CAIRN.INFO : Matières à réflexion

1Au soir du 24 mars 1999 huit avions Tornado participent dans le cadre d’opérations militaires de l’OTAN à des frappes aériennes contre la Serbie, ce qui signifie que pour la première fois depuis 54 ans des troupes allemandes sont directement impliquées dans une guerre, qui plus est contre un pays qui n’a pas agressé le leur. Comment la République fédérale d’Allemagne, qui avait fait du slogan « Nie wieder Krieg » un impératif catégorique et qui s’était longtemps imposé une grande réserve en politique étrangère, en est-elle arrivée à cette césure historique ?

2Répondre à cette question nécessite d’abord un bref rappel du contexte. Pour ce qui est du Kosovo même [1], qui avait perdu en 1989 le régime d’autonomie dont il bénéficiait depuis 1974, mais qui avait été proclamé indépendant par des insurgés en 1991, les opérations lancées en 1996 par l’UÇK, l’armée de libération kosovare, avaient entraîné une répression provoquant une première intervention de l’OSCE en 1997, puis – devant une vague de répression particulièrement féroce – le vote par l’ONU, le 31 mars 1998, de la résolution 1160, la première appuyant l’autonomie du Kosovo.

3Pour ce qui est de l’engagement militaire allemand au Kosovo, le terminus a quo est ici le 23 septembre 1998, date de la résolution 1199, qui souligne la nécessité de prévenir une catastrophe humanitaire imminente et envisage une action ultérieure de maintien de la paix au cas où la République fédérale de Yougoslavie (RFY) ne répondrait pas aux demandes de l’ONU, ce qui a été le cas. Le 13 octobre, c’est finalement le conseil de l’OTAN qui décide de procéder à une intervention limitée et qui lance un ultimatum à la RFY ; dès la veille, le 12 octobre, le gouvernement allemand sortant avait approuvé cette décision, en concertation avec Gerhard Schröder et Joschka Fischer [2]. En remontant à quelques années en arrière et en se limitant à l’essentiel, on peut rappeler qu’en 1991 l’Allemagne n’avait pas participé à l’intervention contre l’Irak (pourtant sous mandat de l’ONU), mais que depuis 1996, suite aux accords de Dayton, des troupes de la Bundeswehr étaient stationnées en Bosnie. Depuis 1999 en revanche, le nombre de participations de la Bundeswehr à des interventions extérieures n’a cessé de croître et en septembre 2008 des soldats allemands se trouvaient non seulement en Bosnie-Herzégovine et au Kosovo, mais, avec des contingents très variables, en Géorgie, en Ouzbékistan, au Soudan, au Congo, à Djibouti, au Liban et en Afghanistan où la Bundeswehr participait à des combats, si ce n’est à une guerre contre les talibans.

4Les sources exploitées sont pour l’essentiel constituées des procès-verbaux du Bundestag [3] du 16 octobre 1998 au 11 juin 1999, c’est-à-dire entre la première séance statuant sur la participation allemande aux opérations de l’OTAN contre la Serbie et la séance consécutive au vote par l’ONU de la résolution 1244, qui marque la fin de la guerre en instaurant une présence internationale de sécurité au Kosovo. Le choix de ces sources se justifie par le fait que cette assemblée est véritablement considérée comme le « forum de la nation », pour reprendre l’expression de Wolfgang Schäuble à la séance du 15 avril 1999 : la publicité des débats en séance plénière est la règle et les députés valident chaque décision du gouvernement par un vote nominatif à l’issue des débats [4]. Ces votes ayant toujours abouti à de très larges majorités en faveur de la participation allemande aux opérations de l’OTAN (ainsi le 16 octobre 1998 : 500 oui contre 62 non et 18 abstentions, soit plus de 85 % de oui), les débats parlementaires peuvent être considérés comme doublement révélateurs : d’abord du consensus sur le recours à la force, comme l’illustre la séance extraordinaire du 16 octobre 1998 où deux coalitions gouvernementales que tout devait opposer, la coalition CDU/FDP sortante et la coalition SPD/Verts en cours d’accession au pouvoir, se retrouvent sur les mêmes positions ; ensuite d’un processus du légitimation du recours à la force par un gouvernement et une assemblée conscients de la gravité de cette démarche exceptionnelle pour la RFA.

5L’hypothèse selon laquelle les tenants de l’intervention étaient a priori aussi peu suspects de bellicisme que les tenants de l’abstention a amené à rechercher les arguments politiques, historiques, moraux, etc. avancés au Bundestag pour convaincre et aussi se convaincre de la nécessité de participer à une intervention armée en dehors du sol allemand – « se » convaincre, car il s’agit bien d’un processus de légitimation, la participation aux opérations de l’OTAN étant loin d’aller de soi pour la plupart de ceux qui ont fini par la voter. Comme ce n’était pas la différenciation des diverses positions partisanes ou les divergences entre gouvernement et assemblée qui étaient visées, mais, compte tenu des larges majorités dégagées lors des votes, le consensus sur le recours à la force, ce sont les « dénominateurs communs » qui ont retenu l’attention, c’est-à-dire les arguments qui reviennent le plus fréquemment dans les prises de parole. Cette démarche a été facilitée par le fait que ce sont le plus souvent les mêmes personnalités qui s’expriment : le chancelier Gerhard Schröder, le ministre des Affaires étrangères Joschka Fischer (qui remplace Klaus Kinkel), le ministre de la défense Rudolf Scharping (qui remplace Lothar Rühe), ainsi que les présidents ou porte-parole des quatre groupes parlementaires soutenant l’intervention, le plus souvent Wolfgang Schäuble pour la CDU/CSU, Wolfgang Gerhardt pour le FDP, Peter Struck pour le SPD et Rezzo Schlauch pour les Verts (Bündnis 90/Die Grünen). De même, du côté des principaux opposants, on retrouve le plus souvent Gregor Gysi pour le PDS.

6Cette façon de procéder par recoupements permet de dégager les grandes lignes du débat, au détriment certes des nuances qu’aurait permis de mettre en évidence une analyse fine limitée à une ou deux séances, mais elle présente l’avantage d’exposer le processus qui a amené les députés, en partant d’une opération d’assistance humanitaire, à approuver une opération de protection humanitaire, c’est-à-dire une intervention armée. Même sommaire, cette grille de lecture permet de montrer comment, au nom des leçons du passé, la nécessité d’agir a eu raison des arguments juridiques (la Charte de l’ONU, la Loi fondamentale) aussi bien qu’idéologiques (la tradition pacifiste de la gauche). Comment la militarisation de fait de la politique étrangère et le caractère proprement guerrier de l’engagement allemand ont été relativisés face à l’urgence humanitaire et au risque jugé intolérable d’un nouveau génocide. Comment enfin, pour contrer le souvenir d’une Allemagne isolée et belliqueuse, la participation allemande a été inscrite dans une démarche collective européenne et surtout placée sous le signe de la paix et de la sécurité en Europe considérées comme un nouvel impératif suprême.

1 – Le cadre légal et politique du débat

7Pour ce qui est de la base juridique, c’est-à-dire de la licéité de l’intervention [5], les textes ne permettent pas a priori une participation aux opérations militaires de l’OTAN, ni au regard du droit allemand, ni au regard du droit international. La Loi fondamentale est en effet très claire puisque son article 26 interdit toute guerre autre que défensive, l’article 24 n’autorisant pour sa part que la participation à un système de défense collectif [6]. Le PDS, par la voix de G. Gysi, aura beau répéter (comme 15.4.1999, 2636 A) que l’OTAN a attaqué la Yougoslavie et qu’il ne s’agit donc pas d’une guerre défensive mais bien d’une guerre offensive, d’une agression, donc interdite par la constitution, l’argument est le plus souvent balayé, en général à l’aide des motivations de l’intervention, qui ne sont ni nationalistes, ni hégémoniques, comme le fait valoir J. Fischer le 16 octobre 1998 (23142 B).

8Le recours à l’art. 24 est quant à lui très souvent justifié au nom de la loyauté et de la solidarité avec les alliés de l’OTAN comme avec les partenaires européens. Sur ce plan il y a accord total entre l’ancienne et la nouvelle majorité, car à la première séance du 16 octobre 1998, le ministre de la défense en exercice L. Rühe (21134 B, C) comme son successeur imminent R. Scharping (23149 C) insistent sur la nécessité de signaler aux partenaires que l’Allemagne est un allié prévisible et fiable, d’autant plus qu’un refus allemand entraînerait non seulement un risque d’isolement mais surtout celui de faire échouer les négociations avec la RFY. Au départ les opérations militaires de l’OTAN sont en effet présentées comme une simple menace qu’une abstention allemande rendrait beaucoup moins crédible, comme le souligne G. Schröder (23138 A) :

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Das wäre als deutsche Verweigerung angesehen worden und hätte schwere, nicht leicht zu reparierende Schäden innerhalb des Bündnisses und wohl auch in der Europäischen Union angerichtet. Ein Scheitern der Verhandlungen hätte uns angelastet werden können.

10Les textes régissant le droit international sont tout aussi limpides : c’est la charte des Nations Unies qui prévaut et l’ONU détient le monopole de la force, que le SPD et les Verts s’engagent expressément à préserver dans leur accord de coalition du 20 octobre 1998. Le PDS n’aura là encore pas de mal à arguer à maintes reprises que l’intervention de l’OTAN, outre qu’elle bafoue le droit international, sape l’autorité de l’ONU et de la charte des Nations Unies (Gysi, 25.3.1999, 2427 D). Mais il se trouvera aussi des membres du SPD ou du FDP, dont le vice-président du Bundestag Burkhart Hirsch (seul député FDP à voter contre, le 16 octobre 1998) pour souligner avec certains députés Verts, comme Ludger Volmer, le risque d’un précédent « irréparable » (23160 A) pour de futures interventions à l’Est, risque confirmé a posteriori par l’intervention russe en Géorgie. À cela, les partisans de l’intervention opposent que l’intervention n’est pas dénuée, sinon de légitimation en droit international, du moins de reconnaissance internationale puisqu’elle se fait en accord avec les buts de la résolution 1199 de l’ONU ; qu’elle recueille ensuite le soutien non seulement de la totalité des membres existants et futurs de l’OTAN (Hongrie, Pologne et République Tchèque) mais aussi du Conseil de l’Europe, comme le rappellera le chancelier (15.4.1999, 2620 A) ; et qu’enfin, si elle achoppe à l’ONU sur le risque d’un veto russe et chinois, elle est souhaitée par une grande partie de la communauté internationale. On note d’ailleurs à cet égard dans les prises de parole au Bundestag un souci aussi constant qu’affiché de se concilier la Russie, sans laquelle nulle solution durable n’était envisageable (ainsi J. Fischer 16.10.1998, 23141 C, et 11.6.1999, 3563 B).

11De plus, sans même remonter à 1625 et au De iure belli ac pacis de Grotius [7], la discussion autour de la « guerre juste » a regagné en actualité depuis l’intervention en Irak [8] et cela fait alors aussi une dizaine d’années qu’une réflexion mûrit sur le droit, voire le devoir d’ingérence opposé à la souveraineté des États. Lorsque J. Fischer (10.11.1998, 110 D) demande qu’on adapte le droit à la réalité, en l’occurrence que l’urgence humanitaire passe avant la souveraineté des États, il est donc loin de défendre un point de vue isolé, et P. Struck, qui préside le groupe parlementaire SPD dans la nouvelle chambre, rappellera le 15 avril 1999 (2629 A) que le secrétaire général de l’ONU Kofi Annan fait, à présent, lui aussi état d’une norme juridique en cours d’émergence, qui place les droits de l’homme au-dessus du droit international. Mais à vrai dire, dès la séance du 16 octobre 1998, le conflit d’intérêts entre Völkerrecht et Menschenrecht, entre droit international et droits de l’homme, est clairement tranché en faveur de ces derniers par la majorité des députés, qui estiment que c’est la seule réponse à apporter à la question humanitaire, telle que le ministre des Affaires étrangères J. Fischer la met en avant à plusieurs reprises, ainsi le 15 avril 1999 : « Sie sprechen vom Völkerrecht. Ich frage Sie : Wo ist das Recht der Ermordeten in den Massengräbern ? Wo ist bei Ihnen das Recht der vergewaltigten Frauen ? Wo ist das Recht der Vertriebenen ? » (2638 D).

Pacifisme radical et « rude réalité »

12La tradition pacifiste du « Nie wieder Krieg » reste certes toujours vivace en 1998, mais ceux qui en apparaissent comme les principaux représentants traditionnels, la gauche, ont évolué. Certains ont surtout accédé au pouvoir, de sorte qu’un fossé sépare à présent ceux qui sont aux affaires (et avec eux les députés de la coalition rouge-verte), obligés de prendre et d’assumer des décisions, et ceux qui n’y sont pas, toujours libres de camper sur des positions radicales [9]. Pour exemple il suffit de mentionner les deux figures emblématiques que sont G. Schröder et J. Fischer, tous deux opposés en 1983 à l’application de la « double décision » de l’OTAN sur le déploiement des euromissiles et qui se retrouvent fin 1998 respectivement chancelier et vice-chancelier.

13C’est aussi le fait que l’intervention militaire soit demandée et approuvée par les « leurs » qui peut expliquer l’absence de protestations massives dans la gauche non-communiste et dans le camp pacifiste. Cet argument de la solidarité politique a été analysé par le député PDS Wolfgang Gehrcke [10] : si ceux-là mêmes qui avaient combattu la « double décision » de l’OTAN en venaient à approuver la participation de l’Allemagne à une intervention militaire de l’Alliance, ce devait être pour de bonnes raisons. Comme de plus ils faisaient état de leur déchirements relayés par les médias, il devenait difficile de les attaquer sans avoir le mauvais rôle, d’autant que J. Fischer lui-même reconnaîtra que le PDS exprime une position « largement répandue dans la population », qu’il estime « légitime » au regard de l’enjeu, et dont il dit même comprendre les arguments pour s’y être personnellement confronté (26.3.1999, 2585 B).

14La nouvelle constellation politique est d’autant plus favorable à l’interventionnisme que les mentalités ont elles aussi évolué. Même si G. Schröder continue à se réclamer de la tradition du « Nie wieder » dans sa première déclaration de politique générale du 10 novembre 1998 (certes en parlant de la France et de l’Allemagne et de 1914-1918, mais le slogan n’est pas anodin), la discussion sur le pacifisme s’est nettement assagi depuis l’époque où le secrétaire général de la CDU Heiner Geißler fustigeait ceux qui manifestaient contre les euromissiles en affirmant que c’était le pacifisme des années 1930 qui avait rendu Auschwitz possible. En effet, si l’on fait abstraction de l’agression contre J. Fischer au congrès des Verts à Bielefeld en mai 1999, non seulement les réactions de l’opinion sont restées très modérées, en particulier quand on les compare avec 1991 et la première guerre du Golfe, mais les sondages [11] réalisés après le début des bombardements traduisent un large soutien, dont le chancelier ne manque pas de se targuer (26.3.1999, 2572 A).

15L’absence de débat passionné dans l’opinion s’explique aussi par l’inanité devenue entretemps patente du slogan « Nie wieder Krieg », qui n’exprime plus qu’un « vœu pieux », déconnecté de la réalité – puisque manifestement la guerre fait déjà rage en Europe [12]. Face à ce que le président du groupe FDP W. Gerhardt appelle la « rude réalité » des Balkans (16 octobre 1998, 23143 C), le slogan – qui pouvait encore servir en 1991 pour l’Irak et qui resservira d’ailleurs en 2003 – ne paraît d’aucune utilité, d’autant que la conviction qu’il est impossible de « rester à ne rien faire » est largement partagée et exprimée à de nombreuses reprises au Bundestag, ainsi par son président Wolfgang Thierse le 25 mars 1999 (2421 A) :

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Seit gestern Abend finden Luftschläge der NATO gegen jugoslawische militärische Ziele statt. Diese Aktion ist ein ernster Einschnitt auch in der Geschichte der Bundesrepublik Deutschland. Aber wir Europäer können und dürfen nicht weiter zusehen, wie im Kosovo eine Mehrheit der Bürger vertrieben, wie dort gemordet wird.

17Cette conviction se nourrit des enseignements du passé, et tout d’abord des leçons de l’histoire allemande et européenne, un argument avancé dès le 16 octobre 1998 aussi bien par K. Kinkel (23131 A) que par son futur successeur J. Fischer : « Wenn wir die Lehre aus unserer Geschichte und aus der blutigen ersten Hälfte des 20. Jahrhunderts gelernt haben, dann darf es in Europa keine Kriegstreiberei mehr geben : von niemandem und aus welchen Gründen auch immer » (23142 C). L’argument historique sera repris par presque tous les orateurs, le président du groupe parlementaire CDU/CSU W. Schäuble allant pour sa part jusqu’à en déduire expressément un devoir d’ingérence humanitaire : « Weil wir die Lehren dieses Jahrhunderts nicht vergessen und niemals mehr wegsehen wollen […], darf die Völkergemeinschaft nicht jedes Verbrechen im Zweifel aus nur formalen Gründen hinnehmen. Hier erwächst geradezu eine Pflicht zum Eingreifen » (15.4.1999, 2625 C).

18Parmi les leçons du passé invoquées pour délégitimer l’inaction, il en est une qui reste encore particulièrement présente : celle de la Bosnie, qui a marqué un véritable tournant dans la politique étrangère allemande [13]. Nombreux sont en effet ceux qui déclarent à la tribune du Bundestag que l’Europe ne peut pas tolérer un second massacre comme celui de Srebrenica en juillet 1995, soit au nom d’arguments réalistes et presque churchilliens, comme J. Fischer expliquant que si l’Europe n’intervient pas dans un premier temps, elle devra, comme en Bosnie, quand même le faire par la suite – et qu’elle aura donc en quelque sorte et la guerre et le déshonneur pour avoir voulu éviter la guerre (25.2.1999, 1704 B) ; soit en se fondant sur des arguments moraux, sur la défaillance de l’Europe coupable de ne pas être intervenue en Bosnie, comme Peter Struck après le début des bombardements (26.3.1999, 2580 A) :

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Angesichts dieser Erfahrungen darf Europa kein zweites Srebrenica zulassen ! (Beifall) In Bosnien haben wir zu lange gewartet, nicht frühzeitig genug schwerste Verbrechen gegen die Menschlichkeit unterbunden und haben dadurch einen Völkermord mitten in Europa geschehen lassen. Das darf und wird uns nicht noch einmal passieren.

20Au PDS de G. Gysi qui renvoie à l’absence d’intervention au Cambodge, au Kurdistan ou en Tchétchénie pour étayer sa thèse de la « perception sélective des catastrophes humanitaires » (25.3.1999, 2428 A), les tenants de l’intervention se contentent d’opposer des arguments de bon sens, au besoin à l’aide d’exemples concrets : R. Scharping rétorque ainsi que, suivant ce raisonnement, si dix personnes étaient menacées de noyade et qu’une seule puisse être sauvée, il faudrait les abandonner toutes à leur sort (26.3.1999, 2608 A).

Cas de conscience

21Les arguments en faveur de l’intervention ne manquent donc pas. Pour autant, ceux qui votent la participation aux opérations de l’OTAN tout comme ceux qui la demandent, ne cessent – et ce du début à la fin de la période considérée – de faire état du cas de conscience que cette démarche leur pose. Presque toutes les déclarations favorables à l’intervention soulignent en effet de manière répétitive que la décision n’a pas été facile à prendre, et qu’il a fallu surmonter bien des réticences et bien des scrupules, comme le déclare G. Schröder le 16 octobre 1998, et comme il le répètera par la suite : « Die Entscheidung fällt mir nicht leicht, meine Damen und Herren, so wie auch keinem Mitglied dieses Hauses die Entscheidung in dieser Frage leichtfallen kann » (23136 D).

22De même, le recours à la force est-il fréquemment justifié comme recours ultime, comme « ultima ratio », selon l’expression employée par K. Kinkel (23128 B, 23129 C) ou W. Gerhardt (23144 C) le 16 octobre 1998 et reprise par bien d’autres qui disent ne s’y résoudre qu’en espérant ne pas avoir à le mettre en œuvre (Schäuble 23140 D, Fischer 23141 A). D’ailleurs, tout au long des débats, les orateurs ne cessent de rappeler que la voie militaire ne saurait être choisie qu’après épuisement de toutes les voies politiques, de toutes les marges de négociation, parce que la solution véritable au problème ne saurait à terme être que politique.

2 – La légitimation humanitaire et morale du recours à la force

23Ce sont toutefois le caractère et la justification humanitaires de la participation allemande aux opérations de l’OTAN qui constituent les arguments décisifs avancés par les représentants de l’exécutif comme par les députés. L’argument humanitaire est directement fourni par la résolution 1199 de l’ONU qui fait état de 230 000 personnes déplacées et souligne la nécessité de prévenir la catastrophe humanitaire au Kosovo. On le retrouve donc fort logiquement dans les argumentaires des textes gouvernementaux soumis au vote du Bundestag comme dans les débats parlementaires, qui présentent à cet égard tout un champ lexical particulièrement redondant où la détresse le dispute à l’urgence, la catastrophe à la tragédie humanitaire.

Du bon usage des analogies

24Une étape décisive dans l’argumentation humanitaire est franchie à partir des bombardements du 24 mars 1999, car dès lors la qualification de l’urgence humanitaire prend une tout autre dimension : ce n’est plus de réfugiés et de sans-abri qu’il est question, mais de viols, de meurtres, de terreur et d’atrocités barbares, et finalement de déportations et de génocide. Tous les tenants de l’intervention recourent à ce vocabulaire (ainsi P. Struck et R. Scharping, 26.3.1999, 2580 D et 2609 A), mais c’est chez les Verts, chez J. Fischer et R. Schlauch, que les mots sont les plus explicites : ce dernier parle de « crimes contre l’humanité » (15.4.1999, 2633 C) tandis que J. Fischer cite l’UNHCR comparant les massacres du Kosovo avec les « killing fields » des Khmers rouges au Cambodge (7.5.1999, 3387 D). C’est encore J. Fischer, qui en 1995 avait déjà qualifié le massacre de Srebrenica de symbole du fascisme serbe, qui poussera le plus loin l’analogie avec le passé et cette fois directement avec le génocide des juifs, en caractérisant le régime serbe de « forme brute du fascisme » et en qualifiant, certes par prétérition, les paramilitaires serbes de « groupes d’intervention », de « Einsatzgruppen », comme les nazis en employèrent pour assassiner les juifs (15.4.1999, 1638 D et 2639 A). Il n’est donc pas surprenant que J. Fischer et R. Schlauch en viennent, avec une légère variante, à mettre l’un et l’autre en avant le slogan « Nie wieder Auschwitz », ce qui les confronte cependant à un véritable dilemme, puisque les deux slogans « Nie wieder Krieg » et « Nie wieder Auschwitz » élevés au rang d’impératif moral s’excluent l’un l’autre. Et pas plus que J. Fischer peu après au congrès des Verts [14], R. Schlauch (15.4.99, 2634 C) ne pourra résoudre la contradiction à laquelle les expose ce double impératif :

Wir haben die Forderung « Nie wieder Krieg » immer vertreten und damit natürlich auch gemeint : Nie wieder Völkermord. Milosevic zerreißt mit seinem verbrecherischen Handeln die Identität dieser beiden Forderungen. Wir müssen erkennen, dass sich die Durchsetzung der Forderung « Nie wieder Völkermord » in diesem Fall leider nur mit militärischen Mitteln erreichen lässt.
Cette analogie entre le Kosovo et Auschwitz n’a pas manqué de susciter de nombreuses critiques au parlement comme ailleurs, d’autant qu’elle n’est mise en avant qu’une fois les bombardements commencés. Le PDS, par la voix de G. Gysi (15.4.99, 2637 D), mais de même W. Schäuble (2626 A) ainsi que des survivants des camps y ont vu et dénoncé une relativisation de la Shoah, W. Schäuble (2626 B) estimant en outre que, si Milosevic pouvait être comparé à Hitler, une porte s’ouvrait à une guerre aussi implacable que celle qui était venue à bout de ce dernier. Jürgen Habermas [15], critiquant une surenchère « de parallèles historiques douteux », a même émis le soupçon que cette moralisation de la guerre ne servait peut-être qu’à cacher un guerre très ordinaire, voire une « sale guerre », tandis que certains pacifistes ont vu dans la référence à Auschwitz une nouvelle manifestation de cette instrumentalisation du passé que Martin Walser venait de dénoncer à un grand fracas à l’automne 1998 [16]. Mais, s’il faut bien reconnaître qu’à ce stade les débats du Bundestag traduisent une certaine « confusion des registres de légitimité », il faut ajouter aussi qu’ils ne se distinguent pas en cela du discours européen dominant [17]. Ce qui est certain toutefois, c’est que le lien, sinon la comparaison avec Auschwitz, a permis de briser le tabou du « Nie wieder Krieg » et de trancher la question de la légitimation morale de la guerre.

Démilitarisation du discours

25À l’opposé de la rhétorique humanitaire, la rhétorique militaire frappe par sa retenue. On pourrait presque dire qu’elle semble inversement proportionnelle à la première, car elle tend à minimiser la portée proprement guerrière de la participation allemande aux opérations de l’OTAN en soulignant que ce ne sont pas des opérations militaires mais des opérations humanitaires : au début en effet il s’agit simplement de fournir une assistance humanitaire pour prévenir une catastrophe et non de faire la guerre. À tel point que lors de la première séance du 16 octobre 1998, alors que le ministre de la Défense insiste pour bien faire comprendre que la décision peut entraîner l’engagement de troupes allemandes (23133 D), le ministre des Affaires étrangères K. Kinkel envisage quant à lui d’envoyer des soldats en civil et sans armes (23130 C). À la différence de son successeur J. Fischer, manifestement préparé, et ce dès octobre 1998, à « penser la guerre » comme moyen de la politique [18], les députés récusent la « militarisation de la politique » dont les accuse G. Gysi (23146 A). On observe même une sorte de « démilitarisation » du discours qui s’obtient en évitant un vocabulaire trop révélateur. Les tenants de l’intervention parlent en effet volontiers de « frappes aériennes » au lieu de bombardements, d’« engagements opérationnels » ou d’« actions militaires », là où les opposants comme G. Gysi du PDS ou Hans-Christian Ströbele des Verts appellent une guerre une guerre et insistent sur les effets des bombardements, sur les morts et les blessés.

26Le deuxième argument rassurant consiste à affirmer que la décision de participer aux opérations de l’OTAN n’ouvre pas la porte à des expéditions aventureuses, puisque toutes les étapes de l’intervention sont soumises au vote des députés qui les valident après débat en séance plénière. Un vote donné ne constitue donc pas un blanc-seing pour le gouvernement et les députés peuvent de ce fait prétendre garder la haute main sur toutes les décisions, à en croire W. Schäuble et R. Schlauch (15.4.1999, 2624 C et 2632 D). Cela étant, l’intervention allemande a beau être présentée par le ministre de la Défense comme limitée dans son ampleur comme dans le temps (25.2.1999, 1700 D), chaque vote porte sur une augmentation des moyens mis en œuvre et sur une plus grande implication de la Bundeswehr. Ainsi les députés se trouvent pris de facto dans une sorte d’engrenage qui leur fait approuver d’abord une simple surveillance aérienne, puis le soutien aux actions d’extraction des observateurs de l’OSCE et enfin la participation aux frappes aériennes - de sorte qu’il est un peu surprenant d’entendre W. Schäuble déclarer le 15 avril 1999 (2625 C) que l’Allemagne ne se laissera pas entraîner dans une guerre alors même que les bombardements durent depuis trois semaines.

27Enfin, la décision de déclencher les bombardements sur la Serbie – cette « énorme césure » selon P. Struck (26.3.1999, 2579 D) – est présentée comme la conséquence de l’attitude de Milosevic, qui n’aurait pas laissé d’autre choix aux alliés et donc à l’Allemagne, comme le soulignent le même jour G. Schröder (2572 A) et Edmund Stoiber (2595 B) : Milosevic ayant prouvé qu’il ne cédait qu’à la force, il fallait lui montrer que la menace était à prendre au sérieux, et c’est pour la même raison qu’il fallait ensuite passer de la simple menace à sa mise à exécution. L’entière responsabilité retombe ainsi sur Milosevic, qui aurait pu négocier, et si les hostilités ont commencé, il ne tient qu’à lui qu’elles cessent. Considéré sous cet angle, c’est donc d’un pas plus que traînant – et non d’une foulée alerte [19] – que l’Allemagne a progressé sur le chemin de la guerre.

3 – La guerre au nom de la paix

28Tous ces arguments, qui reposent sur une approche militaire de la guerre, ne pèsent toutefois guère quand on adopte l’approche en quelque sorte pacifique de la guerre, car – aussi paradoxal que cela puisse paraître au premier abord – il s’agit bien d’une guerre au nom de la paix dans l’esprit de la majorité des intervenants, d’une guerre pour la paix, conformément au but affiché dès octobre 1998, qui était selon K. Kinkel « d’imposer une solution pacifique au conflit au Kosovo » (16.10.1998, 23127 D). Il ne s’agit donc pas d’une guerre classique, d’une de ces guerres où un pays en agresse un autre pour étendre sa sphère d’influence, argument défendu aussi bien par le successeur de K. Kinkel (26.3.1999, 2585 A) que par W. Schäuble (15.4.1999, 2625 C). La preuve en est pour le chef de l’opposition au Bundestag (2625 A) qu’il ne s’agit pas d’une guerre solitaire en quelque sorte, mais d’une guerre solidaire qui préserve l’Allemagne de rapprochements ou de parallèles historiques dangereux : « Auch das bewahrt uns vor der Gefahr von Parallelen zu früheren Zeiten : Wir handeln nicht allein, sondern leisten unseren Beitrag zu internationaler Integration und Verantwortung, nicht mehr und nicht weniger. » Si l’on en croit J. Fischer à la séance du 11 juin 1999 (3562 B), c’était même une guerre contre la guerre : « […] dies war kein Krieg als Mittel der Politik, sondern dies war ein Krieg, damit der Krieg als Mittel der Politik in Europa dauerhaft zugunsten der Herrschaft des Rechts und des Gewaltverzichts der Vergangenheit angehört. »

29Le deuxième point de cette argumentation, c’est que la paix de l’Europe passe par la paix dans les Balkans : faire la guerre au Kosovo, c’est donc faire la guerre pour préserver la paix en Europe. C’est J. Fischer, qui a pourtant été le plus loin dans l’argumentation humanitaire et morale en invoquant Auschwitz, qui déclare le 22.4.1999 (2777 B) que le conflit du Kosovo n’est pas qu’une question de droits de l’homme mais aussi et surtout une question de sécurité européenne :

30

Bei dem Krieg im Kosovo – ich möchte dies nochmals hervorheben –, geht es nicht nur um Moral und nicht nur um die schwerste Mißachtung der Menschenrechte, sondern im Kosovo geht es vor allem um die Frage, in welchem Europa der Zukunft wir leben wollen. Dort geht es um europäische Sicherheit.

31La raison en est, suivant un raisonnement déjà avancé contre l’Irak dans la résolution 688 du 5 avril 1991 et repris par J. Fischer dès la séance du 16 octobre 1998 (23142 B), que la politique de Milosevic constitue une menace permanente de guerre pour l’Europe, parce que la violation des droits de l’homme constitue déjà en soi une menace pour la paix [20].

L’épreuve du feu de l’Europe

32Le troisième argument fondant cette guerre au nom de la paix, c’est que la crise du Kosovo constituerait en quelque sorte une mise à l’épreuve, pour ne pas dire l’épreuve du feu de l’Union Européenne, selon G. Schröder et R. Scharping le 26 mars 1999 (2571 A et 2608 A). Pour W. Gerhardt, c’est l’occasion de montrer que l’Europe ne se résume pas à des histoires de fonds structurels ou de soldes créditeurs, et de citer l’ancien ministre des Affaires étrangères Hans-Dietrich Genscher qui avait estimé que si la Communauté Européenne parvenait à empêcher les guerres, cela seul suffirait à justifier son existence (15.4.1999, 2631 B). Mais c’est à J. Fischer (25.2.1995, 1705 D) que l’on doit la formulation la plus expressive de l’enjeu de cette crise qui oppose deux époques, deux conceptions :

33

Europa ist gegenwärtig zweigeteilt. Wenn wir auf den Balkan blicken, sehen wir das Europa der Vergangenheit, wenn wir nach Brüssel schauen, sehen wir das Europa der Integration, das Europa der Zukunft ; einerseits das Europa der Vergangenheit, der Kriege und der ethnischen Säuberungen, andererseits das Europa der Zukunft, der Integration und, Gott sei Dank, des Verschwindens des Krieges als Mittel der Politik, das Europa der engen Kooperation, das Überwinden und Auflösen von Grenzen.

34En résumant, il y aurait donc d’un côté : le passé, les nationalismes, et surtout la guerre, et de l’autre : l’avenir, l’Europe et la paix. Selon une image employée par plusieurs orateurs, comme le ministre de la Défense R. Scharping le 25 février 1999 (2424 B), il n’est plus tolérable que les guerres du passé impriment leur face hideuse à l’avenir. Il en va de la crédibilité européenne, car si l’Union ne s’opposait pas aux menées de Milosevic, elle laisserait persister l’idée que les problèmes peuvent encore se régler à l’ancienne, par le fer et le sang, alors qu’il faut déjouer les calculs du président yougoslave et signaler clairement que cette façon de procéder n’est plus tolérée en Europe (W. Schäuble et R. Schlauch le 15.4.1999, 2323 D et 2634 A).

35Mais en l’occurrence, l’Europe doit intervenir de telle sorte que les Serbes, c’est-à-dire de facto les vaincus, puissent adhérer à l’idée européenne, d’où l’insistance à souligner, au Bundestag, que les opérations militaires visent Milosevic et non le peuple serbe. De la sorte, et d’une manière imagée, on pourrait dire que l’Europe brandit un bras armé – et quelque peu soutenu par les États-Unis – contre Milosevic, tandis qu’elle tend la main au peuple serbe, comme le répétera, après J. Fischer en octobre 1998 (23142 B) le chancelier en avril 1999 : « Unsere Politik richtet sich nicht gegen die Menschen in Jugoslawien. Wir wollen ihnen vielmehr eine Perspektive und die Zuversicht geben, dass sie zu Europa gehören » (15.4.1999, 2622 C). Car une conviction s’exprime maintes et maintes fois au Bundestag : à savoir il n’y a point de salut, c’est-à-dire point de paix en dehors de l’Europe. Il convient donc d’ancrer les États du Sud-Est dans l’Europe et de n’exclure aucun d’eux, parce qu’il n’y a pas d’autre issue que l’intégration européenne, considérée comme seul moyen d’instaurer la paix : « Die Schrecken im Kosovo machen uns bewußt, dass es zur europäischen Integration keine Alternative gibt. Sie allein ist der Weg zu Frieden und gemeinsamem Wohlstand auf diesem Kontinent » (Struck, 26.3.1999, 2580 D). Outre les raisons historiques et sécuritaires, l’alternative que J. Fischer résumera dans la formule « érosion ou intégration » [21] se fonde sur la validité universelle revendiquée par le modèle européen – « un modèle unique de civilisation et de préservation de la paix », selon R. Scharping (26.3.1999, 2608 C) et dont G. Schröder (8.6.1999, 3488 A) se fera, après d’autres, le héraut à la fin de la crise :

36

Ich glaube, dass uns in den vergangenen Wochen […] ein Grundkonsens verbunden hat, nämlich der, dass Europa unteilbar ist. Seine Werte und seine demokratischen Errungenschaften dürfen – das hat uns verbunden – eben nicht an den Grenzen der Europäischen Union haltmachen, sondern beanspruchen universelle Geltung.

Un nouveau rôle pour l’Allemagne

37Loin des craintes que certains avaient déjà exprimées par anticipation dès 1989, la décision de participer à des opérations militaires extérieures de l’OTAN ne s’est nullement accompagnée de manifestations de nationalisme exalté, loin s’en faut. Si l’on fait abstraction des démonstrations appuyées de solidarité avec les soldats de la Bundeswehr, que l’ont peut considérer comme des figures obligées pour ceux qui les envoyaient au danger, il est difficile de trouver dans les débats du Bundestag de quoi justifier une perversion du slogan « Nie wieder Krieg » en « Nie wieder Krieg ohne uns » [22]. Mais on ne peut par ailleurs oublier la déclaration de politique générale de G. Schröder du 10 novembre 1998 évoquant l’assurance d’une « nation adulte », d’une Allemagne enfin émancipée (61 A) ou bien les propos dans le même sens tenus par W. Schäuble et R. Schlauch lors de l’inauguration du nouveau Reichstag le 19 avril 1999. Alors, quand G. Schröder affirme le 22 avril 1999 (2764 C) que l’Europe vient de jouer un rôle tout à fait à la hauteur de ses responsabilités accrues, on pourrait presque remplacer « Europe » par « Allemagne », car le chancelier a aussi déclaré à plusieurs reprises que le rôle de Allemagne avait changé avec la réunification et qu’elle devait assumer de nouvelles responsabilités – or c’est précisément ce qu’elle vient de faire dans cette affaire du Kosovo. Ce qui apparaît en tout cas sans conteste, c’est bien que « l’Allemagne rejoint finalement les rangs des autres États occidentaux pour ce qui concerne ses attitudes envers, et sa pratique de, la guerre » [23].

38Même s’il était important que la décision de l’Allemagne de participer aux opérations de l’OTAN apparaisse comme la réponse aux attentes de ses partenaires et non comme l’expression d’une souveraineté retrouvée – d’où l’insistance sur la loyauté envers les alliés, sur l’importance de ne pas faire cavalier seul – l’inquiétude exprimée le 16 octobre 1998 par G. Schröder pour le cas où l’Allemagne n’aurait pas répondu « présent » se nourrit aussi expressément d’un souci pour l’image du pays – car il considérait qu’une dérobade allemande aurait pour résultat une « terrible perte de crédit et d’importance » (23138 A). Or l’Allemagne a assumé ses responsabilités et elle l’a même fait avec brio puisque sous la présidence européenne de G. Schröder elle a résolu ou contribué à résoudre plusieurs crises (comme celle de la présidence de la Commission européenne) et que dans le cas du Kosovo elle a même pu présenter et faire approuver un plan de paix (le Pacte de stabilité pour l’Europe du Sud-Est), de sorte que le 8 juin 1999 G. Schröder peut en toute modestie constater que « L’Europe sous la présidence allemande a fait preuve leadership politique » (3484 B).

Une nouvelle image

39Lors de cette première déclaration de politique générale, G. Schröder – tout comme J. Fischer après lui – a également souligné que le changement de gouvernement correspondait aussi à un changement de génération politique, mais que cela n’exonérait pas pour autant cette génération de sa responsabilité historique. De même, le fait que l’Allemagne se soit rendue coupable dans les Balkans sous un régime criminel ne l’autorise pas, selon G. Schröder lors de la séance du 16 octobre 1998 (23137 A), à laisser commettre des crimes aujourd’hui : ce serait même plutôt l’inverse, c’est-à-dire qu’il en découlerait plutôt une obligation d’intervenir. Cependant, quand peu avant le début des bombardements le ministre de la Défense se rend à Auschwitz accompagné de soldats de la Bundeswehr, alors que le processus de légitimation de l’intervention va mettre en avant l’impératif « Nie wieder Auschwitz », il est tentant de considérer que l’Allemagne procède à une sorte de répétition de l’histoire, mais en se trouvant cette fois-ci du bon côté. Une tentation à laquelle un députés PDS comme W. Gehrcke ne résiste pas, considérant que l’engagement au Kosovo peut alors apparaître comme une forme de réparation, comme une « pénitence pour Auschwitz » (22.4.1999, 2781 A, B). Il y a là sans aucun doute un pas hâtivement franchi, mais il n’en reste pas moins que la portée du changement de génération de 1998 dépassait ce que le chancelier et son vice-chancelier voulaient bien dire, car quelques années après seulement, en 2005, G. Schröder considérait que sa participation aux cérémonies commémoratives du débarquement en Normandie marquait définitivement la fin de l’après-guerre et le retour à la normalité.

Un nouvel impératif

40L’émergence de l’impératif « Nie wieder Auschwitz » pose quand même un problème, dans la mesure où c’est à présent une nouvelle dualité qui s’impose : « Nie wieder Auschwitz, nie wieder Krieg », telle que l’emploie – dans cet ordre – par exemple le président du Bundestag W. Thierse dans un discours en commémoration de la libération du camp d’Auschwitz le 27 janvier 2002. De l’ancien slogan de gauche « Nie wieder Faschismus, nie wieder Krieg », on est donc passé, au moyen d’une analogie entre le génocide des juifs et les exactions au Kosovo, à « Nie wieder Auschwitz, nie wieder Krieg ». Simple collision des deux enseignements de l’histoire allemande ou changement de paradigme ? Toujours est-il que le dénominateur commun « Nie wieder Krieg » y a perdu son intangibilité. Car la seule façon d’échapper au dilemme induit par cette juxtaposition est en effet de subordonner le second terme au premier, conformément à la tendance actuelle consistant à privilégier dans le doute les droits de l’homme au détriment du droit international. « Nie wieder Auschwitz » supplante de la sorte « Nie wieder Krieg », comme cela a été le cas dans l’intervention au Kosovo – avec pour résultat paradoxal, comme le remarquait J. Fischer dès octobre 1998, que la possibilité d’aboutir à une solution pacifique ne peut être obtenue qu’en brandissant la menace du recours à la force, et en fin de compte en la mettant à exécution.

Notes

  • [*]
    Marcel TAMBARIN, Université de Bourgogne (Dijon), Boulevard du Dr. Petitjean – B.P. 17867, F-21078 DIJON cedex ; courriel : marcel.tambarin@u-bourgogne.fr
  • [1]
    Pour une première approche voir Michel Roux : La Guerre du Kosovo : dix clés pour comprendre, Paris : La Découverte, 1999 ; ou Matthias Rüb : Kosovo. Ursachen und Folgen eines Krieges in Europa, München : DTV, 1999.
  • [2]
    Comme le ministre des Affaires étrangères K. Kinkel l’annoncera devant le Bundestag le 16-10-1998 et comme son successeur le rappelle dans ses Mémoires –, Joschka Fischer : Die rot-grünen Jahre – Deutsche Außenpolitik – vom Kosovo bis zum 11. September, Köln : Kiepenheuer & Witsch, 2007, p. 105-108.
  • [3]
    Par commodité, le renvoi aux procès-verbaux sténographiques, dont les références complètes figurent en fin de texte, se fera entre parenthèses au fil du texte par l’indication de la page (pagination continue par législature) et de la section de la page (A, B, C ou D), ainsi que, si nécessaire, de la date et de l’auteur de l’intervention.
  • [4]
    En 2003 le gouvernement a toutefois envoyé des avions AWACS au-dessus de la Turquie sans demander l’approbation du parlement, ce que la Cour constitutionnelle a condamné le 7 mai 2008.
  • [5]
    Très débattue comme en témoignent les dossiers de l’American Journal of International Law 93 (4/1999) (« Editorial Comments : NATO’s Kosovo Intervention », p. 824-862), de la Revue Générale de Droit International Public 104 (1/2000) (« Interventions humanitaires et maintien de la paix », p. 5-71) ou des Blätter für deutsche und internationale Politik 12 (1998) (« Not kennt kein Gebot ? », p. 1451-1478).
  • [6]
    Une décision de la Cour constitutionnelle du 12 juillet 1994, confirmée en 1999, autorise toutefois la participation de la Bundeswehr à des opérations de surveillance de l’OTAN.
  • [7]
    Hugo Grotius : Le Droit de la guerre et de la paix, trad. Paul Pradier-Fodéré, Paris : PUF, 1999 (Livre I, chap II, « Si la guerre peut être quelquefois juste », p. 49-86).
  • [8]
    Gilles Andréani et Pierre Hassner (dir.) : Justifier la Guerre ? De l’humanitaire au contre-terrorisme, Paris : Presses de la Fondation Nationale des Sciences Politiques, 2005.
  • [9]
    Michael Th. Greven : « Randbemerkungen zur (deutschen) Demokratie im Krieg », in : Vorgänge 146 (1999), p. 1-11, en particulier p. 3.
  • [10]
    Wolfgang Gehrcke : « Nie wieder “Nie wieder” », in : Freitag 31, 30.7.1999.
  • [11]
    D’après le Hamburger Abendblatt (« Zustimmung für Luftschläge wächst », 15.4.1999), un sondage Forsa révèle à la mi-avril que 64 % d’Allemands approuvent la participation de la Bundeswehr aux frappes aériennes.
  • [12]
    Cora Stephan : « Der moralische Imperativ. Die Friedensbewegung und die neue deutsche Außenpolitik », in : Thomas Schmid (Hrsg.) : Krieg im Kosovo, Reinbek bei Hamburg : Rowohlt, 1999, p. 269-277, cit. p. 270.
  • [13]
    Brian C. Rathbun, « Plus jamais la guerre ? Les partis et la normalisation de la politique étrangère de l’Allemagne », in : Critique internationale 25 (2004), p. 65-91, en particulier p. 80-83.
  • [14]
    Joschka Fischer : Die rot-grünen Jahre (note 2), p. 223-227, en part. p. 225.
  • [15]
    Jürgen Habermas : « Bestialität und Humanität », in : Die Zeit, 29.4.1999, reproduit avec d’autres prises de position d’intellectuels dans Reinhard Merkel (Hrsg.) : Der Kosovo-Krieg und das Völkerrecht, Frankfurt am Main : Suhrkamp, 2000, p. 51-65, cit. p. 57.
  • [16]
    Wolf D Narr, Roland Roth et Klaus Vack : Wider kriegerische Menschenrechte. Eine pazifistisch-menschenrechtliche Streitschrift. Beispiel : Kosovo 1999 – Nato-Krieg gegen Jugoslawien, Köln : Komitee für Grundrechte und Demokratie, 1999, p. 60.
  • [17]
    Laurence Weerts : Droit, politique et morale dans le discours justificatif de l’UE et de l’OTAN : vers une confusion des registres de légitimité, in : Olivier Corten et Barbara Delcourt (dir.) : Droit, légitimation et politique extérieure : l’Europe et la guerre du Kosovo, Bruxelles : Bruylant, 2001, p. 85-121, cit. p. 120.
  • [18]
    Herfried Münkler : « Den Krieg wieder denken. Clausewitz, Kosovo und die Kriege des 21. Jahrhunderts », in : Blätter für deutsche und internationale Politik 6 (1999), p. 678-689, en particulier p. 682-683.
  • [19]
    Comme tente de le montrer Matthias Küntzel : Der Weg in den Krieg – Deutschland, die NATO und das Kosovo, Berlin : Elefantenpress, 2000 ; à contraster toutefois avec l’ouvrage du diplomate Günter Joetze : Der letzte Krieg in Europa ? Das Kosovo und die deutsche Politik, Stuttgart-München : DVA, 2001.
  • [20]
    Mario Bettati : Le Droit d‘ingérence – mutation de l’ordre international, Paris : Odile Jacob, 1996, p. 176-177.
  • [21]
    Joschka Fischer : Vom Staatenverbund zur Föderation. Gedanken über die Finalität der europäischen Integration, Frankfurt am Main : Suhrkamp, 2000, cit. p. 21.
  • [22]
    Jürgen Elsässer (Hrsg.) : Nie wieder Krieg ohne uns. Das Kosovo und die neue deutsche Geopolitik, Hamburg : konkret, 1999. De même Klaus Bittermann und Thomas Deichmann (Hrsg.) : Wie Dr. Joseph Fischer lernte, die Bombe zu lieben. Die SPD, die Grünen, die Nato und der Krieg auf dem Balkan, Berlin : Tiamat, 1999.
  • [23]
    Rainer Baumann et Gunther Hellmann : « L’Allemagne et l’emploi de la force militaire », in : Pierre Hassner et Roland Marchal (dir.) : Guerres et sociétés. États et violence après la Guerre froide, Paris : Karthala, 2003, p. 195-228, cit. p. 227.
English

On 24 March 1999 German Tornados participated in NATO air attacks against Serbia. How did the Federal Republic of Germany, a country which had made of its motto « Nie wieder Krieg » a categorical imperative, come to legitimize this historical lapse ? The analysis of the Bundestag’s transcriptions of the sessions held from 16 October 1998 to 11 June 1999 – from the first session dealing with German participation in NATO operations to the session following the end of the war – shows how : in the name of past lessons, the need to act won out over legal and ideological arguments ; de facto militarization of foreign policy and the warlike character of the assignment were relativized in the face of the humanitarian crisis and the risk of a new genocide in Kosovo ; German participation was part of a collective European action and the dominant theme of peace in Europe.

Deutsch

Am 24. März 1999 nehmen deutsche Tornados an Nato-Luftschlägen gegen Serbien teil. Wie kam die Bundesrepublik dazu, nachdem « Nie wieder Krieg » zu einem kategorischen Imperativ wurde, diese historische Zäsur zu legitimieren ? Die Untersuchung der Plenarprotokolle des Bundestags vom 16. Oktober 1998 bis zum 11. Juni 1999, d.h. zwischen der ersten Sitzung über die deutsche Teilnahme an den Nato-Einsätzen und der auf das Kriegsende folgenden Sitzung, zeigt, wie im Namen der Vergangenheit die Notwendigkeit zum Handeln die politischen und ideologischen Argumente verdrängt hat ; wie die De-facto-Militarisierung der Außenpolitik et der kriegerische Charakter des deutschen Einsatzes gegenüber dem humanitären Notfall und dem Risiko eines neuen Völkermordes im Kosovo relativiert wurden ; und schließlich wie die deutsche Teilnahme im Zeichen des Friedens und der Sicherheit in eine gemeinsame europäische Vorgehensweise eingebettet wurde.

Sources

  • Deutscher Bundestag : Plenarprotokoll 13/248 (Stenographischer Bericht, 248. Sitzung, 16. Oktober 1998)
  • Deutscher Bundestag : Plenarprotokoll 14/3 (Stenographischer Bericht, 3. Sitzung, 10. November 1998)
  • Deutscher Bundestag : Plenarprotokoll 14/6 (Stenographischer Bericht, 6. Sitzung, 13. November 1998)
  • Deutscher Bundestag : Plenarprotokoll 14/8 (Stenographischer Bericht, 8. Sitzung 19. November 1998)
  • Deutscher Bundestag : Plenarprotokoll 14/22 (Stenographischer Bericht, 22. Sitzung, 25. Februar 1999)
  • Deutscher Bundestag : Plenarprotokoll 14/30 (Stenographischer Bericht, 30. Sitzung, 25. März 1999)
  • Deutscher Bundestag : Plenarprotokoll 14/31 (Stenographischer Bericht, 31. Sitzung, 26. März 1999)
  • Deutscher Bundestag : Plenarprotokoll 14/32 (Stenographischer Bericht, 32. Sitzung, 15. April 1999)
  • Deutscher Bundestag : Plenarprotokoll 14/35 (Stenographischer Bericht, 35. Sitzung, 22. April 1999)
  • Deutscher Bundestag : Plenarprotokoll 14/40 (Stenographischer Bericht, 40. Sitzung, 7. Mai 1999)
  • Deutscher Bundestag : Plenarprotokoll 14/41 (Stenographischer Bericht, 41. Sitzung, 8. Juni 1999)
  • Deutscher Bundestag : Plenarprotokoll 14/43 (Stenographischer Bericht, 43. Sitzung, 11. Juni 1999)
Marcel Tambarin [*]
  • [*]
    Marcel TAMBARIN, Université de Bourgogne (Dijon), Boulevard du Dr. Petitjean – B.P. 17867, F-21078 DIJON cedex ; courriel : marcel.tambarin@u-bourgogne.fr
Mis en ligne sur Cairn.info le 04/02/2015
https://doi.org/10.3917/eger.254.0471
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