CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Nos animaux sont tellement regardés, les enfants voient les agneaux, s’y habituent, on ne peut pas les retirer d’un jour à l’autre pour les emmener à l’abattoir. En écopâturage, dire que je fais de l’élevage avec une filière viande, ça ne passe pas. [Éleveur de brebis en région nantaise, mai 2019]

2Sur le territoire de Nantes Métropole, plus de 600 herbivores sont engagés dans des missions d’écopâturage [1] et contribuent à l’entretien de parcs, pelouses, talus, friches et zones humides de la ville. Le pâturage contribue aujourd’hui à la gestion différenciée des espaces verts d’un nombre croissant de collectivités territoriales et d’entreprises après avoir été expérimenté pour la gestion d’espaces naturels classés et protégés dans les années 1980. Il permettait alors à des bergers sans terre de bénéficier de ressources alimentaires pour soutenir leur activité d’élevage. Cependant, on observe aujourd’hui une spécialisation des humains et des animaux dans l’écopâturage. Il se transforme en service marchand à part entière et fait l’objet d’une forte demande urbaine, si bien que l’essentiel de ces projets se concentre aujourd’hui en ville.

3Les projets d’écopâturage font généralement suite à des appels d’offres auxquels répondent des professionnels appelés « prestataires », qu’ils soient éleveurs, amateurs d’animaux ou entrepreneurs en services paysagers. L’activité repose sur le travail des animaux de leur vivant et s’opère le plus souvent sans autre valorisation économique des corps animaux, contrairement aux filières d’élevage lait ou viande. Les projets menés en France témoignent d’une grande diversité de techniques employées, qu’elles soient en enclos ou en parcours, à l’année ou périodiques, avec peu ou beaucoup d’herbivores, principalement des ovins, bien que l’on trouve aussi quantité de caprins, bovins et équins. Les animaux engagés sont presque tous issus de races à petits effectifs, anciennes et rustiques, faisant souvent l’objet d’un projet de conservation. Les troupeaux composés pour entretenir les espaces verts ont finalement peu de choses en commun avec les animaux d’élevage insérés dans les systèmes agro-industriels français, sélectionnés et améliorés génétiquement pour la production de lait et de viande.

4À l’échelle nationale, loin d’être un nouveau débouché pour les éleveurs conventionnels, l’activité de pâturage urbain est prise en charge par des acteurs extérieurs au monde agricole [2] selon un modèle économique propre et ne relève donc pas du champ de l’agriculture urbaine dans la mesure où l’activité exclut toute production animale. Il s’agit donc d’interroger « l’agricolisation » des espaces urbains, produite par l’écopâturage [Delfosse et al. 2018] en étudiant le cas de la métropole nantaise, très investie dans ce type de projets d’agriculture urbaine.

5Nous poserons l’hypothèse qu’au moment même où l’agriculture urbaine bat son plein, l’écopâturage se construit paradoxalement comme une négation de l’élevage, en faisant le pari d’une présence animale idéalisée, aux bénéfices écologiques et sociaux, et affranchie des composantes polémiques de la relation à l’animal : la mort, l’abattage, la maladie, la consommation des animaux.

6Une première partie posera les éléments de définition et de contexte de l’écopâturage à l’échelle nationale et nantaise. En analysant la géographie des pâturages nantais, nous mettrons en évidence, dans une deuxième partie, l’opposition entre les différents acteurs qui exercent ce type d’élevage au sein de la métropole nantaise, dont les différences s’expriment en termes de pratiques professionnelles et socioculturelles. Dans une dernière partie, il sera question de la dialectique entre écopâturage et élevage et des enjeux de leur (in)compatibilité en contexte urbain.

Définir l’écopâturage urbain à travers le cas nantais

Un retour des animaux d’élevage en ville

7À Nantes, comme dans les autres métropoles françaises, l’avènement de l’écopâturage marque le retour de troupeaux dans l’espace urbain. Pourtant omniprésents dans les villes françaises au xixe siècle [Baldin 2014], les animaux d’élevage sont aujourd’hui absents de nos rues. Le transport automobile a remplacé les chevaux, les marchés au vif ont disparu, ainsi que les abattoirs de centre-ville, comme celui de Talensac à Nantes, dont le Conseil central d’hygiène publique et de salubrité de la Loire-Inférieure préconise le déplacement en 1882 [3] à cause des pollutions de l’Erdre qu’il engendre et de l’insalubrité des bâtiments. Animaux domestiques, les animaux d’élevage sont ceux qui sont entretenus dans un objectif de production alimentaire ou utilitaire et se trouvent, à ce titre, intégrés aux sociétés humaines qui exercent un contrôle absolu sur leur vie, leur reproduction et leurs conditions d’existence. Élevés à la campagne et apportés vivants jusqu’au cœur des villes pour y être consommés au xixe siècle, les veaux, les moutons et les porcs ne sont aujourd’hui visibles que sous forme de viande directement consommable. Ils sont ainsi rattachés exclusivement au registre du rural, de la campagne [Bories et al. 2017]. Leur présence en ville prend la forme d’événements ponctuels souvent cycliques, comme à l’occasion de transhumances ancestrales en montagne ou du Salon de l’agriculture qui se tient chaque année à Paris.

8Deux processus historiques expliquent que les animaux d’élevage soient devenus une masse invisible et anonyme pour la population française, majoritairement urbaine. D’abord, une progressive disparition de l’agriculture urbaine et péri-urbaine a été mise en place à la fin du xixe siècle au profit de l’industrialisation et de l’urbanisation. Ensuite, il y a eu un profond changement du modèle agricole français au xxe siècle, notamment après la Seconde Guerre mondiale, à la faveur d’un modèle productiviste caractérisé par une implantation en dehors des villes et qui a généralisé certaines pratiques d’élevage comme l’amélioration génétique, le hors-sol et l’agrandissement des troupeaux. Hormis dans quelques régions, les animaux d’élevage sont aujourd’hui moins mobiles (les transhumances urbaines étant peu répandues) et moins visibles, compte tenu de l’élevage hors sol qui concerne beaucoup de volailles et de porcs. Loin du modèle polyvalent et familial du début du xxe siècle qui était propice à une familiarité entre les Français, essentiellement ruraux et paysans, et leurs animaux, le système agroalimentaire actuel est fondé sur une distanciation à la fois spatiale et cognitive entre les producteurs et les consommateurs.

9La place et la pratique de l’élevage sont fortement remises en question dans les sociétés industrialisées où le bien-être animal alimente des débats scientifiques, politiques et éthiques [Porcher 2002, 2004, 2011]. Le problème du bien-être pose la question de la souffrance au cours de la vie comme au moment de la mort, d’autant plus si elle est donnée par des humains. « L’évolution du statut social des animaux » [Delfosse et Baysse-Lainé 2018], reconnus comme des êtres sensibles, intelligents et compétents, questionne les conditions de possibilité d’un élevage compatible avec les impératifs de justice animale [Gardin et al. 2018]. À l’issue de son enqueête sur les animaux soigneurs, Jérôme Michalon constate que dans ces milieux médicaux et sociaux « l’animal est [...] considéré comme une personne » [2014 : 125], un travailleur du care à part entière, choisi, entraîné et apprécié pour ses qualités individuelles. Ce statut lui confère des droits, comme celui d’être lui-même soigné, nourri et respecté.

10Le « travail » [Porcher 2011] assuré par les animaux en mission d’écopâturage – entretenir le paysage et protéger la biodiversité – remet en question le caractère agricole de leur statut. Olivier Bories, Corinne Eychenne et Charline Chaynes constatent, suite à l’enquête menée à Cugnaux sur l’acceptabilité sociale de l’écopâturage, « [...] qu’aucune des personnes rencontrées n’a fait explicitement le lien entre écopâturage et activité agricole » [op. cit : 8] et en déduisent que « la réintroduction des animaux en ville n’est pas envisagée comme une pratique mais comme une mise en scène » [idem]. Les animaux étant surtout investis de fonctions sociales et symboliques, plus que productives, les auteurs avancent que les dispositifs d’écopâturage sont avant tout destinés à la pédagogie, au loisir et à l’agrément paysager.

11Dans un contexte de déconnexion entre ville et élevage, le pâturage urbain peut-il constituer un retour de l’élevage en ville, au-delà d’une recherche de mise en scène des animaux ? La question du pâturage urbain a été récemment abordée dans la littérature scientifique française [Delfosse et al. 2018] et internationale [Grădinaru et al. 2018], notamment pour ses apports à la durabilité urbaine. Ségolène Darly aborde, quant à elle, la question des externalités environnementales du pâturage urbain [2014], pris en charge par des ovins parfois surnommés des « tondeuses écologiques ». D’autres travaux portent sur le rôle politique et social de ces animaux en ville [Delfosse 2016 ; Frileux 2018] ou accordent une attention particulière aux mobilités animales lors des transhumances urbaines [Bories et al. 2019 ; Nicourt et Cabaret 2019].

Étude de la métropole nantaise : terrain et méthode

12Afin de dessiner les contours d’une géographie de l’écopâturage à Nantes, une enquête a été menée pendant plusieurs mois comprenant une série d’entretiens anonymes avec des éleveurs, des entrepreneurs en services paysagers, des agents des collectivités et de la chambre d’agriculture. Les pratiques de terrain ont été étudiées par observation et participation, tant sur site d’écopâturage qu’en bergerie. Parallèlement, un recensement des activités d’écopâturage à Nantes a été réalisé grâce à une veille médiatique, à des entretiens et à des observations sur le terrain.

13Le choix du cas nantais s’explique par la présence marquée du pâturage urbain sur ce territoire (fig. 1). En effet, la Loire-Atlantique est le deuxième département français comptant le plus de dispositifs d’écopâturage en 2019, comme l’indique la carte réalisée à partir du recensement national de l’association Entretien, nature & territoire, dont les fondateurs s’attachent depuis dix ans à observer, documenter et accompagner les projets d’écopâturage en France par des formations. L’expertise constitue aujourd’hui la mission principale de cette structure. Depuis 2019, elle propose d’évaluer et d’aider les professionnels de l’écopâturage avec la plateforme Animal & Cité [4]. L’association assure un recensement des sites d’écopâturage en France grâce à une veille médiatique continue. La traduction cartographique de ces données permet de constater que la Bretagne cumule le plus grand nombre de projets recensés, devant le nord des Hauts-de-France et le Bassin parisien.

Figure 1. Recensement des dispositifs d’écopâturage en France métropolitaine en 2019.

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Figure 1. Recensement des dispositifs d’écopâturage en France métropolitaine en 2019.

Sources : association Entretien, nature & territoire, BD Topo IGN. Réalisé par QGis 3.4.4. Carte : M. Lagard.

14À la différence des études menées à Lyon [Delfosse et Baysse-Lainé op. cit.], à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) [Bories et al. 2019] ou à Cugnaux (Haute-Garonne) [Bories et al. 2017], l’analyse du cas nantais met en avant les spécificités d’un terrain inscrit dans un bassin agricole fortement tourné vers l’élevage, notamment herbager. À l’interface de la Loire et de l’océan Atlantique, son territoire est composé de vastes zones boisées et humides – avec près de 9 500 hectares de prairies ou encore de marais – et de plus de 250 km de cours d’eau principaux, et de prairies sèches. Plus de la moitié du territoire métropolitain est occupée par des espaces agricoles et naturels et un tiers seulement par des zones urbanisées. Composée de 24 communes et 640 000 habitants, Nantes Métropole (communauté urbaine puis métropole en 2014) mène depuis les années 1970 une politique environnementale visant à conserver et valoriser ses zones humides propices au pâturage. Depuis plus de vingt ans, la métropole fait d’ailleurs de l’agriculture un levier de développement économique et d’aménagement du territoire, promouvant le maintien des espaces agricoles périurbains, la conservation et le développement de fermes urbaines ainsi que les circuits courts avec son projet Alimentaire territorial, plan d’action créé en 2018.

15La métropole nantaise s’inscrit donc dans un contexte très favorable au maintien et au retour de l’élevage urbain, dont l’écopâturage pourrait être le symbole. Néanmoins, le marché local de l’écopâturage n’est pas dominé par les éleveurs mais par de nouveaux professionnels qui ont développé une activité commerciale uniquement fondée sur la mise à disposition d’animaux dans un cadre contractuel. Sur ce territoire, plusieurs conceptions et pratiques de l’écopâturage cohabitent, voire s’opposent.

Agriculture, écologie ou service paysager

Géographie et typologie des écopâturages nantais

16L’écopâturage se présente comme un nouveau marché mettant en relation des commanditaires et des prestataires autour d’un service écologique fourni par les animaux. Collectivités territoriales comme acteurs publics et privés recourent ainsi soit à des agriculteurs, soit à des spécialistes de l’entretien paysager ou encore à des détenteurs d’animaux spécialisés dans le loisir et l’animation pédagogique. L’écopâturage prend la forme d’un service à géométrie variable qui s’adapte à des demandes spécifiques et localisées. Tondre, animer et embellir les espaces verts urbains sont les premières missions que les collectivités et les entreprises attendent de ces troupeaux. Nourrir les citadins est une fonction agricole que peu de professionnels de l’écopâturage assurent, malgré la présence d’initiatives en faveur d’un élevage urbain multifonctionnel, à la fois alimentaire, écologique et récréatif.

Figure 2. Recensement des sites d’écopâturage de Nantes Métropole en 2020.

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Figure 2. Recensement des sites d’écopâturage de Nantes Métropole en 2020.

Sources : données de l’enquête (2019-2020), Corine Land Cover (2018) et Open Data Nantes Métropole (2020). Carte : M. Lagard.

17La cartographie des écopâturages nantais donne un premier aperçu de la diversité des dispositifs mis en œuvre. L’enquête de terrain a permis de recenser une soixantaine de sites actifs au sein des 24 communes de Nantes Métropole (fig. 2) en 2020. Nantes comptabilise, à elle seule, presque le quart des sites recensés. Les trois quarts des sites d’écopâturage sont situés à Nantes ou dans l’une de ses quatre communes de banlieue (Rezé, Carquefou, Bouguenais et Orvault), ce qui confirme l’ancrage urbain de cette pratique.

18Représenté sur la carte par de grands cercles proportionnels, le pâturage bovin se démarque par son emprise spatiale au cœur de la métropole nantaise qui représente la moitié (51 %) des surfaces mises en écopâturage. Si l’on prend en compte l’ensemble des sites qui comptent des bovins (au sein de troupeaux mixtes) on obtient un total de 80 % des surfaces pâturées, la part restante relevant exclusivement du travail ovin ou caprin. Cette prédominance s’explique par des raisons biologiques, les besoins alimentaires de l’animal étant corrélés à ses dimensions, mais aussi géographiques et historiques. La Loire est bordée de vastes prairies humides historiquement valorisées par les éleveurs bovins locaux. Dans la continuité de cette tradition herbagère, l’écopâturage bovin fut le premier à être mis en place à Nantes Métropole au début des années 2000. Dès 2003, la mairie de Vertou a fait appel à un de ces éleveurs pour entretenir les rives de la Sèvre, au sud-est de Nantes. L’initiative est imitée trois ans plus tard par les gestionnaires de la Petite Amazonie, enclave forestière humide située près de la gare de Nantes, classée ZNIEFF [5] et Natura 2000 [6]. Adaptées aux environnements humides, des vaches de race Highland ont été choisies pour accomplir cette mission mais constituent une rare entorse à la préférence localiste.

19À Nantes, l’écopâturage bovin constitue, aujourd’hui, l’exemple le plus abouti d’un élevage en ville intégré et multifonctionnel autour d’une race à viande locale : la vache nantaise. L’Étable Nantaise, seul projet d’élevage urbain conçu à l’échelle de Nantes Métropole, est portée par le président de l’association de la Vache Nantaise, chargée de promouvoir cette race à petit effectif qui a échappé à la disparition grâce à des initiatives de sauvegarde dans les années 1970-1980. Ce projet territorial combine élevage, aménagement du territoire et alimentation par circuits courts. Il vise à encourager l’installation de nouveaux éleveurs de vaches nantaises grâce à la conjonction de lieux de pâturage, de fermes urbaines et d’un lycée agricole qui serait un lieu d’hivernage pour les animaux et de travail pédagogique sur l’élevage bovin.

20Lors d’un entretien, le président de l’association de la Vache Nantaise explique que l’échelle métropolitaine est envisagée pour permettre l’élevage de « vaches tampons » vendues par des éleveurs qui quittent le métier, en attendant qu’elles soient rachetées par d’autres. En aval de la filière, la viande trouve plusieurs débouchés entre les restaurants locaux, les Amap (association pour le maintien d’une agriculture biologique), les magasins de producteurs et la vente directe à la ferme. L’écopâturage n’est qu’une composante de cet élevage multifonctionnel qui est, avant tout, un projet alimentaire territorial soutenu par la métropole.

21D’après notre enquête de terrain de mai 2020, trois sites sont aujourd’hui pâturés par les vaches nantaises : Bouguenais (3 ha), une partie de la ZAC Doulon-Gohards (10 ha) et l’île Héron (7 ha) actuellement en année test. Hormis la réserve foncière promise à un projet agri-urbain, les parcelles concernées sont des zones humides inconstructibles et submersibles. L’accès à gué jusqu’à l’île Héron est conditionné par la marée dont l’influence se fait sentir sur cette portion de la Loire. Des écologues missionnés par le conseil départemental, rencontrés sur place, ont constaté un net fleurissement des prairies pâturées ainsi qu’un retour des abeilles sauvages. L’activité pastorale permet donc une double conservation, à la fois des zones humides et de leur biodiversité, mais aussi de la race nantaise, réputée pour sa polyvalence et sa rusticité. Contrairement aux autres écopâturages nantais, le pâturage des bovins se concentre sur des espaces marginaux du territoire, des enclaves vertes (Petite Amazonie) aux prairies inconstructibles des bords de Loire.

Photo 1. Le troupeau de la ferme des Neuf journaux en direction de l’île Héron (2020).

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Photo 1. Le troupeau de la ferme des Neuf journaux en direction de l’île Héron (2020).

Photo : M. Lagard.

22L’écopâturage par de petits ruminants est privilégié au cœur du tissu urbain nantais. La plupart des sites de la métropole concerne des ovins et ne sont pas liés à une activité agricole productive, seuls 38,6 % sont gérés par des exploitants agricoles. Les sites tenus par les acteurs agricoles sont en moyenne plus vastes et comptent plus d’animaux que ceux pris en charge par les entrepreneurs en services paysagers qui concentrent à eux seuls la moitié des projets recensés. La distinction des types d’acteurs s’appuie sur le code APE (code d’activité principale, aussi appelé code NAF – nomenclature d’activité française – par l’Insee) qui classifie chaque activité professionnelle. Dans le cas des prestataires de services d’écopâturage à Nantes, trois types d’activité professionnelle ont été recensés : « Services d’aménagement paysager (8130Z) », « Élevage d’ovins et de caprins (0145Z) » et « Autres activités récréatives et de loisirs (9329Z) ».

Photo 2. L’ânesse Hermine, en compagnie de brebis Landes de Bretagne, passe l’hiver à la ferme et l’été en mission d’écopâturage à Nantes.

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Photo 2. L’ânesse Hermine, en compagnie de brebis Landes de Bretagne, passe l’hiver à la ferme et l’été en mission d’écopâturage à Nantes.

Photo : M. Lagard.

23Les éleveurs sont soumis à des règles spécifiques qui ne concernent que les activités agricoles. D’après l’article L311-1 du Code rural :

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sont réputées agricoles toutes les activités correspondant à la maîtrise et à l’exploitation d’un cycle biologique de caractère végétal ou animal et constituant une ou plusieurs étapes nécessaires au déroulement de ce cycle ainsi que les activités exercées par un exploitant agricole qui sont dans le prolongement de l’acte de production ou qui ont pour support l’exploitation.

25Concrètement, au sein d’une exploitation agricole, la prestation de service d’écopâturage est considérée comme une activité commerciale accessoire et les bénéfices qui en découlent ne doivent pas excéder 50 % de la moyenne annuelle des recettes agricoles (d’après l’article 75 du Code général des impôts). Jusqu’en 2018 (article 24 de la loi n° 2017-1837 du 30 décembre 2017 de finances pour 2018), le taux autorisé n’était que de 30 % et freinait donc la diversification des revenus agricoles des éleveurs, rendue favorable par l’apparition d’une demande en services d’écopâturage.

26L’essentiel des sites nantais n’a donc pas de vocation agricole mais relève d’une activité commerciale de « location de mammifères » (expression employée dans les appels d’offres). Les mammifères en question sont souvent surnommés « tondeuses écologiques » à des fins publicitaires pour faire valoir leurs qualités de jardiniers. L’activité des entrepreneurs en services paysagers a d’ailleurs connu une importante croissance ces dernières années et se concrétise par la multiplication de petits enclos entretenus par des ovins. Entre 2015 et 2020, 30 nouveaux sites d’écopâturage ovin ont été mis en place, contre trois seulement en bovin. Le pâturage exclusivement ovin représente sept dispositifs sur dix. Il est dispersé dans le tissu urbain et les surfaces pâturées sont moindres puisque dans la moitié des cas, les parcelles mesurent moins de 5 hectares tandis qu’il n’existe aucun écopâturage bovin de moins de 10 hectares. Son développement exponentiel depuis ces cinq dernières années lui permet de jouir aujourd’hui d’une plus grande notoriété que son équivalent bovin.

27Si l’on exclut la gestion en régie, minoritaire, l’écopâturage nantais prend la forme d’un marché que se partagent essentiellement éleveurs et entrepreneurs en services paysagers. La tendance actuelle révèle une mainmise des acteurs extérieurs au monde agricole sur les nouveaux projets. En infériorité numérique sur le terrain, les éleveurs de profession sont sous-représentés dans le domaine de l’écopâturage à Nantes mais le sont plus encore dans les villes incluses dans un bassin agricole peu tourné vers le pâturage. Ils sont, par exemple, absents de la métropole parisienne où ce type de pâturage est principalement assuré par des entreprises d’entretien paysager et des associations. Comment cette sortie du pâturage hors de ses fonctions agricoles influence-t-elle la manière d’élever les animaux ?

Des troupeaux agricoles aux « tondeuses écologiques »

28L’analyse des caractéristiques socioprofessionnelles des acteurs du pâturage urbain montre les premiers signaux d’une rupture avec le monde agricole. Même les éleveurs impliqués dans l’écopâturage nantais ont peu de choses à voir avec l’élevage conventionnel tel qu’il est largement pratiqué en France. Labellisés agriculture biologique et proches de la Confédération paysanne, ils pratiquent un élevage herbager soucieux de l’environnement. L’écopâturage entretient donc peu de relations avec le monde de l’élevage qui lui préexistait : son apparition a suscité la création de nouvelles filières, de nouveaux métiers et a recomposé l’élevage urbain.

29À Nantes, éleveurs et entrepreneurs-paysagistes présentent des cultures et des pratiques professionnelles différentes. « Je suis abasourdi par les prestataires qui facturent au m² », me confie un éleveur bovin de Bouguenais qui gère presque 200 ha de pâturages, répartis entre les parcelles de l’exploitation et celles des collectivités à qui il fournit un service d’écopâturage. Pour lui, les micro-sites de deux ou trois ovins, fréquents en ville, sont inconcevables. On observe donc une rupture entre élevage et écopâturage urbain qui n’est pas sans rappeler la distinction socioprofessionnelle et culturelle entre agriculteurs et acteurs de l’agriculture urbaine.

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On passe à côté des gens… En fait, on est en train d’écrabouiller une profession, quoi. L’agriculture urbaine, les agriculteurs n’y participent pas. On fait tout sans eux. […] Et, en fait, moi je trouve ça dommage qu’on fasse pas plus d’efforts pour intégrer le monde agricole. Puis comme l’agriculture urbaine les a foutus dehors, enfin ne s’occupe pas d’eux, je trouve que le pâturage urbain ne s’occupe pas d’eux non plus, alors qu’on devrait, quoi… Et je pense qu’on leur demande beaucoup de choses aux agriculteurs, ils doivent sauver la planète, arrêter de la polluer et tout ça, ils doivent produire de l’énergie, du méthane je sais pas quoi, donc je pense qu’ils n’ont pas la tête à ça. [Formateur en écopâturage, 2019]

31Le témoignage de ce formateur en écopâturage nationalement reconnu résume le malaise entre les acteurs du pâturage urbain. Malgré des contacts fréquents entre les prestataires et les éleveurs de métier, auprès desquels les entrepreneurs-paysagistes achètent d’ailleurs leurs premiers animaux, ce formateur est convaincu qu’il y a une rupture entre ces deux corps de métier. Ses dix années d’expérience professionnelle auprès des nouveaux arrivants dans le domaine de l’écopâturage lui ont aussi permis de mieux connaître les dynamiques socio-professionnelles des projets d’agriculture urbaine, qui sont avant tout le fait de citadins, souvent en reconversion professionnelle.

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La ville influence beaucoup, et tous les nouveaux arrivent avec des projets en micro-pousses, en petits fruits, en bave d’escargots pour faire des produits cosmétiques, en lombriculture la semaine dernière, on n’a pas de modèle économique vraiment. […] Les nouveaux qui arrivent ce sont des urbains, en fait. [Conseillère à la chambre d’agriculture]

33Deux éléments majeurs sont à constater : l’agriculture urbaine privilégie majoritairement le végétal à l’animal et les projets seraient menés par des citadins. La chambre d’agriculture ne s’occupant que des chefs d’exploitation agricole, elle n’a pas de contact avec eux :

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C’est souvent des sociétés, à la limite ils loueraient des tondeuses… enfin voilà, ils louent des tondeuses pour des communes. Alors en plus la tondeuse […], c’est une race rustique qu’on mange pas. […] Derrière, là, il y a une cité universitaire, des petits moutons noirs qui viennent là, mais moi de temps en temps je vois la personne arriver hein… Il arrive avec son camion, il débarque les animaux, il les reprend, voilà, ça c’est des tondeuses.

35En somme, l’activité d’écopâturage est calquée sur les mêmes modalités qu’une prestation de jardinage ou de service paysager et met en scène des animaux spécifiques, différents de ceux qui sont intégrés dans les filières agroalimentaires. Ils ont, en effet, des spécificités : il s’agit toujours d’espèces rustiques à petit effectif, sauvegardées par des projets de conservation et très souvent peu valorisées dans les filières agricoles conventionnelles pour leur lait ou leur viande. L’animal phare de l’écopâturage en France qui rassemble tous ces critères est le mouton d’Ouessant. Valorisé pour sa petite taille et son faible coût, ce petit ovin est d’ailleurs plébiscité par les deux entreprises leader de ce marché : Écomouton et Greensheep. Toutes deux exercent leur activité à l’échelle nationale et leurs moutons sont visibles dans la majorité des grandes villes françaises.

36L’écopâturage modifie donc le traitement et les critères de sélection des animaux par rapport à l’élevage productif. De plus en plus, ils sont gérés de manière entrepreneuriale, à mi-chemin entre le stock et les ressources humaines.

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Ah je suis vraiment en mode ingénieur flux tendu. Un truc que j’ai retenu de mes études, c’est que le stock coûte cher, tu vois. Dès que tu as du stock, ça coûte cher, donc quel est l’intérêt d’avoir des moutons sur un terrain, si c’est juste pour avoir des moutons sur un terrain. […] Du coup, au final, quand tu as un nouveau client, tu as un délai avant de mettre les moutons. Dans ce délai-là, le temps d’aller acheter des moutons, et de les mettre. J’ai fonctionné vraiment en flux tendu, la première année. J’achetais des moutons au fur et à mesure. [Entrepreneur nantais, ingénieur de formation]

38Outre la vision managériale, il est intéressant de relever l’emploi du verbe « mettre » pour désigner l’installation des animaux en site, employé couramment dans le domaine de l’écopâturage professionnel mais de manière péjorative dans le camp des éleveurs, comme je l’ai entendu dans un autre entretien avec un éleveur bovin des bords de Loire :

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La grande différence avec les prestataires, qui veulent juste « mettre » des animaux sur des parcelles, c’est que, nous, on a des animaux d’élevage. Ils viennent en ville ponctuellement pour du pâturage mais retourneront faire carrière en milieu rural. On joue vraiment sur cette relation ville-campagne. Les prestataires ils s’en foutent d’acheter une vache à 1 500 euros pour faire la saison puis de l’envoyer à l’abattoir en novembre.

40Ce propos traduit l’animosité de cet éleveur à l’égard des loueurs d’animaux dont le modèle économique est éloigné du sien. Selon lui, leur activité commerciale détourne l’élevage de son rôle structurant pour le territoire. Les éleveurs qui pratiquent l’écopâturage valorisent, en effet, les complémentarités spatiales et fonctionnelles de la ville – comme marché pour l’écopâturage et débouché pour leurs productions alimentaires – et de la campagne, où se trouvent généralement le siège de l’exploitation, les bâtiments nécessaires à l’hivernage des animaux et les parcelles de fauche, fournissant l’alimentation sèche en complément du pâturage. L’élevage structure donc davantage les relations villes-campagnes que location ponctuelle de moutons.

41L’exemple de cet éleveur de brebis de race Landes de Bretagne et prestataire en écopâturage symbolise les recompositions de l’élevage urbain et montre l’intérêt des complémentarités ville-campagne. Il gère une quinzaine de sites sur le territoire de Nantes Métropole et produit de la viande d’agneau bio qu’il vend principalement en direct depuis son exploitation, située à 30 km de Nantes. Désireux de valoriser le pâturage urbain comme service agricole, il revendique un « écopâturage paysan ». Cependant, cette expression prend une forme oxymorique si l’on considère qu’il a dû scinder son activité en deux : avec le même troupeau, il gère à la fois une exploitation agricole (au nom de laquelle il vend la viande à des particuliers et des restaurants locaux) et une entreprise de services paysagers par laquelle il vend des prestations d’écopâturage. Il explique ce choix stratégique par la réticence de ses clients à concevoir l’abattage futur des animaux qu’ils auraient vu paître sur leurs pelouses. Pour faire face à l’incompatibilité de ses deux activités, il dédouble sa clientèle – clients d’écopâturage d’une part et consommateurs de l’autre – tout en assurant une rotation des animaux entre la ville où ils pâturent l’été et la bergerie où il rassemble tout son troupeau en hiver pour les agnelages. Les activités liées à la filière viande, comme la pesée des agneaux et l’organisation des départs à l’abattoir, sont ainsi cantonnées à la bergerie et n’ont pas lieu en ville. La saisonnalité et la mobilité constituent donc des clés pour assurer la complémentarité entre élevage viande et écopâturage. Ce dernier peut être mis en place au prix de stratégies territoriales susceptibles d’inclure une part de dissimulation du travail agricole, notamment celle qui concerne la mise à mort des animaux.

Fig. 3. Répartition des activités d’écopâturage à Nantes Métropole en 2020 par type de prestataire (en nombre de sites, quantité d’animaux – UGB – et surfaces pâturées).

Figure 4

Fig. 3. Répartition des activités d’écopâturage à Nantes Métropole en 2020 par type de prestataire (en nombre de sites, quantité d’animaux – UGB – et surfaces pâturées).

Sources : enquête M. Lagard, 2020. Réalisation : M. Lagard.

42À Nantes, l’écopâturage urbain est l’occasion pour une population citadine de (re)créer un imaginaire agri-urbain idéalisé. À l’image des sites gérés par les entrepreneurs-paysagistes, les pâturages en régie (qui concernent principalement des communes et des établissements scolaires) sont dépourvus de dimension productive mais suscitent néanmoins un engouement pour l’aspect pittoresque et ludique des enclos urbains. Un gestionnaire de collège de la commune de Thouaré-sur-Loire, qui gère un petit troupeau dans l’enceinte de son établissement, me confie les raisons qui l’ont motivé à lancer ce projet d’écopâturage en régie :

43

C’était expérimental. Je suis un petit Parisien et c’était un rêve de petit Parisien. […] J’avais vraiment une vision idéalisée, fantasmée. Pour être honnête, c’était la part du rêve. Il y avait aussi l’idée de maintenir un caractère agricole. Le collège était entouré de champs à sa construction en 2002. Je voulais accentuer la dimension campagnarde dans cet espace périurbain, qui est passé du village à la ville périphérique. […] Aujourd’hui, chacun vit avec les moutons, les élèves, les enseignants, le personnel.

44Si la vocation traditionnellement agricole des ovins n’est jamais oubliée, elle est souvent supplantée par le bonheur attendu de la vie commune avec des animaux d’élevage, appréciés pour la gestion écologique des espaces verts mais aussi pour leur allure, leur calme et leur sympathie, à l’image des animaux de compagnie que connaissent beaucoup de citadins. Il n’est d’ailleurs pas rare que les animaux d’écopâturage urbain aient un prénom et soient donc individualisés comme des compagnons, même dans des lieux destinés pourtant à la formation d’éleveurs, comme des lycées agricoles.

45Chargé de mission développement durable dans un lycée agricole nantais, cet enquêté a lui aussi mis en place un petit élevage tourné vers l’écopâturage, composé en l’occurrence de brebis de race Landes de Bretagne et d’ânes. Bien qu’il exerce dans un établissement de formation agricole, il a remarqué tout de suite une « tendance à l’animal de loisir » propre à la culture urbaine :

46

Il y a beaucoup d’urbains et de périurbains dans le lycée, et beaucoup se destinent à l’ingénierie, à l’industrie agroalimentaire ou à l’aménagement, peu veulent faire une activité de production. Sans compter sur le délire des NAC (nouveaux animaux de compagnie) ! Une des élèves personnifie l’ânesse : « je lui ai acheté un licol rose parce que c’est une fille ! ». […] Ils voient les moutons comme des animaux de compagnie, veulent leur donner des noms.

47Il déplore ce rapport à l’animal d’élevage vu comme compagnon. Loin de sensibiliser les élèves aux réalités de l’élevage, l’enclos du lycée est devenu « un sanctuaire » dans lequel il est impossible d’évoquer la perspective d’une filière viande. Pour lui, les citadins tiennent à dissocier les relations affectives en élevage avec la nécessité alimentaire et économique de la mise à mort animale. En ville, l’animal serait destiné au loisir et à l’agrément. Les pratiques d’élevage pour le loisir, souvent opposées à l’élevage productif, sont les deux faces d’un seul « système domesticatoire » [Digard 1990 : 176-179] qui réserve des traitements différenciés aux animaux selon un ensemble de normes et de représentations. Le cas de ce lycée agricole suggère que la mission d’écopâturage confiée à des ovins ou à des bovins pourrait requalifier leur statut d’animaux de production en animaux de loisir et les exposer à des traitements individualisés, voire anthropomorphiques, habituellement réservés à d’autres animaux domestiques comme les chevaux ou les chiens.

48L’animal anthropomorphique est une image récurrente en écopâturage. Il s’agit même d’un argument très utilisé pour promouvoir cette pratique et prévenir les procès en exploitation animale. La campagne de communication lancée en 2018 par le ministère de l’Économie, des Finances et de la Relance dans le cadre de la Semaine européenne du développement durable est en cela assez parlante. Elle insiste sur les compétences d’un animal personnifié à qui l’on confie une mission d’intérêt général. L’animal-jardinier – ici prénommé Enzo – agent du développement durable, acquiert grâce à son travail d’herbivore une aura qui le sort de l’anonymat des troupeaux d’élevage à visée productive (photo 3).

Photo 3. Visuel de la campagne du ministère des Finances dans le cadre de la Semaine européenne du développement durable, où l’animal-jardinier devient la figure du développement durable.

Figure 5

Photo 3. Visuel de la campagne du ministère des Finances dans le cadre de la Semaine européenne du développement durable, où l’animal-jardinier devient la figure du développement durable.

Source : page Twitter du ministère de l’Économie et des Finances de la République française (capture d’écran le 4 juin 2018).

49Le succès des entrepreneurs non agricoles dans le domaine de l’écopâturage urbain peut donc s’expliquer par l’adaptation de la présence animale en ville aux critères d’une certaine acceptabilité sociale citadine. En créant une activité de location d’animaux déconnectée de tout objectif agricole, ces acteurs se défont de la question sensible de la mise à mort animale, étape indispensable à leur consommation. Le rapport des acteurs de l’écopâturage – commanditaires, prestataires comme usagers – à la mort des animaux est donc une clé d’analyse pour comprendre les enjeux du découplage entre pâturage urbain et élevage.

Petits arrangements avec la mort animale

Des jardinies attachants 

50Les projets d’écopâturage urbain placent des troupeaux d’animaux traditionnellement élevés pour l’alimentation humaine au rang d’auxiliaires pour la gestion écologique des espaces verts. Cette requalification s’appuie sur la mise en valeur des facultés et des compétences des animaux engagés dans un travail d’intérêt général : gérer des ressources végétales, fertiliser le sol, organiser collectivement leur rythme de vie dans un enclos urbain et accomplir des transhumances avec les humains. Dès lors, la perspective d’un cumul des fonctions alimentaires et écologiques de l’élevage urbain se heurte à des contraintes d’acceptabilité sociale puisque hormis les éleveurs de métier, commanditaires et prestataires d’écopâturage présentent les animaux en jardiniers attachants aux corps sanctuarisés.

51« Viande + ville, ça va pas trop, c’est compliqué », affirme une conseillère de la chambre d’agriculture, pourtant chargée des projets d’agriculture urbaine. L’écopâturage traduit une demande citadine, celle de cohabiter avec des animaux perçus comme des personnes non humaines. Plus que le végétarisme et le véganisme, la cohabitation entre citadins et animaux diminuerait paradoxalement la demande d’élevage urbain (au sens productif). L’enclos d’écopâturage mis en place par une école d’ingénieur nantaise (photo 4 et 5) se situe à l’entrée du campus, au niveau des affichages destinés à être lus depuis la voie publique. Chaque matin, le personnel et les enseignants se garent juste devant l’enclos et beaucoup saluent les petits moutons d’Ouessant qui reviennent chaque année au printemps. Pour l’éleveuse, les animaux jouent un rôle de médiation sociale et de sensibilisation à l’environnement. Fermement opposée à « l’élevage concentrationnaire, hors-sol et violent », elle n’organise qu’un seul départ à l’abattoir par an pour réguler son troupeau et réserve la viande à une consommation familiale exceptionnelle, puisqu’elle ne consomme plus de viande par ailleurs. D’autres entrepreneurs en services paysagers excluent totalement la mise à mort animale de leur modèle d’élevage et affirment avec fierté que les animaux « meurent de vieillesse » ou « de leur belle mort ». Outre l’achat d’animaux, certains professionnels non agricoles apprennent à gérer la reproduction pour agrandir leur troupeau, étape essentielle pour signer de nouveaux contrats et garantir une croissance de leur activité.

Photo 4. Moutons d’Ouessant de l’École centrale de Nantes, dont l’enclos jouxte le parking, à proximité de l’entrée de l’établissement (2019).

Figure 6

Photo 4. Moutons d’Ouessant de l’École centrale de Nantes, dont l’enclos jouxte le parking, à proximité de l’entrée de l’établissement (2019).

Photo : M. Lagard.

Photo 5. Les affichages permanents et temporaires de l’École centrale de Nantes sont situés à l’intérieur même de l’enclos (2019).

Figure 7

Photo 5. Les affichages permanents et temporaires de l’École centrale de Nantes sont situés à l’intérieur même de l’enclos (2019).

Photo : M. Lagard.

52Pour les éleveurs qui pratiquent l’abattage et la commercialisation en circuits courts, deux éléments concourent à rendre invisible la mise à mort animale : la distance spatiale et le secret. La politique d’éloignement des lieux d’abattage par rapport aux pôles de consommation que sont les villes a déjà plus d’un siècle, pour des raisons à la fois sanitaires, logistiques et de salubrité publique.

Composer avec le tabou de l’élevage urbain

53La mise à mort des animaux d’écopâturage constitue un véritable tabou observé sur le terrain. Dans une petite ville située au nord de Nantes, ceux gérés en régie par la municipalité entretiennent les espaces verts du centre-ville, dont les abords du château et des écoles. Les naissances au printemps offrent de nouveaux agneaux pour entretenir les pelouses à la belle saison, puis une partie d’entre eux est conduite à l’abattoir et la viande, certifiée « AB » (pour Agriculture biologique), est servie dans les cantines municipales. Cette inscription des animaux dans un circuit court est cependant tenue secrète à la demande des élus, qui préconisent l’usage d’une expression floue, « origine locale », pour désigner l’agneau dans les menus de la cantine. Le maire confie ne pas vouloir heurter la sensibilité des élèves et de leurs parents. Il craint une mobilisation contre la consommation des agneaux de la municipalité.

54Autre versant de la mise à distance de la mort animale, la délocalisation se révèle être une contrainte pour les éleveurs qui ont fait le choix des circuits courts. À Nantes, un éleveur de vaches nantaises déplore l’éloignement des abattoirs. Quand je lui demande où se situe l’établissement avec lequel il travaille, il lance :

55

Loin, trop loin justement ! Avant je travaillais avec l’abattoir de Challans, qui n’était pas loin d’ici, mais qui a fermé. Maintenant, il faut aller jusqu’en sud Vendée à la Châtaigneraie. Donc autant te dire que j’adhère au projet d’abattoir à la ferme.

56L’enquêté fait référence à l’initiative de l’association AALVIE (« Abattage des animaux sur leur lieu de vie ») à laquelle il participe activement. Elle regroupe 150 éleveurs de Loire-Atlantique et du nord de la Vendée et ambitionne de créer des abattoirs mobiles à la ferme qui épargneraient aux éleveurs urbains et à leurs animaux la contrainte et le stress d’heures de transport. La création de filières d’élevage urbain suppose donc l’aménagement de structures locales, aujourd’hui insuffisantes dans cette région.

57La question de la mort animale en élevage combine donc des aspects culturels, logistiques mais aussi éthiques. Or, l’écopâturage est l’occasion d’un rapprochement entre animaux d’élevage et citadins et pourrait rétablir les liens entre deux mondes qui s’ignorent. Pour les éleveurs, il peut être l’occasion de mieux faire comprendre la place de la mort dans leur métier :

58

La mort n’est qu’une petite partie du travail. Quand je vois les agneaux, je ne vois pas des colis. [Éleveur]

59En ayant partagé son travail quotidien, il est indéniable, en effet, que ses journées sont principalement consacrées au soin de son troupeau, aux guérisons, aux biberonnages, aux transhumances, au bricolage dans la bergerie, au remplissage des auges, à la collaboration avec les chiens de troupeau. Le travail d’élevage est ici conçu comme « don de vie » [Mouret 2012] mais son corollaire, le don de mort, ne doit pas être absent des réflexions sur l’élevage urbain. Il aborde la question de la mise à mort sans tabou mais avec humilité :

60

Je tiens à les amener moi-même, je n’aime pas faire appel aux camions qui font les tournées. Je les prépare la veille à monter dans la remorque et je les remercie, je leur parle. […] Je comprends et je respecte ceux qui refusent la mise à mort animale et la consommation de viande, mais je ne comprends pas l’hypocrisie de mes clients [qui déplorent l’abattage des agneaux mais] qui vont acheter leur viande au supermarché.

61La distinction nette entre animaux aimés et animaux mangés est donc valable du côté de certains consommateurs mais n’a pas de sens dans le travail d’élevage qui conjugue attachement et mise à mort.

62Comme le souligne Jocelyne Porcher, « le rapport d’attachement, l’enfance de l’animal avec l’éleveur, l’investissement du corps dans la relation entre éleveurs et animaux, la place ultime de la mort de l’animal en arrière-plan de la relation, tout cela engage profondément l’être-affectif des éleveurs et des animaux » [2002 : 245]. Dans un contexte d’industrialisation de l’élevage, le réinvestissement de ce lien affectif et interpersonnel constitue même une nécessité pour la sociologue. Cependant, le rapport aux cycles de vie des animaux d’élevage demeure aujourd’hui un impensé dans le domaine de l’écopâturage.

Conclusion

63Le cas de la métropole nantaise a la particularité d’illustrer concrètement une tendance nationale qui caractérise les villes françaises, à savoir la création d’écopâturages urbains non agricoles, tout en se démarquant par des initiatives paysannes (comme l’Étable nantaise). Il montre des tensions et des conceptions radicalement différentes du rapport entre humain et animal en élevage. D’un côté, un écopâturage urbain – au sens géographique et social – met en scène des petits ruminants qui animent des « zoos agricoles urbains » [Bories et al. 2017] récréatifs et utiles comme support de communication en matière de développement durable. De l’autre, un écopâturage paysan est pratiqué par des éleveurs convaincus que l’élevage urbain constitue un vecteur de transition écologique du système agroalimentaire. Le maintien des activités agricoles est aujourd’hui une priorité de Nantes Métropole dans son plan d’aménagement, même si l’élevage demeure en retrait par rapport aux agricultures végétales. Le pâturage en ville est un premier pas dans la fabrique d’un élevage urbain qui ne peut être pérennisé sans s’ancrer durablement dans le territoire en jouissant d’espaces dédiés comme les bergeries, les prés, les cabinets vétérinaires agricoles et les abattoirs.

64S’il ne s’apparente pas systématiquement à de l’agriculture urbaine, l’écopâturage renouvelle néanmoins les relations entre citadins et troupeaux en valorisant le travail animal. Cependant, la requalification univoque des animaux en jardiniers non comestibles éloigne la perspective d’une renaissance d’un élevage urbain qui irait au-delà d’une écologie de surface en fournissant une alimentation locale, durable et qualitative. Malgré la volonté annoncée des métropoles de favoriser les circuits courts et l’approvisionnement local, « la proximité et les liens d’affection créés par les habitants avec les animaux limitent la vente directe des produits carnés » [Cesaro et Apolloni 2020]. Dans une société majoritairement urbaine et omnivore, l’écopâturage réintègre paradoxalement les animaux d’élevage en ville sans toutefois donner lieu à la constitution systématique de filières d’élevage urbain. L’écopâturage est donc aujourd’hui largement conçu comme une activité non agricole combinant des fonctions écologiques et sociales. Il répond, en quelque sorte, à une demande citadine : celle d’une présence animale en ville (et non le développement d’un élevage local).

Notes

  • [1]
    D’après O. Bories et C. Eychenne, l’écopâturage est un néologisme qui désigne « l’utilisation des animaux en ville pour l’entretien des espaces verts ». Voir « L’éco pâturage… : une nouvelle pratique qui interroge l’espace public », 2016, HAL, p. 2 (<https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01818953/document>). Le préfixe « éco » renvoie aux objectifs écologiques de cette pratique, dont la préservation de la biodiversité locale, la conservation de races rares et la diminution du recours à l’énergie carbonée des engins mécaniques. Cité pour la première fois dans la presse française en 2002, le terme d’écopâturage est aujourd’hui préféré à celui plus ancien d’écopastoralisme, mentionné dès 1976 dans la presse. Ce dernier désigne, d’après Corinne Eychenne, l’entretien d’espaces semi-naturels en parcours, là où l’écopâturage définit plus strictement la pratique d’entretien d’espaces verts en enclos. Voir C. Eychenne, « Écopastoralisme et écopâturage: éléments de définition et de discussion », rencontres nationales de l’écopâturage organisées par l’association Entretien, nature & territoire, octobre, 2014, Saint Herblain (<https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01862262/document>).
  • [2]
    Les entreprises d’écopâturage, actrices principales du pâturage urbain d’entretien, déclarent une activité de « services d’aménagement paysager ». Les chefs d’exploitations agricoles ne peuvent légalement pas générer plus de 30 % de leur chiffre d’affaires des prestations de service. Certains éleveurs créent donc une deuxième société pour mener à bien leur pluriactivité.
  • [3]
    Voir Y.-M. Rozé, « L’abattoir municipal de Nantes et le vieux marché de Talensac (1829-1934) », site des archives municipales de Nantes, 2015 (<http://www.archives.nantes.fr/PAGES/HISTOIRE_QUARTIERS/PAGES/ressourcesenligne_HistoirePatrimoine_HautsPavesStFelix_abattoir7.html>).
  • [4]
    Animal & Cité® est une plateforme dont la mission est définie ainsi sur son site : elle « permet à tous les professionnels de l'animal en ville ainsi qu'aux marques et gestionnaires de sites d'évaluer leur conformité au regard des différentes réglementations ainsi que leur engagement global en faveurs des animaux apportant ainsi une garantie d'excellence à leurs clients et parties prenantes » (< https://www.animal-et-cite.com/>).
  • [5]
    Zone naturelle d’intérêt écologique, faunistique et floristique, créée lors de la réalisation d’inventaire naturaliste.
  • [6]
    Classement européen de sites naturels, terrestres et marins, visant à assurer la survie à long terme des espèces et des habitats particulièrement menacés.
Français

En s’appuyant sur le cas de Nantes, l’objectif de cet article est de rendre compte des recompositions de l’élevage liées à l’utilisation croissante d’animaux pour gérer des espaces verts urbains. Si l’écopâturage fait consensus eu égard aux services environnementaux, sociaux, pédagogiques et économiques qu’il procure, sa compréhension comme activité d’élevage productif est problématique. Tantôt compris comme une prestation de service d’entretien paysager, tantôt comme un service écologique de nature agricole, ce pâturage des villes interroge la possibilité d’une renaissance de l’élevage urbain en France, dans un contexte paradoxal de remise en cause de l’élevage et de valorisation de la présence animale en ville. Dans quelle mesure le pâturage urbain de gestion – ou écopâturage – incarne-t-il le paradoxe d’un retour des animaux d’élevage en ville sans élevage urbain ?

  • élevage
  • animal
  • ville
  • Nantes
  • attachement
  • écopâturage
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Marlène Lagard
géographe, doctorante, université Paris-Est Créteil, Créteil
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 20/09/2021
https://doi.org/10.4000/etudesrurales.25430
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