CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Les apiculteurs sont volontiers décrits comme des « agriculteurs sans terre » par le ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt [1] dans la mesure où il ne leur est pas nécessaire de détenir ou de maîtriser du foncier. En cela, l’activité se rapproche des systèmes d’élevage pastoral méditerranéen fondés sur le déplacement des troupeaux et la consommation sur pied de ressources spontanées sur lesquelles les éleveurs exercent un contrôle souvent réduit. En apiculture toutefois, la combinaison de ces deux traits que sont la mobilité animale et la moindre maîtrise foncière, s’impose à tous compte tenu de la singularité de l’abeille. En effet, il s’agit d’un insecte mi-domestique, mi-sauvage [Marchenay 1993], très petit, social, vivant en collectif structuré et autonome, volant, piquant parfois. Elle se nourrit de ressources cultivées ou sauvages, le plus souvent prélevées chez les autres – mais elle pollinise. L’abeille échappe donc en partie au contrôle de l’apiculteur qui ne gouverne son alimentation qu’à partir de ses ruchers, dont la localisation devient alors un enjeu central. Une exploitation apicole s’ancre ainsi dans un territoire à partir d’un certain nombre d’emplacements – dont 10 % sont chaque année remis en cause [2]. C’est à l’analyse de ces derniers, de leur localisation, de leurs enjeux et de ce qu’ils donnent à voir de l’apiculture professionnelle [3], que cet article voudrait contribuer.

Rucher installé dans une clairière au cœur d’une exploitation agricole en agriculture biologique, printemps 2020, Saône-et-Loire.

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Rucher installé dans une clairière au cœur d’une exploitation agricole en agriculture biologique, printemps 2020, Saône-et-Loire.

Photo : S. Petit.

2Je fais l’hypothèse que la question des emplacements donne à voir les principes territoriaux et les rationalités de l’apiculture professionnelle, et permet de comprendre comment l’apiculteur et l’apiculture prennent socialement place dans l'espace. La notion de place, qui articule position sociale et localisation spatiale, a été bien travaillée notamment par Michel Lussault [2009]. En agriculture, elle revêt une pertinence toute particulière et renvoie notamment à la taille du terrain, sa fertilité, sa localisation, son accessibilité ou bien encore à l’exercice d’un droit de propriété. Mais qu’en est-il de l’apiculture pour laquelle de tels paramètres ne font pas sens et qui se rapproche davantage de l’élevage pastoral dans lequel la place des hommes passe par celle des bêtes [Rémy 2006 ; Dupré et al. 2017] ? Loin de relever de l’enracinement et de la propriété foncière, je montrerai que les emplacements renvoient à un enchevêtrement de liens complexes et ambivalents tissés avec une grande diversité d’autres, humains ou non humains qui peuplent les territoires, et à travers lesquels un apiculteur négocie et occupe sa place spatiale, sociale et professionnelle.

3Ma réflexion repose sur une enquête exploratoire réalisée en Bourgogne. [4] (Côte-d’Or et Saône-et-Loire) en 2018 où j’ai conduit des entretiens sociologiques, intégralement transcrits, auprès d’apiculteurs professionnels diversement expérimentés [5], afin de saisir leurs trajectoires. Les zones d’enquête sont contrastées écologiquement : des grandes cultures (Nord de Dijon et Châtillonnais), de la polyculture-élevage et de la forêt (Morvan et Auxois).

4Dans cet article, je commence par caractériser rapidement le rucher comme un « entre lieu » discrètement posé chez les autres. Puis, je m’intéresse à l’échelle des territoires et notamment à la construction de ce qui y « fait ressource » pour les apiculteurs qui se trouvent pris dans une histoire et un paysage agraires conditionnant fortement leur projet apicole. Enfin, je conclus en montrant que la construction du circuit des ruchers s’accompagne d’une mise en place des apiculteurs dans le territoire et dans la profession, reposant sur des liens aux autres et donnant à voir toute la complexité et l’ambivalence de l’activité.

Les ruchers : les appuis fonciers de l’apiculture

5Le rucher est un lieu de vie pour les abeilles et de travail pour les apiculteurs. Combinant les exigences de l’un et de l’autre, il apparaît comme un « entre lieu », niché dans les interstices des territoires.

Un « entre lieu » protégé

6Le rucher doit correspondre aux exigences de l’abeille : être à l’abri du vent dominant, derrière une haie ou un petit bois, bien exposé, disposant d’une eau accessible et de qualité. L’apiculteur prolonge ses qualités naturelles en l’aménageant et en l’entretenant pour le confort des abeilles (installation d’abreuvoirs) et celui de son travail (ruches surélevées, alignées, suffisamment espacées pour circuler facilement, débroussaillage ou encore élagage). Si l’espace préexiste au rucher, celui-ci ne devient un lieu au sens de M. de Certeau [1988], qu’une fois pratiqué, autrement dit choisi, aménagé, installé et entretenu. Le choix de l’emplacement repose sur certaines règles : respecter les distances légales [6] destinées à prévenir les risques liés à l’abeille, se tenir éloigné des dangers et à proximité des précieuses ressources. Les ruchers sont rarement clôturés, l’abeille s’en moque – « on ne l’attache pas avec une ficelle », souligne un apiculteur rappelant ainsi sa singularité en tant qu’animal d’élevage. D’ailleurs, lorsque c’est le cas, la clôture vise autant à éloigner humains et animaux trop curieux qu’à protéger les ruches de visites importunes et des vols, nombreux [7]. Entre objet de convoitise et source de danger ou de conflit, les ruchers sont donc le plus souvent discrètement installés dans le territoire.

Un lieu discret sur les marges

7Quand les apiculteurs évoquent leurs ruchers, il est souvent question de « coins » – comme on parlerait de « coin à champignons » – de « points » ou de « spots ». Cette terminologie dit la petitesse du lieu [8] et sa singularité : un bout de terrain vacant aux confins du territoire productif (« une pointe de parcelle », « une lisière », « des terrains en bout de campagne », « un petit morceau de bois comme ça, peut être un pré ou à côté d’un champ »). En s’y glissant, l’apiculteur valorise donc des espaces laissés pour compte de l’économie agraire. L’idée de petitesse le dispute à celle du retrait, du secret ou de la discrétion qui caractérise si bien le monde apicole : point n’est besoin de se rendre visible outre mesure [9]. Les lieux sont même parfois difficiles à trouver pour un conjoint : « quand bien même [ma copine] aurait la carto, celui-là, il faut le trouver… Il y a des chemins de champ, il n’y a pas de repère, c’est des fois un peu compliqué quand même », reconnaît un apiculteur. La tranquillité est autant nécessaire aux abeilles – qui n’aiment pas les voies trop passantes, les bruits et les vibrations – qu’aux apiculteurs qui y travaillent et ont besoin de calme. De la même façon, l’accès doit être discret mais carrossable et adapté au véhicule de l’apiculteur, ce « visiteur invisible » [Decourtye 2018b : 94].

8Si les appuis fonciers de l’apiculture sont modestes, l’emprise territoriale de cette dernière est grande. En effet, l’abeille se déplace dans un rayon de trois kilomètres, soit environ 2 800 hectares [Britten 2015] pour profiter de la miellée, que H. Guerriat définit ainsi :

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une période privilégiée de l’année pendant laquelle la floraison des plantes mellifères permet à une colonie d’abeille normalement développée de constituer un surplus de récolte destiné à la constitution de réserve de miel. [10]

10Les miellées peuvent être « fortes » ou « grandes » [11], « diffuses » ou « douces ». Toutes sont relativement incertaines car la seule présence des fleurs nectarifères ne les garantit pas, et des évènements climatiques peuvent les compromettre : « il ne faut pas croire que ça mielle tous les jours, il y a des périodes : suivant le temps, suivant les conditions climatiques, suivant l’humidité, ça joue beaucoup », tempère un apiculteur.

« Penser par le milieu » : la construction de la ressource

11Un emplacement est choisi en fonction de son environnement et du milieu naturel. Si ce dernier a une réalité écologique [12], je considérerai comme A. Berque que le milieu se définit :

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comme une relation intime, sensible et concrète à la fois […] engendrée par un processus qui, dans le temps historique et l’espace géographique, accomplit et développe l’interaction entre la société et son environnement. [1995 : 37]

13Dans ce processus, les apiculteurs développent un point de vue, sélectionnent et attribuent certaines valeurs au milieu : ils construisent « ce qui fait ressource » pour eux [13]. C’est donc en « pensant par le milieu » que les apiculteurs prennent place dans leurs territoires. Ces derniers, contrastés dans notre enquête, influent naturellement sur le système apicole sans le déterminer entièrement.

Apiculture sédentaire et milieux diversifiés

14Le Morvan est un massif granitique où l’agriculture est limitée par la déclivité, la rigueur climatique et la pauvreté des sols. La sylviculture et la polyculture ont créé un environnement que tous les apiculteurs estiment globalement « préservé » et favorable à l’apiculture. La qualité, l’abondance et le caractère en grande partie sauvage des ressources permettent par ailleurs de produire sous label biologique [14], ce qui est impossible en plaine. L’élevage, avec ses prairies permanentes riches en espèces et ses haies arbustives diversifiées, s’accorde particulièrement bien avec l’apiculture : « là où est le lait, là est le miel », résumait en 1600 Olivier de Serres [2001 : 681]. La contrepartie de cette diversité est un démarrage tardif de la saison puisque la végétation s’y développe plus lentement.

15Philippe V. est depuis plus de trente ans apiculteur dans le Morvan, où il a ses attaches familiales. Son gendre et lui conduisent, dans le cadre d’un groupement agricole d’exploitation en commun, 1 000 colonies en apiculture biologique. Ils ont sélectionné leurs abeilles selon des critères de rusticité adaptée aux conditions climatiques et de douceur ; ils pratiquent une apiculture « pour le moment plutôt extensive » qui profite de chaque ressource d’un territoire mellifère riche et diversifié. Les ruchers sont contenus dans un cercle au centre duquel ils vivent :

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On a trente kilomètres, on est au milieu. On a le côté acacia, aubépine, colza, tout ce côté-là, tout le côté bien vallonné où ça mielle bien au printemps, plus l’aubépine où il n’y a pas de problème. Après, on a tout le côté ouest, où c’est que de la prairie, de l’acacia et tout mais c’est le pissenlit qui fait la différence, pissenlit, merisier, et miellée d’été. On peut faire d’abord pissenlit, et toutes fleurs de printemps, donc fruitiers parce qu'il y a beaucoup de merisiers, après acacia, après ronce, et puis toutes fleurs, châtaigner.

17Les miellées toutes fleurs d’été, de ronce et forêt sont les plus stratégiques pour eux : « on est connus pour ça » [15], à travers la marque parc du Morvan sous laquelle ils les commercialisent. Le produit des autres miellées est vendu en demi-gros ou transformé en pain d’épice, dans un atelier conduit par l’épouse de Philippe V. L’environnement oriente mais ne contraint pas strictement le système. Ainsi, pour un milieu équivalent, Marc D. a fait d’autres choix. Il conduit avec sa femme 350 colonies en apiculture biologique également, accorde une grande attention à la génétique mais vend exclusivement son miel au détail sur le marché et dans plusieurs points de vente. Il fait trois miellées : toutes fleurs de printemps, acacia et ronce. Il exclut les miellées tardives pour des raisons de travail (« là on commence déjà à décompresser un petit peu donc on n’a pas envie de recommencer, remettre les hausses [16] »), économiques (« en général c'est pas le jackpot donc ça vaut pas le coup ») et parce que la préparation à l’hivernage, précédée de la gestion du varroa [17], devient compliquée car trop tardive. De la même façon, alors que le sapin offre une ressource à demeure, souvent convoitée (voir plus bas), Marc D. ne l’a pas retenue :

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il faut y aller au bon moment. Ça se fait pas n'importe comment. Faut faire des comptages [18] pour savoir à partir de tel nombre il faut y aller. Moi je n’ai pas d’expérience là-dedans. Je n’en fais pas.

19Ce n’est du reste désormais plus seulement le sapin mais également la ronce qui fait « ressource » et apparaît comme un coproduit inattendu de la sapinière telle qu’elle est nouvellement gérée, comme l’explique ce même apiculteur, observateur attentif de son environnement :

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Les sapinières qui ont été plantées il y a quarante, cinquante ou soixante ans arrivent à terme, donc ils sont en train de les couper. […] Maintenant ils plantent un sapin tous les trois mètres dans tous les sens, donc qu'est-ce qui pousse entre ? De la ronce. Avant, tout au début de cette méthode-là, ils ont broyé pour nettoyer. Ils se sont aperçus que les chevreuils venaient manger des jeunes pousses de sapin. Donc ils ne broient plus, ils font juste avec des débroussailleuses le tour des sapins donc ça fait qu'on a des hectares de ronce.

21L’histoire forestière récente du Morvan convoque ainsi un enchevêtrement d’intérêts d’animaux (chevreuils et abeilles) attirés par ce qui fait ressource pour eux (les jeunes sapins, la ronce) et d’humains (les forestiers et les apiculteurs) n’ayant pas en temps normal de liens particuliers. Leurs intérêts respectifs bénéficiant d’une alliance non intentionnelle rappellent que l’apiculture vit aussi de ces heureuses surprises liant les habitants d’une pluralité de mondes vivants, qu’elle rend visibles. La richesse floristique permet une certaine continuité, une diversité et un étalement des miellées compensant leur douceur et leur démarrage tardif. L’apiculture adopte ainsi certains traits de l’agriculture locale (moins intensive, plus tardive et plus diversifiée), dans l’histoire de laquelle elle se trouve prise [19], occupant ses lieux, héritant et bénéficiant de ses ressources.

L’apiculture transhumante des « déserts »

22En plaine, l’apiculture est bien différente et l’environnement offre moins de souplesse. Les grandes miellées de printemps sont abondantes et « garanties, enfin normalement », peu diversifiées, et de plus en plus précoces : « avant c’était à partir du 15 mai, maintenant le 15 mai, c’est fini », note Antoine D., un apiculteur connu dans le milieu apicole, installé au nord de Montbard, dont les ruches sont localisées sur plusieurs communes, entre l’Auxois et le Châtillonnais. Au faîte de son métier, qu’il exerce depuis plus de vingt ans, expert national, il est à la tête de plus de 700 colonies qu’il gère, avec son épouse et un salarié, d’une façon « semi-intensive ». Il a choisi une race hybride très performante, la buckfast, qu’il sélectionne et élève lui-même, contrôlant ses lignées mâles et femelles, et disposant de ruchers de fécondation. « Fortes », les miellées des grandes cultures conviennent à des colonies dites elles saussi « fortes », c’est-à-dire très populeuses, qui doivent être « prêtes » pour le colza – d’où son choix d’une abeille « qui démarre vite » et qu’il faut donc stimuler au sirop. S’il profite des grandes cultures, il veille à se situer à proximité des arbres [20] : « On n’a pas de ruches vraiment au milieu, on est plus axé bordure de forêt ». Il réalise trois miellées. Celle de printemps est « mélangée colza, pissenlit, maintenant que tout fleurit en même temps, un peu de fruitiers, enfin fruitiers sauvages ou fruitiers de cultures, enfin cultures il n’y en a pas beaucoup ici. » Viennent ensuite l’acacia sur l’Auxois, puis le sapin dans le Morvan. Il quitte donc temporairement les grandes cultures devenues alors des « déserts », produits d’une histoire agricole dont il a été témoin, et qui, bien au-delà de la seule abeille, réfère à une biodiversité, animale et végétale, perdue :

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quand j’étais gamin, on allait à la chasse aux papillons, on chopait 100 papillons dans la journée de toutes les couleurs, aujourd'hui il n’y a plus rien, plus d’abeilles, plus d’oiseaux. […] Le deuxième remembrement a été une catastrophe. Ça a été le désert, on voit à 15 kilomètres. Avant, il y avait des vergers, il y avait des petits bois, des petits bosquets et tout, aujourd'hui il n’y a plus rien, sitôt que le colza est passé.

24Simplification du paysage, spécialisation, chimie agricole, intensification, monoculture, remembrement, nouveaux usages du sol ou encore changement climatique dessinent clairement une fracture temporelle dans la façon de pratiquer l’apiculture faisant coïncider « mutations paysagères et mutations professionnelles » [Guillerme et Maire 2018 : 59]. La construction de ce qui fait ressource va donc de pair avec ce qui ne fait pas et plus ressource, voire ce qui devient dangereux [21]. Elle montre également l’étroite dépendance à l’agriculture et en même temps, les moyens limités des apiculteurs pour produire leurs propres ressources. « Ce n’est pas moi qui vais aller planter 25 hectares de colza ou 25 hectares de phacélie [sorte de tanaisie très mellifère plantée comme engrais vert ou culture intercalaire] pour en faire du miel », reconnaît ce jeune apiculteur qui, dans l’Auxois, profite du sarrasin et du colza. Le développement de l’agriculture de conservation et l’implantation des cultures dérobées pourraient aider, mais le temps apicole est décalé par rapport au temps agricole : « ce n’est pas inintéressant en fin de saison, ça ouvre aux abeilles une disponibilité qu’elles n’avaient pas ; le problème c’est que pour nous, c’est très tard », souligne cet autre jeune apiculteur du nord de Dijon.

25En plaine, la diversité des ressources renvoie également aux petites cultures, non nécessairement alimentaires, des jardins privés ou publics. Il s’agit alors non pas tant de produire du miel que de maintenir l’abeille en bonne santé par une alimentation diversifiée. Patrick G., la cinquantaine, est un apiculteur professionnel depuis une dizaine d’années et conduit seul 300 colonies dans un rayon de 40 kilomètres autour de Dijon où il réside. Il cherche une diversité de miellées qu’il commercialise sur les marchés. Pour lui, les villages jouent un rôle déterminant dans ce paysage qui n’a pas la richesse du Morvan :

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Les particuliers amènent une richesse que la nature a perdue parce que les gens mettent des fleurs dans leur jardin et c’est des types de pollen – je ne dis pas de faire du miel on est d’accord, on est plus sur les variétés de pollen qu’elles vont ramener à la ruche. […] Je pense qu’une abeille qui est mieux alimentée en pollen et en miel, résistera mieux.

27Dans une telle perspective, la miellée n’est pas toujours ou pas seulement synonyme de marchandise en devenir, c‘est aussi et avant tout une nourriture pour l’abeille dont on doit prendre soin en veillant à son alimentation – « comme pour nous, en fait », précise-t-il.

28Les ruches ne sont pas immuablement attachées à un seul milieu : elles sont « posées » dans le rucher. L’apiculteur peut les déplacer et reconfigurer ainsi son exploitation, qu’il s’agisse de pallier d’éventuelles carences ou d’enrichir sa gamme de miels en étendant sa saison et son territoire.

Extension et évitement territoriaux

29La transhumance assure aux abeilles une continuité temporelle des miellées et à l’apiculteur, une variété de miels. Les apiculteurs des plaines que j’ai rencontrés pratiquent de petites transhumances (une centaine de kilomètres) dans le Morvan, qui n’ont rien à voir avec les grandes migrations pratiquées, par exemple, sur les lucratives miellées de lavande du Sud de la France. Le déplacement saisonnier des ruches est souvent perçu comme aléatoire, particulièrement vers le sapin : « en l’espace de huit jours ça peut changer du tout au tout, en bien ou en mal » ; « toutes les transhumances ne sont pas gagnantes » ; « la transhumance, c'est toujours la loterie », s’accorde à dire l’ensemble des apiculteurs de l’enquête, soulignant chacun à leur manière qu’ils jouent coup double. Car si d’un certain côté, la transhumance sécurise la production, voire est associée à l’idée d’une opération lucrative (avec le sapin ou l’acacia), de l’autre, elle est non seulement très aléatoire mais génère également son lot d’incertitudes. En effet, l’éloignement des ruches complique la surveillance des colonies et de la récolte ; les vols sont plus fréquents et le voisinage moins maîtrisé. D’où l’intérêt de s’allier soit avec des collègues sur place, qui « passeront un coup de fil quand ça mielle » et « jetteront un œil sur les ruches », soit avec des collègues en transhumant ensemble, et qui surveilleront à tour de rôle sur les ruches de tous (voir infra). Mais entre ce que le milieu va donner et ce que l’abeille, puis l’apiculteur, vont récolter, l’incertitude est de nouveau là. Les choix en la matière relèvent donc d’une prise de risque chaque année calculée dans un environnement globalement très peu maîtrisé : « nous, entre les cultures, les floraisons d’une façon générale et la météo, on est vraiment au bout de la chaîne, on ne maîtrise rien de rien », résume un jeune apiculteur.

Prendre place dans le territoire

30Un apiculteur professionnel peut conduire jusqu’à une trentaine de ruchers [22] accueillant chacun, selon les cas, entre vingt et quarante colonies qu’il lui faut donc « poser » dans le territoire. La recherche d’emplacements donne à voir non seulement les rationalités qui sous-tendent chaque système mais également la manière dont l’apiculteur prend socialement et professionnellement place dans son territoire.

Rationaliser le temps et l’espace

31Chaque emplacement est mis à l’épreuve saison après saison en fonction de ses qualités propres et de sa place par rapport aux autres ruchers, dans une exploitation apicole qui prend ainsi la forme d’un circuit reliant les différents « points ». L’organisation de ce circuit des ruchers renvoie à ce que Martin Vanier appelle « l’emploi du temps de l’espace » [2002 : 81]. Elle est sous-tendue par une certaine rationalisation temporelle et spatiale.

32Ne pas avoir à « bouger les ruches » est un enjeu fort pour beaucoup d’apiculteurs dans une saison apicole intense. La localisation des emplacements ne renvoie en effet pas uniquement à la succession des miellées privilégiées, mais également à des choix en matière d’organisation du travail, comme le résume Jérémie F., jeune apiculteur du nord de Dijon récemment installé et qui travaille seul :

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regrouper les ruchers me permet d’organiser une journée de travail, tel jour je suis là, tel jour je suis là, tel jour, je suis là. Si je choisis de faire des cellules [détruire les cellules de reine pour éviter l’essaimage] qu’il faut repasser tous les six ou sept jours en une semaine, je peux visiter tout le monde [faire le tour des ruchers] et ainsi de suite.

34Plus cette tournée des ruchers est compacte, plus le temps et les charges afférentes s’en trouvent allégés. Il ne s’agit en rien d’une norme, mais bien d’un choix. En effet, certains apiculteurs peuvent être amenés à compenser un début tardif. C’est le cas de Daniel P., jeune apiculteur de l’Auxois, qui a installé deux petits ruchers sur du colza en plaine dijonnaise, à une centaine de kilomètres de chez lui – le reste de ses ruches tenant dans un rayon de 20 kilomètres autour de son domicile. Enfin, pour les pluriactifs, il peut s’agir également de faire plus ou moins coïncider deux circuits : celui des ruchers et celui du travail. « Cela permet de m’arrêter jeter un œil quand je rentre du boulot », indique cette apicultrice pluriactive qui veille sur ses 70 ruches tout en allant travailler. De fait, de nombreux facteurs entrent en jeu, qui demanderaient à eux seuls un ample développement : la main-d’œuvre disponible, la gestion économique de l’exploitation apicole, la valorisation du miel, le goût pour certaines tâches, ou encore des considérations plus larges comme celles mises en avant par Marc D. Privilégiant le regroupement de ses ruchers (14 emplacements dans un rayon de 13 kilomètres), il insiste sur une nécessaire qualité de vie au travail :

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le fait qu'on fasse 13 kilomètres pour amener nos ruches, qu'on a qu'un petit camion tout ça, je pense que le coût est relativement bas. Mais c'est toujours un coût. On ne peut pas envisager un seul paramètre. En tout cas, en plus en bio, faut être un peu cohérent. Le gars qui est en bio et puis qui fait 1 000 kilomètres avec son camion, pour moi, c'est un non-sens.

36Une fois le projet global élaboré en fonction du territoire et des priorités de l’apiculteur, il s’agit de trouver des emplacements adéquats. Si la tâche peut être perçue comme relativement facile notamment parce que, comme le pointe un apiculteur, « on n’est pas, comme en agriculture lié à la Safer [23] », trouver les bons emplacements peut s’avérer complexe.

Prospections et négociations

37Les apiculteurs rencontrés sont rarement propriétaires de leurs emplacements ; hormis leur jardin, voire un verger qui accueille quelques colonies nécessitant une surveillance rapprochée, les ruchers sont donc généralement et en grande partie situés « chez les autres ». En matière d’emplacement, le passage par une période de pluriactivité, qui caractérise les trajectoires apicoles à l’échelle de ce terrain [24], facilite une implantation progressive dans le territoire. En effet, elle permet de constituer un premier cheptel et de se faire progressivement une place – qui reste à confirmer et à affirmer une fois qu’on est devenu professionnel. Ce travail de prospection demande ce que H. Guerriat appelle fort justement une « enquête » [25]. L’apiculteur arpente son territoire à la recherche d’un lieu susceptible de convenir, ici pour un rucher d’hivernage bien protégé, là pour étendre un circuit ou poser un nouveau rucher. Au préalable, il s’assure que l’endroit ne fait l’objet d’aucun arrêté sanitaire et est dépourvu de dangers. Si la mauvaise saison laisse du temps pour ce travail, l’absence de ressources biaise quelque peu l’évaluation du lieu. Une première impression se vérifie donc souvent au moment des floraisons, comme le pointe Marc D., dans le Morvan :

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Toute la saison, je regarde, des fois je passe là. […] On s'aperçoit qu'il y a quelque chose d’intéressant au moment de la floraison d'acacia, donc on s'y tient, on va chercher, et puis on regarde. Je me balade. Des fois, je prends la moto, et je cherche. Et je dis : « tiens, là ça me plaît, cet endroit, ça me plaît ».

39Une fois repérée une situation a priori intéressante, il faut, insiste-t-il, prendre le temps de s’y « tenir » pour considérer les lieux et observer ce qui serait susceptible d’en affecter la qualité. C’est aussi l’occasion de s’assurer qu’il sera plaisant d’y travailler : « ici, dès que je lève la tête [d’une ruche] c’est beau ».

40Lorsque l’intérêt d’un lieu se confirme, l’enquête franchit une nouvelle étape : identifier son propriétaire. Le cadastre, les sites Internet font partie des ressources mobilisées, mais le bouche-à-oreille et l’interconnaissance sont également efficaces. Ces derniers renvoient à des réseaux personnels souvent denses dans la mesure où les apiculteurs rencontrés vivent, eux ou leurs familles, depuis longtemps sur place. Dans la commune de résidence, les liens sont donc plus à réactiver qu’à construire véritablement, comme le souligne Jérémie F., ce jeune apiculteur d’une trentaine d’années, au nord de Dijon. Enfant du pays, il a d’abord occupé plusieurs emplois dans la fonction publique territoriale, avant de devenir salarié apicole dans une grosse exploitation près d’Auxerre. À cette occasion, il a commencé à se constituer un petit cheptel et donc à rechercher quelques emplacements. Son installation en tant que professionnel l’a ensuite conduit à augmenter ses colonies et à mobiliser ses anciens réseaux pour implanter de nouveaux ruchers :

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je connaissais des gens qui sont propriétaires du terrain parce que j’étais chasseur, enfin je chassais avec eux, donc ils ont 12 hectares de friche, j’ai mis 40 ruches là-dedans.

42Pour les emplacements hors de portée des réseaux sociaux, le maire ou l’agriculteur du conseil municipal est l’interlocuteur incontournable. Les apiculteurs s’estiment généralement bien accueillis : « même si on ne connaît le propriétaire ni d’Ève ni d’Adam, neuf fois sur dix c’est oui. C’est là qu’on voit qu’on est quand même bien vus », constate l’un d’eux. La transaction relève souvent d’un simple arrangement oral ou d’un commodat [26] donnant lieu à un très attendu don de miel [27] : « C'était facile, je leur ai dit : “je donne un carton de miel tous les ans”. Le monsieur il m’a dit : “Ce ne sera pas une obligation. Ça nous fait plaisir de savoir qu'on a des abeilles chez nous”, se souvient cet apiculteur biologique du Morvan qui ne récolte pas le sapin. En zone de grandes cultures, la pollinisation – relevant d’un « service » – tient lieu de monnaie d’échange : « Tout ce qui va être agriculteur notamment pour sarrasin – tournesol, c’est coup double parce que eux, ça va les aider du point de vue de la pollinisation, mais ils savent que moi, je suis intéressé aussi, donc tout le monde s’y retrouve », estime Daniel P., un jeune apiculteur de l’Auxois, qui peine à stabiliser son cheptel :

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les emplacements, c'est pas le plus compliqué, le plus compliqué, c’est d’avoir les ruches à mettre dessus ! Parce que chaque année j’ai bien cinq six emplacements nouveaux que je pourrais obtenir si je voulais, mais bon… je n’ai pas les colonies à mettre dessus donc en général, je suis obligé de dire : « ben, non désolé ».

44Il ne faudrait toutefois pas en déduire que trouver des emplacements est toujours facile, ni qu’ils se valent tous. Parfois, les négociations sont âpres et longues, comme en témoignent les deux apiculteurs en GAEC du Morvan pourtant très bien implantés localement :

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Y’avait un emplacement qu’on voulait. C’était un vieux paysan, un vieux garçon. Lui ne voulait absolument pas, il avait été échaudé par quelqu’un qui n’avait pas donné de miel. Après j’ai dit de toute façon, il faut qu’on l’ait, il faut qu’on se démerde, mais on va y aller.

46Le travail de persuasion a été lui aussi acharné – trois visites auront été nécessaires – mais il a fini par porter ses fruits. Le jeu social est parfois si complexe que les tractations sont à rebondissement, comme l’indique ce professionnel à la retraite installé à une trentaine de kilomètres au nord de Dijon qui a été très actif dans le milieu apicole local :

47

J’en avais un [emplacement] et puis il y a un élevage de chiens qui s’est monté à côté cinquante mètres plus bas. Moi, j’étais en hauteur, les abeilles passaient au-dessus. Alors, il s’est plaint que les abeilles venaient boire dans les eaux des chiens et que c’était des chiens de race, tout ça. Ça gênait les chiens, et puis il y avait les chiasses, les chiasses d’abeille au printemps quand elles se vident. Alors le maire m’a écrit plusieurs fois et j’ai fini par le déménager. [...] Après ils se sont plaints parce qu’ils n'avaient plus de fruits, bon, le maire est venu me trouver, les agriculteurs sont venus me trouver : « il faudrait mettre des abeilles » qu’ils disent. Mais j’ai un autre problème parce qu’ils ont monté des élevages de poulets… Les abeilles vont boire dans les fientes de poulets.

48Entre source de nuisances et activité courtisée, il n’est pas toujours facile de se faire une place, et celle-ci est profondément ambivalente [Decourtye 2018a].

49Une fois dans la place, l’enjeu est bien de la garder – si toutefois elle convient, ce qui n’est pas toujours le cas. En effet, un emplacement qui semblait satisfaisant peut décevoir, comme l’explique Marc D., l’apiculteur biologique du Morvan :

50

Simplement des fois, ils ont un bon potentiel mellifère mais on s’aperçoit qu'ils sont trop humides, ou alors, au printemps quand on y va, on risque de s'embourber. Des fois, vous vous apercevez que ça prend un peu du vent du nord, et que le vent du nord pour les miellées, ce n’est pas très bon. Des petites choses comme ça.

51Mais pour autant qu’un rucher donne satisfaction, sa localisation n’est pas toujours assurée dans le temps.

Frictions et exclusions

52De nombreux évènements peuvent remettre en cause un rucher : un assolement différent, la construction d’une maison rendant caduque la distance légale avec le rucher, la coupe à blanc de forêts, d’importants travaux perturbant les abeilles ou encore l’installation d’un élevage industriel – les abeilles, allant boire dans les urines chargées d’antibiotiques. L’apiculteur ne cesse donc de surveiller son territoire, guettant des signes de changements afin d’anticiper au mieux un nécessaire déplacement du rucher. Il s’agit autant de trouver un autre lieu que de déménager les ruches dans de bonnes conditions pour les abeilles et l’apiculteur. Car, comme le souligne le jeune apiculteur de l’Auxois qui travaille seul, d’une part, c’est un gros travail : « S’il faut tout bouger fissa, c’est problématique car ça reste quand même de la manutention » – laquelle, selon la taille du rucher sera plus ou moins facile à caler en saison – et, d’autre part, c’est risqué : « Si c’est la belle saison, c’est faisable, mais si on est en plein hiver, on peut tuer tout le monde [toutes les abeilles] ».

53Un emplacement ne se négocie pas seulement entre l’apiculture et les autres activités agricoles mais également au sein même du monde apicole. Ainsi, sur un même territoire peuvent coexister des apiculteurs aux statuts, projets, pratiques et conceptions variés, qui doivent se partager une ressource mellifère d’autant plus convoitée qu’elle est rare à certains moments de l’année ou très valorisée, comme le sapin en transhumance. L’occupation d’un même territoire renvoie à des normes implicites liées au respect d’une distance minimale avec les autres. L’expert national à propos de ses ruchers placés dans le Morvan explique :

54

on évite de se mettre à touche-touche, c’est un peu délicat. Vous n’allez pas planter un rucher de 36 à côté d’un autre. […] Après ce n’est pas la mentalité de tous, il y en a qui disent : « ah lui, il fait du miel là, donc ça doit être un bon emplacement, on va venir à côté ». Mais il n’a pas compris que, de toute façon, on allait partager la galette en deux. 

55Le dialogue est souvent nécessaire. Ainsi, le jeune apiculteur du nord de Dijon qui est en train de s’agrandir, échange-t-il avec un collègue de façon à éviter le « surpâturage » :

56

au printemps pour le colza et l’acacia vu qu’il y a tellement de fleurs, ce n’est pas gênant, par contre, après, sur les miellées post-acacia, là c’est très compliqué parce qu’il y a peu de fleurs mais il y a des grosses ruches, donc potentiellement ça peut être compliqué. 

57En effet, en apiculture, partager, c’est diviser des ressources toujours incertaines. La notoriété d’un apiculteur est à ce titre ambivalente car elle se traduit souvent par l’arrivée de ruchers tiers à proximité des siens, sans entente préalable, à l’encontre donc des usages. De fait, le nouveau venu se doit donc de respecter les règles du milieu pour trouver lui-même sa place au sein même du monde apicole, où amateurs et professionnels se côtoient.

58Du point de vue de la ressource, la coexistence avec les amateurs n’est pas décrite comme problématique – pour le professionnel tout au moins (« un amateur qui a quelques ruches, ce n’est pas lui qui va nous faire de l’ombre, c’est plutôt nous », admet un professionnel). La question sanitaire inquiète bien davantage les professionnels. À cet égard, ces derniers ne redoutent pas plus les amateurs que certains professionnels aux pratiques jugées peu rigoureuses. La « pollution » génétique n’a, quant à elle, été évoquée que par cet expert national qui occupe seul le territoire, ce qui lui permet d’avoir des ruchers de fécondation et de maîtriser ainsi sa génétique.

59Le choix des emplacements des ruchers de transhumance repose sur la concertation au sein de réseaux affinitaires et d’interconnaissance très forts dans ce petit monde [28], permettant à chacun de trouver sa place. Ainsi, carte IGN en main, certains s’entendent sur leurs emplacements respectifs, se conseillent – ou se déconseillent – des lieux. D’autres, organisés en petits collectifs pérennes, transhument ensemble quelques-unes de leurs ruches. L’antériorité dans la place, qui va de pair avec l’expérience, donne à un apiculteur un rôle important dans ce qui relève d’une certaine mise en ordre du milieu apicole et dans son renouvellement. En effet, ses conseils aident les nouveaux venus à trouver leur place tout en participant de la transmission des normes de bonne conduite garantes d’une occupation à plusieurs du territoire, qui soit négociée, et par conséquent pacifiée, optimale et sécurisée pour tous. Mais parfois, la concertation est simplement impossible et aucun contrôle ne peut s’exercer, les ruches transhumantes étant déposées à la tombée de la nuit, l’apiculteur repartant tout aussi discrètement à l’aube le lendemain. C’est notamment le cas en ces temps de carences où le Morvan et l’Auxois attirent toutes les convoitises : « On a des camions de ruches qui viennent de partout du Sud de la France, de Lille, et qui sont posées pour l’acacia, et ça c’est ingérable », regrette un apiculteur. La nature même du lien entre apiculteurs et ressources apicoles, à la fois fort et faible, favorise d’autant ces sortes de braconnages et entorses aux usages, que le territoire est facilement appropriable et convoité [29].

60La construction du circuit des ruchers donne à voir la complexité d’un système apicole et de ses rationalités, multiples, variables d’un apiculteur à l’autre. Elle demande de l’anticipation et du temps (repérage, négociations, mise à l’épreuve des sites et ajustements des circuits), de l’observation et la maîtrise d’une diversité de savoirs (apidologie, botanique, agronomie, climatologie, pédologie), des savoirs être et savoir-faire avec les autres, passant par l’apprentissage des codes et des normes propres au milieu professionnel. Générant souvent des ajustements, elle demande assurément « endurance et inventivité » [30].

Conclusion

61La question des emplacements est une prise féconde pour rendre compte de la nature et de la place singulières de l’apiculture professionnelle dans le territoire dont cette première réflexion a commencé à explorer la complexité. Posée plus qu’enracinée, relevant d’une appropriation des ressources naturelles plus que de leur propriété, l’apiculture est foncièrement une affaire de liens aux autres et à la nature, qui se tissent autour des ruchers. L’analyse des appuis fonciers apicoles montre ainsi l’entrelacs des relations invisibles et complexes, nécessaires et multiples, souhaitées ou évitées, fortes et faibles à la fois entre l’abeille, l’apiculteur, les territoires qui « font ressources » et la diversité des autres, humains et non-humains qui les peuplent. Dans ce jeu territorial, en effet, une certaine économie de la nature s’imbrique, de façon subtile, dans une forme d’économie – ou de culture – des autres, faisant une large part à l’échange. Celle-ci se construit autour des idées d’abondance, de rareté, de perte, de coût, de don, d’aubaine. On y prend autant qu’on y est pris ; on prend mais il convient aussi de donner.

62Le choix d’un emplacement fait ressortir la variabilité des conceptions et des projets apicoles qui oriente la localisation des ruchers autant que les ressources naturelles peuvent le faire. Il constitue une sorte de boîte noire autour de laquelle s’agence une pluralité d’éléments et de paramètres, donnant lieu à une certaine variabilité des systèmes, dont cet article, loin d’en avoir épuisé la richesse et la complexité, a voulu en repérer certains. Dans tous les cas, la localisation des ruchers apparaît comme un réel travail par lequel l’apiculteur prend socialement et professionnellement place dans le territoire. L’analyse de ce travail revient à éclairer les paradoxes et l’ambivalence de l’apiculture. Cette dernière apparaît ainsi dépendante des autres et dotée d’exigences propres, mobile mais aspirant dans le même temps à une certaine stabilité. Elle est, par ailleurs, cadrée par le code rural tout en étant largement le produit d’arrangements de gré à gré. Enfin, située en plein cœur du territoire et dans ses interstices, elle est très exposée et en même temps fort discrète, relevant d’un entre-deux qui n’a de cesse de la caractériser. Alors que par bien des aspects l’apiculture affiche sa singularité par rapport aux autres activités agricoles et que sa place dépend aussi étroitement des autres tout en se cancérisant par une grande autonomie [Fortier et al 2019], on peut se demander jusqu’à quel point elle pourra se développer en se constituant en lieu propre, au sens de M. de Certeau [op. cit.], c’est-à-dire en faisant valoir un « vouloir et un pouvoir propres », dans un monde agricole où elle aspire dans le même temps à être reconnue comme « un secteur à part entière » [Decourtye 2018b].

Notes

  • [1]
    Voir le Plan de développement durable de l’apiculture, février 2012, ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt, Paris.
  • [2]
    Voir Devenir apiculteur professionnel. Le guide indispensable avant toute installation, Paris, ADA (Fédération nationale du réseau de développement apicole), 2016.
  • [3]
    Cette réflexion concerne les apiculteurs professionnels dans la mesure où ces derniers sont confrontés à des enjeux particulièrement forts en matière d’emplacements puisqu’ils doivent détenir au moins 200 ruches. Lors du dernier recensement agricole, les professionnels ne représentaient que 4 % des 40 000 apiculteurs français. En revanche, ils détenaient plus de la moitié des ruches. Voir l’Audit économique de la filière apicole française. Les synthèses de France Agrimer, septembre 2012, no 1 (<https://itsap.asso.fr/downloads/audit_de_la_fililiere_apicole_2012.pdf>).
  • [4]
    En 2016, la Bourgogne Franche-Comté se plaçait en sixième position pour la production de miel avec 2 543 tonnes sur les 27 736 tonnes produites en France (Observatoire de la production de miel et de gelée royale 2017). Elle comptait environ 80 professionnels pour 1 674 apiculteurs, essentiellement amateurs. Voir « Miel et produits de la ruche », in Diversifier ?, 2012, Centre d’étude et de ressource sur la diversification de Bourgogne, p. 369-377.
  • [5]
    Ils concernent dix professionnels en activité, deux apiculteurs pluriactifs (un homme et une femme) et trois professionnels à la retraite. Je les remercie pour l’accueil qu’ils m’ont réservé et le temps qu’ils m’ont accordé. Une partie des matériaux mobilisée dans cette réflexion a été collectée dans le cadre du projet Genobees (Métaprogramme Selgen-Inra).
  • [6]
    En Bourgogne, la distance à respecter est de 20 mètres de la voie publique et des propriétés voisines, sauf s’il s’agit d’établissements à caractère collectif. Dans ces cas, la distance est portée à 100 mètres.
  • [7]
    Les apiculteurs rencontrés évoquent spontanément les vols sans qu’aucun n’ait pour autant franchi le cap de la télésurveillance.
  • [8]
    On compte environ 5 m2 par ruche. Cette petitesse est relative comparée aux autres types de parcellaire agricole et à l’emprise territoriale de l’abeille.
  • [9]
    La déclaration des ruches et des emplacements est toutefois obligatoire dès lors qu’ils sont éloignés du domicile de l’apiculteur, mais le formulaire ne mentionne que la commune où se situe le rucher. Par ailleurs, le numéro de l’apiculteur (NAPI) doit être visible.
  • [10]
    Voir H. Guerriat, Être performant en apiculture. Comprendre ses abeilles et les élever en harmonie avec la nature, Daussois, Hozro Éditions, 2017 (1996), p. 137.
  • [11]
    Cette expression n’est pas sans faire écho aux « grandes marées » ; elle traduit toute l’abondance et l’économie de la nature très singulière en apiculture.
  • [12]
    Concernant la complexité écologique des milieux apicoles, on se référera notamment aux travaux de É. Maire et D. Laffly [2015] ainsi qu’à ceux dirigés par A. Decourtye [2018b].
  • [13]
    S’appuyant également sur les travaux de A. Berque, J. M. Sorba et ses co-auteurs [2016] analysent la construction de la valeur du maquis corse en proposant la notion de « milieu-ressource ».
  • [14]
    Le cahier des charges exige que, dans un rayon de trois kilomètres autour des emplacements, les sources de nectar et de pollen soient essentiellement constituées de cultures biologiques, et/ou d’une flore spontanée, et/ou de cultures traitées au moyen de méthodes ayant une faible incidence sur l’environnement (règlement européen CE889/2008 et 834/2007).
  • [15]
    Il est intéressant de noter que dans la vente au détail et comme en viticulture, le nom – et la réputation – de l’apiculteur accompagnent et précèdent le produit.
  • [16]
    Une hausse est un étage supplémentaire que l'apiculteur ajoute sur le corps de ruche et dans lequel les abeilles vont emmagasiner le miel.
  • [17]
    Un parasite très problématique en apiculture qui se fixe sur le corps des abeilles.
  • [18]
    Le miel de sapin est en fait un miellat, récolté par les abeilles mais excrété par les pucerons qui ingèrent la sève de l’arbre.
  • [19]
    Les apiculteurs évoquent d’ailleurs spontanément l’agriculture locale, rappelant par exemple que l’abondance de l’acacia (Robinia pseudoacacia) est liée à l’exploitation de ce bois par les paysans qui en faisaient des pieux.
  • [20]
    Sur l’intérêt apicole des arbres, on se référera à l’article de Sylvie Guillerme et de ses co-auteurs [2015].
  • [21]
    Les problèmes d’intoxication, qui ne peuvent être abordés dans le cadre de cet article, sont bien sûr présents. Voir dans ce volume l’article de M. Aureille.
  • [22]
    Selon leur fonction, ruches et ruchers n’ont pas le même statut, ni par conséquent les mêmes besoins : rucher de fécondation, ruches d’élevage de reines, ruchers de production de miel, rucher infirmerie, ruchers pour la production d’essaims, etc.
  • [23]
    Les Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural régulent l’accès au foncier, notamment agricole. Ils jouent le rôle d’arbitre dans les projets d’acquisition foncière.
  • [24]
    Ce passage par la pluriactivité s’observe d’une façon générale en apiculture professionnelle [Aulanier et Ferrus 2018].
  • [25]
    Voir H. Guerriat, Être performant en apiculture…, p. 81.
  • [26]
    Mise à disposition gratuite d’un bien agricole pour usage.
  • [27]
    Le don de miel est une très ancienne pratique. Le loyer est fonction du nombre de ruches : « Pour un rucher de vint-cinq, trente ruches on donne huit kg de miel par an et si c’est plus, on a plus un gros rucher (cinquante-soixante ruches), là-bas on donne davantage, 150 € », estime un apiculteur.
  • [28]
    Le monde apicole est non seulement très petit mais fortement structuré notamment autour des groupements de défense sanitaire apicole (GDSA), des syndicats et, ici, de l’Association de développement apicole de Bourgogne Franche-Comté (ADABF), lieux importants de sociabilité.
  • [29]
    Cette situation singulière fait écho à ce qu'Agnès Fortier [1991] a observé avec la tenderie aux grives dans les Ardennes.
  • [30]
    Voir, Devenir apiculteur professionnel. Le guide indispensable avant toute installation, 2016, Ada (Fédération nationale du réseau de développement apicole), Paris, p. 82.
Français

L’implantation des ruchers en apiculture professionnelle

Souvent décrits comme des « agriculteurs sans terre », les apiculteurs professionnels entretiennent un lien complexe et étroit avec le territoire, qu’ils investissent à travers leurs ruchers. S’intéresser à l’emplacement de ces derniers ne permet pas seulement de rendre visibles les principes territoriaux de l’apiculture professionnelle et ses rationalités, renvoyant à des systèmes d’une grande complexité. À partir d’une enquête sociologique conduite en Bourgogne auprès d’apiculteurs professionnels diversement expérimentés, cet article contribue également à comprendre la place forte et fragile, incertaine et singulière que cette activité doit négocier dans ses rapports aux autres et aux milieux.

  • agriculture
  • travail
  • Bourgogne
  • apiculteur professionnel
  • emplacement
  • espace rural
  • incertitudes
  • rucher
    • Aulanier Félicie et Cécile Ferrus, 2018, « L’apiculture professionnelle : aspects technico-économiques des exploitations », in A. Decourtye (dir.), Les abeilles, des ouvrières à protéger. Paris, France Agricole/Acta Édition (« AgriProduction ») : 74-98.
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Lucie Dupré
anthropologue, chargée de recherche, Inrae, Centre d’économie et de sociologie appliquée à l’agriculture et aux espaces ruraux (UMR 1041), Dijon
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/02/2021
https://doi.org/10.4000/etudesrurales.23448
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