorésistance, entre 1945 et aujourd’hui. L’originalité de l’ouvrage tient au fait qu’il retrace la genèse d’une dépendance presque absolue aux antibiotiques vétérinaires, là où l’essentiel des travaux existants, comme ceux de S. H. Podolsky, se sont limités à leurs usages en santé humaine.

2L’argument de l’auteur est que des « cultures du risque », qu’il appelle des epistemes, ont joué un rôle central dans le déploiement des antibiotiques et le développement de l’antibiorésistance (AMR) tels qu’on les connaît aujourd’hui. Pour décrire ces epistemes, Kirchhelle propose de comparer les États-Unis et la Grande-Bretagne, en s’intéressant à chaque fois à trois sphères sociales qu’il propose d’étudier de manière systématique : « la sphère publique, la communauté agricole, les espaces réglementaires » (p. 10). L’ouvrage est ainsi organisé en quatre parties, de trois chapitres chacune, qui abordent alternativement le cas étasunien et le cas britannique sur deux grandes périodes : du lendemain de la Seconde Guerre mondiale aux années 1970 et des années 1970 à aujourd’hui.

3C’est aux États-Unis, à la fin des années 1940, que l’« ère des antibiotiques » commence véritablement. La fin de la Seconde Guerre mondiale facilite l’accès à des traitements bon marché, qui permettent aux éleveurs de traiter « des troupeaux entiers presque sans supervision vétérinaire » (p. 36). Des chercheurs font alors une découverte surprenante, qui participera à l’explosion de l’usage des antibiotiques : les aliments supplémentés d’antibiotiques « promeuvent » la croissance des animaux et permettent donc d’augmenter la production tout en contrôlant les infections bactériennes. Des firmes comme Pfizer et Lederle mettent alors en place un réseau de vente sophistiqué qui les relie aux exploitants, facilitant une intégration extrêmement efficace des antibiotiques dans les chaînes agro-pharmaceutiques. Malgré des « crises » ponctuelles (concernant des résidus dans les aliments et le lait), le public étasunien est enthousiaste face à la révolution antibiotique et la Food and drug administration (FDA) minimise les risques d’AMR.

4Pendant la même période, la trajectoire des antibiotiques en Grande-Bretagne est bien différente. Alors que le public américain s’inquiète simplement de la présence de résidus d’antibiotiques dans les aliments, la presse britannique alerte sur leur rôle dans le développement de l’AMR et dans « le maintien de conditions de vie déplorables des animaux dans les unités intensives » (p. 81). L’introduction des antibiotiques s’y fait de façon beaucoup plus progressive qu’outre-Atlantique et les systèmes d’élevage y demeurent moins intensifs et plus diversifiés. À la fin des années 1960, des responsables de santé publique parviennent enfin à établir un lien entre l’AMR dans l’agriculture et les risques pour la santé. Le célèbre rapport Swann de 1969 déconseille d’utiliser comme promoteurs de croissance les antibiotiques qui ont des applications thérapeutiques, au premier rang desquels la pénicilline et la tétracycline. Pour l’auteur, ce rapport renvoie alors à une episteme britannique « qui légitime les inquiétudes concernant l’AMR en agriculture et met en place des barrières légales fragiles pour contenir ses dangers » (p. 140).

5À partir des années 1970, les divergences transatlantiques concernant l’utilisation et la régulation des antibiotiques vétérinaires s’accentuent. Aux États-Unis, la problématique de l’AMR ne parvient pas à émerger, dans un contexte où les consommateurs s’inquiètent plutôt des résidus de pesticides et de médicaments dans leurs aliments. Cette demande de pureté se traduit par le développement de l’agriculture biologique et de produits sans antibiotiques. Les éleveurs conventionnels voient, en revanche, plus que jamais les aliments supplémentés comme « une assurance bon marché contre les maladies » (p. 174) en période de diminution des profits. Pour éviter l’adoption de réglementations contraignantes, les éleveurs intensifs et les firmes pharmaceutiques s’allient pour promouvoir un « usage prudent » des antibiotiques et des dispositions volontaires. Après plusieurs échecs de la FDA pour interdire les promoteurs de croissance, la responsabilité de l’usage des antibiotiques repose aujourd’hui sur les quelques sociétés à intégration verticale qui dominent le marché de la production animale.

6En Grande-Bretagne, les contestations restent quelque temps moins visibles après l’adoption du rapport Swann. Dans les années 1990, la panique morale déclenchée par la crise de l’ESB (encéphalopathie spongiforme bovine) « fragmente le soutien agricole en faveur des promoteurs de croissance » (p. 215). Les agriculteurs restent sourds aux sollicitations de la puissante National farmers union mobilisée contre d’éventuelles restrictions. Les autorités britanniques finissent alors par soutenir les interdictions européennes des promoteurs de croissance, « sous la pression combinée des pays scandinaves, de la crise de l’ESB de 1996, et de l’arrivée au pouvoir du New Labour » (p. 259). Alors que l’Union européenne a adopté un ambitieux « paquet vétérinaire » début 2019, le Brexit fait aujourd’hui planer de grandes incertitudes sur la manière dont la Grande-Bretagne continuera de jouer son rôle de précurseur en matière de lutte contre l’AMR.

7Avec Pyrrhic progress, Kirchhelle tient sa promesse : celle de fournir la première analyse historiographique détaillée, et souvent palpitante, de l’usage des antibiotiques en santé animale. Si on peut s’étonner du choix de laisser de côté les organisations internationales – les trois « sœurs » que sont l’OMS (Organisation mondiale de la santé), la FAO et l’OIE (Word organisation for animal health) ayant joué un rôle important – cette absence ouvre finalement de beaux horizons aux chercheurs en sciences sociales qui s’intéressent aux antibiotiques vétérinaires et à l’AMR. Pour eux, comme pour les acteurs du champ plus généralement, cet ouvrage promet de devenir une référence incontournable.

Henri Boullier
sociologue, chargé de recherches, CNRS, Institut de recherche interdisciplinaire en sciences sociales (UMR 7170-1427), Université Paris-Dauphine - PSL, Paris
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 13/12/2021
https://doi.org/10.4000/etudesrurales.27849
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