CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1L’apparition de savoirs créés par des « profanes » dans le cadre des controverses sanitaires et environnementales à partir des années 1980 a fait l’objet d’une attention particulière au sein de la sociologie des sciences et des techniques [Salman et Topçu 2015]. La politisation de la production scientifique par les mobilisations de « profanes » [Epstein 1998] a été analysée comme un facteur favorisant l’émergence de formes plus participatives et collégiales d’expertise scientifique et de décision politique, associées à un renouveau démocratique [Wynne 1996 ; Barthe et al. 2014]. Selon cette perspective, la dimension agonistique des controverses apparaît « essentielle à la constitution démocratique des problèmes publics » [Debaz 2017 : 165]. D’autres approches ont, elles, mis en lumière la collusion au sommet des institutions de gestion des risques qui permet à des groupes d’intérêts de « maintenir la controverse vivante » et de « produire du doute » afin d’éviter la mise en place de réglementations contraignantes [Oreskes et Conway 201].

La controverse apicole débute suite à des intoxications massives d'abeilles sur des champs de tournesols traités avec l'insecticide Gaucho.

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La controverse apicole débute suite à des intoxications massives d'abeilles sur des champs de tournesols traités avec l'insecticide Gaucho.

Photo : A. Atanasov/Pexels.

2Dans la lignée des travaux d’Evans Pritchard [1994] sur « l’amnésie structurelle » ou de ceux de Mary Douglas [1966, 1986] sur le rôle du tabou et de l’oubli [1], des travaux récents cherchent à complexifier ces deux approches en interrogeant la « construction sociale de l’ignorance » dans les institutions [Rayner 2012]. Ils considèrent que l’ignorance peut être construite et entretenue, de manière intentionnelle ou non, pour maintenir un ordre social ou politique sur lequel reposent les institutions. Les « savoirs inconfortables » qui menacent cet ordre sont alors écartés [idem]. F. Dedieu, et ses co-auteurs [2015] ont ainsi montré comment l’organisation institutionnelle de la sous-déclaration des problèmes de santé liés aux pesticides permettait de maintenir un compromis politique – la politique d’usage contrôlé des pesticides – sur lequel repose le système agricole français depuis les années 1940. La faible prise en compte scientifique et institutionnelle des effets des pesticides ne saurait être simplement imputée à la nature complexe de leurs modes d’action sur l’environnement et la santé ou à une volonté intentionnelle de masquer leurs effets [Jouzel et Dedieu 2013]. Elle s’explique davantage par « l’incompatibilité entre les formats routiniers de l’évaluation des risques » et la prise en compte de données scientifiques, laquelle entraîne une « forme d’ignorance » « organisée » ou « institutionnalisée » [Jouzel 2019 : 17-18].

3Dans le prolongement de ces approches, cet article s’intéresse à la production de savoirs par des apiculteurs professionnels dans le cadre de la controverse autour de la responsabilité des insecticides systémiques [2] dans les mortalités anormales d’abeilles. Il décrit les interactions entre cette production de « savoirs inconfortables » par des « experts profanes », leur domestication [Dedieu et Jouzel 2015] par des services du ministère de l’Agriculture et ses conséquences pour les apiculteurs professionnels dont l’activité dépend de l’issue de la controverse.

4Dès le début de cette dernière, les apiculteurs affectés documentent les cas de mortalités anormales et travaillent au sein d’une coordination nationale de syndicats apicoles à la rédaction de synthèses des données scientifiques disponibles [3]. La controverse bénéficie vite d’une forte médiatisation [Delanoë et Galam 2014] ce qui contribue à mettre à l’agenda le problème public des pesticides [Chateauraynaud et Debaz 2017]. Dans les années 2000, la responsabilité des insecticides systémiques semble se confirmer. L’utilisation des deux principaux incriminés, le Gaucho et le Régent, fait l’objet de moratoires sur les plantes visitées par les abeilles. Pourtant la clôture du dossier est sans cesse déplacée au motif de la recherche de preuves tangibles [Chateauraynaud 2014]. De nouveaux insecticides néonicotinoïdes sont mis sur le marché, et les mortalités d’abeilles continuent. Des apiculteurs professionnels font alors le choix d’investir des structures conçues comme « techniques » et « apolitiques », les associations de développement apicole (ADA) pour mettre en place des expérimentations et mener leurs propres recherches.

5Quel est l’impact de la production de « savoirs inconfortables » au sein de ces Ada sur la problématisation de la question des mortalités d’abeilles et sur l’encadrement de la filière apicole par le ministère de l’Agriculture et de l’Alimentation (MAA)?

6À travers les interactions entre ces apiculteurs professionnels et le ministère, qui orchestre la gestion de la controverse, je montrerai que les premiers répondent à trois types d’attitude venant du second, à savoir le déni, la disqualification et la diversion [Rayner op. cit.]. Dans un premier temps, j'expliquerai que la mise en place d’expérimentations au sein des ADA s’organise comme une réponse à la gestion locale et nationale de la controverse par le ministère, perçue par les apiculteurs comme un déni des hypothèses qu’ils avancent. Je restituerai ensuite la manière dont la disqualification des résultats produits au sein des ADA conduit les apiculteurs à former de nouvelles alliances avec des scientifiques et à contester le paradigme toxicologique qui fonde l’évaluation des risques chimiques. Enfin j’analyserai comment la problématisation en termes de « multifactorialité » permet aux agents du ministère d’écarter les apiculteurs des dispositifs de production scientifique tout en justifiant une reprise en charge de la filière apicole par leur administration, ce qui leur permet de faire diversion et de mettre à distance la problématique des insecticides systémiques.

7Une importante partie de l’enquête a été réalisée entre juin et août 2013 dans le cadre d’un stage au sein du MAA, auprès des responsables du plan de développement durable de l’apiculture (PDDA). J’étais alors chargée de la rédaction d’un rapport sur les modes d’action, d’organisation et de financement des ADA, à un moment où les hauts fonctionnaires de la direction générale de l'alimentation (DGAL) et de France Agrimer [4], en charge du plan, disposaient de peu d’informations sur les structures professionnelles apicoles, lesquelles se sont développées en dehors du système de cogestion agricole. J’ai conduit des entretiens semi-directifs auprès des apiculteurs professionnels membres du conseil d'administration des dix-sept ADA [5]incluses dans l’enquête, et dans la plupart des cas de leurs techniciens salariés. Ces entretiens, non enregistrés, ont été réalisés au cours de déplacements en région pour cinq de ces structures et par téléphone pour les douze autres. Ces données ont par ailleurs été complétées par l’accès à des documents internes aux ADA (bilans, rapports financiers, comptes rendus des contrats de plan État-région, lettres d'information…). Par la suite, cinq entretiens enregistrés et transcrits ont été réalisés en janvier 2014 auprès de techniciens et d’apiculteurs ayant cumulé des responsabilités au sein d’ADA et des principaux syndicats d’apiculteurs (Fédération française des apiculteurs professionnels, Syndicat des producteurs de miel français, Confédération paysanne et Union nationale de l’apiculture française) ou des instances de consultation de niveau national. Enfin, j’ai effectué quatre visites d’exploitation et quatre observations ethnographiques (réunions d’un syndicat apicole départemental, rencontres d’un collectif apicole d’insémination artificielle) [6].

Produire des savoirs inconfortables face au « déni »

8La gestion des mortalités spectaculaires d’abeilles par les services du ministère de l’Agriculture est tout d’abord perçue par les apiculteurs professionnels affectés comme un déni de leurs hypothèses mettant en cause la responsabilité des nouveaux insecticides neurotoxiques, c’est-à-dire le refus de reconnaître et de prendre en compte ces informations [idem]. Paradoxalement, cette perception d’un « déni » initial incite les apiculteurs à conduire leurs propres expérimentations grâce auxquelles ils peuvent valoriser et formaliser leurs savoirs d’usages.

Les procédures routinisées de suivi des intoxications

9L’expression du « déni » prend forme sous des configurations multiples. Dans un premier temps, elle se manifeste dans le cadre d’interactions entre les apiculteurs professionnels affectés par les mortalités et les services déconcentrés du ministère, à savoir la direction départementale de la santé vétérinaire (DSV) et le service régional de protection des végétaux (SRPV), dont ils dépendent en cas de sinistre [7].

10Dans la région Midi-Pyrénées, les apiculteurs professionnels commencent à expérimenter l’effondrement de leurs colonies d’abeille à partir de 1997. Mais, depuis 1994, des informations circulent dans les réseaux syndicaux et d’interconnaissance au sujet de phénomènes de mortalité massive en Vendée et en Charente. En 1998, les apiculteurs situés dans des régions de grande culture en Haute-Garonne, dans le Gers et l’Ariège constatent l’effondrement de leurs ruchers placés sur les champs de tournesols, une chute importante de la production de miel et l’augmentation du taux de mortalité hivernale qui passe l’hiver suivant de 5 à plus de 20 % [8]. Ce phénomène spectaculaire, caractérisé par des tapis d’abeilles mortes et des hausses vides [9], conduit les apiculteurs à saisir les services de l’État. La déclaration du sinistre est routinisée, dans le cadre de la politique d’usage contrôlé des produits phytosanitaires, mise en place depuis les années 1950, et déclenche une enquête conjointe de la direction départementale de la santé vétérinaire et du service régional de protection des végétaux. Au vu de l’ampleur du phénomène, les apiculteurs obtiennent, à l’automne 1998, une réunion avec les responsables de ces services et ceux de la chambre d’agriculture. À partir d’échanges avec leurs voisins agriculteurs et avec des collègues touchés en Vendée, les apiculteurs avancent l’hypothèse d’une intoxication à base de Gaucho (imidaclopride) ou de Régent (fipronil), de nouveaux insecticides systémiques utilisés de manière préventive dans l’enrobage des semences. Le principe actif, neurotoxique pour les insectes, imprégnerait l’ensemble de la plante au cours de sa croissance y compris les fleurs de tournesol que les abeilles butinent. Jean S., qui a perdu plusieurs dizaines de ruchers, explique :

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On soulève l'hypothèse Gaucho. Ils disent : « oui, mais en Midi-Pyrénées c'est 5 % des parcelles, c'est pas possible ». Et un collègue qui dit : « et Régent ? […] L'ancien directeur de la protection des végétaux, en s'adressant au [directeur de la] DSV, dit « non, on connaît bien cette molécule, elle est très employée, il n'y a aucun problème ». Nous, on est apiculteurs, pas toxicologues [rires]. On se dit, bon, pourquoi pas... on en est un peu troublés.

12Des enquêtes de suivi « post-homologation » sont lancées et des réseaux de surveillance mis en place au sein de différents services du ministère pour assurer le suivi de ces mortalités. Les apiculteurs et les techniciens des ADA dénoncent le manque de transparence des résultats de ces enquêtes et des dispositifs de suivi opaques qui écartent de nombreux signalements pour des motifs qui leur paraissent injustifiés. De leur côté, les firmes Bayer et BASF, qui commercialisent le Gaucho et le Régent, nient la responsabilité de leurs produits [10].

13Au début des années 2000, les apiculteurs professionnels créent ou s’impliquent dans les associations de développement apicoles (ADA). Cette période est marquée par un éclatement de la représentation syndicale apicole liée à de fortes divergences sur l’attitude à adopter vis-à-vis du ministère. Afin de dépasser ces tensions, les ADA se constituent comme des structures régionales d’appui technique qui se veulent apolitiques. Financées en majorité par les conseils régionaux et départementaux, elles sont en capacité d’embaucher des salariés, d’organiser un suivi de la mortalité des ruchers de leurs adhérents [11] et de financer des expérimentations, tout en étant autonomes par rapport aux institutions agricoles. Ces données sont produites pour appuyer leurs hypothèses d’intoxication, dans le cadre d’échanges asymétriques avec la direction départementale de la santé vétérinaire et le service régional de protection des végétaux, chargés du suivi des mortalités. Il s’agit aussi de faire remonter des informations fiables sur les mortalités aiguës et chroniques au niveau national et de tester des hypothèses sur les différentes modalités de contaminations des colonies d’abeilles par les insecticides néonicotinoïdes.

Des expérimentations « de plein air »

14Les techniciens et les ingénieurs agronomes, qui coordonnent les expérimentations au sein des ADA, ne connaissent pas ou peu l’apiculture au moment de leur recrutement. Les apiculteurs jouent donc un rôle central dans l’élaboration et la conduite des protocoles expérimentaux mis en place. La capacité des apiculteurs à produire des données et le choix de mener leurs propres expérimentations sont liés à la fois à l’histoire de la structuration autonome de la filière, aux trajectoires professionnelles de certains d’entre eux et à la manière dont ils conçoivent leur métier.

15Beaucoup d’entre eux s’installent, en effet, à la suite d’une reconversion professionnelle. Il y a aussi bien des apiculteurs installés depuis leur entrée dans la vie active que des cadres de l’industrie ou d’anciens chercheurs, qui mobilisent des « savoirs professionnels diffus » [Sintomer 2008 : 122], notamment des connaissances et des compétences scientifiques acquises lors de leurs expériences professionnelles antérieures. Ces savoir-faire et ces dispositions sociales particulières facilitent la revendication initiale d’une expertise propre.

16Les expérimentations sont pensées comme un prolongement du métier d’apiculteur. L’apiculture est avant tout une passion qui repose sur des savoirs d’usage [Sintomer op. cit.]. Elle est perçue comme une activité peu standardisée. Les apiculteurs revendiquent l’existence d’une diversité de pratiques et la nécessité d’expérimenter constamment pour s’adapter à des environnements singuliers. La réussite est, selon les professionnels interrogés, très dépendante des capacités d'observation, de réflexivité et d’expérimentation de chacun. Leur « connivence avec le milieu » [Fortier et al. 2019 : 9] et l’expérience accumulée leur permet de gérer au mieux l’incertitude liée aux contingences météorologiques et au comportement des colonies. En effet, l’apiculture tient davantage de l’« action indirecte positive » [Haudricourt 1962] qui vise à créer les conditions de développement des colonies, que d’une pratique interventionniste de l’élevage. La domestication des colonies d’abeilles reste relative puisque l’apiculteur ne contrôle que partiellement leur reproduction et leur alimentation [12] [Tétart 2001].

17La mise en place de protocoles d’expérimentation collectifs au sein des ADA s’inscrit dans le prolongement d'une quête individuelle de perfectionnement de la pratique apicole qui passe par la compréhension du milieu et donc des pratiques agricoles.

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Moi j'ai des gens vraiment qui sont très critiques […]. J'en ai un qui m’appelle à chaque homologation : « Alors là, […] il y a un truc qui vient d’être homologué sur vigne, dérivé du thiamétoxam [13]. Sauf que le problème c'est qu'ils font des pièges à azote avec du trèfle blanc en ensemençant les inter-rangs et souvent ce trèfle blanc n’est pas fauché. Du coup, les abeilles, elles ne viennent pas sur vignes parce qu’elles n’ont rien à trouver, mais elles viennent sur ce trèfle blanc. Donc, quand tu as des pulvé à base de thiamétoxam, elles se prennent un pet. » Tu vois, le mec il vient, il t'explique tout ça. Moi, le trèfle blanc, ça fait longtemps que j'avais oublié que c’était un piège à azote [rires]. Tu as plein de gens comme ça qui sont vachement éclairés, qui se tiennent au courant, qui cherchent à savoir avant d'incriminer. [Florence B., technicienne apicole, janvier 2014]

19Au moins six ADA ont mené des expérimentations, visant explicitement à déterminer le rôle des insecticides systémiques sur les colonies et à tester les hypothèses émises par les apiculteurs à partir de leurs observations de terrain.

20Au moment de cette enquête, en 2013, six substances actives d’insecticides systémiques utilisées dans de nombreux produits sont mises en cause dans les mortalités d’abeilles [14]. Certaines de ces substances font l’objet de moratoires temporaires sur les plantes visitées par les abeilles comme le tournesol, le colza où le maïs, mais continuent d’être utilisées dans l'enrobage de semences de céréales d’hiver. De plus, leur usage se généralise progressivement au traitement des cultures maraîchères et fruitières, ou encore pour la désinsectisation des bâtiments d'élevage et le déparasitage des troupeaux. Ces usages sont considérés sans danger pour les abeilles car celles-ci ne sont pas en contact direct avec les produits. Cependant les apiculteurs constatent la persistance des phénomènes de dépopulation des colonies au cours de la saison, ainsi qu’une augmentation significative des « pertes hivernales », qui passent de 5 à 10 % dans les années 1980, à une moyenne de 18,4 % [15]en 2013, avec des pics à 30 % en région Centre et Midi-Pyrénées [16].

21Pour les apiculteurs et les techniciens rencontrés pour cette enquête, il s’agit de mettre en lumière des modes de contaminations indirectes liés à la forte rémanence des insecticides dans le sol, la contamination des milieux aériens et aquatiques et les effets chroniques à long terme de l’exposition à de faibles doses. Constatant une recrudescence des mortalités d’abeilles à partir de 2009 sur la miellée de tournesol, l'ADA Midi-Pyrénées (ADAM) mène ainsi des expérimentations sur l’impact des poussières de moisson de céréales dont les semences sont enrobées de Gaucho. En effet, le butinage des champs de tournesols a lieu à la même période que les moissons de blé ou d’orge. Il s’agit alors de tester l’hypothèse d’une possible contamination des ruchers à travers les poussières de moissons de céréales venues des champs attenants.

22Les expérimentations menées au sein des ADA contribuent à questionner la thèse de l’accident ou de « mauvaises pratiques » des agriculteurs, fréquemment avancées lorsque des intoxications sont reconnues. Elles participent à la remise en cause des autorisations de mise sur le marché des insecticides systémiques et argumentent en faveur d’une interdiction de toute la famille de produits, au lieu du seul moratoire ou de l’interdiction ponctuelle d’un produit sur les plantes mellifères. Ces données et les conclusions qu’en tirent les apiculteurs mobilisés sont inconfortables pour le ministère de l’Agriculture car elles remettent en cause la possibilité d’un usage contrôlé de la famille de produits la plus utilisée dans l’agriculture (30 % du marché des insecticides) [Simon-Delso et al. 2015].

Disqualification de la science de plein air et critiques épistémologiques

23La deuxième réponse aux « savoirs inconfortables » produits par les apiculteurs est la disqualification. L’existence de l’information est reconnue mais est écartée au motif qu’elle est erronée ou non pertinente [Rayner op. cit. : 113]. Cette disqualification ouvre la voie à une remise en cause épistémologique des modalités d’évaluation des risques chimiques en agriculture, qui émerge des frictions entre les protocoles de recherche portés par les évaluateurs des agences sanitaires, les chercheurs et les apiculteurs.

La nécessité politique d’avoir des certitudes scientifiques

24Les résultats des expérimentations et des enquêtes de suivi des mortalités réalisées par les apiculteurs sont utilisés dans des débats techniques avec les services de l’État, mais aussi avec les salariés des chambres d'agriculture ou les responsables du syndicat agricole majoritaire, la FNSEA [17]. Les ADA mènent des actions de sensibilisation auprès des conseillers agricoles et des agriculteurs. Les techniciens estiment qu’ils trouvent généralement une écoute attentive au niveau local tant que le problème est abordé d’un point de vue technique. Néanmoins, lorsqu’ils cherchent à faire reconnaître la validité de ces résultats par des instances nationales, celles-ci refusent d’y voir des preuves de la toxicité des insecticides systémiques.

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En Midi-Pyrénées, […] on avait mis en place, avec des moyens très limités, un protocole d'observation [sur tournesol] qui tenait la route, qui avait été validé et personne ne l'avait remis en cause. Quand on l'a présenté à ce qui s'appelait à l’époque la Comtox, la commission des toxiques à Paris, tout était bon, sauf qu’on nous a dit qu’on ne maîtrisait pas tous les paramètres. On a fait ça en plein champs, on ne pouvait pas affirmer que cette dégradation du comportement qui apparaissait était liée à l'usage du fipronil. […] Le problème c'est que nous, on a les ruches sur le terrain, on les a pas en laboratoire. [Jacques M., apiculteur professionnel, janvier 2014]

26La complexité des interactions environnementales et l’impossibilité de contrôler l’ensemble des variables dans des études « en plein champ » ne permettent pas, selon les services de l’État, d’imputer la responsabilité des insecticides systémiques. Cette objection renvoie à des débats scientifiques de fond mais aussi, pour les responsables du ministère de l’Agriculture qui animent la Comtox, à des préoccupations administratives et juridiques plus prosaïques. En effet, les insecticides incriminés ont reçu des autorisations de mises sur le marché (AMM) délivrées par la direction générale de l’alimentation sur la base d’une procédure réglementaire d’évaluation de données standardisées fournies par les industriels. Cette évaluation repose sur le paradigme de la toxicologie qui cherche à établir, en laboratoire, une dose létale et une dose à laquelle le produit peut être utilisé sans risque [Dedieu et Jouzel op. cit. ; Maxim et Van der Sluijs 2007]. Cette procédure est réalisée par un service en sous-effectif par rapport au nombre de demandes à traiter. Ce travail ne peut ainsi s’effectuer « qu’en s’en remettant à des routines qui [lui] épargnent d’avoir à réaliser des mesures expérimentales systématiques » [Jouzel op. cit. : 237]. Une fois l’AMM délivrée, il est nécessaire d’avoir des « certitudes scientifiques » pour interdire un produit, sans quoi la décision sera annulée par un recours des firmes devant le tribunal administratif [18]. En effet, les industriels attaquent l’État français en justice de manière systématique lorsqu’un moratoire est prononcé sur l’un des insecticides néonicotinoïdes.

La remise en cause du paradigme toxicologique

27La disqualification des résultats produits par les ADA les conduit à développer des alliances avec des laboratoires de recherche. Si les résultats des scientifiques pèsent plus que les leurs dans la « lutte pour la crédibilité » [Epstein op. cit.] qui s’engage avec l’État, les firmes et les agences d’évaluation, c’est aussi parce que leurs protocoles de recherche sont plus compatibles avec le paradigme toxicologique utilisé dans l’évaluation des risques.

28En reprenant la dichotomie proposée par Y. Barthe, M. Callon et P. Lascoumes [2014], la coopération des apiculteurs avec les scientifiques cherche à articuler une « recherche de plein air » conduite par les apiculteurs et les techniciens des ADA, à partir des conditions réelles de butinage des abeilles dans l’environnement, pour mettre en lumière des indices convergents, avec la « recherche confinée ». Celle-ci cherche à mettre en lumière des relations de causalité en isolant des paramètres au moyen de processus d’abstraction et de simplification de la complexité des interactions dans lesquelles sont prises les colonies d’abeilles.

29Cette logique « de réduction et de transport » est remise en cause par les apiculteurs impliqués dans les expérimentations :

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Le test qui est très en vogue c'est que tu mets une abeille dans un tube de contention, et avec une goutte de sirop sucré, on la dresse à tirer la langue. Après on ajoute le produit qui peut l’affecter et on déduit que si elle continue de tirer la langue, c’est que le comportement n'est pas affecté. Bon c'est partiellement vrai […]. Mais est-ce que cette abeille est capable de pomper ce sucre qui est dans un tube de contention ? Mon collègue [le scientifique] me disait : « la tête nous suffit […], on s’intéresse à ce qui se passe dans le cerveau ». […] Est-ce que du simple fait qu'elle est capable de tirer la langue, on peut en déduire qu'elle est capable de voler, de communiquer ? Donc là-dessus on n’est pas d'accord, y a trop de mécanismes nerveux, trop de connexions qui sont mises en relation pour pouvoir s'appuyer uniquement sur ça. Ce sont des abeilles qu'on fait naître in vitro. On est loin de l'abeille qui va être née dans une ruche sur le terrain, qui a déjà suivi un traitement sur colza, un fongicide, un insecticide et des hormones sur le blé. On est loin de la réalité du terrain. [Jean S., apiculteur professionnel, janvier 2014]

31Ces critiques ne se traduisent pas pour autant par un rejet de la « recherche confinée ». Les ADA problématisent leurs protocoles expérimentaux et interprètent leurs résultats sur la base d’une revue approfondie de la littérature scientifique existante. Leur expertise est fondée sur leur capacité à faire dialoguer les résultats existants de la recherche scientifique avec les observations de terrain des apiculteurs, le recensement des cas de mortalités anormales, et leurs expérimentations.

32Ce dialogue est progressivement formalisé au sein de projets de recherche collectifs qui se rejoignent dans une critique des procédures d’évaluation des risques fondées sur le paradigme toxicologique. En effet, outre leur durée très courte, ces tests ne sont pas à même de prendre en compte les effets chroniques et sublétaux liés à la rémanence des insecticides systémiques dans les sols ou aux synergies avec d’autres produits utilisés dans les traitements (effets cocktails) [19] [Decourtye et al. 2013 ; Maxim et Van der Sluijs 2007].

33En région PACA, par exemple, Mickaël Henri, écologue de l’unité de recherche Abeille et Environnement à l’Inra d’Avignon coordonne, en partenariat notamment avec l’ADA Provence, des expérimentations visant à étudier le phénomène de non-retour à la ruche lors de traitements de colza avec du Cruiser OSR (thiamétoxam) en apposant des puces RFID sur les abeilles, et à les mettre en relation avec les effets sublétaux de cette substance observés en laboratoire [Henry et al. 2012, 2015]. L’étude de son équipe, publiée en 2012, conduit à une réévaluation, au niveau européen, des insecticides néonicotinoïdes. En 2013, l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) enjoint la Commission européenne de suspendre l’usage de ces produits et conclut, en 2018, qu’ils sont toxiques pour les hyménoptères [20].

34La temporalité propre à l’administration scientifique de la preuve et à l’obtention de certitudes reconnues par les agences d’évaluation et le pouvoir politique se heurte cependant aux besoins des apiculteurs qui cherchent à endiguer à court terme les mortalités massives qui mettent en péril leur activité. Elle ouvre aussi la voie à l’émergence d’explications alternatives du phénomène en termes de « multifactorialité » qui permet d’entretenir le doute sur la cause principale de ces mortalités.

Diversions et usages politiques des savoirs inconfortables

35La troisième manière de gérer les « savoirs inconfortables » produits dans le cadre de la controverse est la diversion par la création d’une activité ou d’un nouveau cadrage qui distrait l’attention du problème [Rayner op. cit. : 113]. La diversion se présente d’abord sous la forme d’une problématisation de la crise des mortalités en termes de « multifactorialité des causes ». Ce nouveau cadrage impose le recours à l’épidémiologie, un instrument qui marginalise les apiculteurs. Enfin, la priorité accordée par le ministère de l’Agriculture à l’objectif de « structurer la filière », alors que les apiculteurs attendent des gestes forts sur les mortalités, est perçue comme une tentative de contrôler leur capacité à produire des « savoirs inconfortables ».

« Le problème est ailleurs »

36L’argument de la « multifactorialité » véhicule une problématisation alternative [Barthe 2003] du phénomène des mortalités anormales d’abeilles, qui est portée, notamment, par les représentants de Bayer, l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (AFSSA) et certains hauts fonctionnaires du ministère de l’Agriculture. Pour expliquer la persistance des mortalités, ils avancent la responsabilité de maladies ou de parasites comme le varroa, un acarien apparu en Europe au début des années 1980. Ils remettent également en cause les « bonnes pratiques » des apiculteurs ou la diminution des plantes mellifères dans les zones agricoles. La requalification du phénomène en « multifactorialité » repose sur un quiproquo au sujet des référentiels spatiaux et temporels des mortalités et sur des imprécisions tendant à minimiser l’impact des insecticides systémiques voire à les mettre hors de cause [Maxim et Van der Sluijs 2010].

37De leur côté, les apiculteurs professionnels ne nient pas l’existence de différents facteurs de mortalité. Néanmoins, ils contestent que l’impact des pesticides soit relativisé [Chateauraynaud et Debaz op. cit. : 343] au profit de facteurs qui, selon eux, ne sont pas nouveaux. De fait, le varroa apparaît en France dans les années 1980, et les apiculteurs soulignent qu’ils avaient réussi à s’en accommoder jusqu’à l’arrivée des insecticides systémiques. Les recherches conduites par les scientifiques, les techniciens et les apiculteurs des ADA [21] font l’hypothèse qu’il existe des synergies entre ces insecticides et la présence de maladies ou de parasites dans les ruches tout en démontrant que l’intoxication aiguë ou chronique des colonies reste la cause principale des mortalités.

Le non-retour à la ruche est un des principaux effets sublétaux des insecticides néonicotinoïdes.

Figure 1

Le non-retour à la ruche est un des principaux effets sublétaux des insecticides néonicotinoïdes.

Photo : S. Jutzeler/Pixabay.

38La reproblématisation en termes de multifactorialité entraîne un déplacement du « point de passage obligé » [Callon 1986 : 184], autrement dit modifie la question à laquelle tous les acteurs doivent répondre. La formulation de la question glisse de « comment les insecticides systémiques affectent les abeilles ? » vers « comment expliquer la mort des abeilles ? ». Dans la première configuration, l'attention porte sur les matières actives des produits neurotoxiques (imidaclopride, fipronil) et, plus tard, sur l'ensemble des néonicotinoïdes. Dans la deuxième, on élargit la focale à la mortalité des abeilles en général [Delanoë et Galam op. cit. : 94], soit un phénomène beaucoup plus large et moins scandaleux en apparence, puisque la mortalité des colonies d'abeilles est un phénomène « naturel » (5 à 10 % des colonies ne passent pas l'hiver « en temps normal »). Ainsi, à partir de 2007, la thèse de la « multifactorialité » est plus relayée dans les médias que celle incriminant les insecticides systémiques [idem] et circonscrit les résultats des apiculteurs à un propos non généralisable, tandis que le débat est déplacé sur l'aspect universel des causes de mortalité. Ce nouveau cadrage justifie donc le recours à une approche globale, l’épidémiologie, un mode d’objectivation qui marginalise l’expertise des apiculteurs.

La non-production de données épidémiologiques

39La mise en place de réseaux de suivi épidémiologique et le financement de grandes enquêtes nationales, européennes ou internationales pour identifier les causes de mortalité excluent les apiculteurs mobilisés au sein des ADA de l’élaboration des protocoles d’enquête, et les cantonnent à un rôle subalterne. Les apiculteurs sont, en pratique, chargés de remplir des formulaires annuels et les techniciens des ADA de transmettre les informations aux coordinateurs.

40Ces enquêtes n’aboutissent pas pour autant à des conclusions qui dépassent le constat initial de la « multifactorialité ». De l’aveu même de l’AFSSA, les différents réseaux d'épidémio-surveillance pilotés par le ministère de l’Agriculture tout au long de la controverse produisent peu de résultats, en raison du « manque de motivation, de moyens de fonctionnement et de financement » [22]. L’enquête multifactorielle coordonnée par l’AFSSA sur 120 colonies entre 2002 et 2005 est, en effet, peu concluante, car aucun des ruchers suivis ne subit d’effondrement et que l’échantillon est trop faible pour mettre au jour des effets sublétaux où des synergies entre les facteurs [23].

41En avril 2014, la parution de l’étude épidémiologique européenne Epilobee, réalisée dans dix-sept États européens par l'Anses [24] (l’agence qui remplace l’AFSSA), suscite de fortes critiques de la part des apiculteurs et des chercheurs. En effet, seuls les facteurs biologiques (maladies, parasites) ont été étudiés. L'Anses aurait choisi d'écarter les facteurs chimiques pour une raison de coûts [25]. Comme le souligne Gérard Arnold, directeur de recherche au CNRS, dans une tribune publiée par Marianne :

42

On ne trouve que ce que l'on cherche et, en ne recherchant que les agents biologiques, on ne risque pas d'incriminer, éventuellement, les pesticides ou leurs interactions avec des agents biologiques... Ce choix de Bruxelles n'est pas un choix scientifique, mais politique. [26]

43Le suivi épidémiologique des pertes de cheptel, vingt ans après l'apparition de premières mobilisations, reste incomplet et éclaté d’un point vue méthodologique, si bien que les données produites sont peu fiables. Alors que les instruments statistiques, comme ceux de l’épidémiologie, ont joué un rôle clé dans la mise en visibilité des problèmes environnementaux et sanitaires [Lemieux 2008], le manque de moyens attribués s’apparente à un refus de reconnaître l'ampleur des pertes. Cela permet aux services de l’État, aux experts de l’Anses et aux firmes, de se retrancher derrière l'argument de l'incertitude. Comme dans le cas de la gestion des pollutions aquatiques d'origine agricole en Bretagne, la « multifactorialité » ne renvoie pas seulement à une caractéristique du phénomène, mais aussi à un construit qui permet d’entretenir de l’incertitude et d’éviter d’imputer des responsabilités [Bourblanc et Brives 2009]. Cette problématisation, qui refuse de hiérarchiser les facteurs, comme les instruments sur lesquels elle s’appuie, contribue à produire scientifiquement de l’ignorance. Elle retarde ainsi la clôture de la controverse, puisqu’elle appelle sans cesse à de nouvelles études.

Discipliner la filière apicole

44Une autre forme de diversion est conduite en parallèle au sein du ministère de l’Agriculture qui commande un rapport au député UMP Martial Saddier, en réponse à la crise des mortalités. Présentée en 2008, sa première préconisation est de structurer la filière apicole. Cela a pour effet de focaliser les discussions sur les dispositifs de concertation de la filière au détriment de la question des mortalités d’abeilles. Il en résultera un encadrement accru des ADA sur le plan financier et scientifique.

45Ainsi, le ministère encourage la création, la même année, d’un Institut de l’Abeille (Itsap). Cette structure a notamment pour vocation d’harmoniser les protocoles d’expérimentations des ADA au niveau national, afin de pouvoir établir des résultats solides et comparables sur l'ensemble du territoire. Les apiculteurs mobilisés au sein des ADA appuient cette démarche et s'investissent dans la création de l'institut.

46En 2012, le ministre de l’Agriculture, Stéphane Le Foll, lance le plan de développement durable de l’apiculture, présenté comme un geste fort envers les apiculteurs. Le plan reprend la thèse de la « multifactorialité des causes », mais il comprend un volet sur la « diminution des causes chimiques des mortalités » et prévoit de nouvelles sources de financement pour la filière. Les hauts fonctionnaires de la DGAL et de France Agrimer, en charge de sa mise en œuvre, décident de prioriser la structuration de la filière apicole sur le modèle des autres filières d’élevage. Cela se traduit par la création de l’association ADA-France pour centraliser la coordination des actions des ADA et par une refonte de leurs modes de financement. Pour obtenir des subventions, une ADA doit adhérer à ADA-France et ses protocoles d’expérimentation être validés par l’Itsap. Par ailleurs, l’institut impose des axes prioritaires d'investigation et peut exclure les expérimentations ne s’y conformant pas. Certaines ADA, estimant que l’Itsap ne se mobilise pas assez sur la question des pesticides, refusent alors d’en faire partie.

47Bien que présenté comme un processus horizontal et concerté, l’objectif de structuration apparaît comme une forme de négation des modes d’organisations autonomes et réticulaires qu’ont développée les apiculteurs professionnels, qui contraste avec l’indifférence relative dont les institutions agricoles avaient fait preuve à l’égard de la filière jusqu’à l’émergence de la controverse sur les mortalités anormales. Il se traduit par la mise en place de « points de passages obligés », notamment à travers la centralisation des dispositifs de financements des ADA, lesquels ont pour effet d’encadrer leur capacité à conduire des expérimentations sur les insecticides systémiques.

Conclusion

48

On est toujours dans une situation où on amène des éléments mais ça ne suffit jamais […] partout, y a que des publications qui vont dans notre sens. […] Mais ça fait rien, on nous demande encore plus. En attendant ça va faire vingt ans, presque la durée de vie économique de la molécule. Sur le fond ils ont gagné quoi. […] Je sais pas si ça a remis en cause les procédures d'homologation, c’est pas encore fait mais ça a quand même mis pas mal de choses sur la table. Seulement […] c'est la durée qui nous épuise. C'est positif pour l'avenir mais, moi, il me reste encore sept ans à faire avant la retraite sans en retirer un quelconque bénéfice ou même une satisfaction parce que, bon, on voulait pas faire de l'apiculture pour ramasser des cadavres. [Jean S., apiculteur professionnel, janvier 2014]

49Alors que de nombreuses études scientifiques mettent en cause les insecticides systémiques dès la fin des années 1990 [27] [Maxim et Van der Sluijs 2007], l’interdiction de leur usage en plein air [28] n’entre en vigueur qu’en 2018, après plus de vingt ans de controverse [29]. Deux ans plus tard, ce retrait est déjà remis en cause par l’autorisation d’une réintroduction temporaire des insecticides néonicotinoïdes pour la culture de betteraves [30].

50Comme l’indique Jean S., les insecticides néonicotinoïdes ont eu une vie commerciale malgré l’effondrement des colonies d’abeilles constaté dès la première année d’utilisation [31]. La controverse a fait évoluer la gestion des risques sanitaires et environnementaux. Elle a permis, par exemple, la première utilisation du principe de précaution pour une question environnementale en 1999, à l’occasion de l’adoption d’un moratoire sur l’usage du Gaucho sur le tournesol [idem]. Ces avancées ne peuvent occulter ni les effets de temporalité, ni les asymétries de pouvoir entre les acteurs pris dans ces épreuves [Weisbein 2015], ni ce qu’elles font à ceux dont les modes d’existence dépendent de l’issue de la controverse. Ainsi, la production de « savoirs inconfortables » par les apiculteurs au sein des ADA et leur réception par le ministère de l’Agriculture a des effets ambivalents. Tout en permettant la création d’une véritable expertise profane et un dialogue fécond avec la recherche publique, elle n’échappe pas aux opérations de relativisation. Elle conduit aussi à une reprise en main de la filière apicole qui disposait d’une autonomie atypique au sein du monde agricole. Finalement, la politique d’« usage contrôlé » des produits phytosanitaires, protégée par des dispositifs institutionnels rendus aveugles aux alertes scientifiques comme profanes, n’est que faiblement remise en cause. Pourtant, la prolongation de la controverse a des conséquences sociales, économiques et écologiques profondes pour les apiculteurs et leurs abeilles mais aussi pour la faune sauvage et tous ceux qui dépendent de la pollinisation, en particulier les agriculteurs.

Notes

  • [1]
    Selon E. Pritchard, les processus d’oublis sélectifs dans les lignées d’ancêtres font partie intégrante de la cohésion des institutions politiques chez les Nuer. M. Douglas s’inspire de l’idée d’une « mémoire institutionnalisée » et sélective pour interroger la manière dont les institutions se souviennent et oublient en excluant certaines informations et pratiques dangereuses pour l’ordre social.
  • [2]
    Les insecticides systémiques sont utilisés dans l’enrobage de semences. Le principe actif est absorbé par la plante au cours de sa croissance et circule dans son système vasculaire. Le fipronil et les néonicotinoïdes (imidaclopride, thiametoxam, etc.) sont les substances actives utilisées dans l’enrobage des semences qui sont au cœur de la controverse sur la mortalité des abeilles.
  • [3]
    Voir L. Maxim et J. P. Van der Sluijs, « Seed-dressing systemic insecticides and honeybees », in Late lessons from early warnings: science, precaution, innovation, 2013, European Environment Agency, Copenhague (<https://www.eea.europa.eu/publications/late-lessons-2>), p. 381.
  • [4]
    France Agrimer est un établissement public rattaché au MAA chargé de la concertation des filières agricoles, de l'organisation des marchés et de la gestion des aides publiques nationales et communautaires.
  • [5]
    Il s’agit d’organisations régionales chargées du développement de la filière et de l’appui technique aux apiculteurs. Toutes ces organisations ne portaient pas le nom d’ADA mais étaient considérées comme telles par les responsables du PDDA.
  • [6]
    Je tiens à remercier les coordinateurs de ce numéro et, en particulier, Agnès Fortier, pour leur soutien et leurs lectures bienveillantes. Cet article doit beaucoup aux commentaires des deux référés anonymes et aux échanges avec Felix Traoré, Bénédicte Bonzi, Jules Hermelin, Kateryna Soroka et Birgit Müller.
  • [7]
    Les apiculteurs professionnels ont le statut d’exploitants agricoles et, à ce titre, dépendent des institutions agricoles pour leur installation, leur régime de protection sociale… Sur le plan administratif, un apiculteur est considéré comme professionnel lorsqu'il possède plus de 200 ruches et cotise à l’Amexa (le régime des exploitants agricole de la Mutualité sociale agricole, la MSA), comme pluriactif lorsqu'il en possède entre 50 et 200 avec le statut de cotisant de solidarité à la MSA et comme amateur moins de 50.
  • [8]
    Pour une synthèse approfondie des débuts de la controverse autour du Gaucho, voir L. Maxim et J. Van der Sluijs [2007] et aussi « Seed-dressing systemic insecticides and honeybees », in Late lessons from early warnings
  • [9]
    Les hausses sont une partie amovible, située en haut de la ruche, où les butineuses stockent le miel. Les apiculteurs récupèrent les hausses pour en extraire le miel. La production de miel de tournesol est une des récoltes les plus sûres car elle est peu liée à des facteurs climatiques. La mort des butineuses et l’absence de miel dans les hausses ont donc immédiatement été considérées comme des signaux alarmant par les apiculteurs.
  • [10]
    Voir L. Maxim et J. P. Van der Sluijs, « Seed-dressing systemic insecticides and honeybees », in Late lessons from early warnings
  • [11]
    La plupart des ADA recensent les ruchers affectés et, si nécessaire, réalisent et analysent des prélèvements d’abeilles mortes en parallèle des dispositifs de suivi institutionnel.
  • [12]
    Cependant l’augmentation des mortalités d’abeilles, le développement de maladies et de parasites conduisent les apiculteurs à rechercher une maitrise accrue de la reproduction (sélection, insémination artificielle) et les contraignent de plus en plus à nourrir les ruches pendant l’hiver.
  • [13]
    Le thiamétoxam est un insecticide néonicotinoïde.
  • [14]
    Le syndicat apicole Unaf recense cinq néonicotinoïdes problématiques déclinés en de nombreux produits : l'imidaclopride (Gaucho, Confidor…), le thiamétoxam (Cruiser…), la clotianidine (Poncho…), l'acétamipride (Suprême…) et le thiaclopride (Protéus…). À ces cinq substances actives s'ajoute le fipronil (Régent TS…), un insecticide neurotoxique de la famille des phénylpyrazoles. Voir le dossier de presse de l’Unaf, daté du 3 février 2014.
  • [15]
    Ces pertes ne sont pas forcément synonymes de mortalité des ruches, en effet les colonies qui ne sont pas en état de produire après l'hiver sont également comptabilisées comme « pertes ».
  • [16]
    Voir B. Basso et J. Vallon, Résultats de l’observatoire des pertes hivernales en France pour 2012-2013, 2013, Itsap-Institut de l’Abeille.
  • [17]
    Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles.
  • [18]
    Voir la question parlementaire n1236 du sénateur Jacques Oudin au ministre Jean Galvany, « Crise de la filière agricole due à l'emploi d'insecticides systémiques », Sénat, 19 février 2002.
  • [19]
    Voir L. Maxim et J. P. Van der Sluijs, « Seed-dressing systemic insecticides and honeybees », in Late lessons from early warnings
  • [20]
    Voir le communiqué de presse de l’European Food Safety Authority, « Néonicotinoïdes : confirmation du risque pour les abeilles », daté du 28 février 2018, disponible en ligne (<http://www.efsa.europa.eu/fr/press/news/180228>).
  • [21]
    Les ADA évaluent systématiquement la présence des maladies dans leurs expérimentations et réalisent, par ailleurs, un grand nombre de recherches sur les différents traitements de ces problèmes sanitaires, notamment contre le varroa.
  • [22]
    Mortalités, effondrements et affaiblissements des colonies d’abeilles, 2008, AFSSA, p.134.
  • [23]
    M. Aubert et al., Enquête prospective multifactorielle: influence des agents microbiens et parasitaires, et des résidus de pesticides sur le devenir de colonies d’abeilles domestiques en conditions naturelles, 2008, AFSSA.
  • [24]
    Agence nationale de sécurité sanitaire de l'alimentation, de l'environnement et du travail.
  • [25]
    Voir la chronique de S. Foucart, « Déclin des abeilles : les mots qui fâchent », publiée sur le site du Monde, le 13 avril 2014.
  • [26]
    Tribune de G. Arnold, « Hécatombe des abeilles : un étonnant refus de savoir », Marianne, n° 877, 18-24 avril 2014.
  • [27]
    Voir L. Maxim et J. P. Van der Sluijs, « Seed-dressing systemic insecticides and honeybees », in Late lessons from early warnings
  • [28]
    Ils restent autorisés sous serre.
  • [29]
    Loi n° 2016-1087 du 8 août 2016 pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, article 125.
  • [30]
    Projet de loi relatif aux conditions de mise sur le marché de certains produits phytopharmaceutiques en cas de danger sanitaire pour les betteraves sucrières, adopté le 4 novembre 2020. Le Conseil constitutionnel a été saisi par 60 députés et 60 sénateurs avançant le principe de non-régression dans la protection de l’environnement.
  • [31]
    Voir L. Maxim et J. P. Van der Sluijs, « Seed-dressing systemic insecticides and honeybees », in Late lessons from early warnings
Français

Dans le cadre de la controverse française sur les mortalités anormales d’abeilles, les apiculteurs professionnels produisent des « savoirs inconfortables » (dans le sens de Steve Rayner) pour le ministère de l’Agriculture. Ces savoirs remettent en cause la politique d’usage contrôlé des pesticides, un compromis qui fonde la modernisation agricole. Les institutions agricoles réagissent à ces informations par le déni, la disqualification et la diversion. En réponse, les apiculteurs complexifient leur hypothèse d’une intoxication massive et s’allient à des scientifiques pour remettre en cause le paradigme épistémologique qui fonde l’évaluation des risques chimiques. Cela conduit aussi à une requalification du problème en termes de « multifactorialité » qui marginalise l’expertise des apiculteurs et à un encadrement accru de la filière apicole par l’État.

  • France
  • pesticides
  • abeilles
  • apiculteurs
  • controverse
  • experts
  • mortalité
  • profanes
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Marie Aureille
Doctorante en anthropologie, EHESS, Institut Interdisciplinaire d’Anthropologie du Contemporain (IIAC, UMR 8177)
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 16/02/2021
https://doi.org/10.4000/etudesrurales.23688
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