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L’envers du mythe shakespearien

1« Welcome to the wrong side of the tracks » (1) : dès la première page, Wise Children accueille son lecteur sur l’envers, nous invite à visiter « the left-hand side, the side the tourist rarely sees, the bastard side of Old Father Thames », opposée — à l’époque où l’action commence — au Nord où vivent les riches. Au « 49 Bard Road, Brixton, London, South West Two » vivent Dora Chance, la narratrice, et sa sœur jumelle Nora, filles illégitimes de Sir Melchior Hazard, acteur shakespearien renommé, en compagnie de la première épouse de ce dernier, née Lady Atalanta Lynde « but now an antique divorcee in reduced circumstances, to whit [sic], the basement front of 49 Bard Road » (7), et surnommée Wheelchair suite à une chute provoquée par ses filles qui a fait d’elle une infirme. Le décor est donc planté sur l’envers du mythe shakespearien et l’on pressent que l’entreprise de déconstruction menée par Carter — son « demythologising business », comme elle l’appelle (Carter 1983, 71) — va battre son plein.

2Car c’est bien comme mythe que la romancière aborde le grand Bill. Il est d’ailleurs au fondement de tout, tel Dieu. Pour le patriarche Ranulph Hazard déjà : « Shakespeare was a kind of god for him. It was as good as idolatry. He thought the whole of human life was there » (14). Son nom est sacré (134), béni (136), comme l’est sa terre natale, dont Melchior, fils de Ranulph, parti à la conquête des États-Unis, conserve religieusement quelques pelletées dans une urne semblable, ironise Dora, au Saint-Graal (134). Vénération bien compréhensible dans une famille d’acteurs à qui Shakespeare semble avoir tout donné. Les Hazard ne sont-ils pas « the imperial Hazard dynasty that bestrode the British theatre like a colossus for a century and a half », fondée par « those tragic giants of the Victorian stage, Ranulph and Estella “A star danced” Hazard » (10) ? « The Royal Family of the British Theatre », sur laquelle règne aujourd’hui « our greatest living Shakespearian » (95), Melchior soi-même, né — by sheer chance ? — le même jour que l’illustre dramaturge — comme ses filles d’ailleurs : curioser and curioser. Son âge canonique (100 ans) confirmerait, s’il était encore nécessaire, son immense stature, quasi prophétique.

3Voilà pour la face glorieuse du mythe, un mythe qui ne demande qu’à se répandre, suivant en cela l’expansionnisme impérial, comme le souligne Aidan Day : « The novel is about the way in which English imperialism and patriarchy appropriated Shakespeare and cast him as a founding myth in their own image » (Day 195). Rien d’étonnant si le fondateur de la dynastie impériale Hazard voyait le monde entier comme une terre de mission et si son désir le plus impérieux (« imperative » ; 17) était : « to spread and go on spreading the Word overseas », « to take Shakespeare where Shakespeare had never been before » (17). Rien d’étonnant non plus si cette entreprise coïncidait avec l’extension de l’empire britannique : « In those days, there was so much pink on the map of the world that English was spoken everywhere. No language problem. Off to the ends of the Empire they went » (17). Une génération plus tard, le même zèle prévaut et Melchior, venu à Hollywood pour jouer dans une version cinématographique de A Midsummer’s Night Dream, y voit l’opportunité de reconquérir le territoire perdu — « his chance to take North America back for England, Shakespeare and St George » (133) — et de s’inscrire dans la lignée de tous ces anciens aventuriers anglais « [who] set sail around the globe, bearing with them on that mission the tongue that Shakespeare spoke » (135 ; je souligne). Lorsque, une génération plus tard encore, Gareth Hazard, SJ, porte le flambeau de la foi de par le monde, il ne fait que revenir aux sources : la folle tournée de Ranulph en Arkansas ne le mène-t-elle pas sur les traces des évangélistes (20) ?

4Au désir hégémonique d’inclusion, il faut aussi rapporter le réflexe inverse d’exclusion de tout ce qui ne peut légitimement passer sous la bannière de la grandeur shakespearienne. Comme Dora le souligne, l’illégitimité des sœurs Chance a deux facettes : « not only are Nora and I, as I have already told you, by-blows, but our father was a pillar of the legit. theatre and we girls are illegitimate in every way — not only born out of wedlock, but we went on the halls, didn’t we! » (11) Le music-hall, la pantomime, ou, dans les pires moments de besoin, les revues dénudées, sont bien dans Wise Children la progéniture bâtarde non reconnue du théâtre shakespearien (Britzolakis 55), représenté essentiellement par la tragédie, modèle culturel dominant — « Official “tragedy” in this novel simply represents the dominant cultural (patriarchal) narrative » (Hanson 70). La branche illégitime est bien entendu incarnée tout au long du roman par Dora et Nora, mais le symbole le plus saisissant de ce que l’élitisme de Sir Melchior réprime, est Gorgeous George [1], dont les deux jumelles voient un spectacle très évocateur à Brighton, en leur treizième année. Il n’est pas seulement un roi du double entendre — que Carter définit ainsi : « everyday discourse which has been dipped in the infinite riches of a dirty mind » (« In Pantoland » 101) — il est aussi le héros d’un show patriotique d’un mauvais goût très sûr. Sur fond de chants patriotiques (l’hymne national, « Land of Hope and Glory », « Rule Britannia »), il effectue un strip-tease qui le laisse en string aux couleurs du drapeau britannique, révélant pour le plus grand plaisir du public une carte du monde inondée de couleur rose, dessinée sur la partie supérieure de son corps. Discours patriotique, s’il en est — « For George was not a comic at all but an enormous statement » (66) — mais dont la vulgarité de bon aloi est à des années-lumière de la tragédie : « Tragedy, eternally more class than comedy » (58). C’est cette même vulgarité qui doit être refoulée sur le plateau de tournage de The Dream, en la personne de Melchior. Les collants portés par le personnage mettent en effet son anatomie trop bien en relief — « How well he filled those tights » (132) — et c’est au nom de son rêve de reprendre l’Amérique du Nord pour l’Angleterre, Shakespeare et St George qu’il accepte, pour ainsi dire, d’en rabattre (133). Exit Gorgeous George, enters St George.

5Coïncidence pour coïncidence, il est à noter que le spectacle du premier fait surgir dans l’esprit des deux adolescentes une réflexion désabusée sur leur condition d’enfants illégitimes :

6

And as regards the pink bits on his bum and belly, we knew already in our bones that those of us in the left-hand line were left out of the picture; we were the offspring of the bastard king of England, if you like, and we weren’t going to inherit any of the gravy, so the hell with it.
(67-68)

7Et cela juste avant le deuxième événement fondateur de la journée, puisqu’il se trouve que Melchior est le même jour à Brighton pour y jouer Macbeth et que Nora et Dora auront enfin le privilège de se trouver brièvement en sa présence — pour y être reniées, « Unkissed, unwelcome, worse than unacknowledged » (73). Au tragédien célèbre donc, les viandes en sauce, aux charmantes créatures éphémères du théâtre (« the lovely ephemera of the theatre », 58), les économies de bouts de chandelle, le monde sans gloire et désargenté du 49 Bard Road, à l’époque où le sud de Londres était « a ghetto of chorus girls and boys and what not » (59).

8L’envers du décor propose de la sorte une vision critique de l’endroit et de ses illusions sublimantes, à l’instar du « bois près d’Athènes » imaginé pour The Dream :

9

And that “wood near Athens” was a deathtrap. A couple of bunnies were concussed by swinging dewdrops; a gnome missed his footing on a toadstool and fractured a fibula; we backed into one of the spiky conkers by mistake, laddered our tights, punctured our posteriors and Nora’s went septic, off work for ten days on her front and hors de combat in the Forest of Arden, swearing and cursing and leafing through Brides magazine.
(143-44)

10Cauchemar d’une nuit d’été (Carter 1985 et 1996, 44). Ce n’est pas seulement l’illusion qui est brisée, envoyée dans le décor, par l’irruption du carnaval (du corps, l’inférieur et le postérieur). Ce n’est pas seulement que l’illusion est infectée. C’est aussi et surtout qu’elle est cause d’infection lorsqu’elle devient avant tout une histoire, toute technique et mécanique, de décor. L’attention portée au décor, par une narratrice et protagoniste stratégiquement postée à son envers, accomplit bien un renversement carnavalesque, grotesque (preposterous), tel que le définit Bakhtine, en installant le derrière devant mais l’histoire ne s’arrête pas là, dans l’illusion d’un triomphe de l’inférieur sur le supérieur (Britzolakis ; Ward Jouve). Elle ne s’arrête pas, en d’autres termes, à la revendication de reconnaissance de l’illégitime, même si celle-ci est un ressort essentiel de l’intrigue. Elle fait également porter le regard sur le seuil de l’illusion. À ce titre, le piège hollywoodien est de nouveau très révélateur.

11En effet, Shakespeare à Hollywood, ce n’est pas l’apothéose du théâtre, et encore moins de la tragédie, mais le décor triomphant. Symboliquement, l’annonce de la production cinématographique de A Midsummer’s Night Dream est faite alors que le manoir des Hazard, Lynde Court, vient de disparaître dans un incendie, causé par le cigare du producteur, qui proclame : « Ladies and gentlemen, out of these ashes. . . a work of genius will arise! » (107-108). Shakespeare n’est plus que prête-nom ou, au mieux, co-dialoguiste — Peregrine, le frère jumeau de Melchior, étant chargé du script « —with additional dialogue by William Shakespeare! » (108). « How are the mighty fallen », comme ne cesse de le noter Dora ; mais il est vrai que la maison Hazard était menacée bien avant l’entrée en scène du producteur. Melchior, acteur jusqu’au tréfond de lui-même, vit en permanence dans un décor de théâtre — « he was a player to his marrow so he lived in a permanent stage set » (95) — au point d’en faire trop. En ce sens, la machinerie du décor cinématographique — « twice as large as life. Larger » (124) — ne fait que prolonger une déconstruction largement entamée de l’intérieur.

12D’un côté, l’échange subtil entre réalité et illusion qui fonde le pouvoir de la représentation devient une simple confusion des deux termes, où la scène envahit la vie. Ainsi, par exemple, dans une famille où chaque événement ou presque est une référence shakespearienne, il est une tradition pour l’acteur mûr jouant Lear (Ranulph, puis Melchior) d’épouser sa Cordelia — « marrying your Cordelia, evidently something of a Hazard family tradition » (37). Nombre d’épisodes dramatiques dans l’histoire de la dynastie tendent également à découler d’un modèle connu, comme si c’était la vie qui imitait la fiction. Le premier exemple flagrant est l’histoire de la fin de Ranulph. Alors que sa carrière va à vau-l’eau, il relève en dernier recours le défi de jouer Shakespeare à Broadway. Malheureusement, il choisit la mauvaise pièce : « But the play he picked on was, alas, Othello » (20). Il s’avère que sa Cordelia/Desdémone se retrouve dans le lit de Iago et que Ranulph/Othello les tue tous les deux avant de se donner la mort. Commentaire de Dora : « Perhaps, by then, Old Ranulph couldn’t tell the difference between Shakespeare and living » (21).

13Dans un épisode plus cocasse, Melchior à son tour ne distingue plus la réalité de la scène et ses accessoires. En l’occurence, il se démène comme un enfant pour récupérer des mains de Peregrine (qui la lui dénie par jeu) la couronne en carton de Lear, confectionnée par sa mère pour son père qui avait perdu « l’originale » au jeu. Dans sa furie, le voilà « suddenly transformed … into Richard III » tandis que Perigrine s’amuse à incarner Edmund, dans King Lear : « Now, God, stand up for bastards! » (107) [2]. Ici, plus que la théâtralisation des comportements, thème récurrent, c’est la fétichisation de l’accessoire, « that flimsy bit of make-believe » (105) qui est ridiculisée : « Melchior was a fool to take the game so seriously, a fool to clasp the thing as if it were alive, and kiss it » (108). L’accessoire se révèle le supplément dangereux qui renverse la hiérarchie du vrai et du semblant. En ce sens, l’emphase hollywoodienne qui veut faire de l’illusion l’imitation littérale de la réalité — « Even the wee folk were real; the studio scoured the country for dwarfs » (125) — n’est que le prolongement de la confusion déjà signalée, d’une croyance en la capacité de l’instrument de l’illusion de répéter la réalité à la perfection.

14À côté de la confusion des contraires, qui aboutit à un renversement de la hiérarchie implicite de l’opposition le monde dans lequel évoluent les Ranulph, Melchior et autres, est également mis en question dans une autre manifestation du même renversement, enclenché cette fois-ci par un maintien trop rigide de l’opposition — entre la comédie et la tragédie, la culture populaire et la culture savante. Ici, le supplément refoulé fait retour. On aura par exemple noté que le spectacle de Gorgeous George, pour vulgaire qu’il soit, ne peut être déclaré moins patriotique que la vision civilisatrice du théâtre et de la langue anglaise défendue par les Hazard. Melchior inclura d’ailleurs le comique dans la troupe du Dream — pour y tenir le rôle de Bottom, on s’en serait douté. De même embauchera-t-il ses filles illégitimes, glorieuses représentantes du théâtre illégitime, pour incarner Peaseblossom et Mustardseed. Enfin il n’est pas anodin que le grand tragédien qui s’était, il est vrai, déjà aventuré sur le terrain de la comédie musicale, ait accepté de jouer une comédie, mais sous l’influence du frère jumeau, auteur du script on s’en souvient, qui est de caractère entièrement opposé au sien. Le refoulé, qui est non seulement le côté populaire et comique du théâtre comme de la vie, mais aussi la coexistence des contraires si remarquable chez Shakespeare, revient de plus belle. Il revient en fanfare même, dans l’apothéose du centième anniversaire : Melchior enfin reconnaîtra ses deux filles, et le spectacle qu’elles représentent, dans la tenue qu’elles se sont choisies pour l’occasion, « looking just like what, for all those years, the bloody Hazards always thought we were, painted harlots, and over the hill, at that » (192). Leur entrée en scène n’est rien moins que triomphale : « We couldn’t help it, we had to laugh at the spectacle we’d made of ourselves and, fortified by sisterly affection, strutted our stuff boldly into the ballroom » (198).

15Le propos en fin de compte, à s’en tenir là, paraît assez ambivalent. L’appétit de reconnaissance en paternité de Dora et Nora exprime au fond le désir d’une « concorde » voulue entre culture savante et culture populaire. Cela dit, la revendication, et la réconciliation, malgré tout, ne sont pas à prendre pour argent comptant. Dora ne peut s’empêcher d’ironiser au sujet du « happy end » — « Hard to swallow, huh? » (227) — mais rappelle que c’est à cela qu’on s’expose si l’on se laisse aborder par Dora Chance au Coach and Horses lorsqu’elle a trop bu — « drunken in charge of a narrative » (158) comme elle le dit ailleurs — et que tout dépend du moment où on décide d’arrêter son récit. En outre, l’image finale est celle de Nora et Dora devenues mères adoptives des jumeaux vraisemblablement bâtards de Gareth, l’un des deux jumeaux — il n’en manque pas dans Wise Children puisqu’il n’y a pas moins de cinq paires de jumeaux dans la lignée légitime ou non des Hazard — que Melchior a eus avec sa dernière épouse. Triomphe de la famille « inventée » par Grandma, à partir de tous les êtres en perdition, ou en mal de père, Dora et Nora incluses, qu’elle a recueillis au 49, Bard Road — « Grandma invented this family. She put it together out of whatever came to hand — a stray pair of orphaned babes, a ragamuffin in a flat cap » (35). La fin de comédie du roman est sans doute moins simple qu’il n’y paraît.

Le réel et l’illusion : entre tragédie et comédie

16Mais l’essentiel réside ailleurs. Il nous faut examiner de plus près les enjeux du retournement de la tragédie en comédie et souligner que l’on réduirait la portée de Wise Children à ne le lire qu’à la lumière d’un simple renversement suivi d’une apparente résolution de l’antithèse tragédie/comédie dans l’élan final de cette dernière. Je me propose en l’occurrence d’examiner comment, dans l’entre-deux de la tragédie et la comédie, se « joue » une célébration du réel que je vais tâcher de comprendre à la lumière des écrits de Clément Rosset.

17Une thèse essentielle est que le réel n’est pas opposé à l’imaginaire mais à l’illusoire, car « l’imaginaire est un des modes de préhension du réel, l’illusoire le mode par excellence de dénégation du réel » (Rosset 2000, avant-propos), « une mise à l’écart du réel » (Rosset 1984, 11). Le réel, insiste le philosophe, est un « fait singulier, sans reflet ni double » et par conséquent « rebelle à l’interprétation » (Rosset 1977, 7, 79). Incapables que nous sommes « d’[en] accepter l’impérieuse prérogative » (Rosset 1984, 7), nous cherchons à nous en protéger par l’illusion, qui consiste en fait à le dédoubler. Le paradoxe est que si le réel est à proprement parler invisible parce que singulier, c’est le double qui, « par la manifeste et radicale altération qu’il suggère de l’objet qu’il prétend reproduire, est le biais le plus direct — ou si l’on préfère le moins indirect — par lequel il puisse arriver au réel d’être “visible”, je veux dire d’être appréhendé au plus près de sa réalité en apparaissant dans l’évidence de sa non-visibilité » (Rosset 1979, 15). L’illusion n’est donc pas un simple masque ou décor qui nous cacherait le réel, mais une voie contradictoire d’accès à celui-ci, une sorte de seuil. Cela suppose, comme Rosset ne le remarque pas, que l’illusion apparaisse en tant que telle, par une opération critique ou, comme dans notre cas, par le jeu de la spécularité de la fiction. À cet égard, aborder Wise Children, roman du double, du reflet, de l’illusion revendiquée, comme un terrain de jeu du réel ne devrait rien avoir de surprenant.

18Revenons d’abord à l’idée que la comédie, par ses inversions et ses distorsions, fait œuvre de dissipation de l’illusion dans laquelle la tragédie paraît s’illustrer de manière grandiose. Cela, qu’il faudra nuancer, ne signifie en rien que la comédie est, pour ainsi dire, dépourvue d’illusion. D’une part, tragédie et comédie sont au bout du compte trop entremêlées pour que la seconde puisse purement et simplement être conçue comme la vérité de la première. D’autre part, le roman de Carter laisse percer une forme de nostalgie pour l’illusion théâtrale en général, qui englobe également le comique. Les choses sont loin d’être simples, le biais d’accès au réel loin d’être direct.

19Tragédie et comédie, en premier lieu, marchent ensemble, sinon de concert. « Comedy is tragedy that happens to other people » (213), déclare Dora. Énoncé imparable, certes, mais immédiatement réversible : la tragédie est une comédie dont nous sommes victimes — « As flies to wanton boys are we to th’ Gods;/ They kill us for their sport » (King Lear 4.1. 36-37). Ainsi, le souvenir d’une fausse couche est suffisant pour que le visage de Nora, masque de la comédie, revête le masque de la tragédie : « the corners of her mouth turned down » (189). Comédie et tragédie alors semblent s’échanger leurs vérités comme leurs illusions, sans que l’on s’arrête jamais définitivement sur l’une ou l’autre, ni qu’un moyen terme soit à portée. Ainsi la définition de la bâtardise des sœurs Chance — « At best, it was a farce, at worst, a tragedy, and a chronic inconvenience the rest of the time » (11) — suggère-t-elle une distribution où vision comique et vision tragique sont renvoyées dos à dos, alors qu’entre elles ou à côté une perception plus réaliste parce que plus triviale des choses — rien que des désagréments — est possible.

20Que la comédie puisse aussi participer de l’illusion est illustré par le souci constant de Dora de ramener les choses à leur juste proportion, notamment quand le risque est grand de ne pas voir les drames de l’histoire. Dora, par exemple, va reprendre l’optimiste insouciant Peregrine, et son indifférence au cauchemar de la guerre :

21

And wars are facts we cannot fuck away, Perry; nor laugh away, either (221)
“Life’s a carnival,” he said. He was an illusionist, remember.
“The carnival got to stop, some time, Perry,” I said. “You listen to the news, that’ll take the smile off your face.” (222 ; je souligne)

22Néanmoins, ces correctifs apportés ne signifient pas, on s’en serait douté, une défense du réalisme, en tant que genre. La question est plus complexe, car l’illusion a ses vertus, qu’il convient de souligner. Ce que la narratrice regrette le plus, une fois à Hollywood, est bien l’illusion :

23

What I missed most was illusion. That wood near Athens was too, too solid for me. . . . But there wasn’t the merest whiff about of the kind of magic that comes when the theatre darkens, the bottom of the curtain glows, the punters settle down, you take a deep breath … none of the person-to-person magic we put together with spit and glue and willpower.
(125)

24Ce passage n’est certes pas exempt d’une nostalgie des arts de la scène, du spectacle vivant destiné à tous, dont le cinéma et la télévision auraient sonné le glas. Il est loin d’être innocent, à cet égard, que l’un des héritiers de la dynastie, Tristram, soit présentateur d’un show télévisé des plus vulgaires ; pas plus qu’il n’est négligeable que ce show soit interrompu par l’irruption de Tiffany, filleule de Dora et Nora, venue demander en direct des comptes à Tristram, pour l’avoir mise enceinte et, dans sa détresse, rappelant en tous points Ophelia (on craindra même un temps qu’elle ne se soit jetée à l’eau). Mais cette nostalgie serait anecdotique si elle ne renvoyait pas en même temps à un vision plus profonde de l’illusion artistique.

25La fameuse couronne en est un exemple singulier. Ce n’est qu’un accessoire, dérisoire quand l’illusion s’en retire : « shabby as a prop in nursery charades » (107), mais il semble qu’il ait rempli son office comme l’avait fait auparavant la couronne qu’il remplace, qu’il partage la magie de bouts-de-ficelle qui définit le spectacle théâtral. Fait significatif d’ailleurs, c’est, malgré son extrême fragilité, pratiquement la seule chose qui échappe, quasi intacte, à l’incendie de Lynde Court, « a battered old crown of gilded cardboard, …, unsinged, unmarked by fire, sootless » (106). L’attachement pitoyable de Melchior à cette relique au bout du compte révèle le pouvoir du fétiche de rendre l’absence présente, mais il s’agit d’évaluer le rapport au réel, ou plus précisément à l’original, qui est en jeu ici. Il est à noter que nous avons déjà affaire à une réplique de réplique, la couronne remplacée étant déjà un accessoire, le reflet d’une couronne « véritable » — si elle existe. Car la capacité d’une mauvaise copie à remplir la fonction de la copie conforme et donc, dans la parenthèse de la représentation théâtrale, de l’original, nous conduit à douter que l’illusion et la force de l’illusion soient en raison de la proximité à l’original et, au-delà, à douter de l’existence ou de l’originalité de l’original. Comme Rosset le montre à partir de la prolifération des fétiches dans L’Oreille cassée de Hergé (Rosset 1977) — Carter aurait vraisemblablement apprécié le don du philosophe de choisir des exemples non canoniques —, la multiplication des doubles souligne l’invisibilité du réel.

26Le cas du fétiche est flagrant, puisque, par définition, un fétiche original, qui ne soit là que pour lui-même, est inconcevable. Ceci appelle deux remarques. En premier lieu, une couronne peut sans difficulté être assimilée à un fétiche, et cela vaut pour nombre d’autres attributs du pouvoir, comme l’habillement par exemple : on en jugera par l’importance de la métaphore vestimentaire dans Macbeth ou par le choix, dans certaines mises en scène, de remplacer les costumes d’époque par des costumes trois pièces, version contemporaine de l’apparence du pouvoir. La seconde remarque est que — comme le montre justement l’existence du fétiche — tout objet a deux faces, l’une concrète, l’autre sémiotique : tout objet, dès lors, est potentiellement fétiche. Rosset écrit : « En tant que fantasme, qu’objet du désir, la pièce “originale” est naturellement et éternellement ailleurs ; mais, en tant qu’objet réel, elle n’est au contraire jamais ailleurs mais toujours ici » (Rosset 1977, 152). On peut sans beaucoup de détours trouver dans cette définition une description de la relation ambivalente de l’ailleurs et de l’ici dans l’illusion théâtrale telle qu’objectivée dans les accessoires, ce qui nous permet de préciser ce qui se joue dans le roman de Carter. Mettre l’accent sur l’envers du décor ne revient pas à montrer le réel que le fétiche/ décor signale — il est invisible — mais à exhiber l’accessoire dans sa matérialité pour souligner l’opération de substitution qu’on appelle parfois fétichisme. Il ne s’agit pas d’une mise à nu du réel par la dégradation de ses copies, dans un mouvement qui irait de l’original à un duplicata puis à un double miteux de celui-ci qui finira par être entièrement décrépit. Lorsque l’objet atteint ce stade, un petit tour de passe-passe de l’illusioniste, Peregrine, lui redonne son lustre de toujours : « It [the crown] was battered and tattered and the gilt was peeling off but Perry made a few magic passes over it and it came up lovely » (225). Ce sera même Dora, après s’être moqué du fétichisme paternel, qui placera la coiffe royale sur le vénérable chef de Melchior, avec ces mots : « Prince of players! Reclaim your crown! » (226).

27Le décor hollywoodien, à l’inverse, témoigne d’une perte de confiance dans les pouvoirs du fétiche. Il n’est plus question de retrouver — faussement — le réel dans la déréliction de l’illusion, mais de tenter de produire l’illusion dans l’adhésion au réel, ce qui est en fait une définition de la catastrophe, un des modes de signalement du réel, selon Rosset : « Il y a catastrophe chaque fois que l’événement a pris la représentation de court pour trop coïncider avec elle » (Rosset 1977, 138). Cela est prétexte à comédie, comme dans « Pantoland » : « And sometimes, as if it were the greatest illusion of all, there might be an incursion of the real. Real horses, perhaps. . . . They are real, all right, but insignificant, and only raise a laugh or round of applause if one of them inadvertently drops dung » (Carter 1993, 99). Mais la tragédie, ou plus généralement, le drame, n’est pas en reste, comme dans l’épisode de l’incendie de cet immense décor, typiquement anglais, Lynde Court. La déflagration, en l’occurrence, est concomittante d’un retour en force du réel sous la forme du corps. « Nothing whets the appetite like a disaster », note Dora qui pense à ses ébats récents avec un ténor, nue dans la neige, mais aussi à tous ces invités en costume shakespearien qui s’en donnent à cœur joies : « Corolianus stoutly buggering Banquo’s ghost under the pergola in the snowy rose-garden whilst, beside the snow-caked sundial, a gentleman who’d come as Cleopatra was orally pleasuring another dressed as Toby Belch » (103).

28La tragédie et la comédie se distribuent donc les rôles dans la manifestation du réel sous l’espèce de la catastrophe, soit en favorisant, sur l’envers de la représentation, son surgissement — la comédie dans la tragédie, le plus souvent, mais aussi l’inverse —, soit, et en même temps, en s’avançant comme deux modes de représentation qui nous protègent du surgissement du réel en le dédoublant. Par conséquent, le privilège, incontestable, donné à la comédie n’explique pas tout. De surcroît, il ne s’agit pas de briser purement et simplement le quatrième mur — même si Brecht joue son rôle dans les coulisses du roman, sous les traits du « runty little German chap with cropped hair and smelly feet » (130) qui donne des leçons d’allemand à Dora et dont le regard critique est salutaire : « He always looked on the black side. He was a tonic in Hollywood. He kept my feet on the ground » (130). Il n’y a pas là d’ambivalence qui maintiendrait ensemble un désir de distanciation brechtienne avec un apparent attachement nostalgique à l’illusion théâtrale, ni, à un autre niveau, entre cette dernière et une célébration du réel. En fait, il faut nuancer les thèses de Rosset.

29Rosset oppose nettement le réel à l’illusoire ou à l’illusion, tandis qu’il fait de l’imagination un mode d’appréhension du réel. Or, lorsque Dora se lamente que le littéralisme du décor de The Dream signifie la fin de l’illusion, la raison en est précise : « it left nothing to the imagination » (125). Dans le contexte de la représentation artistique, c’est le trop de réalité qui fait obstacle, en tant qu’illusion, alors que l’illusion, tremplin de l’imagination, peut devenir le moyen privilégié d’accès au réel. Ce n’est pas que les arguments de Rosset soient infirmés, mais il y manque une attention portée à l’illusion artistique, en particulier théâtrale, qu’il faut différencier des illusions sur lesquelles le philosophe s’attarde où l’art est là plutôt pour fournir ses thèmes à la réflexion philosophique que pour s’offrir en exemple du travail de l’illusion (sauf, il faut le noter, dans le cas particulier du cinéma et de la musique). Le roman de Carter, par contraste, en jouant sur toutes ses facettes, suggère bien que l’illusion est le biais le moins indirect d’accès au réel, à condition de pouvoir la faire apparaître comme telle, ce qui suppose, paradoxalement, d’y céder d’abord (Pedot).

30La stratégie, si c’en est une, consiste à jouer tragédie et comédie concurremment dans un cadre romanesque. Mais il nous reste à comprendre le rôle primordial de la comédie dans cette économie, car Wise Children est un roman jubilatoire en plus d’être, entre autres choses, un roman sur la comédie. Ici, les termes dans lesquels Rosset évoque la comédie sont très éclairants. Il s’agit, avance-t-il, d’un abandon du faux « qui n’implique pas obligatoirement une adoption du vrai » (Rosset 1979, 104), même si « le plaisir pris par le comique à dissiper le non-réel est l’indice d’un fort attachement au réel » (ibid.). Nous avons suffisamment remarqué la prérogative qu’avait la comédie dans ce processus de dissipation pour ne pas y insister. Mais l’argument de Rosset va plus loin et m’incite à voir dans Wise Children un roman de l’allégresse où précisément comédie et tragédie, hazard et chance ont leur emploi. L’allégresse se définit comme une expérience du réel sans arrière-pensée, qui s’accompagne « d’un savoir, hors de toute confusion, impliquant l’accès à une connaissance, la possession d’une vérité inoubliable » (101). Et ce savoir, savoir du réel, est un savoir tragique, l’intensité de l’allégresse pouvant même se mesurer « à la quantité de savoir tragique qu’elle implique » (102). C’est sur ce dernier point qu’elle se différencie du comique, qui ne suppose pas cette approbation — que l’on peut sans réserve comparer à l’amor fati nietzschéen.

31Incontestablement, la conjonction du tragique et du comique dans Wise Children peut se lire comme une invitation allègre à accepter ce qui est, à commencer par le mystère de la naissance et de la mort. Il n’entre pas de hasard dans le fait que la première invitation explicite à passer derrière le rideau se produise sur fond d’allusion à ces deux bornes de l’existence, et ce juste après avoir comparé la vie des deux sœurs illégitimes à une tragédie ou une comédie, ou une suite de désagréments : « At best, it was a farce, at worst, a tragedy, and a chronic inconvenience the rest of the time. But the urge has come upon me before I drop to seek out an answer to the question that always teased me, as if the answer were hidden somewhere, behind a curtain: whence came we? Whither goeth we? » (11) C’est aussi la réponse que fait la narratrice aux espoirs d’une vie meilleure qui lui semble résumer la tragédie américaine : « They look around the world and think : “There must be something better!” But there isn’t. Sorry, chum. This is it. What you see is what you get. Only the here and now » (144) — c’est-à-dire, seulement le réel, celui que l’on fête toujours à soixante-quinze ans, un peu ivre, en levant bien haut la jambe et en chantant, car, il faut bien le dire : « What a joy it is to dance and sing! » (232).

Notes

  • [1]
    Ce personnage est un croisement entre deux célèbres comiques, Frankie Howerd (1917-1992) et Larry Grayson (1923-1995) (Webb 285).
  • [2]
    Voici la citation exacte : « Now, gods, stand up for bastards! » (King Lear 1.2. 2122).
Français

Résumé

Angela Carter installe son dernier roman, Wise Children, sur l’envers du mythe shakespearien, tel qu’incarné par la dynastie Hazard qui ont dominé la scène victorienne comme des géants tragiques. Ce qui est visé, cependant, n’est pas une simple réhabilitation du monde des bâtards et de la comédie. Si la comédie, par inversion, dissipe l’illusion tragique et réaliste, c’est en s’y sachant partie prenante. Au bout du compte, ce roman se lit comme une défense et illustration du pouvoir paradoxal de l’illusion, entre tragédie et comédie, de nous mettre en rapport avec le réel : une invitation à accepter allègrement ce qui est.

Bibliographie

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  • —. Wise Children. [1991]. London: Vintage, 1992.
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  • —. L’Objet singulier. [1979]. Nouv. éd. augm. Paris : Minuit, 1985.
  • —. Le Réel, l’imaginaire et l’illusoire. Biarritz : Distance, 2000.
  • Sage, Lorna, ed. Flesh and the Mirror: Essays on the Art of Angela Carter. London: Virago, 1995.
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  • Webb, Kate. « Seriously Funny ». Ed. Lorna Sage. Op. cit. 279-307.
Richard Pedot
CREA EA 370
Université de Paris Ouest-Nanterre
Cette publication est la plus récente de l'auteur sur Cairn.info.
Mis en ligne sur Cairn.info le 30/04/2011
https://doi.org/10.3917/etan.634.0425
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